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ÉNÉIDE, LIVRE XII
LE DÉNOUEMENT
Dénouement final (12, 791-952)
Revirement de Junon (12, 791-842)
Jupiter ordonne à Junon de mettre fin à son acharnement contre les décrets du destin. Junon à contre-coeur a renoncé à soutenir personnellement Turnus, avouant toutefois avoir permis, malgré tout, à Juturne de porter aide à son frère. (12, 791-818)
Elle obtient de Jupiter, pour le Latium et les Latins, la faveur de garder, après la fusion des deux peuples, certaines prérogatives. Jupiter déclare solennellement que les peuples d'Italie, conservant leur nom, leur langue et leurs coutumes, se mêleront par le sang aux Troyens, et formeront une race supérieure, qui se distinguera par sa piété, notamment à l'égard de Junon. (12, 819-842)
Iunonem interea rex omnipotentis Olympi adloquitur fulua pugnas de nube tuentem : « Qua iam finis erit, coniunx ? Quid denique restat ? Indigetem Aenean scis ipsa et scire fateris |
Pendant ce temps, le tout puissant roi de l'Olympe interpelle Junon qui, du haut d'un nuage sombre, regardait les combats : « Quand donc en finira-t-on, chère épouse ? Qu'attendre encore ? Tu sais bien, et tu le reconnais, qu'Énée dieu indigète |
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deberi caelo fatisque ad sidera tolli. Quid struis, aut qua spe gelidis in nubibus haeres ? Mortalin decuit uiolari uolnere diuom, aut ensem quid enim sine te Iuturna ualeret ? ereptum reddi Turno et uim crescere uictis ? |
est attendu au ciel et que les destins l'élèveront jusqu'aux astres. Que trames-tu ? Qu'espères-tu à rester sur ces nuages glacés ? Convenait-il qu' un mortel outrage un dieu en le blessant ? Fallait-il que Juturne arrache – en effet, sans toi, que vaudrait-elle ? – et rende à Turnus son épée pour accroître la force des vaincus ? |
12, 795 |
Desine iam tandem precibusque inflectere nostris, ne te tantus edat tacitam dolor et mihi curae saepe tuo dulci tristes ex ore recursent, uentum ad supremum est. Terris agitare uel undis Troianos potuisti, infandum adcendere bellum, |
Maintenant enfin arrête-toi et cède à nos prières, pour éviter qu'un si grand chagrin te ronge en silence et que souvent de ton doux visage me reviennent de tristes soucis. Le moment suprême est arrivé. Tu as pu tourmenter les Troyens à travers les terres et les ondes, allumer une guerre abominable, |
12, 800 |
deformare domum et luctu miscere hymenaeos : ulterius temptare ueto. » Sic Iuppiter orsus ; sic dea submisso contra Saturnia uoltu : « Ista quidem quia nota mihi tua, magne, uoluntas, Iuppiter, et Turnum et terras inuita reliqui ; |
déshonorer une famille et répandre le deuil sur un hyménée : je t'interdis de tenter d'aller plus loin ». Ainsi parla Jupiter ; le visage baissé, la divine Saturnienne lui répond ceci : « Grand Jupiter, c'est bien parce que ta volonté m'est connue que, à regret, j'ai abandonné Turnus et ai quitté la terre ; |
12, 805 |
nec tu me aeria solam nunc sede uideres digna indigna pati, sed flammis cincta sub ipsa starem acie traheremque inimica in proelia Teucros. Iuturnam misero, fateor, succurrere fratri suasi et pro uita maiora audere probaui, |
sinon, maintenant tu ne me verrais pas seule sur ce nuage, subissant indignité et son contraire, mais je serais au premier rang, ceinte de flammes, attirant les Troyens dans d'odieux combats. J'ai persuadé Juturne de porter secours à son malheureux frère, je l'avoue, et j'ai approuvé son extrême audace à le sauver, |
12, 810 |
non ut tela tamen, non ut contenderet arcum : adiuro Stygii caput implacabile fontis, una superstitio superis quae reddita diuis.
Et nunc cedo equidem pugnasque exosa relinquo. Illud te, nulla fati quod lege tenetur, |
sans toutefois la laisser lancer des traits ou tendre un arc ; je le jure par la source implacable des marais du Styx, la seule règle sacrée imposée aux dieux d'en haut.
