Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant X (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE X
COMBATS - MORTS DE PALLAS, LAUSUS ET MÉZENCE
Junon obtient un délai (10, 606-632)
Dans l'Olympe, Jupiter, conscient de l'aide apportée par Vénus aux Troyens, accorde à Junon la faveur de soustraire momentanément à la mort son protégé Turnus. (10, 606-632)
Iunonem interea compellat Iuppiter ultro : « O germana mihi atque eadem gratissima coniunx, ut rebare, Venus, nec te sententia fallit, Troianas sustentat opes, non uiuida bello |
Pendant ce temps, Jupiter s'adressant à Junon prend la parole : « Toi, ma soeur et en même temps ma très chère épouse, comme tu le pensais, Vénus, tu ne te trompes pas, soutient les forces troyennes ; des hommes n'ont pas ce bras vigoureux |
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dextra uiris animusque ferox patiensque pericli. » Cui Iuno summissa : « Quid, o pulcherrime coniunx, sollicitas aegram et tua tristia dicta timentem ? Si mihi, quae quondam fuerat quamque esse decebat, uis in amore foret, non hoc mihi namque negares, |
pour combattre, ni cette vaillante fermeté dans le danger ». Junon d'un air soumis lui dit : « Pourquoi, mon magnifique époux, tourmenter une femme soucieuse, qui redoute tes sévères décrets ? Si ton amour pour moi avait toujours la force qu'il avait autrefois, comme cela convenait, non, vraiment, dieu tout-puissant |
10, 610 |
omnipotens, quin et pugnae subducere Turnum et Dauno possem incolumem seruare parenti. Nunc pereat Teucrisque pio det sanguine poenas. Ille tamen nostra deducit origine nomen Pilumnusque illi quartus pater et tua larga |
tu ne me refuserais pas la faveur de soustraire Turnus au combat, et je pourrais le garder vivant pour son père Daunus. Maintenant, qu'il périsse et que son sang pieux subisse la loi des Troyens. Il tire pourtant son nom d'une origine divine, Pilumnus est son bisaïeul, et souvent sa main généreuse |
10, 615 |
saepe manu multisque onerauit limina donis. » Cui rex aetherii breuiter sic fatur Olympi : « Si mora praesentis leti tempusque caduco oratur iuueni meque hoc ita ponere sentis, tolle fuga Turnum atque instantibus eripe fatis |
a chargé l'entrée de tes sanctuaires de nombreuses offrandes ». Le roi du céleste Olympe lui répond ainsi en peu de mots : « Si tu ne demandes qu'un délai à une mort imminente, un sursis pour un jeune mortel et si tu comprends ma décision, permets à Turnus de fuir et arrache-le à un destin imminent : |
10, 620 |
hactenus indulsisse uacat. Sin altior istis sub precibus uenia ulla latet totumque moueri mutariue putas bellum, spes pascis inanis. » Et Iuno adlacrimans : « Quid si, quae uoce grauaris, mente dares atque haec Turno rata uita maneret ? |
ma complaisance peut aller jusque là.. Mais si tes prières visent une faveur plus importante, si tu penses bouleverser et transformer le cours de la guerre, tu nourris de vains espoirs ». Et Junon, en larmes, dit : « Et quoi ? si tu m'accordais en pensée ce que tu as de mal à me dire, et si la vie de Turnus lui restait assurée ? |
10, 625 |
Nunc manet insontem grauis exitus, aut ego ueri uana feror. Quod ut O potius formidine falsa ludar et in melius tua, qui potes, orsa reflectas ! » |
Maintenant une mort pénible attend un innocent, ou je suis loin de posséder la vérité !Puissé-je plutôt être le jouet de craintes illusoires et, tu le peux, puisses-tu infléchir tes décrets dans un sens meilleur ! » |
10, 630 |
Le fantôme d'Énée écarte Turnus du combat (10, 633-688)
Junon crée un fantôme ressemblant à Énée, qui provoque Turnus abusé et l'entraîne sur un navire, dont elle rompt aussitôt les amarres ; tandis que s'évanouit le fantôme, le navire emporte Turnus loin du champ de bataille. (10, 633-665)Turnus, empêché de combattre, est atteint dans son honneur et proche du désespoir, mais Junon l'apaise et l'emmène chez Daunus son père. (10, 666-689)
