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ÉNÉIDE, LIVRE VII

 

 ARRIVÉE AU LATIUM - MENACE DE GUERRE

Intervention de Junon (2) : Allecto chez la reine Amata (7, 341-405)

 

Amata plaide pour Turnus auprès de Latinus (7, 341-372)

Allecto, docile à Junon, va s'occuper en premier lieu de la reine Amata, spontanément hostile à Énée et favorable à Turnus. Auprès de Latinus, la reine plaide tout d'abord la cause de Turnus usant d' arguments rationnels et de pleurs. Mais l'intervention d'Allecto poussera au paroxysme sa colère et sa passion. La fureur de la reine s'exprime par la métaphore du serpent qui s'est insinué secrètement et progressivement dans sa poitrine au point de la posséder entièrement. (7, 341-372)

Exin Gorgoneis Allecto infecta uenenis

principio Latium et Laurentis tecta tyranni

celsa petit tacitumque obsedit limen Amatae,

quam super aduentu Teucrum Turnique hymenaeis

Alors Allecto, imprégnée des poisons de la Gorgone,

se rend d'abord dans le Latium, dans les hautes demeures

du maître des Laurentes et investit le seuil silencieux d'Amata, 

dont l'âme ardente brûlait  d'inquiétude et de fureur féminines,

femineae ardentem curaeque iraeque coquebant.

Huic dea caeruleis unum de crinibus anguem

conicit inque sinum praecordia ad intuma subdit,

quo furibunda domum monstro permisceat omnem.

Ille inter uestes et leuia pectora lapsus

et qu'excitaient aussi l'arrivée des Troyens et l'hyménée de Turnus.

La déesse arrache un serpent de sa sombre chevelure, le lance

 et le glisse sous le corsage de la reine, au plus près de son coeur ;

ainsi, affolée par ce monstre, Amata bouleversera toute la demeure.

Le serpent, qui s'est lové entre le vêtement et la tendre poitrine,

7, 345

uoluitur attactu nullo fallitque furentem,

uipeream inspirans animam ; fit tortile collo

aurum ingens coluber, fit longae taenia uittae

innectitque comas, et membris lubricus errat.

Ac dum prima lues udo sublapsa ueneno

déroule ses anneaux sans la toucher, trompant la reine en  délire,

et soufflant sur elle son haleine vipérine. L'immense couleuvre

devient à son cou un collier d'or, bandeau qui  se mêle à ses cheveux,

tel un long ruban, et se coule le long de son corps.

Et tandis que le mal, mêlé à l'humide poison,

7, 350

pertemptat sensus atque ossibus implicat ignem

necdum animus toto percepit pectore flammam,

mollius et solito matrum de more locuta est,

multa super nata lacrimans Phrygiisque hymenaeis ;

« Exsulibusne datur ducenda Lauinia Teucris,

envahit ses sens et répand le feu dans ses os,

sans avoir senti déjà que la flamme lui embrasait le coeur,

Amata parla d'un ton assez posé et, comme le font les mères,

pleurant abondamment sur sa fille et son mariage phrygien, elle dit :

« Faut-il donner Lavinia en mariage à des exilés de Troie,

7, 355

O genitor, nec te miseret gnataeque tuique ?

Nec matris miseret, quam primo aquilone relinquet

perfidus alta petens abducta uirgine praedo ?

An non sic Phrygius penetrat Lacedaemona pastor

Ledaeamque Helenam Troianas uexit ad urbes ?

et toi, son père, n'as-tu pas pitié de toi-même et de ta fille ?

N'as-tu pas pitié de sa mère, que le perfide prédateur abandonnera,

au premier Aquilon, pour prendre le large en emmenant notre fille ?

En fait, n'est-ce pas ainsi que  le berger phrygien pénétra

à Lacédémone et emmena à Troie Hélène, la fille de Léda ?

7, 360

Quid tua sancta fides, quid cura antiqua tuorum

et consanguineo totiens data dextera Turno ?

Si gener externa petitur de gente Latinis

idque sedet Faunique premunt te iussa parentis,

omnem equidem sceptris terram quae libera nostris

Et ta loyauté si sacrée ? Et ton souci pour les tiens, hérité de tes ancêtres ?

Et ta parole tant de fois donnée à Turnus, un homme de ton sang ?