Et maintenant, certes, je cède et renonce à ces combats exécrés. Mais il est une chose qui ne dépend pas d'une loi du destin, |
12, 815 |
pro Latio obtestor, pro maiestate tuorum : cum iam conubis pacem felicibus, esto, component, cum iam leges et foedera iungent, ne uetus indigenas nomen mutare Latinos neu Troas fieri iubeas Teucrosque uocari |
et que je t'implore d'accorder au Latium, pour la majesté des tiens. Puisque bientôt ils contracteront en paix d'heureux mariages, admettons-le, et puisque bientôt ils uniront leurs lois et leurs traités, n'ordonne pas aux Latins nés sur cette terre de changer leur ancien nom, ni de devenir Troyens, ni d'être dénommés Teucères ; |
12, 820 |
aut uocem mutare uiros aut uertere uestem. Sit Latium, sint Albani per saecula reges, sit Romana potens Itala uirtute propago : occidit, occideritque sinas cum nomine Troia. »
Olli subridens hominum rerumque repertor |
qu'ils ne changent ni de langue, ni de tenues vestimentaires. Que le Latium vive, que des rois albains règnent durant des siècles, que vive la lignée des Romains forte de la valeur italienne : Troie est tombée, permets que son nom soit mort avec elle ».
En lui souriant, le maître des hommes et de l'univers lui dit : |
12, 825 |
« Es germana Iouis Saturnique altera proles : irarum tantos uoluis sub pectore fluctus. Verum age et inceptum frustra submitte furorem do quod uis, et me uictusque uolensque remitto. Sermonem Ausonii patrium moresque tenebunt, |
« Tu es bien la soeur de Jupiter et le second enfant de Saturne, pour rouler en ton coeur de telles vagues de colère ! Mais allons, réprime cette fureur vaine où tu t'es engagée. Je t'accorde ce que tu veux et vaincu je cède volntiers. Les Ausoniens conserveront la langue et les coutumes de leurs pères, |
12, 830 |
utque est nomen erit ; commixti corpore tantum subsident Teucri. Morem ritusque sacrorum adiciam faciamque omnis uno ore Latinos. Hinc genus Ausonio mixtum quod sanguine surget, supra homines, supra ire deos pietate uidebis, |
et leur nom restera ce qu'il est ; fusionnés physiquement seulement, les Teucères ne seront que subsidiaires. J'y ajouterai leurs us et rites sacrés, et ferai de tous des Latins parlant d'une seule voix. La race qui surgira de là, mêlée de sang ausonien, tu la verras surpasser les hommes, surpasser les dieux par sa piété, |
12, 835 |
nec gens ulla tuos aeque celebrabit honores. » Adnuit his Iuno et mentem laetata retorsit. Interea excedit caelo nubemque relinquit. |
et nulle nation ne célébrera aussi justement tes honneurs ». Junon approuva ces paroles et, heureuse, changea d'état d'esprit ; |
12, 840 |
Intervention d'une Furie (12, 843-886)
Jupiter alors dépêche sur terre une des Furies chargée d'impressionner et d'isoler Turnus. Sous l'apparence d'un oiseau de nuit, comme un sinistre présage, elle emplit le chef rutule d'épouvante. Juturne, en reconnaissant la Furie déguisée en hibou, renonce à la lutte, en déplorant sa condition d'immortelle. (12, 843-886)
His actis aliud genitor secum ipse uolutat Iuturnamque parat fratris dimittere ab armis. |
Ceci étant réglé, le père de l'univers médite un autre projet : il se prépare à écarter Juturne des combats de son frère. |
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Dicuntur geminae pestes cognomine Dirae, quas et Tartaream Nox intempesta Megaeram uno eodemque tulit partu paribusque reuinxit serpentum spiris uentosasque addidit alas. Hae Iouis ad solium saeuique in limine regis |
Il existe, dit-on, deux pestes, surnommées Furies, que la Nuit malveillante en une seule et même portée a enfantées avec l'infernale Mégère ; leur mère a entouré leurs trois têtes de serpents ondoyants et les as dotées d'ailes légères. Elles apparaissent postées près du trône de Jupiter, |
12, 845 |
adparent acuuntque metum mortalibus aegris, siquando letum horrificum morbosque deum rex molitur meritas aut bello territat urbes. Harum unam celerem demisit ab aethere summo Iuppiter inque omen Iuturnae occurrere iussit. |
