Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant VII (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE VII
ARRIVÉE AU LATIUM - MENACE DE GUERRE
Intervention de Junon (3) : Allecto et Turnus le Rutule (7, 406-474)
Allecto la rusée insuffle à Turnus une fureur guerrière (7, 406-457)
Allecto se rend à Ardée, chez Turnus, le roi des Rutules, qu'elle trouve endormi dans son palais. Sous les traits de Calibé, la vieille prêtresse de Junon, elle le pousse à prendre les armes, en lui disant qu'elle agit sur ordre de la déesse, sa maîtresse. (7, 406-434)
Rabrouée assez cavalièrement par le farouche Turnus, Allecto abandonne ses traits d'emprunt et redevient Furie ; Turnus est possédé de fureur guerrière. (7, 435-457)
Postquam uisa satis primos acuisse furores consiliumque omnemque domum uertisse Latini, protinus hinc fuscis tristis dea tollitur alis audacis Rutuli ad muros, quam dicitur urbem |
Lorsqu'elle estima avoir assez aiguisé les premières fureurs, et vit que son plan avait bouleversé toute la maison de Latinus, la sinistre déesse, de ses ailes sombres, quitta aussitôt ces lieux |
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Acrisioneis Danae fundasse colonis, praecipiti delata noto. Locus Ardea quondam dictus auis, et nunc magnum manet Ardea nomen, sed fortuna fuit ; tectis hic Turnus in altis iam mediam nigra carpebat nocte quietem. |
dans la ville que Danaé fonda, dit-on, pour les colons d'Acrisius, lorsqu'elle y fut emportée par un Notus furieux. Cet endroit que jadis nos aïeux appelèrent Ardée, garde aujourd'hui son nom illustre, mais sa fortune est passée. C'est là que Turnus, en haut de son palais, goûtait déjà un demi-sommeil, dans l'obscurité de la nuit. |
7, 410 |
Allecto toruam faciem et furialia membra exuit, in uultus sese transformat anilis ; et frontem obscenam rugis arat, induit albos cum uitta crinis, tum ramum innectit oliuae ; fit Calybe Iunonis anus templique sacerdos |
Allecto quitte son apparence hideuse et son corps de Furie pour apparaître sous les traits d'une vieille femme ; elle sillonne de rides son front répugnant, se couvre de cheveux blancs et y entrelace une bandelette et une branche d'olivier. Elle est devenue Calybé, la vieille prêtresse gardienne |
7, 415 |
et iuueni ante oculos his se cum uocibus offert ; « Turne, tot incassum fusos patiere labores et tua Dardaniis transcribi sceptra colonis ? Rex tibi coniugium et quaesitas sanguine dotes abnegat, externusque in regnum quaeritur heres. |
du temple de Junon et se présente au jeune homme, en disant : « Turnus, supporteras-tu d'avoir consenti tant d'efforts pour rien, et de voir ton sceptre transféré à des colons Dardaniens ? Le roi te refuse un mariage et une dot conquise dans le sang ; et on cherche un étranger comme héritier de la royauté ! |
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I nunc, ingratis offer te, inrise, periclis ; Tyrrhenas, i, sterne acies ; tege pace Latinos. Haec adeo tibi me, placida cum nocte iaceres, ipsa palam fari omnipotens Saturnia iussit. Quare age et armari pubem portisque moueri |
Va maintenant, objet de risée, affronter des périls pour des ingrats ; va plutôt anéantir les armées Tyrrhéniennes, apporte la paix aux Latins. Tels sont les ordres que, quand tu reposais dans la nuit sereine, la toute puissante Saturnienne m'a prescrit de te dire en face. Dès lors, agis ! Et avec ardeur prépare-toi à armer les jeunes gens |
7, 425 |
laetus in arma para, et Phrygios qui flumine pulchro consedere duces pictasque exure carinas. Caelestum uis magna iubet. Rex ipse Latinus, ni dare coniugium et dicto parere fatetur, sentiat et tandem Turnum experiatur in armis. » |
et à les mener à l'xtérieur des portes ; et livre aux flammes les chefs Phrygiens et leurs carènes peintes, occupant notre fleuve. La toute puissance des dieux l'ordonne. Si le roi Latinus lui aussi ne proclame pas qu'il tient parole et t'accorde ce mariage, qu'il apprenne et éprouve enfin ce que vaut Turnus en armes. » |
7, 430 |
Hic iuuenis uatem inridens sic orsa uicissim ore refert : « Classis inuectas Thybridis undam non, ut rere, meas effugit nuntius auris. Ne tantos mihi finge metus ; nec regia Iuno inmemor est nostri. |
Alors le jeune homme se moquant de la prêtresse, à son tour ouvre la bouche, disant : « Des flottes ont gagné les eaux du Tibre ; cette nouvelle, tu penses bien, n'a pas échappé à mes oreilles. Ne va pas m'inventer de telles peurs ; et de plus, la royale Junon n'est pas sans se souvenir de nous. |