Si l'on exige pour les Latins un gendre venu d'une race étrangère,

si cet arrêt est établi, si les ordres de ton père Faunus t'y contraignent,

toute terre, affranchie de notre sceptre et distincte de la nôtre,

7, 365

dissidet, externam reor et sic dicere diuos.

Et Turno, si prima domus repetatur origo,

Inachus Acrisiusque patres mediaeque Mycenae. »

est, à mon avis, une terre étrangère, et c'est bien ce que disent les dieux.

Quant à Turnus, si l'on recherchait l'origine véritable de sa race,

il descend d'Inachus et d'Acrisius, et du coeur même de Mycènes»

7, 370

 

Amata cache sa fille et mène une orgie dans la forêt (7, 373-405)

Le plaidoyer d'Amata est vain. Excitée par Allecto, elle a désormais perdu le contrôle de sa raison. Telle une Ménade en transes, elle enlève sa fille pour la soustraire au mariage avec Énée, ou du moins pour retarder cette union. Elle semble vouloir consacrer sa fille au dieu Bacchus en personne. (7, 373-391)

Le délire d'Amata est communicatif. Bientôt suivie par les matrones latines, elles aussi dans un délire furieux, Amata préside une vraie orgie dionysiaque. (7, 392-405)

His ubi nequiquam dictis experta Latinum

contra stare uidet penitusque in uiscera lapsum

Dès que, voyant Latinus toujours inébranlable, elle comprend,

l'inutilité de ces paroles, et tandis que le maléfique serpent qui l'affole

serpentis furiale malum totamque pererrat,

tum uero infelix, ingentibus excita monstris,

immensam sine more furit lymphata per urbem.

Ceu quondam torto uolitans sub uerbere turbo,

quem pueri magno in gyro uacua atria circum

s'insinue jusqu'au fond de ses entrailles et la possède tout entière,

la malheureuse, excitée par ces monstres puissants, en plein délire,

sans retenue, court comme une furie à travers l'immense cité.

Ainsi parfois une toupie, qui tourbillonne sous le coup qui l'entraîne,

quand des enfants, absorbés par leur jeu, la font tourner

7, 375

intenti ludo exercent ; ille actus habena

curuatis fertur spatiis ; stupet inscia supra

inpubesque manus, mirata uolubile buxum ;

dant animos plagae ; non cursu segnior illo

per medias urbes agitur populosque feroces.

près d'un atrium désert en l'activant avec une lanière ;

elle s'emporte, dessinant de larges cercles ; debout, ébahis,

les enfants restent stupéfaits et admirent le buis tournoyant :

les coups de lanière l'animent. Dans une course tout aussi agitée,

la reine s'agite au milieu de villes et de populations farouches.

7, 380

Quin etiam in siluas, simulato numine Bacchi,

maius adorta nefas maioremque orsa furorem

euolat et natam frondosis montibus abdit,

quo thalamum eripiat Teucris taedasque moretur.

Euhoe Bacche, fremens, solum te uirgine dignum

Bien plus encore,  comme possédée par Bacchus,

elle entreprend un crime plus grand, en proie à une plus grande folie :

elle vole vers les bois et cache sa fille sous les frondaisons des montagnes,

pour priver les Troyens de ce mariage et retarder les torches nuptiales.

 Vociférant 'Evohe Bacche' et, frémissante, elle hurle que toi seul

7, 385

uociferans, etenim mollis tibi sumere thyrsos,

te lustrare choro, sacrum tibi pascere crinem.

 

Fama uolat, furiisque accensas pectore matres

idem omnis simul ardor agit noua quaerere tecta ;

deseruere domos, uentis dant colla comasque,

es digne de sa fille, qu'en ton honneur, elle prend  les thyrses flexibles,

te célèbre dans un choeur et laisse croître sa chevelure qu'elle te consacre.

 

La rumeur s'envole et les Furies enflamment le coeur des matrones ;

la même ardeur les pousse  à chercher ensemble de nouvelles demeures ;

elles ont déserté leurs maisons, nuques et cheveux livrés aux vents,

7, 390

ast aliae tremulis ululatibus aethera complent,

pampineasque gerunt incinctae pellibus hastas ;

ipsa inter medias flagrantem feruida pinum

sustinet ac natae Turnique canit hymenaeos,

sanguineam torquens aciem, toruumque repente

tandis que d'autres femmes emplissent l'air de hurlements effrayés

et, vêtues de peaux, portent des hampes chargées de pampres.