au seuil du roi irrité; attisant les craintes des malheureux mortels, lorsque le roi des dieux lance sur les cités qui l'ont mérité l'horrible trépas et les maladies, ou les terrifie par la guerre. Du haut de l'éther, Jupiter envoie l'une d'elles, lui ordonnant de se hâter d'aller vers Juturne, comme un présage. |
12, 850 |
Illa uolat celerique ad terram turbine fertur. Non secus ac neruo per nubem impulsa sagitta, armatam saeui Parthus quam felle ueneni, Parthus siue Cydon, telum immedicabile, torsit, stridens et celeris incognita transilit umbras : |
Elle s'envole et un rapide tourbillon l'emporte sur la terre. On dirait la flèche qu'avec son arc un Parthe a lancée à travers un nuage, flèche armée du fiel d'un cruel venin, décochée par un Parthe ou un Cydonien, trait sans remède, sifflant et traversant imprévisible les ombres rapides : |
12, 855 |
talis se sata Nocte tulit terrasque petiuit. Postquam acies uidet Iliacas atque agmina Turni, alitis in paruae subitam conlecta figuram, quae quondam in bustis aut culminibus desertis nocte sedens serum canit importuna per umbras, |
ainsi la fille de la Nuit s'est déplacée et a gagné la terre. Lorsqu'elle aperçoit l'armée troyenne et les troupes de Turnus, elle se contracte soudain, revêt l'apparence de l'oiseau menu qui parfois s'installe la nuit sur les bûchers ou les toits déserts et lance bien tard à travers l'obscurité ses chants sinistres ; |
12, 860 |
hanc uersa in faciem Turni se pestis ob ora fertque refertque sonans clipeumque euerberat alis. Olli membra nouus soluit formidine torpor, adrectaeque horrore comae, et uox faucibus haesit. At procul ut Dirae stridorem adgnouit et alas, |
la peste sous cette apparence passe et repasse à grand bruit sous les yeux de Turnus et de ses ailes frappe son bouclier. Une torpeur inconnue gagne le corps du héros paralysé de crainte, ses cheveux se dressent d'effroi, et sa voix s'étrangle dans sa gorge. Mais dès que de loin Juturne, sa soeur malheureuse, eut reconnu |
12, 865 |
infelix crinis scindit Iuturna solutos, unguibus ora soror foedans et pectora pugnis : « Quid nunc te tua, Turne, potest germana iuuare ? Aut quid iam durae superat mihi ? Qua tibi lucem arte morer ? Talin possum me opponere monstro ? |
le cri et les ailes de la Furie, elle a dénoué et s'est arraché les cheveux, à coups d'ongles elle s'est mutilé le visage, à coups de poings la poitrine : « Quelle aide ta soeur peut-elle t'apporter maintenant, Turnus ? Que reste-t-il désormais à ma cruauté ? Par quel artifice prolongerais-je ta vie ? Puis-je m'opposer à un tel monstre ? |
12, 870 |
Iam iam linquo acies. Ne me terrete timentem, obscenae uolucres : alarum uerbera nosco letalemque sonum, nec fallunt iussa superba magnanimi Iouis. Haec pro uirginitate reponit ? Quo uitam dedit aeternam ? Cur mortis ademptast |
Maintenant, j'abandonne le combat. Ne m'effrayez pas oiseaux sinistres moi qui tremble de peur : je reconnais le battement de vos ailes, sonnant la mort ; je ne me trompe pas, ces ordres orgueilleux émanent du magnanime Jupiter. Est-ce là le prix qu'il m'offre pour ma virginité ? Pourquoi m'avoir offert l'éternité ? M'avoir enlevé ma condition mortelle ? |
12, 875 |
condicio ? Possem tantos finire dolores nunc certe et misero fratri comes ire per umbras ! Immortalis ego ? Aut quicquam mihi dulce meorum te sine, frater, erit ? O quae satis ima dehiscet terra mihi Manisque deam demittet ad imos ? » |
Ainsi au moins je pourrais mettre un terme à de telles douleurs et accompagner mon pauvre frère chez les ombres ! Moi, immortelle ? Sans ta présence, mon frère, quelle douceur trouverais-je à ces biens ? Quelle terre assez profonde s'entrouvrira pour la déesse que je suis et m'enverra chez les Mânes infernaux ? » |
12, 880 |
Tantum effata caput glauco contexit amictu multa gemens et se fluuio dea condidit alto. |
Sur ce, elle se couvre la tête d'un manteau glauque et disparaît avec force gémissements dans les profondeurs du fleuve. |
12, 885 |
Ultime rencontre et mort de Turnus (12, 887-952)
Énée, croyant que Turnus continue à se dérober par lâcheté, le provoque et le héros rutule réagit en tentant de lancer sur son adversaire un énorme bloc de pierre ; mais ces efforts sont vains, car sous l'emprise de la Furie, Turnus se sent complètement isolé. Énée d'un trait transperce le bouclier de Turnus qu'il blesse à la cuisse. (12, 887-929)