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Sed te uicta situ uerique effeta senectus, o mater, curis nequiquam exercet et arma regum inter falsa uatem formidine ludit. Cura tibi diuom effigies et templa tueri ; bella uiri pacemque gerent, quis bella gerenda. »
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Mais, ô mère, la vieillesse écrasée par la situation et hors de la réalité, agite de vains tourments et abuse d'une épouvante trompeuse la prêtresse que tu es, à la vue de rois en armes. À toi le soin de veiller sur les images et les temples des dieux ; gérer les guerres et la paix, c'est l'affaire des hommes ! »
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7, 440 |
Talibus Allecto dictis exarsit in iras, at iuueni oranti subitus tremor occupat artus, deriguere oculi : tot Erinys sibilat hydris tantaque se facies aperit. Tum flammea torquens lumina cunctantem et quaerentem dicere plura |
À ces mots, Allecto flambe de colère, tandis que le jeune homme qui parlait encore sent ses membres saisis d'un tremblement soudain, ses yeux sont devenus fixes, tant l'Érinye fait siffler ses serpents, et si hideuse apparaît sa face ! Alors, roulant des yeux enflammés, elle le repoussa, lui qui hésitait et cherchait à ajouter quelques mots, |
7, 445 |
reppulit et geminos erexit crinibus anguis uerberaque insonuit rabidoque haec addidit ore : « En ego uicta situ, quam ueri effeta senectus arma inter regum falsa formidine ludit. Respice ad haec ; adsum dirarum ab sede sororum, |
elle fit se dresser deux serpents de sa chevelure, fit claquer son fouet et ajouta d'une voix rageuse : « Me voici, vieille écrasée par la situation, inapte à voir la réalité abusée au milieu des rois en armes par une épouvante trompeuse ! Regarde ceci : je suis ici, venant du séjour des soeurs funestes, |
7, 450 |
bella manu letumque gero. » Sic effata facem iuueni coniecit et atro lumine fumantis fixit sub pectore taedas. |
je porte dans ma main les guerres et la mort. » Sur ces paroles, elle lança une torche au jeune homme, enfonçant dans son coeur un brandon fumant d'un noir éclat. |
7, 455 |
Turnus est décidé à faire la guerre (7, 458-474)
Possédé de fureur guerrière, Turnus pousse son peuple à faire la guerre contre Latinus et contre les Troyens.
Olli somnum ingens rumpit pauor, ossaque et artus perfundit toto proruptus corpore sudor ; |
Une épouvante terrible interrompt le sommeil de Turnus ; soudainement, une sueur ruisselant de tout son corps inonde ses membres jusqu'aux os. |
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arma amens fremit, arma toro tectisque requirit ; saeuit amor ferri et scelerata insania belli, ira super ; magno ueluti cum flamma sonore uirgea suggeritur costis undantis aeni exsultantque aestu latices, furit intus aquai |
Égaré, tremblant, il veut des armes, les cherche à son chevet, dans la demeure ; il est possédé par le désir de croiser le fer, par une maudite folie guerrière, et surtout par la colère : ainsi lorsque un feu de bois menu est allumé, dans un grand crépitement, sous les flancs d'un chaudron de bronze, le liquide s'agite en gros bouillons ; à l'intérieur la vapeur d'eau |
7, 460 |
fumidus atque alte spumis exuberat amnis, nec iam se capit unda, uolat uapor ater ad auras. Ergo iter ad regem polluta pace Latinum indicit primis iuuenum et iubet arma parari, tutari Italiam, detrudere finibus hostem ; |
se déchaîne et monte et se gonfle en flots d'écume, et l'eau n'est plus contenue ; une fumée sombre s'envole dans l'air. Puisque la paix a été violée, Turnus incite donc l'élite de son armée à marcher contre le roi Latinus ; il ordonne de préparer les armes, de défendre l'Italie, de déloger l'ennemi du territoire ; |
7, 465 |
se satis ambobus Teucrisque uenire Latinisque. Haec ubi dicta dedit diuosque in uota uocauit. Certatim sese Rutuli exhortantur in arma ; hunc decus egregium formae mouet atque iuuentae, hunc ataui reges, hunc claris dextera factis. |
à lui seul, il peut affronter à la fois les Troyens et les Latins. Il prononça ces paroles et pria les dieux d'exaucer ses voeux, et aussitôt les Rutules s'encouragent à qui mieux mieux à prendre les armes. L'un, c'est la rare beauté et la jeunesse de Turnus qui le poussent, un autre, ce sont ses royaux aïeux, un autre, les nobles exploits de son bras. |
7, 470 |
Notes (7, 406-474)
Danaé (7, 410). On a parlé en 7, 372n de l'origine de Danaé et de la fondation d'Ardée.