Parmi elles, la reine emportée tient en main une branche

de pin enflammé et chante les noces de sa fille et de Turnus ;

roulant des yeux injectés de sang et le regard farouche,

7, 395

clamat : « Io matres, audite, ubi quaeque, Latinae ;

Siqua piis animis manet infelicis Amatae

gratia, si iuris materni cura remordet,

soluite crinalis uittas, capite orgia mecum. »

Talem inter siluas, inter deserta ferarum,

elle s'écrie soudain : « Io, mères Latines, où que vous soyez, écoutez :

si l'infortunée Amata garde quelque prestige chez les âmes pieuses,

si le souci pour les droits d'une mère vous ronge le coeur,

dénouez les rubans de vos cheveux, célébrez avec moi les orgies ».

Ainsi, au milieu des forêts, dans les lieux déserts, repaires des fauves,

7, 400

reginam Allecto stimulis agit undique Bacchi.

Allecto partout agite la reine avec les aiguillons de Bacchus.

7, 405

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Notes (7, 341-407)

Gorgone (7, 341). Sur les trois Gorgones et Méduse, cfr par exemple 2, 616. Leur tête, comme celle d'Allecto, était entourée de serpents. Athéna, offensée par Méduse, avait en effet transformé en serpents la magnifique chevelure qu'elle portait et avait également donné à ses yeux le pouvoir de transformer en pierre tous ceux qu'elle regardait. Persée, le fils de Danaé (7, 372), réussira à lui couper la tête qu'il emportera dans ses expéditions, s'en servant pour pétrifier ses ennemis. Voir notamment Ovide, Mét., 4, 604-662.

Amata parla (7, 357). L'état d'esprit de la reine est décrit d'une façon très plausible. Elle est présentée ici comme une mère déçue, passionnée, qui n'accepte pas le revirement de Latinus. Elle cherchera à convaincre son époux en développant devant lui des arguments rationnels. Pourquoi faire confiance à un étranger, qui nous trahira, comme ce fut le cas de Pâris ? Pourquoi trahir l'engagement pris à l'égard de Turnus ? Et après tout, Turnus, lui aussi, est un étranger. Lui donner Lavinia, c'est au fond obéir à l'oracle.

Aquilon (7, 362). L'Aquilon est un vent du Nord-Est, celui qui permettait aux navires de quitter le Latium en direction du Sud.

Berger phrygien (7, 363). La comparaison entre les événements du Latium et ceux qui conduisirent à la Guerre de Troie se prolonge dans le discours d'Amata. Le berger phrygien est Pâris, fils cadet de Priam et d'Hécube, exposé à la naissance, puis élevé par des bergers phrygiens (cfr 4, 215 ; 7, 320). Plus tard, il rentra à Troie où il reprit sa place de fils du roi. Plus tard encore, reçu par Ménélas à Lacédémone, c'est-à-dire Sparte, il séduisit Hélène, la femme de son hôte, et l'emmena à Troie. Cet enlèvement d'Hélène fut la cause de la Guerre de Troie, qui dura dix ans.

Fille de Léda (7, 364). Les rapports entre Léda et Hélène sont racontés de diverses manières dans la légende. Selon l'une d'elles, Léda, comme fruit de ses amours avec Zeus métamorphosé en cygne, aurait pondu un oeuf (ou deux oeufs), d'où seraient sortis Castor et Hélène d'une part, Pollux et Clytemnestre de l'autre. Sur Léda, épouse de Tyndare, cfr 1, 653.

Une terre étrangère (7, 370). Amata argumente en présentant comme étrangère une terre dont Latinus n'est pas le chef. Turnus, en cause ici, était le roi des Rutules, une nation latine, proche de celle de Latinus.