Ce dernier, terrassé, reconnaît sa défaite et supplie Énée de l'épargner, ou du moins de rendre sa dépouille aux siens et de mettre un terme à sa haine. Énée est presque convaincu, mais la vue du baudrier de Pallas sur les épaules de Turnus ravive sa fureur et, d'un dernier coup, il achève impitoyablement Turnus. (12, 930-952)
Aeneas instat contra telumque coruscat ingens arboreum et saeuo sic pectore fatur : « Quae nunc deinde mora est ? Aut quid iam, Turne, retractas ? |
Énée pour sa part se fait pressant ; il agite une pique énorme comme un arbre et, le coeur plein de fureur, dit ainsi : « Que signifie donc cette hésitation ? Pourquoi reculer maintenant, Turnus ? |
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Non cursu, saeuis certandum est comminus armis. Verte omnis tete in facies et contrahe quidquid siue animis siue arte uales ; opta ardua pennis astra sequi clausumue caua te condere terra. » Ille caput quassans : « Non me tua feruida terrent |
Il faut combattre, non en se sauvant, mais de face, armes au poing. Prends toutes les formes que tu veux et use de tous les moyens de ta vaillance ou de ton habileté ; choisis de t'envoler bien haut, vers les astres, ou de te cacher, enfermé au creux de la terre. » Turnus, secouant la tête : « Tes provocations ne ne me font pas peur, |
12, 890 |
dicta, ferox : di me terrent et Iuppiter hostis. » Nec plura effatus saxum circumspicit ingens, saxum antiquum ingens, campo quod forte iacebat, limes agro positus, litem ut discerneret aruis. Vix illud lecti bis sex ceruice subirent, |
barbare ; les dieux, eux, me font peur et Jupiterest mon ennemi ». Sans en dire plus, il avise dans les parages un immense bloc de pierre, bloc énorme qui, depuis longtemps, se trouvait posé dans la plaine, comme borne d'un champ, pour éviter les litiges entre campagnards. Douze hommes choisis ne suffiraient pas à le soulever sur leurs épaules, |
12, 895 |
qualia nunc hominum producit corpora tellus : ille manu raptum trepida torquebat in hostem altior insurgens et cursu concitus heros. Sed neque currentem se nec cognoscit euntem tollentemue manus saxumue immane mouentem ; |
des hommes avec des corps comme la terre les fait à présent ; d'une main fébrile, en héros, Turnus saisit le rocher, se redresse de toute sa hauteur, et, courant très vite, le fait rouler vers son ennemi. Mais qu'il coure ou marche, que sa main soulève ou déplace l'énorme bloc, il ne se reconnaît pas ; |
12, 900 |
genua labant, gelidus concreuit frigore sanguis. Tum lapis ipse uiri, uacuum per inane uolutus, nec spatium euasit totum neque pertulit ictum. Ac uelut in somnis, oculos ubi languida pressit nocte quies, nequiquam auidos extendere cursus |
ses genoux vacillent et de froid, son sang se glace et se fige. Alors le roc que le héros déplace roule dans le vide, mais ne couvre pas tout l'espace et ne porte pas de coup. Et comme dans les rêves, la nuit, lorsque la langueur du sommeil presse nos paupières, nous croyons vouloir, mais en vain, |
12, 905 |
uelle uidemur et in mediis conatibus aegri succidimus, non lingua ualet, non corpore notae sufficiunt uires, nec uox aut uerba sequuntur : sic Turno, quacumque uiam uirtute petiuit, successum dea dira negat. Tum pectore sensus |
prolonger nos courses avides mais, remplis d'amertume, nous tombons en plein effort ; notre langue se fige, nos forces défaillent, et nous restons muets, sans voix : ainsi chez Turnus ; si vaillant soit-il pour chercher une issue, partout la cruelle déesse lui refuse le succès. Alors, en son coeur, |
12, 910 |
uertuntur uarii. Rutulos aspectat et urbem cunctaturque metu telumque instare tremescit ; nec quo se eripiat, nec qua ui tendat in hostem, nec currus usquam uidet aurigamue sororem. Cunctanti telum Aeneas fatale coruscat, |
s'agitent des pensées diverses ; il considère les Rutules et la ville, puis la peur le rend hésitant et il tremble devant la menace d'un trait ; il ne voit pas où fuir, ni comment attaquer son ennemi ; nulle part il n'aperçoit son char ni sa soeur, qui était son cocher. Tandis qu'il hésite, Énée des yeux choisit son moment |
