Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant IV (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE IV
LE ROMAN D'ÉNÉE ET DE DIDON
Suicide de Didon (4, 554-705)
Départ précipité d'Énée (4, 554-583)
Pendant ce temps, Mercure apparaît en songe à Énée, lui enjoignant de s'en aller au plus vite pour éviter une possible réaction hostile de Didon (4, 554-570).
Énée s'empresse de faire part aux siens de l'ordre du dieu et les Troyens, sans plus tarder, quittent Carthage par la mer (4, 571-583).
Aeneas celsa in puppi, iam certus eundi, |
Énée, lui, assuré désormais de partir, sommeillait, |
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carpebat somnos, rebus iam rite paratis. Huic se forma dei uoltu redeuntis eodem obtulit in somnis, rursusque ita uisa monere est omnia Mercurio similis, uocemque coloremque et crinis flauos et membra decora iuuenta : |
en haut de sa poupe ; tout était prêt déjà, bien au point. Alors dans son sommeil il vit se présenter à lui l'image du dieu revenant sous les mêmes traits et l'avertissant de nouveau. En tous points semblable à Mercure, il avait sa voix, son teint, ses cheveux blonds et son corps éclatant de jeunesse. |
4, 555 |
« Nate dea, potes hoc sub casu ducere somnos, nec, quae te circum stent deinde pericula, cernis, demens, nec Zephyros audis spirare secundos ? Illa dolos dirumque nefas in pectore uersat, certa mori, uarioque irarum fluctuat aestu. |
« Fils de déesse, peux-tu dormir, en un tel moment ? Ne vois-tu pas les périls qui t'entourent désormais, pauvre fou, n'entends-tu pas les souffles favorables des Zéphyrs ? Cette femme retourne en son coeur rusé un abominable sacrilège, décidée à mourir, ballottée en tous sens dans la tempête de sa colère. |
4, 560 |
Non fugis hinc praeceps, dum praecipitare potestas ? Iam mare turbari trabibus, saeuasque uidebis conlucere faces, iam feruere litora flammis, si te his attigerit terris Aurora morantem. Heia age, rumpe moras. Varium et mutabile semper |
Ne vas-tu pas te hâter de fuir d'ici, tant que tu peux te précipiter ? Bientôt tu verras ses navires tourmenter la mer, tu verras luire des torches cruelles ; bientôt des flammes embraseront le rivage, si l'Aurore trouve que tu t'attarder sur ces terres. Va-t-en donc ! Arrête de tergiverser ! La femme est chose qui toujours |
4, 565 |
femina. » Sic fatus, nocti se immiscuit atrae.
Tum uero Aeneas, subitis exterritus umbris, corripit e somno corpus, sociosque fatigat : « Praecipites uigilate, uiri, et considite transtris ; soluite uela citi. Deus aethere missus ab alto |
varie et change ! » Sur ces paroles, il se mêla à l'obscurité de la nuit.
Alors Énée, effrayé à cette apparition soudaine, s'arrache au sommeil et secoue ses compagnons : « Éveillez-vous, mes amis, vite, à vos postes de rameurs ; hâtez-vous, détachez les voiles. Un dieu, envoyé du haut de l'éther, |
4, 570 |
festinare fugam tortosque incidere funes ecce iterum stimulat. Sequimur te, sancte deorum, quisquis es, imperioque iterum paremus ouantes. Adsis o placidusque iuues, et sidera caelo dextra feras. » Dixit, uaginaque eripit ensem |
me presse de hâter notre fuite et de trancher les câbles de nos amarres, Voilà qu'il me pousse à nouveau. Nous te suivons, qui que tu sois, sacré parmi les dieux, et à nouveau, joyeux, nous t'obéissons. Assiste-nous, aide-nous de ta bienveillance et fais paraître des étoiles propices dans le ciel. » Il parla, puis tira de son fourreau |
4, 575 |
fulmineum, strictoque ferit retinacula ferro. Idem omnes simul ardor habet, rapiuntque ruuntque ; litora deseruere ; latet sub classibus aequor ; adnixi torquent spumas et caerula uerrunt. |
sa brillante épée, et d'un coup de lame trancha les amarres. Une même ardeur anime tous ces hommes ; ils s'empressent, se ruent ; ils ont déserté le rivage, la surface de l'eau disparaît sous les voiles ; de toutes leurs forces, ils agitent l'écume et balaient les flots sombres. |
4, 580 |
Didon maudit Énée et sa race (4, 584-629)
Lorsqu'elle se rend compte du départ des Troyens, la reine laisse exploser dans un monologue débridé son dépit et son impuissance à agir par la force ; elle se reproche ensuite son manque de clairvoyance et son regret de ne pas avoir anéanti Énée et les siens, tout en laissant pressentir sa mort comme un moyen désespéré de vengeance (4, 584-606).
