Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant IV (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE IV
LE ROMAN D'ÉNÉE ET DE DIDON
Tentative de Didon pour retenir Énée (4, 296-449)
Premières réactions de Didon (4, 296-330)
Didon, avertie par son intuition d'amante et par la Rumeur, se déchaîne. Elle accuse Énée de perfidie, cherchant ensuite à l'apitoyer au nom de leur amour, puis à le retenir au nom du bon sens (4, 296-313).
Ensuite, elle évoque successivement sa situation de femme trahie et abandonnée, leur engagement, ses titres à la reconnaissance d'Énée, les menaces de ses ennemis, la perte de sa réputation, son regret de n'avoir pas un enfant d'Énée (4, 314-330).
At regina dolos ‒ quis fallere possit amantem ? ‒ praesensit, motusque excepit prima futuros, omnia tuta timens. Eadem impia Fama furenti detulit armari classem cursumque parari. |
Mais la reine ‒ qui pourrait tromper une amante ? ‒ a pressenti la ruse et la première elle a compris les mouvements qui se préparaient, elle avait peur, même si tout était calme. L'impie Renommée, encore elle, a averti cette femme en délire de l'équipement de la flotte prête au départ. |
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Saeuit inops animi, totamque incensa per urbem bacchatur, qualis commotis excita sacris Thyias, ubi audito stimulant trieterica Baccho orgia, nocturnusque uocat clamore Cithaeron. Tandem his Aenean compellat uocibus ultro : |
Incapable de se dominer, déchaînée, saisie d'un délire bachique, elle parcourt la ville, telle une Thyade excitée au passage des objets sacrés du culte et stimulée au cri de Bacchus, lors des orgies triennales et des appels du Cithéron nocturne. Enfin, elle prend les devants et interpelle Énée : |
4, 300 |
« Dissimulare etiam sperasti, perfide, tantum posse nefas, tacitusque mea decedere terra? Nec te noster amor, nec te data dextera quondam, nec moritura tenet crudeli funere Dido? Quin etiam hiberno moliris sidere classem, |
« Perfide, tu as même espéré pouvoir dissimuler un si grand forfait et quitter ma terre sans rien dire ? Ni notre amour, ni nos serments échangés naguère, ni Didon, prête à mourir d'une mort cruelle, rien ne te retient ? Bien plus, tu te hâtes d'appareiller en plein hiver, |
4, 305 |
et mediis properas aquilonibus ire per altum, crudelis ? Quid, si non arua aliena domosque ignotas peteres, sed Troia antiqua maneret, Troia per undosum peteretur classibus aequor ?
Mene fugis? Per ego has lacrimas dextramque tuam te, |
et d'affronter la haute mer au milieu des Aquilons ? Eh quoi, ô cruel ? Si tu ne cherchais au loin des terres et des demeures inconnues, et si l'antique Troie était encore debout, chercherais-tu à regagnerTroie avec ta flotte sur l'océan houleux ?