12, 915 |
sortitus fortunam oculis, et corpore toto eminus intorquet. Murali concita numquam tormento sic saxa fremunt, nec fulmine tanti dissultant crepitus. Volat atri turbinis instar exitium dirum hasta ferens orasque recludit |
brandit le trait fatal et, de loin, tendant son corps, lance son arme. Jamais les pierres qu'une machine de guerre projette contre les murs ne font autant de bruit, jamais la foudre ne produit un tel fracas. Comme un noir tourbillon, porteuse d'une mort horrible, |
12, 920 |
loricae et clipei extremos septemplicis orbes. Per medium stridens transit femur. Incidit ictus ingens ad terram duplicato poplite Turnus. Consurgunt gemitu Rutuli, totusque remugit mons circum, et uocem late nemora alta remittunt
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et le dernier cercle du bouclier fait de sept peaux superposées : en sifflant elle transperce le milieu de la cuisse. Sous le coup, le grand Turnus, genoux ployés, s'affale sur le sol. Les Rutules se lèvent d'un bond en gémissant ; la montagne résonne dans les alentours et les bois profonds répercutent au loin leurs voix. |
12, 925 |
Ille humilis supplexque oculos, dextramque precantem protendens, « Equidem merui nec deprecor, » inquit : « utere sorte tua. Miseri te siqua parentis tangere cura potest, oro fuit et tibi talis Anchises genitor, Dauni miserere senectae |
Lui, tel un suppliant, les yeux humbles et la main tendue, implore : « En vérité, j'ai mérité mon sort, et ne demande pas grâce », dit-il ; « jouis de ta chance. Si tu peux être un peu sensible au souci que m'inspire mon malheureux père – ton père Anchise aussi t'a préoccupé toi –, je t'en prie, aie pitié du vieux Daunus, |
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et me seu corpus spoliatum lumine mauis redde meis. Vicisti, et uictum tendere palmas Ausonii uidere ; tua est Lauinia coniunx : ulterius ne tende odiis. » Stetit acer in armis Aeneas, uoluens oculos, dextramque repressit ; |
et rends-moi aux miens ou, si tu le préfères, rends-leur mon cadavre privé de lumière.Tu es le vainqueur, et le vaincu te tend les mains sous les regards des Ausoniens ; Lavinia t'échoit comme épouse, ne pousse pas plus loin ta haine ». Debout, redoutable sous ses armes, Énée a détourné les yeux et retenu son bras ; |
12, 935 |
et iam iamque magis cunctantem flectere sermo coeperat, infelix umero cum apparuit alto balteus et notis fulserunt cingula bullis Pallantis pueri, uictum quem uolnere Turnus strauerat atque umeris inimicum insigne gerebat. |
déjà la prière de Turnus fléchissait peu à peu son coeur hésitant, quand par malheur, le baudrier de Pallas apparut sur l'épaule ennemie, avec ses sangles rutilantes ornées de médaillons familiers, baudrier de l'enfant vaincu que Turnus avait frappé et abattu, avant d'arborer sur ses épaules cet emblème de son ennemi. |
12, 940 |
Ille, oculis postquam saeui monimenta doloris exuuiasque hausit, furiis accensus et ira terribilis, «Tune hinc spoliis indute meorum eripiare mihi ? Pallas te hoc uolnere, Pallas immolat et poenam scelerato ex sanguine sumit, » |
Dès que ses yeux virent ces objets évocateurs d'une douleur cruelle, Énée, excité par les Furies, plein de colère, est devenu terrible : « Toi, revêtu des dépouilles des miens, tu pourrais m'être arraché à présent ? C'est Pallas, oui, c'est Pallas, qui par ce coup t'immole et se venge en répandant ton sang impie. » |
12, 945 |
hoc dicens ferrum aduerso sub pectore condit feruidus. Ast illi soluuntur frigore membra uitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras. |
Sur ce, dans son ardeur, il enfonce son épée dans le coeur de son ennemi ; ses membres s'abandonnent, gagnés par le froid, et sa vie, dans un gémissement, s'enfuit indignée chez les ombres. |
12, 950
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Notes (12, 791-952)
Énée Indigète (12, 794). Dans la religion romaine, le sens précis du mot latin Indiges, traduit ici par « Indigète », est difficile à déterminer. Comme épithète cultuelle, on ne le rencontre en tout cas qu'avec Sol, Iuppiter et Aeneas. Il implique ici qu'Énée doit devenir dieu.