Puis, elle invoque toute une série de divinités liées à la vengeance (et à la magie ?) : le Soleil, Junon, Hécate, les Furies, et les dieux d'Élissa ; elle prononce alors contre Énée des malédictions (qui se réaliseront en partie), avant de maudire tous les Romains, les descendants d'Énée. Ces malédictions évoquent les guerres puniques et Hannibal (4, 607-629).
Et iam prima nouo spargebat lumine terras |
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Tithoni croceum linquens Aurora cubile. Regina e speculis ut primum albescere lucem uidit, et aequatis classem procedere uelis, litoraque et uacuos sensit sine remige portus, terque quaterque manu pectus percussa decorum, |
de la première Aurore qui délaissait la couche dorée de Tithon. Quand, d'un poste de guet, la reine vit la lumière blanchissante et la flotte qui, voiles déployées, progressait vers le large, quand elle remarqua le rivage et le port déserté par les rameurs, trois fois, quatre fois de la main elle se frappa la poitrine, |
4, 585 |
flauentesque abscissa comas, « Pro Iuppiter, ibit hic » ait « et nostris inluserit aduena regnis ? Non arma expedient, totaque ex urbe sequentur, deripientque rates alii naualibus ? Ite, ferte citi flammas, date tela, impellite remos ! |
arracha ses blonds cheveux et dit : « Oh ! Jupiter, il va partir ! Cet étranger se sera moqué de notre royaume ? Ne va-t-on pas de tous les points de la ville prendre les armes et le poursuivre ? Ne va-t-on pas aussi sortir les navires des entrepôts ? Allons, hâtez-vous, incendiez, lancez des traits, pressez les rames ! |
4, 590 |
Quid loquor, aut ubi sum ? Quae mentem insania mutat ? Infelix Dido, nunc te facta impia tangunt. Tum decuit, cum sceptra dabas. En dextra fidesque, quem secum patrios aiunt portare Penates, quem subiisse umeris confectum aetate parentem ! |
Que dis-je ? Où suis-je ? Quelle folie altère mon esprit ? Pauvre Didon, c'est maintenant que tu t'émeus de ces impiétés ? C'est quand tu lui donnas ton sceptre que tu aurais dû être touchée. Voilà la droiture, la Bonne Foi de celui qui, dit-on, porte avec lui les Pénates de sa patrie, et qui prit sur ses épaules son père, chargé d'ans ! |
4, 595 |
Non potui abreptum diuellere corpus, et undis spargere ? Non socios, non ipsum absumere ferro Ascanium, patriisque epulandum ponere mensis? Verum anceps pugnae fuerat fortuna : fuisset. Quem metui moritura? Faces in castra tulissem, |
Pourquoi ai-je été incapable de saisir son corps, le mettre en pièces, et le disperser sur les ondes ? Par le fer, anéantir ses compagnons et même Ascagne, et l'offrir en pâture à la table paternelle ? Sans doute l'issue du combat était indécise : elle l'aurait été ! De qui ai-je eu peur, étant près de mourir ? J'aurais porté des torches |
4, 600 |
implessemque foros flammis, natumque patremque cum genere extinxem, memet super ipsa dedissem.
Sol, qui terrarum flammis opera omnia lustras, tuque harum interpres curarum et conscia Iuno, nocturnisque Hecate triuiis ululata per urbes, |
dans son camp, enflammé les ponts de ses nefs, et exterminé le fils, le père et leur race, et puis moi aussi, sur eux, je me serais immolée.