Haec ubi dicta dedit, caelo se protinus alto misit, agens hiemem nimbo succincta per auras, |
Après ces paroles, Junon s'élance aussitôt du haut du ciel, entourée d'un nuage, et fendant les airs, elle mène une tempête ; |
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Iliacamque aciem et Laurentia castra petiuit. Tum dea nube caua tenuem sine uiribus umbram in faciem Aeneae, uisu mirabile monstrum, Dardaniis ornat telis clipeumque iubasque diuini adsimulat capitis, dat inania uerba, |
elle se dirige alors vers l'armée d'Ilion et le camp des Laurentes. Alors, de cette nuée creuse, la déesse forme une ombre légère sans forces, ressemblant à Énée – prodige étonnant à voir ! – elle la pare d'armes dardaniennes, elle imite le bouclier et le panache ornant la tête divine, lui attribue des paroles vaines, |
10, 635 |
dat sine mente sonum gressusque effingit euntis, morte obita qualis fama est uolitare figuras aut quae sopitos deludunt somnia sensus. At primas laeta ante acies exsultat imago inritatque uirum telis et uoce lacessit. |
une voix sans âme, et elle reproduit son allure et sa démarche ; ainsi, dit-on, une fois la mort venue, des fantômes voltigent autour de nous, ainsi des songes abusent nos sens endormis. Ensuite l'image bondit vivement devant les premières lignes, excite le héros de ses traits et le tourmente de la voix. |
10, 640 |
Instat cui Turnus stridentemque eminus hastam conicit : illa dato uertit uestigia tergo. Tum uero Aenean auersum ut cedere Turnus credidit atque animo spem turbidus hausit inanem, « Quo fugis, Aenea ? Thalamos ne desere pactos ; |
Turnus le menace, et de haut lui lance un sifflant javelot ; l'image tourne le dos et s'enfuit. Lorsque Turnus crut vraiment qu'Énée avait fait demi-tour et cédait, son coeur se troubla, et il but à longs traits cet espoir insensé : « Où fuis-tu, Énée ? Ne renonce pas aux fiançailles engagées ; |
10, 645 |
hac dabitur dextra tellus quaesita per undas. » Talia uociferans sequitur strictumque coruscat mucronem nec ferre uidet sua gaudia uentos. Forte ratis celsi coniuncta crepidine saxi expositis stabat scalis et ponte parato, |
la terre que tu as cherchée par les mers ma main va te la donner ». Tout en hurlant ces mots, il le poursuit, agitant son épée dégainée, sans voir que les vents emportent ce qui le comble de joie. Par hasard se dressait là un bateau amarré au pied d'un haut rocher, avec ses échelles en place et une passerelle toute prête ; |
10, 650 |
qua rex Clusinis aduectus Osinius oris. Huc sese trepida Aeneae fugientis imago conicit in latebras ; nec Turnus segnior instat exsuperatque moras et pontis transilit altos. Vix proram attigerat : rumpit Saturnia funem |
il avait transporté le roi Osinius, venu des rivages de Clusium. L'image tremblante d'Énée en fuite s'y précipite pour s'y cacher ; Turnus ne l'en poursuit pas moins franchit les obstacles et bondit par-dessus les hautes passerelles. À peine a-t-il atteint la proue que la Saturnienne rompt l'amarre, |
10, 655 |
auolsamque rapit reuoluta per aequora nauem. Illum autem Aeneas absentem in praelia poscit ; obuia multa uirum demittit corpora morti : tum leuis haud ultra latebras iam quaerit imago, sed sublime uolans nubi se immiscuit atrae, |
arrache le navire qu'elle emporte à travers les flots qui refluent. Énée de son côté appelle au combat Turnus qui n'est pas là et il envoie à la mort les innombrables guerriers qu'il rencontre. Alors l'image ténue déjà ne cherche plus à se cacher, mais s'envole dans les airs et va se mêler à un sombre nuage, |
10, 660 |
cum Turnum medio interea fert aequore turbo.
Respicit ignarus rerum ingratusque salutis et duplicis cum uoce manus ad sidera tendit : « Omnipotens genitor, tanton me crimine dignum duxisti et talis uoluisti expendere poenas ? |
tandis qu'une bourrasque emporte Turnus en pleine mer.
