Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant VII (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE VII
ARRIVÉE AU LATIUM - MENACE DE GUERRE
Intervention de Junon contre les Troyens (1) : (7, 286-340)
Junon et la Furie Allecto (7, 286-340)
Junon, voyant les Troyens s'installer au Latium et consciente des limites de son pouvoir, sent s'accroître encore son dépit et sa haine à leur égard. Se sachant impuissante à empêcher les arrêts des destins, elle va néanmoins s'acharner à en retarder la réalisation, et à la contrecarrer par tous les moyens. (7, 286-322)
Junon prie la furie Allecto, monstre universellement détesté, de provoquer la guerre entre Latins et Troyens. (7, 323-340)
Ecce autem Inachiis sese referebat ab Argis saeua Iouis coniunx aurasque inuecta tenebat, et laetum Aenean classemque ex aethere longe Dardaniam Siculo prospexit ab usque Pachyno. |
Mais voici que revenait de l'Inachienne Argos, la cruelle épouse de Jupiter, transportée par les vents ; du haut de l'éther lointain, elle a observé, tout à leur joie, Énée et sa flotte dardanienne, depuis le cap Pachynum de Sicile. |
|
Moliri iam tecta uidet, iam fidere terrae, deseruisse rates ; stetit acri fixa dolore. Tum quassans caput haec effundit pectore dicta : « Heu stirpem inuisam et fatis contraria nostris fata Phrygum ! Num Sigeis occumbere campis, |
Elle les voit élevant déjà des maisons, faisant confiance déjà à la terre, ayant délaissé leurs navires : elle s'arrêta, figée dans une âpre douleur. Puis, secouant la tête, elle laissa ces paroles se déverser de son coeur : « Hélas, race honnie ! Et destins des Phrygiens, contraires aux nôtres ! Ces hommes ne sont-ils pas morts aux champs de Sigée ? |
7, 290 |
num capti potuere capi, num incensa cremauit Troia uiros ? Medias acies mediosque per ignis inuenere uiam. At, credo, mea numina tandem fessa iacent odiis aut exsaturata quieui. Quin etiam patria excussos infesta per undas |
Captifs, n'ont ils pas été capturés ? Et les flammes de Troie ne les ont-elles pas réduits en cendres ? Au travers des rangs ennemis et des incendies, ils ont trouvé leur route ! Mais, dois-je penser, que ma puissance, s'est engourdie, lasse de haines ou que, assouvie, j'ai renoncé ! Bien au contraire, par inimitié, j'ai osé les chasser de leur patrie, |
7, 295 |
ausa sequi et profugis toto me opponere ponto ! Absumptae in Teucros uires caelique marisque. Quid Syrtes aut Scylla mihi, quid uasta Charybdis profuit ? Optato conduntur Thybridis alueo, securi pelagi atque mei. Mars perdere gentem |
les poursuivre sur les ondes et partout sur mer faire obstacle à leur fuite ! Les forces du ciel et de la mer se sont épuisées contre les Troyens. Qu'ai-je retiré des Syrtes ou de Scylla, que m'a apporté Charybde et son goufre ? Les voilà établis dans le lit tant désiré de Thybris, |
7, 300 |
immanem Lapithum ualuit, concessit in iras ipse deum antiquam genitor Calydona Dianae, quod scelus aut Lapithis tantum aut Calydona merentem ? Ast ego magna Iouis coniunx, nil linquere inausum quae potui infelix, quae memet in omnia uerti, |
la race puissante des Lapithes, et le père des dieux même a concédé aux ires de Diane l'antique Calydon ! Quel crime si grand a valu ce sort aux Lapithes, à Calydon ? Par contre, moi, puissante épouse de Jupiter, qui ai pu, infortunée, ne renoncer à nulle audace, qui me suis totalement impliquée, |
7, 305 |
uincor ab Aenea. Quod si mea numina non sunt magna satis dubitem, haud equidem implorare quod usquam est ; flectere si nequeo superos, Acheronta mouebo. Non dabitur regnis, esto, prohibere Latinis, atque immota manet fatis Lauinia coniunx ; |