Soleil, qui éclaires de tes feux tout ce qui se fait sur terre, et toi, Junon, médiatrice et complice de nos soucis, et Hécate, que l'on invoque en hurlantt la nuit aux carrefours des cités, |
4, 605 |
et Dirae ultrices, et di morientis Elissae, accipite haec, meritumque malis aduertite numen, et nostras audite preces. Si tangere portus infandum caput ac terris adnare necesse est, et sic fata Iouis poscunt, hic terminus haeret : |
et vous, Furies vengeresses et vous dieux d'Élissa mourante, acceptez ceci, tournez vers les méchants votre juste puissance, et écoutez nos prières. S'il est inéluctable que cet être maudit touche au port et aborde sur sa terre, si telles sont les exigences de Jupiter, si ce terme est inébranlable, qu'au moins il soit |
4, 610 |
at bello audacis populi uexatus et armis, finibus extorris, complexu auulsus Iuli, auxilium imploret, uideatque indigna suorum funera ; nec, cum se sub leges pacis iniquae tradiderit, regno aut optata luce fruatur, |
malmené par la guerre et les armes d'un peuple audacieux, banni de ses terres, arraché aux bras de Iule, et réduit à implorer secours et à voir les siens victimes d'une mort indigne ; et lorsqu'il se sera soumis aux conditions d'une paix inégale, qu'il ne jouisse ni de la royauté ni de la gloire escomptée, |
4, 615 |
sed cadat ante diem, mediaque inhumatus harena. Haec precor, hanc uocem extremam cum sanguine fundo. Tum uos, o Tyrii, stirpem et genus omne futurum exercete odiis, cinerique haec mittite nostro munera. Nullus amor populis, nec foedera sunto. |
mais qu'il tombe avant le terme, sans sépulture, parmi les sables. Telle est ma prière, l'ultime parole, que j'énonce en répandant mon sang. Alors, Tyriens, contre sa race, contre toute sa future descendance exercez votre haine, et faites-en l’offrande à mes cendres. Nulle amitié, nulle alliance n’existeront entre nos peuples. |
4, 620 |
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor, qui face Dardanios ferroque sequare colonos, nunc, olim, quocumque dabunt se tempore uires. Litora litoribus contraria, fluctibus undas imprecor, arma armis ; pugnent ipsique nepotesque. » |
Lève-toi, inconnu né de mes os, mon vengeur ; par le fer et le feu tu poursuivras les colons dardaniens, maintenant, plus tard, à tout moment où des forces se présenteront. Rivages contre rivages, flots contre flots, j'en jette la malédiction, armes contre armes, qu’ils se combattent, eux et leurs descendants. » |
4, 625 |
Le suicide, l'agonie et la délivrance (4, 630-705)
Après avoir chargé la nourrice Barcé d'aller chercher Anne, soi-disant pour accomplir rituellement la cérémonie magique, Didon escalade le bûcher et, s'attendrissant un moment à la vue des objets qui y étaient posés, sans dissimuler plus longtemps ses intentions, elle retrace les réussites et les malheurs de sa vie, puis maudit à nouveau Énée, et prétend se venger de lui par sa mort (4, 630-662).
Alors, sous les yeux de l'assistance, elle s'écroule sur l'épée d'Énée. La nouvelle, répercutée par la Renommée, gagne toute la ville qui réagit comme devant un désastre national. Anne accourt désespérée et tente de sauver ou de soulager Didon, lui reprochant sa dissimulation et protestant de son affection et de sa fidélité. Mais Didon est expirante, et malgré ses efforts ne peut plus que gémir (4, 663-692).
Cette mort non naturelle se faisant attendre, Junon, apitoyée, délègue Iris, chargée de couper le cheveu qui retenait Didon à la vie, rite incombant normalement à Proserpine. Une fois le cheveu tranché, la vie de Didon se dissipe dans les airs (693-705).
Haec ait, et partis animum uersabat in omnis, inuisam quaerens quam primum abrumpere lucem. Tum breuiter Barcen nutricem adfata Sychaei ; –namque suam patria antiqua cinis ater habebat –: « Annam cara mihi nutrix huc siste sororem ; |
Elle dit, et laissait ses pensées filer dans toutes les directions, cherchant à en finir au plus tôt avec la lumière détestée. Alors elle s'adresse brièvement à Barcé, la nourrice de Sychée, – car la sienne, tas de cendre noire, reposait dans leur antique patrie – |
4, 630 |
dic corpus properet fluuiali spargere lympha, et pecudes secum et monstrata piacula ducat : sic ueniat ; tuque ipsa pia tege tempora uitta. Sacra Ioui Stygio, quae rite incepta paraui, perficere est animus, finemque imponere curis, |
dis-lui de répandre en hâte sur son corps de l'eau vive et d'amener avec elle les animaux et les offrandes prescrites. Qu'elle vienne ainsi ; et toi, couvre ton front d'une bandelette sacrée. Le sacrifice à Jupiter Stygien, que j'ai préparé selon les rites, j'ai l'intention de l'achever, de mettre un terme à mes souffrances, |
4, 635 |
Dardaniique rogum capitis permittere flammae. » Sic ait : illa gradum studio celerabat anili. At trepida, et coeptis immanibus effera Dido, sanguineam uoluens aciem, maculisque trementis interfusa genas, et pallida morte futura, |
et de livrer aux flammes le bûcher portant l'effigie du Dardanien ». Ainsi dit-elle. Et la nourrice, avec son zèle de vieille, pressait le pas. Didon, frémissante et farouche à cause de son cruel dessein, roulait des yeux injectés de sang ; ses joues tremblaient, semées de taches ; toute pâle déjà de sa mort prochaine, |
4, 640 |