les destins (12, 795). Les destins ont décidé qu'Énée deviendrait un dieu. On sait que les divinités peuvent éventuellement retarder l'accomplissement des décrets des destins, mais qu'elles ne peuvent les modifier.
outrage un dieu (12, 797). Allusion à la flèche anonyme qui blessa Énée (12, 319), pourtant destiné, Jupiter vient de le dire, à devenir dieu, ou bien au coup tenté par Turnus contre l'armure d'Énée (12, 728ss). Cf aussi les regrets de Diomède qui avait blessé Vénus (11, 275-277).
rende à Turnus (12, 798-799). Jupiter reproche à Junon d'avoir poussé Juturne à rendre à Turnus son épée « miraculeuse » (12, 783ss), ce qui a contribué à prolonger en vain la résistance de Turnus, dont la défaite est décidée par les destins.
Tu as pu tourmenter (12, 803). Rappel de l'acharnement de Junon contre les Troyens depuis leur départ de Troie. C'est Junon qui a suscité la tempête racontée au premier livre, en faisant intervenir Éole, le dieu des vents (1, 12-80) ; c'est elle aussi qui a allumé la guerre entre Troyens et Latins au livre sept, en envoyant Allecto sévir dans le Latium (7, 286-622).
déshonorer une famille (12, 805). Le suicide d'Amata (12, 595-603), imputable lui aussi à Junon, a apporté le déshonneur dans la maison et endeuillé le mariage de Lavinia.
sur ce nuage (12, 810). « Les dieux résident habituellement dans l'éther (ou dans l'Olympe), d'où ils peuvent observer la terre (1, 223-226 ; 10, 758-760). Junon elle-même descend parfois jusqu'à terre (mais sans se montrer aux hommes, 2, 612 ; 10, 633-635 ; 12, 134 [...]. Ici dans un nuage, elle surveille les événements de plus près. Quand elle quittera son nuage et le ciel (12, 842), ce sera pour remonter dans l'Olympe » (J. Perret, Virgile. Énéide, III, 1980, p. 156, n. 1). Dans l'histoire de Camille, Opis, que Virgile appellera déesse (11, 852), observait la bataille du haut d'une montagne (11, 836) ; elle s'installera plus près encore du sol, sur un tertre, pour tuer Arruns, puis, sa mission accomplie, elle regagnera l'Olympe (11, 849-867).
J'ai persuadé Juturne (12, 813). Junon rappelle ici la mission qu'elle avait confiée à Juturne au début du chant (12, 138-159), en un moment où elle savait déjà que tout était perdu pour Turnus. Dans ce passage, le terme « audace » revient à plusieurs reprises.
je le jure (12, 816). Comme l'écrit Homère (Iliade, 15, 37-38), le serment par le Styx est « le plus grand, le plus terrible des serments, pour tous les dieux bienheureux » (cfr aussi Énéide, 6, 323). La divinité parjure était privée pour neuf ans de la table de Jupiter et d'autres prérogatives. Jupiter avait ainsi voulu récompenser le dieu du Styx d'avoir pris parti pour lui dans la lutte contre les Titans, en lui envoyant notamment ses deux filles, la Victoire et la Force.
la majesté des tiens (12, 820). C'est-à-dire des Latins. Latinus, leur roi, descendait de Jupiter et de Saturne (7, 47-49).
heureux mariages (12, 821). L'union d'Énée et de Lavinia sera sans doute imitée par beaucoup d'autres couples, et l'on assistera à des mariages mixtes.
changer leur ancien nom (12, 823). Par cette intervention de Junon, Virgile explique pourquoi le nom célèbre de Troie n'a pas été conservé par Énée et ses descendants (M. Rat). On notera d'ailleurs que dans l'Énéide les Latins apparaissent comme les plus anciens occupants du lieu, ce qui n'était pas le cas dans la tradition antérieure (Caton par exemple) et même chez Tite-Live ou chez Denys d'Halicarnasse. Chez ces auteurs, le peuple de Latinus aurait porté le nom d'Aborigènes, et le terme « Latins » ne serait apparu qu'à l'époque d'Énée, pour désigner précisément le peuple résultant de la fusion des Troyens et des Aborigènes. Le discours de Junon met bien en évidence l'amour qu'elle porte aux Latins, à leur langue et à leurs coutumes. Ce qu'elle ne supporterait pas, c'est la persistance des termes « Troie » et « Troyens ».