Est-ce moi que tu fuis ? Je t'en prie, par mes larmes, par ta main droite, |
4, 310 |
quando aliud mihi iam miserae nihil ipsa reliqui, per conubia nostra, per inceptos hymenaeos, si bene quid de te merui, fuit aut tibi quicquam dulce meum, miserere domus labentis, et istam oro, si quis adhuc precibus locus, exue mentem. |
puisque dans mon malheur je n'ai rien gardé d'autre, au nom de notre union, des débuts de notre hyménée, si j'ai mérité un peu de ta gratitude, si tu as trouvé en moi quelque douceur, prends pitié d'une maison qui s'écroule et, je t'en prie, s'il reste une place pour les prières, renonce à ton idée. |
4, 315 |
Te propter Libycae gentes Nomadumque tyranni odere, infensi Tyrii ; te propter eundem exstinctus pudor, et, qua sola sidera adibam, fama prior. Cui me moribundam deseris, hospes ? Hoc solum nomen quoniam de coniuge restat. |
À cause de toi, les peuples de Libye et les princes des Nomades me haïssent, les Tyriens me sont hostiles. À cause de toi aussi, ma pudeur s'est éteinte, ainsi que mon renom d'antan qui, à lui seul, m' approchait des étoiles. À qui m'abandonnes-tu, presque morte, étranger ? C'est en effet le seul nom qui me reste d'un époux. |
4, 320 |
Quid moror? An mea Pygmalion dum moenia frater destruat, aut captam ducat Gaetulus Iarbas ? Saltem si qua mihi de te suscepta fuisset ante fugam suboles, si quis mihi paruulus aula luderet Aeneas, qui te tamen ore referret, |
Que dois-je attendre ? Que mon frère Pygmalion détruise mes murs, ou que le Gétule Iarbas m'emmène comme captive ? Ah ! si du moins, avant ta fuite, j'avais conçu de toi un enfant, si dans mon palais, sous mes yeux, jouait un petit Énée qui, malgré tout, par ses traits, me rappellerait ton souvenir, |
4, 325 |
non equidem omnino capta ac deserta uiderer. » |
vraiment, je ne me sentirais pas complètement piégée et délaissée ». |
4, 330 |
Justifications d'Énée (4, 331-361)
Énée, cherchant à maîtriser une réelle émotion, exprime d'abord à Didon sa reconnaissance éternelle, puis se justifie en spécifiant qu'il n'a jamais eu l'intention de dissimuler sa fuite ni de prétendre au statut d'époux (4, 331-344).
Enfin, il rappelle qu'il rejoint l'Italie pour suivre les ordres du destin, qui lui sont manifestés par des oracles, une vision d'Anchise, la conscience de sa responsabilité envers Ascagne, et enfin par Mercure lui-même, envoyé par Jupiter (345-361).
Dixerat. Ille Iouis monitis immota tenebat lumina, et obnixus curam sub corde premebat. Tandem pauca refert : « Ego te, quae plurima fando enumerare uales, numquam, regina, negabo |
Elle avait parlé. Lui, après les rappels de Jupiter, gardait les yeux fixes, s'efforçant de réprimer son angoisse au fond de son coeur. Finalement, il prononce quelques mots : « Pour ma part, ô reine, les innombrables bienfaits que tu pourrais énumérer, que je te dois, |
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promeritam ; nec me meminisse pigebit Elissae, dum memor ipse mei, dum spiritus hos regit artus. Pro re pauca loquar. Neque ego hanc abscondere furto speraui, ne finge, fugam, nec coniugis umquam praetendi taedas, aut haec in foedera ueni. |
jamais je ne les nierai ; jamais le souvenir d'Élissa ne me pèsera tant que je serai conscient et qu'un souffle animera mes membres. Pour ma défense, j'aurai peu à dire. Je n'ai pas espéré fuir en douce comme un voleur, n'imagine pas cela, et jamais je n'ai mis en avant les torches nuptiales et je ne suis pas venu en vue de cette alliance. |
4, 335 |
Me si fata meis paterentur ducere uitam auspiciis et sponte mea componere curas, urbem Troianam primum dulcisque meorum reliquias colerem, Priami tecta alta manerent, et recidiua manu posuissem Pergama uictis.