interiora domus inrumpit limina, et altos conscendit furibunda rogos, ensemque recludit Dardanium, non hos quaesitum munus in usus. Hic, postquam Iliacas uestes notumque cubile conspexit, paulum lacrimis et mente morata, |
elle se rua dans la cour intérieure du palais, monta en haut du bûcher, égarée, et dégaina l'épée du Dardanien, présent qui n'avait pas été recherché pour cet usage. Alors, quand elle eut vu les étoffes d'Ilion et le lit familier, elle s'attarda un peu, absorbée dans ses pleurs et ses pensées ; |
4, 645 |
incubuitque toro, dixitque nouissima uerba : « Dulces exuuiae, dum fata deusque sinebant, accipite hanc animam, meque his exsoluite curis. Vixi, et, quem dederat cursum fortuna, peregi, et nunc magna mei sub terras ibit imago. |
puis se jeta sur la couche en prononçant ces ultimes paroles : « Reliques, qui m'étiez douces tant que le destin et la divinité le permettaient, accueillez mon âme et délivrez-moi de mes soucis. J'ai vécu, et achevé le parcours que m'a accordé la Fortune ; maintenant une grande image de moi va s'en aller sous la terre. |
4, 650 |
Vrbem praeclaram statui ; mea moenia uidi ; ulta uirum, poenas inimico a fratre recepi ; felix, heu nimium felix, si litora tantum numquam Dardaniae tetigissent nostra carinae ! » Dixit, et, os impressa toro, « Moriemur inultae, |
J'ai fondé une cité illustre, j'ai vu se dresser mes propres murailles, j'ai vengé mon époux, et puni mon frère, mon ennemi. Que je serais heureuse, trop heureuse hélas, si du moins les navires des Dardaniens n'avaient jamais touché nos rivages ! » Elle dit et, pressant ses lèvres sur le lit : « Nous mourrons invengée » |
4, 655 |
sed moriamur » ait. « Sic, sic iuuat ire sub umbras : hauriat hunc oculis ignem crudelis ab alto Dardanus, et nostrae secum ferat omina mortis. »
Dixerat ; atque illam media inter talia ferro conlapsam aspiciunt comites, ensemque cruore |
dit-elle, « mais mourons. Oui, ainsi il me plaît d'aller chez les ombres : que du large, les yeux du cruel Dardanien voient ce feu et qu'il emporte avec lui le présage de ma mort. »
Elle avait parlé ; en plein discours les personnes présentes la voient s'écrouler, voient l'épée écumante de sang |
4, 660 |
spumantem, sparsasque manus. It clamor ad alta atria ; concussam bacchatur Fama per urbem. Lamentis gemituque et femineo ululatu tecta fremunt ; resonat magnis plangoribus aether, non aliter, quam si immissis ruat hostibus omnis |
et les mains éclaboussées. Un cri s'élève vers les hautes salles ; la Renommée comme une bacchante parcourt la ville stupéfiée. Des lamentations, des gémissements et des hurlements de femmes retentissent dans les demeures ; le ciel résonne de lamentations terribles, comme si lors d'une invasion ennemie Carthage ou l'antique Tyr |
4, 665 |
Karthago aut antiqua Tyros, flammaeque furentes culmina perque hominum uoluantur perque deorum. Audiit exanimis, trepidoque exterrita cursu unguibus ora soror foedans et pectora pugnis per medios ruit, ac morientem nomine clamat : |
s'écroulaient tout entières, comme si des flammes déchaînées s'enroulaient jusqu'aux toits des maisons et des temples. Sa soeur a entendu ; le souffle coupé, effrayée dans une course effrénée, se lacérant le visage et la poitrine à coups d'ongles et de poings, elle se rue au milieu du groupe, en criant le nom de la mourante : |
4, 670 |
« Hoc illud, germana, fuit ? Me fraude petebas ? Hoc rogus iste mihi, hoc ignes araeque parabant ? Quid primum deserta querar? Comitemne sororem spreuisti moriens? Eadem me ad fata uocasses : idem ambas ferro dolor, atque eadem hora tulisset. |
« C'était donc cela, ma soeur ? Tu voulais me tromper ? C'est cela que ce bûcher, ces flammes et ces autels me préparaient ? Abandonnée, sur quoi dois-je pleurer d'abord ? As-tu jugé ta soeur indigne d'être ta compagne dans la mort ? Tu m'aurais appelée à partager ton destin ! La même douleur nous aurait frappées, la même heure nous aurait emportées. |
4, 675 |
His etiam struxi manibus, patriosque uocaui uoce deos, sic te ut posita crudelis abessem ? Exstinxti te meque, soror, populumque patresque Sidonios urbemque tuam. Date uolnera lymphis abluam, et, extremus si quis super halitus errat, |
Mes mains ont élevé ce bûcher, ma voix a invoqué les dieux ancestraux, pour que, ô cruelle, tu te sois ainsi exposée, en mon absence ? Ma soeur, tu nous as tout anéanti, toi et moi, le peuple et le sénat de Sidon, et ta ville. Donnez-moi de l'eau, que je lave ces blessures et, si un dernier souffle erre encore, ma bouche le cueillera ». |
4, 680 |
ore legam. » Sic fata, gradus euaserat altos, semianimemque sinu germanam amplexa fouebat cum gemitu, atque atros siccabat ueste cruores. Illa, graues oculos conata attollere, rursus deficit ; infixum stridit sub pectore uulnus. |
Elle avait ainsi parlé, puis avait gravi les hautes marches, tenant dans ses bras sa soeur à demi-morte, la serrant sur son coeur, elle pleurait, et épongeait avec sa robe le sang noir qui coulait. Didon s'efforça de lever ses yeux lourds, puis défaillit à nouveau, tandis que sifflait la blessure portée sous sa poitrine. |
4, 685 |
Ter sese attollens cubitoque adnixa leuauit ; ter reuoluta toro est, oculisque errantibus alto quaesiuit caelo lucem, ingemuitque reperta.