le Latium vive etc. (12, 826-827). Horace (Odes, 3, 3, 57-64) attribue la même pensée à Junon, dans l'assemblée des dieux qui délibèrent sur l'accession au ciel de Romulus. Les rois qui se succéderont à Albe seront appelés albains, et non troyens. Le vers 827 est important dans l'optique de l'Énéide et de la mentalité augustéenne : Rome est forte de tout ce qui fait la valeur des différents peuples qui constituent l'Italie. C'est elle (et Auguste) qui assure la synthèse.
soeur de Jupiter (12, 830-832). Servius propose de voir dans le vers 831 une explication de 830 : « Tu es bien ma sœur et je le reconnais à la vivacité de tes ressentiments ». Selon J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 257), Jupiter rappellerait ici à Junon que, compte tenu de sa majesté et de son autorité, elle n'a pas besoin de se mettre en colère. En substance, Jupiter lui dirait de ne pas perdre son calme.
fusionnés (12, 835-836). Les Troyens constitueront seulement un apport physique (Junon avait évoqué un peu plus haut les mariages qui uniraient les deux peuples). Ils vont se fondre dans le peuple latin ; « non seulement le nom de Troie aura disparu, mais les Troyens perdront le sentiment de leur identité distincte : au même titre que les indigènes, ils se proclameront Latins » (J. Perret, Virgile. Énéide, III, 1980, p. 258).
nulle autre nation ne célébrera (12, 840). Il s'agit bien évidemment des Romains, chez qui Junon était particulièrement honorée. Elle partageait notamment avec Jupiter et Minerve le grand temple érigé sur le Capitole (celui de la triade capitoline), mais elle possédait aussi à Rome beaucoup de sanctuaires qui lui étaient propres. Ainsi, sous l'épithète de Lucina, elle avait sur l'Esquilin un temple dédié en 375 av. J.-C., où on célébrait annuellement, au mois de mars, la fête des Matronalia ; Junon Moneta avait un temple, sur le Capitole, élevé en 344 av. J.-C., par Camille, sur l'emplacement de la maison de Manlius Capitolinus ; Junon Regina était encore vénérée dans deux autres sanctuaires, l'un sur l'Aventin, érigé par Camille et reconstruit par Auguste, l'autre au portique d'Octavie. Junon était également vénérée en dehors de Rome, à Véies, à Lanuvium, à Faléries, à Tibur.
le père de l'univers (12, 843). Jupiter.
Furies (12, 845). Virgile évoque ici une tradition particulière, selon laquelle deux des Furies, Allecto et Tisiphone, se trouveraient dans l'Olympe, et la troisième, Mégère, aux Enfers. Ce n'est toutefois pas celle qu'il suivait tant au livre six de l'Énéide, où il plaçait les trois Furies (ou Euménides) à l'entrée des Enfers (6, 280) qu'au livre sept, où Junon appelait Allecto des Enfers (7, 324).
serpents (12, 848). Les cheveux des Furies sont des serpents (7, 329) ; en 7, 346-347, Allecto lance sur Amata un serpent pris à sa chevelure sombre, et en 7, 450, Allecto/Calybé, pour impressionner Turnus, fit se dresser deux serpents dans ses cheveux.
la Nuit (12, 846). Mère des Furies, ainsi que du Sommeil et de la Mort, la Nuit est une grande figure mythologique (parfois connotée négativement). En 6, 250, Énée lui avait immolé une agnelle noire ; en 7, 138, il l'avait invoquée, lors de son débarquement sur le sol du Latium.
On dirait la flèche (12, 856-859). Les Parthes étaient renommés pour leur habileté à lancer des flèches, tout comme d'ailleurs les Crétois (cfr 11, 773n), qu'évoque ici le Cydonien, un habitant de Cydon, aujourd'hui la Canée).
cruel venin (12, 857). Les archers parthes et crétois avaient l'habitude d'empoisonner leurs flèches (cfr 9, 772).
la fille de la Nuit (12, 860). C'est-à-dire la Furie.
l'oiseau menu (12, 862). Un hibou ou un oiseau de nuit de la même famille.
ses chants sinistres (12, 864). De tout temps, le chant du hibou ou d'un oiseau de nuit de la même espèce a passé pour sinistre. Cfr 4, 462.
de ses ailes frappe son bouclier (12, 866). « On pense au hibou dont les plaintes sinistres égarent la raison de Didon (4, 462-463) » (J. Perret, Virgile. Énéide, III, 1980, p. 158, n. 1).
ses cheveux se dressent (12, 868). Vers répété de 2, 774 ; 3, 48 ; 4, 280.
s'est mutilé le visage (12, 871). Vers répété de 4, 673.
oiseaux sinistres (12, 876). On se trouve ici devant un pluriel de généralisation.
magnanime Jupiter (12, 878). Ironique.
le prix qu'il m'offre pour ma virginité (12, 878). Cfr 12, 138-146.