je suis vaincue par Énée ! Eh bien, si mon pouvoir n'est pas assez fort, je n' hésiterai sûrement pas à implorer du secours, où qu'il soit. Si je ne puis fléchir les dieux d'en haut, j'ébranlerai l'Achéron. Il ne me sera pas donné, soit, d'écarter le Troyen du royaume latin, et Lavinia reste l'épouse inébranlablement voulue par les destins. |
7, 310 |
at trahere atque moras tantis licet addere rebus, at licet amborum populos exscindere regum. Hac gener atque socer coeant mercede suorum ; sanguine Troiano et Rutulo dotabere, uirgo, et Bellona manet te pronuba. Nec face tantum |
Toutefois, il est possible de faire traîner de si grandes choses, de retarder leur avènement et de mettre à mal les peuples de deux rois. Qu'à ce prix de leurs hommes s'accordent gendre et beau-père. Jeune fille, le sang troyen et rutule sera ta dot et Bellone est là, qui présidera à tes noces. Ce n'est pas seulement la fille de Cissée, |
7, 315 |
Cisseis praegnans ignis enixa iugalis quin idem Veneri partus suus et Paris alter funestaeque iterum recidiua in Pergama taedae. »
Haec ubi dicta dedit, terras Horrenda petiuit ; luctificam Allecto dirarum ab sede dearum |
enceinte d'une torche, qui a enfanté le feu dans la couche nuptiale ! Le même sort est arrivé à Vénus : son enfant sera un second Pâris et d'autres torches funestes s'allumeront dans une Pergame renaissante ».
Quand elle eut ainsi parlé, effrayante, elle se hâta de gagner la terre. Du séjour des déesses sauvages, des ténèbres infernales, elle fait sortir Allecto, |
7, 320 |
infernisque ciet tenebris, cui tristia bella iraeque insidiaeque et crimina noxia cordi. Odit et ipse pater Pluton, odere sorores Tartareae monstrum ; tot sese uertit in ora, tam saeuae facies, tot pullulat atra colubris. |
la semeuse de deuils, cet être au coeur nourri de tristes guerres et de fureurs et de ruses et de nuisances criminelles. Le vénérable Pluton lui-même la hait, ses soeurs du Tartare haïssent ce monstre qui prend tant de visages, des aspects si redoutables, |
7, 325 |
Quam Iuno his acuit uerbis ac talia fatur : « Hunc mihi da proprium, uirgo sata Nocte, laborem, hanc operam, ne noster honos infractaue cedat fama loco, neu conubiis ambire Latinum Aeneadae possint Italosue obsidere finis. |
Junon l'excite en ces termes et lui dit : « Ô vierge, fille de la Nuit, accorde-moi ton concours, aide-moi : que notre honneur, notre renom ébranlé ne cède pas ; que les Énéades ne puissent, par des mariages, abuser Latinus ou occuper les territoires de l'Italie. |
7, 330 |
Tu potes unanimos armare in proelia fratres atque odiis uersare domos, tu uerbera tectis funereasque inferre faces, tibi nomina mille, mille nocendi artes. Fecundum concute pectus, disice compositam pacem, sere crimina belli ; |
Toi, tu peux armer pour se combattre des frères unis, bouleverser les foyers en attisant des haines, introduire, sous les toits des maisons, des armes et des torches funèbres ; tu possèdes mille noms, mille talents pour nuire. Agite ton génie fécond, romps la paix conclue, répands des griefs semeurs de guerres ; |
7, 335 |
arma uelit poscatque simul rapiatque inuentus. » |
que la jeunesse veuille, réclame des armes et les saisisse aussitôt ». |
7, 340 |
Notes (7, 286-340)
Épouse de Jupiter (7, 286). L'éclairage se porte ici sur Junon, dont on connaît la haine farouche pour les Troyens. D'en haut, elle aperçoit l'installation des Troyens au bord du Tibre. La scène est inspirée d'Homère (Odyssée, 5, 282-285), où Poseidon rentrant de chez les Éthiopiens voit, du haut des monts Solymes, en Lycie, qu'Ulysse est presque sauf, près des côtes Phéaciennes (Corcyre). Les sentiments de dépit de Junon vont se révéler dans un long monologue intérieur, rappelant celui de 1, 34-49, un peu avant son intervention auprès du dieu Éole en vue d'anéantir d'Énée.