Tum Iuno omnipotens, longum miserata dolorem difficilisque obitus, Irim demisit Olympo, |
Trois fois, elle se souleva, et, s'appuyant sur son coude, se redressa ; trois fois aussi elle retomba sur le lit ;de ses yeux vagues elle chercha la lumière du ciel, et gémit en la découvrant.
Alors Junon la toute-puissante prend en pitié cette longue souffrance et cette mort pénible : depuis l'Olympe elle dépêche la déesse Iris, |
4, 690 |
quae luctantem animam nexosque resolueret artus. Nam quia nec fato, merita nec morte peribat, sed misera ante diem, subitoque accensa furore, nondum illi flauum Proserpina uertice crinem abstulerat, Stygioque caput damnauerat Orco. |
pour qu'elle délivre de ses liens son âme en lutte et son corps enchaîné. En effet, la mort de Didon n'était pas due au destin ni méritée ; la malheureuse partait avant le terme, sous l'effet d'une folie soudaine ; pour cette raison Proserpine n'avait pas encore arraché le cheveu de sa blonde chevelure, et n'avait pas voué sa tête à l'Orcus stygien. |
4, 695 |
Ergo Iris croceis per caelum roscida pennis, mille trahens uarios aduerso sole colores, deuolat, et supra caput adstitit : « Hunc ego Diti sacrum iussa fero, teque isto corpore soluo. » Sic ait, et dextra crinem secat : omnis et una |
Iris donc, avec ses ailes d'or, tout humides de rosée, trainant à travers le ciel, mille couleurs variées face au soleil, s'envole, descend et s'arrête au chevet de Didon. « Sur l'ordre de Dis je lui porte moi-même ce cheveu sacré et je te détache de ton corps ». Ainsi dit-elle et de la main droite elle coupe le cheveu : en un instant |
|
dilapsus calor, atque in uentos uita recessit. |
la chaleur de Didon s'est dissipée et sa vie s'en est allée dans le vent. |
4, 705 |
Notes (4, 554-705)
sommeillait (4, 554). Tout le monde dormait, ainsi que la nature. Seule Didon ne dormait pas (cfr 4, 523-531).
l'image du dieu (4, 556-559). Énée revoit donc en songe le dieu Mercure qui lui était apparu précédemment (cfr 4, 219-278) en plein jour.
souffles favorables (4, 562). Contrairement à ce que semblait dire Didon (4, 430), qui lui demandait d'attendre des vents meilleurs.
ses navires, etc (4, 566). Didon va faire sortir ses propres navires pour entraver le départ d'Énée ; elle va aussi incendier les bateaux troyens.
La femme est chose... (4, 569-570). Sentence lapidaire et proverbiale (cfr Euripide, Iphigénie en Tauride, vers 1298 : « Voyez combien perfide est la race des femmes »), souvent reproduite. La tournure au neutre (Varium et mutabile semper femina) est assez méprisante. En l'occurrence, Mercure veut faire comprendre à Énée qu'il ne faut pas se fier au calme apparent du moment, qu'avec les femmes rien n'est jamais acquis. Plus largement, la phrase pose la question de la misogynie antique. Certains modernes (Dryden, 1697) y ont vu « the sharpest satire, in the fewest words, ever made on womankind » (cité par R.D. Williams).
haut de l'éther (4, 573). Mercure est envoyé par Jupiter.
trancher (4, 574). Au lieu de les dénouer.
qui que tu sois (4, 576). C'est une formule courante dans le rituel romain. Même quand on croit avoir reconnu un dieu, on n'en est jamais absolument sûr, et on prend ses précautions.
de toutes leurs forces (4, 583). Vers répété de 3, 208.