Il se retourne perplexe, sans reconnaissance pour être en vie, et, les deux mains levées vers les astres, il dit à voix haute : « Père tout-puissant, m'as-tu donc jugé digne d'une telle infamie, et as-tu vraiment voulu m'infliger un tel châtiment ? |
10, 665 |
Quo feror ? Vnde abii ? Quae me fuga quemue reducit ? Laurentisne iterum muros aut castra uidebo ? Quid manus illa uirum, qui me meaque arma secuti ? Quosne nefas omnis infanda in morte reliqui et nunc palantis uideo gemitumque cadentum |
Où m'emporte-t-on ? D'où suis-je parti ? Comment fuir d'ici ? Et sous quel aspect ? Reverrai-je les murs et le camp des Laurentes ? Quoi ? Cette armée, ces hommes qui m'ont suivi, moi et mes armes ? Ces gens que j'ai honteusement abandonnés, voués à une mort infâme, je vois maintenant leur débandade ? J'entends les gémissements |
10, 670 |
accipio ! Quid ago ? Aut quae iam satis ima dehiscat terra mihi ? Vos o potius miserescite uenti : in rupes, in saxa, uolens uos Turnus adoro ferte ratem saeuisque uadis immittite Syrtis, quo neque me Rutuli nec conscia fama sequatur. » |
de ceux qui tombent ? Que faire ? Pour moi désormais quelle terre assez profonde pourrait s'ouvrir ? Vous, ô vents, ayez plutôt pitié ; de tout coeur, Turnus vous en supplie, jetez ce bateau contre falaises et rochers ou dans les funestes sables d'une syrte, où ne me suivront ni les Rutules ni la consciente Renommée ». |
10, 675 |
Haec memorans animo nunc huc, nunc fluctuat illuc, an sese mucrone ob tantum dedecus amens induat et crudum per costas exigat ensem, fluctibus an iaciat mediis et litora nando curua petat Teucrumque iterum se reddat in arma. |
Tout à ces évocations, son esprit balance, tantôt ici, tantôt là : affolé par ce déshonneur, va-t-il saisir son arme acérée et en plonger la lame sanglante à travers ses côtes, va-t-il se jeter dans les flots et nager jusqu'à la courbe du rivage pour s'exposer à nouveau aux armes des Troyens ? |
10, 680 |
Ter conatus utramque uiam, ter maxima Iuno continuit iuuenemque animi miserata repressit. Labitur alta secans fluctuque aestuque secundo et patris antiquam Dauni defertur ad urbem. |
Trois fois il tenta ces deux voies, trois fois la grande Junon le retint et, le prenant en pitié, réprima la passion de son âme. Le bateau glisse, fend les flots et porté par un vent favorable, |
10, 685 |
Notes (10, 606-688)
Daunus (10, 616). Sur Daunus, le père de Turnus, voir en 7, 372n.
sang pieux (10, 617). Junon attribue à Turnus l'adjectif pieux (pius), qui, dans l'Énéide, caractérise prioritairement Énée, le pius Aeneas. Il faut dire que Turnus est pieux envers sa patrie (Ardée), sa famille (Lavinia) et les dieux, les trois domaines de la pietas antique (erga deos, erga patriam, erga parentes).
Pilumnus (10, 619). Sur Pilumnus, le grand-père (ou l'arrière-grand-père dans certaines versions) de Turnus, voir en 7, 372n. Il est cité en 9, 4 ; 10, 76 et 12, 83.
Si tu m'accordais en pensée, etc. (10, 627-632). Au fond, Junon voudrait pouvoir espérer que Turnus échappera à la mort mais, compte tenu du destin, Jupiter ne peut faire que retarder quelque peu pour Turnus l'échéance fatale.
le camp des Laurentes (10, 635). C'est-à-dire le camp de Turnus et de ses alliés, qui s'étaient installés quelque part sur le rivage.
une ombre légère (10, 637-640). C'est ainsi que chez Homère, Apollon a soustrait Énée aux coups de Diomède : il a substitué au héros troyen une image qui lui ressemble (Iliade, 5, 449-450).
tête divine (10, 639). Énée est en effet le fils d'une déesse, Aphrodite.
dit-on (10, 641). C'est la théorie dite des simulacres (simulacra) que Lucrèce a longuement développée au livre 4 de son De la nature des choses, en particulier aux vers 749-793, dont l'influence sur ce passage de Virgile est évidente.
le tourmente de la voix (10, 644). On lira, dans Iliade, 21, 595-611, le passage où Apollon prend les traits du Troyen Agénor pour attirer Achille.
ce qui le comble de joie (10, 652). C'est-à-dire le fantôme qu'il prend pour Énée.
Osinius... Clusium (10, 655). Le Catalogue des Étrusques (en 10, 166-169) ne connaît pas d'Osinius, mais signale bien un contingent en provenance de la ville de Clusium, commandé par Massicus. Parmi les explications avancées, épinglons celle de Servius qui pense que ce Massicus porterait un nom double, comme Numanus Régulus (9, 593).
la Saturnienne (10, 659). Il s'agit de Junon, fille de Saturne.
Énée de son côté appelle, etc. (10, 661-662). Ces deux vers qui évoquent le véritable Énée en action sur le champ de bataille, semblent s'intercaler indûment dans le récit; selon certains éditeurs, ils seraient peut-être mieux placés après le vers 652.
Comment fuir d'ici ? (10, 670). Le sens n'est pas clair : nous traduisons comme si Turnus s'interrogeait sur la manière de quitter le bateau pour rejoindre le combat. Mais on pourrait aussi penser qu'il interprète sa présence sur le navire comme une fuite (honteuse) du champ de bataille. Les manuscrits hésitent entre reducit (me ramène) et reducet (me ramènera).
Et sous quel aspect ? (10, 671). Que va-t-on dire de moi ? Je serai déshonoré.
une syrte (10, 678). On donne le nom de Syrtes à des bas-fonds situés sur la côte nord de l'Afrique entre Cyrène et Carthage (cfr 7, 302) ; trois navires d'Énée s'y étaient échoués lors de la tempête du livre premier (1, 110-111). Le terme est utilisé ici dans le sens général de « bas-fond ».
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