Inachus et Acrisius (7, 372). Il a déjà été question plus haut (7, 287) d'Inachus, un des rois mythiques d'Argos. Comme son ancêtre Inachos, Acrisius était lui aussi un roi d'Argos. Un oracle lui ayant prédit qu'il serait tué par le fils qui naîtrait de sa fille Danaé, il enferma la jeune fille, sous bonne garde, dans une chambre souterraine pour qu'elle ne puisse pas avoir d'enfant. Mais Zeus la féconda sous la forme d'une pluie d'or, qui tomba sur elle par une fente du toit. Acrisius mit alors la mère et le bébé (le futur Persée) dans un coffre qu'il fit jeter à la mer. Dans la version de la légende que propose Virgile, le coffre aboutit sur les côtes du Latium. Danaé y épousa Pilumnus et fonda avec lui la ville d'Ardée, capitale des Rutules (cfr 7, 410). Daunus, leur fils, serait le père de Turnus. En réalité, Pilumnus était une divinité romaine très obscure. Virgile en a fait un roi rutule. Le processus est courant ; nous l'avons rencontré plus haut, dans le cas des rois mythiques du Latium (cfr 7, 177-191). Ajoutons qu'Acrisius était le petit-fils de Lyncée, le seul rescapé du crime des Danaïdes (cfr 10, 497-498).

Mycènes (372). Mycènes est une des villes importantes de l'Argolide. Elle est utilisée ici comme un synonyme poétique d'Argos. Amata vise à souligner l'origine grecque de Turnus, qui doit donc être considéré comme un étranger. Son mariage avec Lavinia répond donc bien aux prescriptions de l'oracle. L'argumentation pourrait paraître quelque peu spécieuse, si l'on songe que quelques vers plus haut (7, 366), elle avait présenté Turnus à Latinus comme un homme du même sang que lui (consanguineus).

Elle comprend (7, 373). Deuxième stade de l'évolution d'Amata. Plus question d'argumenter en raison. Avec le poison qui se répand en elle, l'irrationnel maintenant l'envahit. Le vers 7, 377 est très net. Elle ne se contrôle plus (« sans retenue »); elle est « en plein délire »; elle se comporte « comme une furie ». L'étape suivante, après la comparaison avec la toupie, sera la « possession bacchique » : elle se croira possédée par Bacchus.

Monstres (7, 376). Il s'agit vraisemblablement d'Allecto et de son serpent (cfr 7, 347). Le poison se répand en elle et fait son effet.

Comme possédée par Bacchus (7, 385). Allusion aux Bacchanales, un culte à mystères organisé en l'honneur de Bacchus-Dionysos, et dont il a déjà été question, en 4, 300, à propos de Didon apprenant le départ de son amant. Pour en revenir au texte de Virgile, le « comme possédée » doit être bien compris : la reine ne joue pas la comédie ; elle se croit vraiment possédée par le dieu ; c'est évidemment le résultat du rôle joué par Allecto.

un crime plus grand (7, 386). Amata enlève sa fille à son père, comme si Lavinia devait être consacrée au dieu. Amata pourrait faire figure d'héroïne de tragédie, s'opposant, en ce qui concerne sa fille, à la volonté de son mari qui, lui, obéit à une volonté supérieure. On songe à Clytemnestre s'opposant à Agamemnon, à propos d'Iphigénie.

Evohe Bacche (7, 389). « Io, Evohe Bacche » était le cri poussé lors des Bacchanales. Cfr 4, 302.

Thyrses (7, 390). Le thyrse était un bâton, enveloppé de feuilles de lierre et de vigne. Il servait d'attribut à Bacchus et aux Ménades.

Furies (7, 392). Allecto et ses soeurs, qui seraient donc venues la rejoindre. À moins que le terme soit utilisé, non comme nom propre, mais comme nom commun.

Cheveux (7, 394). Les Bacchantes étaient toujours représentées échevelées. L'usage voulait que les dames de la bonne société romaine portent les cheveux retenus par une bandelette, et que les courtisanes les laissent flotter sur leurs épaules.

Peaux (7, 396). Les Bacchantes s'enveloppaient de peaux de boucs ou de faons.

Hampes (7, 396). Ce sont les thyrses (cfr 7, 390). Les pampres sont des rameaux de vigne chargés de feuilles et de fruits.

Pin enflammé (7, 397). Comme la torche allumée que l'on portait lors des noces. Mais le pin fait référence à Bacchus, car le thyrse était le plus souvent une branche de pin.

Io (7, 400). Une interjection, suivie souvent d'Évohé, était employée dans les Bacchanales, mais aussi dans les cérémonies de mariage.

Dénouez les rubans (7, 403). Il s'agit des rubans, des bandelettes qui maintenaient leurs cheveux (cfr 7, 394).

Orgies (7, 403). Le mot latin (orgia, orgiorum) désigne les mystères de Bacchus et, dans un sens plus large, les mystères, les cérémonies religieuses. Il ne connote pas le même sens négatif que le mot français.


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