Aurore... Tithon (4, 584-585). Chaque matin, la déesse Aurore « quittait la couche de son époux Tithon, montait sur son char et surgissait de l'Océan, précédant dans les airs le Soleil » (M. Rat). Il en a déjà été question plus haut notamment en 3, 521 ; 3, 589 ; 4, 6 ; 4, 129 ; 4, 585. Les deux vers (4, 584-585) seront repris en 9, 459-460.
ces impiétés (4, 596). Didon semble prendre conscience de sa faute envers Sychée, ou de l'erreur politique qu'elle a commise (cfr 4, 320-324). À moins qu'elle ne songe ici à l'attitude même d'Énée à son égard.
ton sceptre (4, 597). Un mariage aurait fait d'Énée le roi de Carthage. C'est bien ce Junon avait proposé à Vénus (cfr 4, 101-104) ; c'est bien comme cela aussi que Iarbas avait compris la situation (cfr 4, 215-217).
la droiture... (4, 597-599). Le texte latin dit dextra, « la main droite », qui est la main du serment. L'évocation de la Bonne Foi (Fides) qui suit immédiatement va dans le même sens. Énée est pour elle un fourbe et un menteur.
sur ses épaules (4, 599). Image classique de la piété filiale d'Énée portant son vieux père sur ses épaules. Le motif a été intégré dans le récit même que le héros fait devant Didon lors du banquet (2, 707-708).
le mettre en pièces (4, 600-601). Didon exprime son désir de vengeance en évoquant des scènes horribles, tirées de la mythologie grecque. La première vient de l'histoire de Médée. Une fois la toison d'or conquise, Médée s'était enfuie avec Jason qui lui avait promis le mariage. « Pour le suivre et lui donner la victoire, Médée avait non seulement trahi et abandonné son père, mais elle avait pris comme otage son propre frère, Apsyrtos, qu'elle n'hésita pas à tuer et à mettre en pièces, pour retarder la poursuite d'Aiétès [son père] » (P. Grimal).
en pâture à la table paternelle (4, 602). Allusion ici à un épisode horrible de la rivalité entre Atrée et son frère Thyeste. « Atrée tua en secret trois fils que Thyeste avait eus d'une Naïade [...], bien qu'ils se fussent réfugiés en suppliants à un autel de Zeus. Puis, pour ajouter à ce crime, il mit les trois enfants en pièces, les fit bouillir, et les servit comme mets à leur père, dans un banquet. Quand Thyeste en eut mangé, il lui montra les têtes de ses enfants, et lui révéla la nature de son repas » (P. Grimal). L'histoire est racontée notamment dans Eschyle, Agamemnon, vers 1583ss. Un autre exemple du même ordre est celui d'Itys tué par Procné, qui le servit comme mets à son père Térée (cfr Ovide, Mét., 6, 601ss).
porté des torches, etc. (4, 604-606). Comme cela avait été le cas dans l'Iliade d'Homère. Aux chants 12 et 13, les Troyens pénètrent dans le camp grec et Hector essaie de parvenir jusqu'aux vaisseaux grecs pour les brûler. Au chant 16, un vaisseau grec est même incendié par les Troyens. Quelques allusions à cet épisode figurent en 2, 275ss.
je me serais immolée (4, 606). Un geste inspiré d'Apollonius de Rhodes (Argonautiques, 4, 391-393 : « Médée avait l'envie d'incendier le navire, de tout consumer aux yeux de tous, puis de se jeter elle-même dans l'ardent brasier » [trad. E. Delage, Fr. Vian]).
Soleil (4, 607). Le Soleil est invoqué parce qu'il voit tout. Cfr chez Homère (Iliade, 3, 277) la prière d'Agamemnon et, chez Sophocle, (Ajax, 846) celle d'Ajax. Dans les deux cas, les héros s'adressent également au Soleil.
Junon (4, 608). Invoquée en tant que protectrice de Carthage, et aussi comme déesse du mariage, qui a présidé à l'union des amants dans la grotte. Cfr notamment 4, 45 ; 4, 59.
Hécate (4, 609). Cfr 4, 510-511.
Furies vengeresses (4, 610). Cfr 4, 469. Elles apparaissent aussi chez Catulle (64, 192-193) dans les plaintes d'Ariane.
dieux d'Élissa (4, 610). Élissa est le nom ancien de Didon (4, 335). Songerait-elle aux dieux de sa patrie d'origine ?
acceptez ceci (4, 611). C'est la traduction littérale du texte latin (accipite haec). Mais le sens n'est pas très clair : « acceptez ce que je vais faire, c'est-à-dire ma mort » ou bien « écoutez ce que je dis »?
vers les méchants (4, 610-611). Autre traduction possible : « tournez vers moi une compassion que mes malheurs ont bien méritée ». (J. Perret).