Quelle terre (12, 883). Vers répété (à quelques nuances près) de 10, 675-676.
manteau glauque (12, 885). « Les poètes attribuaient aux divinités de la mer et des fleuves des vêtements et des yeux de la même couleur que les eaux » (M. Rat) (cfr 8, 33, lorsque le dieu Tibre apparaît à Énée).
les profondeurs du fleuve (12, 886). Patronne des étangs, des sources et des fleuves, Juturne est chez elle en de nombreux cours d'eau (12, 139-142n) ; il y en avait donc un qui bordait la ville de Latinus.
Que signifie donc cette hésitation etc. (12, 889-893). « Ces propos provocants d'Énée n'ont aucun correspondant dans le modèle homérique, le duel d'Hector et d'Achille (Iliade, 22, 250-288). D'ailleurs, en ce moment, Turnus ne songe pas à s'échapper : les deux adversaires s'observent » (12, 789-790) (J. Perret).
des hommes avec des corps etc. (12, 900). Homère, comme Virgile, croit que les hommes de son temps sont moins forts et moins grands que ceux des temps anciens. Mais le poète grec exagère moins que Virgile ; pour lui en effet (Iliade, 12, 447-450), deux hommes (et non douze) eussent pu à peine élever du sol à leur chariot la pierre avec laquelle Hector brisa le retranchement des Grecs, bien que Jupiter eût rendu cette pierre plus légère. Quoi qu'il en soit, on retrouve souvent chez les poètes anciens la croyance à une race primitive plus forte (ainsi Lucrèce, 5, 925-932 ; Juvénal, Satires, 15, 70).
Et comme dans les rêves (12, 908-912). Comparaison homérique (Iliade, 22, 199-201), qu'on retrouve aussi chez Lucrèce, 4, 453-456).
la cruelle déesse (12, 914). La Furie (12, 861-866) n'a pas cessé de le poursuivre.
le dernier cercle du bouclier (12, 925). Ajax, aussi, possède, comme Turnus, un bouclier recouvert de sept peaux (Iliade, 7, 220). De même, le bouclier que Vulcain fabriquera pour Énée, à la demande de Vénus, aura sept disques superposés, mais de métal (8, 448).
elle transperce le milieu de la cuisse (12, 926). Comme le note J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 258), il n'existait aucune tradition sur les circonstances de la mort de Turnus. La solution la plus simple eût été qu'Énée du premier coup le blessât à mort, ainsi qu'Achille frappa Hector (Iliade, 22, 317-319). On s'interrogera sans doute indéfiniment sur les raisons qui ont déterminé Virgile à écarter cette issue ; il a préféré faire revenir Énée près du blessé incapable de se défendre et pour le tuer ; ainsi naguère avait-il fait avec Mézence.
Lui, tel un suppliant etc. (12, 931-938). La prière de Turnus à Énée peut être partiellement rapprochée de celle d'Hector blessé à Achille (Iliade, 22, 338-343).
Si tu peux être un peu sensible etc. (12, 932-935). On sait combien la piété filiale comptait aux yeux des Anciens, et l'importance qu'ils accordaient à assurer aux morts une sépulture. Lorsque Priam viendra auprès d'Achille pour lui demander le corps d'Hector, le vieux roi troyen évoquera le souvenir de Pélée, le père d'Achille (Iliade, 24, 486-492).
ne pousse pas plus loin ta haine (12, 938). C'est un appel de Turnus à la clémence ; la situation est éminemment dramatique.
médaillons (12, 943). Nous suivons ici l'interprétation de P. Veyne (Virgile, Énéide, 2012, p. 417, et n. 1).
de l'enfant vaincu (12, 943-944). La mort de Pallas sous les coups de Turnus qui s'empare de son baudrier est racontée en 10, 479-505.
et sa vie, dans un gémissement etc.(12, 952). Ce vers est repris du chant 11, 831, où il termine le récit de la mort de Camille. La formule est adaptée d'Homère (Iliade, 22, 362), et elle sera à son tour imitée par Racine (Thébaïde, 5, 3: « Et son âme en courroux s'enfuit dans les Enfers »).
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