Inachienne Argos (7, 287). La ville d'Argos, dans le Péloponnèse, était un des lieux de prédilection de Héra / Junon ; Inachienne, d'après Inachos, nom d'une rivière d'Argolide et du dieu de cette rivière. On représentait parfois aussi Inachos comme un mortel, roi d'Argos. Junon quittait donc Argos pour retourner à Carthage, une autre de ses cités de prédilection.
Pachynum (7, 289). Aujourd'hui Capo di Passaro, le Pachynum (ou Pachynus) est un promontoire situé à l'extrémité sud-est de la Sicile, à mi-chemin entre Argos et Carthage.
Destins des Phrygiens (7, 293). Le destin veut que les Phrygiens (ou Troyens) fondent en Italie un royaume qui, des siècles plus tard, détruira Carthage, ville chère à Junon. Les destins troyens sont donc totalement opposés aux projets que Junon nourrit pour Carthage.
Les champs de Sigée (7, 294). Le cap Sigée est un promontoire de Troade, et l'expression désigne les plaines de Troade, qui ont vu les combats entre Grecs et Troyens. Cfr 2, 312.
Syrtes (7, 302). Les Syrtes est le nom donné à deux golfes formés par la Méditerranée sur la côte nord de l'Afrique entre Cyrène et Carthage. La navigation y était dangereuse, à cause de la présence de nombreux bas-fonds (cfr 1, 111 ; 4, 41 ; 5, 51 ; 6, 60). Lors de la tempête du livre premier (1, 110-111), trois navires d'Énée s'y étaient échoués.
Scylla et Charybde (7, 302). Dans le détroit de Messine, Scylla est un écueil et Charybde un tourbillon voisin, tous deux très dangereux pour les navigateurs (cfr 1, 200n). À Buthrote, Hélénus avait mis Énée en garde contre le danger qu'ils représentaient (3, 410-432) ; le voyage des Troyens put se dérouler sans catastrophe, mais non sans mal (3, 558-569 ; 3, 684-686). Pour plus de détails sur Scylla et Charyde dans la mythologie, on verra les passages correspondants du livre 3.
Thybris (7, 303). Autre nom de Tiberis, le fleuve qui baigne Rome, et aussi nom du dieu de ce fleuve. Cfr l'apparition du Tibre à Énée en 8, 18-67.
Lapithes (7, 304-305). Les Lapithes, un peuple mythologique de la Thessalie, étaient connus pour leur adresse à dompter les chevaux. Leur combat contre les Centaures à l'occasion des noces de leur roi Pirithoüs avec Hippodamie est très célèbre. Les Centaures, également de Thessalie, étaient de race sauvage, et étaient représentés dans l'iconographie classique comme des êtres hybrides, têtes et torses d'hommes sur corps de chevaux. Mars, seul de tous les dieux à n'avoir pas été invité aux noces du roi des Lapithes, envoya les Centaures troubler la fête. S'ensuivit une rixe terrible, dans laquelle succombèrent les Lapithes, qui n'avaient fait que défendre leurs femmes contre les Centaures qui voulaient les violer. Il a déjà été question des Centaures en 6, 286 ; on les retrouvera encore en 7, 675 et en 8, 293-294 (pour leurs démêlés avec Hercule). Sur les combats des Centaures et des Lapithes, voir aussi le long récit d'Ovide, Mét., 12, 210-535.
Calydon (7, 306). Calydon était une ville d'Étolie, à l'ouest de la Béotie. Son roi, Oenée, avait omis de mettre Diane au nombre des déesses auxquelles il rendait un culte. Vexée, Diane avait demandé à Jupiter de susciter contre Calydon un sanglier dévastateur, dont Méléagre finalement débarassa la région (Ovide, Mét., 8, 260-546).
Je suis vaincue par Énée (7, 310). Le dépit de Junon s'accroît à mesure qu'elle se remémore ses efforts pour perdre les Troyens et les obstacles surmontés par ces derniers. Alors que Mars et Diane ont obtenu la destruction des Lapithes et de Calydon, elle, la grande épouse de Jupiter, ne parvient pas à venir à bout d'Énée.
Achéron (7, 312). Réalisant les limites de son pouvoir et peu écoutée par les dieux d'en haut, Junon décide de s'adresser aux dieux des Enfers, symbolisés ici par l'Achéron, un des fleuves infernaux.