qu'au moins, etc. (4, 615-620). Les malédictions de Didon se réaliseront partiellement dans la suite de l'Énéide. En effet, Énée devra combattre Turnus et les Rutules ; il sera momentanément séparé d'Ascagne lorsqu'il ira demander du secours à Évandre et aux Étrusques (chant 8) ; il verra mourir nombre des siens, et notamment Pallas (10, 479) ; il signera une paix plus favorable aux Latins qu'aux Troyens (12, 834ss) ; après un règne de trois ans seulement, son corps disparaîtra noyé dans le Numicus (Servius) ou tué sur un champ de bataille (1, 265 où Jupiter parle d'un règne de trois ans). Par ailleurs, en 6, 764, Anchise semble lui prédire un long règne. Bref, les entreprises d'Énée, en dépit des épreuves subies, n'ont pas échoué, et sa disparition signifie plutôt apothéose que malédiction. Didon n'a donc pas eu raison.
Tyriens, exercez vos haines, etc. (4, 621-624). Allusion à la longue rivalité qui opposera Rome et Carthage dans l'histoire. L'épisode d'Énée à Carthage sert d'étiologie à cette période, très difficile pour Rome, qu'ont été les guerres puniques.
inconnu né de mes os, etc. (4, 625-629). Le personnage illustrant le mieux cette rivalité était Hannibal, dont la haine était célèbre, et qui faillit anéantir Rome.
Barcé, la nourrice de Sychée... (4, 632-633). Les nourrices jouent souvent un rôle dans l'épopée ; qu'on songe à Euryclée, nourrice d'Ulysse (Homère, Odyssée, 1, 429; 19, 357) ; Caiète, nourrice d'Énée (7, 1ss). Virgile a peut-être trouvé cette donnée dans une source qui nous est inconnue ; il a peut-être inventé ce nom pour servir d'éponyme à la dynastie historique des Barca, à laquelle avaient appartenu Hamilcar et Hannibal (cfr 4, 43). Par ailleurs, aurait-il choisi de mentionner la nourrice de Sychée, pour souligner le revirement de Didon, qui se rapprochait ainsi de l'époux trahi ?
leur antique patrie (4, 633). La nourrice de Didon serait morte à Tyr.
eau vive (4, 635). Anne doit se purifier pour accomplir les rites et l'eau, surtout l'eau vive, est un moyen normal de purification.
bandelette sacrée (4, 637). Il a été souvent question de ces bandelettes ou rubans qui interviennent régulièrement à Rome dans les cérémonies religieuses.
Jupiter Stygien (4, 638). Il s'agit de Pluton (Hadès), le dieu des enfers (Homère, Iliade, 9, 457). En 6, 138, Proserpine sera appelée Iuno inferna.
l'effigie du Dardanien (4, 640). Allusion au rite magique déjà mentionné (4, 504ss) : Didon veut mettre le feu au bûcher où sont entassés les souvenirs d'Énée. Jusqu'à la fin, elle feint de vouloir se guérir (ou se venger) d'Énée par la magie.
l'épée du Dardanien (4, 646). On peut imaginer que Didon avait demandé à Énée son épée, en gage d'affection (4, 508). C'est en tout cas ainsi que les continuateurs de Virgile comprendront les choses. Cfr Silius Italicus, Punica, 8, 149 et Ovide, Héroïdes, 7, 187.
les étoffes d'Ilion et le lit familier (4, 648). Cfr 4, 494-498 et 4, 507-508.
grande image de moi (4, 654). Les images ou ombres des morts paraissent plus grandes que nature (cfr pour l'ombre de Créuse en 2, 772-773). Mais même vivante, Didon fut grande (cfr ce qui suit immédiatement).
J'ai fondé... (4, 655-656). Les réalisations de Didon ont été détaillées par Vénus en 1, 338-368.
Que je serais heureuse, etc. (4, 657-658). À comparer avec les plaintes de Médée (Apollonius de Rhodes, Argonautiques, 3, 771-801 et 4, 30-33) et avec celles d'Ariane délaissée par Thésée (Catulle, 64, 171-172).
Nous mourrons invengée (4, 659-662). Didon n'a plus aucun espoir de se venger dans l'immédiat ; elle ne le fera que plus tard.
La Renommée comme une bacchante (4, 666). Pour la Renommée, cfr 4, 173 ; pour l'évocation d'une bacchante, cfr 4, 300-303, où la comparaison s'applique à Didon, et non à la Rumeur.
Des lamentations, etc. (4, 667-671). Passage peut-être inspiré d'Homère, Iliade, 22, 410ss, où sont décrites les lamentations à la mort d'Hector.
se lacérant... (4, 673). Vers repris en 12, 871 (Juturne pleurant la mort de Turnus), et avec une légère variante en 11, 86 (Acétès pleurant la mort de Pallas).