Notus (411). Le Notus ou Auster est un vent qui souffle du Sud. C'est lui qui a permis à la nacelle de Danaé de remonter les côtes de l'Italie.
Sa fortune est passée (7, 413). Ardée semble avoir joué un rôle relativement important dans l'histoire du Latium archaïque, ce qui n'était plus le cas à l'époque de Virgile.
Calybé (7, 419). C'est un nom de fantaisie, comme Virgile en invente beaucoup. En grec, il signifie la cabane. Allecto, qui a le don de métamorphose, prend l'apparence d'une prêtresse du temple de Junon à Ardée, prêtresse manifestement connue de Turnus. Le ruban qui lie ses cheveux et le rameau d'olivier signalent son statut religieux. On sait par ailleurs que Junon possédait à Ardée un temple important.
Tant d'efforts (7, 421). Pour comprendre les vers suivants, il faut savoir que la paix dont jouit alors le Latium (7, 45-46) a été obtenue après des guerres victorieuses menées contre les Étrusques par les Latins de Latinus alliés aux Rutules de Turnus. Turnus y a donc consacré beaucoup d'efforts ; pour lui la main de Lavinia représente, en quelque sorte, une dot conquise dans le sang (7, 423). Il aura donc affronté des périls, anéanti les armées des Tyrrhéniens et fait régner la paix sur les Latins, sans rien en retirer d'autre que le ridicule ; bref il aura été berné (7, 425-426).
La toute puissante Saturnienne (7, 428). C'est Junon, appelée « la Saturnienne », parce que Héra, sa correspondante grecque, est la fille de Cronos auquel le Saturne latin a été identifié. Après avoir tenté de piquer au vif Turnus, Allecto, toujours sous les traits de Calybé, passe maintenant à une autre idée, affirmant lui transmettre de la part de Junon l'ordre de combattre les Troyens, qualifiés ici de Phrygiens, comme en beaucoup d'autres passages de l'Énéide. Latinus pourra ainsi voir de quel bois se chauffe Turnus et honorer ses promesses antérieures, s'il ne veut pas éprouver à ses dépens la force de Turnus.
peintes (7, 431). Sur le modèle d'Homère (cfr Iliade, 2, 637 : « douze nefs aux joues vermillonnées » ; ou Odyssée, 9, 127 : « un navire aux joues de vermillon »), Virgile présente régulièrement des bateaux qui sont censés être peints (ici en 7, 431, mais cfr aussi 5, 663 ; 8, 93) ; il en est de même pour Ovide (cfr par exemple Mét., 3, 639, et 6, 511). Prise au sens strict l'épithète homérique pourrait signifier que les flancs du bateau étaient peints en rouge, mais il est difficile de savoir ce qu'il en était dans la réalité. D'après le vieux Lexique des Antiquités Grecques de P. Paris - G. Roques, Paris, 1909, p. 268 : « on la peignait d'ordinaire [= la coque], du moins la partie au-dessus de la ligne de flottaison, en rouge, bleu ou autre couleur vive ».
Se moque de la prêtresse (7, 435). Turnus n'accepte pas de leçon de stratégie provenant d'une vieille prêtresse, décrépite et effrayée. Il se moque d'elle, et la renvoie cavalièrement à ses prières. La guerre, dit-il, est l'affaire des hommes. Ce passage fait appel au merveilleux, chargé de valeur symbolique, mais en même temps il respecte la vérité psychologique : le serpent qui s'attache à Amata, la torche qui pénètre la poitrine de Turnus sans le blesser relèvent du fantastique ; le brandon fumant symbolise la fureur guerrière qui possède Turnus ; les arguments présentés par Allecto sont bien adaptés à la psychologie d'un jeune homme ardent comme Turnus ; de même on comprend bien la fougue du jeune Turnus, son assurance, sa condescendance aussi vis-à-vis d'une vieille femme, fût-elle prêtresse ; on comprend bien aussi la colère et l'orgueil blessé de Calibé-Allecto.
Un brandon fumant d'un noir éclat (7, 457). La torche est entourée d'une fumée noire.
À son chevet (7, 461). Il n'était pas rare que des guerriers placent leur épée au chevet de leur lit (cfr 6, 524).
Ainsi lorsque (7, 462). Comparaison de type homérique, mais en beaucoup plus développé (IIiade,21, 363).
Les Troyens et les Latins (7, 470). Turnus est donc prêt à marcher à la fois contre les Troyens et les Latins. Dans la suite les Latins s'allieront à lui, lorsque Latinus se retirera des affaires pour éviter de prendre part au conflit qu'il sait inévitable.
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