Retarder de si grandes choses (7, 316). Dans l'Énéide, les dieux eux-mêmes sont soumis au destin. Or ce dernier veut qu'Énée s'installe en Italie et y fonde une ville nouvelle pour abriter les Pénates de Troie. Mais si les dieux ne peuvent pas modifier le destin, ils sont cependant assez puissants pour en retarder la réalisation. Ils peuvent « faire traîner les choses en longueur », et provoquer beaucoup de malheurs (cfr aussi 8, 398-399). Un des moyens mis en oeuvre par Junon sera de susciter la guerre entre Troyens et Latins, dont les premiers contacts pourtant avaient été paisibles, puisque une alliance matrimoniale avait été conclue entre Énée et Lavinia, la fille de Latinus.
Gendre et beau-père (7, 317). Il s'agit ici bien sûr d'Énée et de Latinus, mais les contemporains de Virgile, en lisant ces vers, devaient certainement avoir à l'esprit l'opposition entre César et Pompée (Pompée avait épousé la fille de César), opposition qui provoqua les sanglants conflits historiques de la fin de la période républicaine à Rome, tout proches de la date de composition de l'Énéide. D'autres conflits entre gendres et beaux-pères sont illustrés par les récits légendaires concernant les guerres entre Romains et Sabins aux origines de Rome.
Le sang troyen et rutule (7, 318). Les noces de la jeune Lavinia provoqueront une guerre sanglante opposant le peuple rutule de son ex-fiancé Turnus aux Troyens.
Bellone (7, 319). Bellone était à Rome une déesse de la guerre (cfr aussi 8, 703), fille, femme ou soeur de Mars. Elle présidera aux noces, servira de pronuba. (La pronuba, à Rome, était une matrone accompagnant et assistant la mariée). Pour apprécier la formule, il faut savoir que dans la religion officielle romaine, Junon était la protectrice du mariage.
La fille de Cissée (7, 320). Cette périphrase désigne Hécube, fille du roi de Thrace Cissée. Lorsqu'elle attendait Pâris, Hécube rêva qu'elle allait mettre au monde une torche d'où sortiraient des serpents. La vision fut interprétée de la manière suivante : l'enfant qui naîtrait d'Hécube serait responsable de la destruction de Troie. On voulut se débarrasser du nouveau-né en l'exposant sur le mont Ida, où il fut recueilli et élevé par des bergers phrygiens (cfr 7, 363). La même légende est évoquée en 10, 704-705.
Pergame renaissante (7, 322). Au sens strict, Pergame est le nom de la citadelle de Troie. Le royaume qu'Énée veut fonder dans le Latium est perçu comme la renaissance de Troie. Le parallélisme entre Hécube et Vénus est évident. Vénus aussi a mis au monde Énée, qui sera pour les Latins (Troie renaissante) ce que fut Pâris pour Troie, c'est-à-dire la cause de la guerre, Lavinie étant considérée comme une nouvelle Hélène.
Allecto (7, 324). Dans la mythologie grecque, Al(l)ecto est, avec Tisiphone et Mégère, une des trois Érinyes (cfr 2, 337), déesses infernales, souvent représentées comme des génies ailés, aux cheveux entremêlés de serpents, tenant à la main des torches ou des fouets. Quand elles se déchaînent contre quelqu'un, elles sont capables de le rendre fou et de le torturer de mille manières. Au chant six, Virgile les plaçait toutes les trois à l'entrée du monde des morts (6, 280), sous leur autre nom d'Euménides. Un peu plus loin dans le même chant (6, 555 et 6, 571), il avait dépeint Tisiphone sévissant dans les enfers contre les criminels. À Rome, ces Érinyes furent identifiées aux Furies (Furiae), dont les croyances romaines primitives faisaient des démons du monde infernal.
Pluton (7, 327). Le roi des enfers lui-même la hait.
Tartare (7, 327). Le Tartare, c'est-à-dire les Enfers où les Furies / Érinyes s'acharnent contre les coupables.
Tant de visages (7, 328). Comme on le verra dans la suite (7, 415-420), Allecto est capable de se métamorphoser.
Fille de la Nuit (7, 331). Allecto et ses soeurs sont filles de la Nuit.
Énéide - Chant VII (Plan) - Page précédente - Page suivante