Tu voulais me tromper, etc. (4, 675-676). Anna n'avait pas compris les intentions réelles de Didon : cfr 4, 474-503. Les développements qui suivent font penser à la confrontation entre Antigone et Ismène, en présence de Créon, chez Sophocle (Antigone, 536-581).
le peuple et le sénat de Sidon (4, 682-683). Sidon signifie ici Carthage. Quant à l'expression « peuple et sénat » ( populumque patresque), elle est très romaine, les patres désignant ici les sénateurs.
ma bouche le cueillera (4, 684). « C'était une coutume romaine de recueillir sur la bouche d'un mourant son dernier souffle » (M. Rat). Cicéron (Verrines, 2, 5, 118) montre les mères qui « ne demandaient plus qu'une chose, la permission de recueillir dans un baiser le dernier soupir de leurs fils » (trad. G. Rabaud). Voir aussi, chez Ovide (Mét., 12, 423ss), le récit de la mort de Cyllare. Mais il y a beaucoup d'autres exemples.
sifflait la blessure (4, 689). L'air qui s'échappe en sifflant de sa blessure.
Iris (4, 694). C'est la première apparition dans l'Énéide de Iris, fille d'Électre et du centaure Thaumas, ce dernier étant l'un des fils de Pontos (la Mer) et de Gaia (la Terre). Elle est chargée, comme Hermès-Mercure, « de porter les messages, ordres ou conseils des dieux. Elle est plus particulièrement au service de Zeus, et surtout d'Héra, dont elle apparaît presque comme la servante. Parfois, d'autres divinités ont recours à ses services. Iris symbolise l'arc-en-ciel et, de façon plus générale, la liaison entre la Terre et le Ciel » (P. Grimal). « Sur les vases peints, Iris est représentée avec une tunique flottante, des ailes sur les épaules, quelquefois aussi ayant, comme Mercure, des talonnières et portant, comme lui, le caducée, mais plus souvent sans talonnières et tenant, au lieu du caducée, réservé à Mercure, la ciste à parfums de Junon » (M. Rat). On retrouvera Iris plus loin, en 5, 606 ; 9, 2ss ; 9, 804 ; 10, 38 et 10, 73.
avant le terme (4, 697). Les suicidés, morts avant le terme normal de leur vie, ont, dans la conception de Virgile (6, 434-439), un sort particulier dans l'autre monde, tout comme d'ailleurs les victimes de l'amour, parmi lesquelles on retrouvera Didon (6, 440-476).
Proserpine (4, 698). Première apparition dans l'Énéide de la déesse romaine des Enfers, assimilée à la Perséphone grecque, qui porte aussi le nom de Coré. Dans la version la plus courante, Perséphone-Coré est la fille de Zeus et de Déméter, la déesse de l'agriculture et du blé. Sa légende principale est l'histoire de son enlèvement par son oncle, Hadès (Pluton), frère de Zeus et roi du monde souterrain. Hadès, tombé amoureux de la jeune fille, l'avait enlevée à l'insu de sa mère, Déméter. Cette dernière, folle de douleur, partit à sa recherche à travers toute la Grèce. En fin de compte, un accord fut trouvé : Perséphone-Coré partagerait son temps entre le monde souterrain et le monde d'en-haut. Le symbolisme est assez clair : le blé qui, en tant que semence, demeure caché dans la terre ; ultérieurement il brille dans les épis sur les champs. Proserpine joue le rôle de reine des Enfers, épouse de Pluton (Hadès) ; elle est appelée en 4, 138 Iuno inferna. On la retrouvera dans le chant 6 (6, 142 ; 6, 251 ; 6, 402).
le cheveu (4, 699). Chez Euripide (Alceste, vers 74-76), le dieu de la mort (Thanatos, en grec) apparaît avec une épée pour couper une boucle de la chevelure du mourant, transposition, semble-t-il, d'un détail du rituel du sacrifice : le sacrificateur commençait par couper sur la tête de la victime une touffe de poils qu'il jetait au feu. Chez Virgile, la divinité censée jouer ce rôle n'est pas, comme chez Euripide, le dieu de la mort, mais Proserpine elle-même, qui délègue d'ailleurs Iris. Macrobe (Saturnales, 5, 19, 1-5) discutera en détail cet épisode de l'Énéide.
Orcus (4, 699). « Nom d'une divinité infernale et, par extension, des Enfers, puis de la mort chez les anciens Romains » (M. Rat). Cfr 2, 398 et 4, 242.
mille couleurs variées (4, 701). C'est l'arc-en-ciel (cfr supra) ce qui a été dit d'Iris.
Dis (4, 703). Dis ou Pluton (Hadès) est le nom du dieu des enfers (cfr 4, 702 ; 5, 732-733 ; 6, 127). Anchise annonce le contenu du chant 6, consacré à la « catabase » ou descente aux enfers d'Énée.
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