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Moi, si les destins me permettaient de mener ma vie à ma guise et de régler mes occupations à mon gré, mon premier choix serait d'habiter la ville de Troie, honorant les restes aimés des miens ; le haut palais de Priam subsisterait, et pour les vaincus, j'aurais posé de mes mains les bases d'une Pergame renaissante. |
4, 340 |
Sed nunc Italiam magnam Gryneus Apollo, Italiam Lyciae iussere capessere sortes : hic amor, haec patria est. Si te Karthaginis arces, Phoenissam, Libycaeque aspectus detinet urbis, quae tandem, Ausonia Teucros considere terra, |
Mais maintenant, c'est la grande Italie qu'Apollon Gryneus, c'est l'Italie que les sorts de Lycie m'ont ordonné d'atteindre ; là est mon amour, là ma patrie. Si les tours de Carthage, si l'aspect de cette ville libyenne te retiennent, toi, une Phénicienne, pourquoi priver jalousement les Teucères de s'établir en terre d'Ausonie ? |
4, 345 |
inuidia est ? Et nos fas extera quaerere regna. Me patris Anchisae, quotiens umentibus umbris nox operit terras, quotiens astra ignea surgunt, admonet in somnis et turbida terret imago ; me puer Ascanius capitisque iniuria cari, |
Nous aussi avons le droit de chercher un royaume étranger. Chaque nuit, quand les ombres humides recouvrent la terre, quand se lèvent les astres de feu, dans mon sommeil, l'image confuse de mon père Anchise m'admoneste et m'effraie ; mon fils Ascagne aussi, et l'injustice faite à cet être aimé, |
4, 350 |
quem regno Hesperiae fraudo et fatalibus aruis. Nunc etiam interpres diuom, Ioue missus ab ipso, testor utrumque caput, celeris mandata per auras detulit ; ipse deum manifesto in lumine uidi intrantem muros, uocemque his auribus hausi. |
que je prive du royaume d'Hespérie et de terres prédestinées. Et maintenant, l'interprète des dieux, envoyé personnel de Jupiter, je le jure sur nos deux têtes, m'a apporté ses ordres par la voie des souffles rapides ; j'ai vu de mes yeux le dieu entrant dans la ville dans une claire lumière, et mes oreilles ont bu ses paroles. |
4, 355 |
Desine meque tuis incendere teque querelis : Italiam non sponte sequor. » |
Cesse de nous exciter, toi et moi, par tes plaintes ; Je ne veux pas rejoindre l'Italie de mon propre gré. » |
4, 360 |
Invectives de Didon (4, 362-392)
Didon, pleine de rage, reproche à Énée sa cruauté, son insensibilité ; se sentant abandonnée, elle évoque ses bienfaits à l'égard d'Énée et se révolte contre les ordres divins (4, 362-381).
Ayant perdu tout espoir, elle se résigne finalement, maudissant Énée et laissant pressentir son propre suicide, avant de disparaître dans sa chambre (4, 382-392).
Talia dicentem iamdudum auersa tuetur, huc illuc uoluens oculos, totumque pererrat luminibus tacitis, et sic accensa profatur : |
Pendant qu'il parlait, elle s'était détournée depuis un moment déjà. Roulant les yeux en tous sens, elle promène sur toute sa personne des regards muets et dans un transport de fureur dit : |
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« Nec tibi diua parens, generis nec Dardanus auctor, perfide ; sed duris genuit te cautibus horrens Caucasus, Hyrcanaeque admorunt ubera tigres. Nam quid dissimulo, aut quae me ad maiora reseruo ? Num fletu ingemuit nostro ? Num lumina flexit ? |
« Une déesse n'est pas ta mère ; Dardanus n'est pas l'auteur de ta race, perfide ; le Caucase, hérissé d'âpres rochers, t'a engendré, et les tigresses d'Hyrcanie t'ont tendu leurs mamelles. Mais qu'est-ce que je cache ? Pour quel malheur pire me réserver ? A-t-il souffert de mes pleurs ? A-t-il tourné vers moi ses regards ? |
4, 365 |
Num lacrimas uictus dedit, aut miseratus amantem est ? Quae quibus anteferam ? Iam iam nec maxuma Iuno, nec Saturnius haec oculis pater aspicit aequis. Nusquam tuta fides. Eiectum litore, egentem excepi, et regni demens in parte locaui ; |
Vaincu, a-t-il versé des larmes ou a-t-il eu pitié de son amante ? Quels maux préférer à ceux-là ? Ni la puissante Junon, désormais, ni son père Saturne ne regardent les choses d'un oeil équitable. Nulle part la bonne foi n'est fiable. Il était naufragé, démuni, je l'ai recueilli, et, dans ma folie, j'ai partagé avec lui mon royaume. |
4, 370 |
amissam classem, socios a morte reduxi. Heu furiis incensa feror ! Nunc augur Apollo, nunc Lyciae sortes, nunc et Ioue missus ab ipso interpres diuom fert horrida iussa per auras. Scilicet is Superis labor est, ea cura quietos |
Sa flotte en perdition, ses compagnons, je les ai soustraits à la mort Hélas, les furies m'embrasent, me transportent ! D'abord Apollon l'augure, puis les sorts de Lycie, et enfin, envoyé par Jupiter, l'interprète des dieux apportent à travers les airs des ordres horribles. C'est bien là le rôle des dieux d'en haut, tel est le souci qui trouble |
4, 375 |
sollicitat. Neque te teneo, neque dicta refello. I, sequere Italiam uentis, pete regna per undas.
Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt, supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido saepe uocaturum. Sequar atris ignibus absens, |
leur quiétude. Je ne te retiens pas, et je ne réfute tes propos : Pars, rejoins l'Italie au gré des vents, cherche un royaume sur les ondes.
J'espère pourtant que, si des dieux justes ont quelque pouvoir, tu connaîtras le fond des malheurs au milieu des écueils, que souvent tu appelleras Didon. Absente, je te poursuivrai |
4, 380 |
et, cum frigida mors anima seduxerit artus, omnibus umbra locis adero. Dabis, improbe, poenas. Audiam et haec Manis ueniet mihi fama sub imos. » His medium dictis sermonem abrumpit, et auras aegra fugit, seque ex oculis auertit et aufert, |
de sombres torches et, lorsque la froide mort aura séparé mon âme de mon corps, je serai là, ombre partout présente. Tu seras châtié, cruel ! J'apprendrai cette nouvelle chez les Mânes infernaux. » Sur ces paroles, elle s'interrompt en plein discours et, malade, elle perd conscience, se détourne, se soustrait à la vue d'Énée |
4, 385 |
linquens multa metu cunctantem et multa parantem dicere. Suscipiunt famulae, conlapsaque membra marmoreo referunt thalamo stratisque reponunt. |
qui, effrayé, très hésitant, se prépare à dire bien des choses. Des servantes relèvent Didon, la transportent évanouie dans sa chambre de marbre et la déposent sur son lit. |
4, 390 |
Attitudes respectives des amants (4, 393-449)
Énée, malgré son désir de consoler Didon, s'en va encourager sur le rivage ses compagnons s'activant au départ. La vue de ces préparatifs accable Didon qui tente une ultime démarche : elle charge sa soeur Anne, qui jouit de la confiance d'Énée, d'aller lui rappeler l'attitude amicale de Didon à l'égard des Troyens et de le supplier seulement de postposer son départ, pour lui laisser le temps de mourir de chagrin (4, 393-436).
Anne, très affectée, intervient vainement auprès d'Énée, qui reste inébranlable, comme un chêne au milieu de la tempête (4, 437-449).
At pius Aeneas, quamquam lenire dolentem solando cupit et dictis auertere curas, |
Le pieux Énée, malgré son désir d'apaiser la malheureuse, de la consoler et par ses paroles de la détourner de ses tourments, |
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multa gemens magnoque animum labefactus amore, iussa tamen diuom exsequitur, classemque reuisit. Tum uero Teucri incumbunt, et litore celsas deducunt toto naues : natat uncta carina ; frondentisque ferunt remos et robora siluis |
très affecté et le coeur ébranlé par le grand amour qu'il éprouve, obéit pourtant aux ordres des dieux et va revoir sa flotte. Alors en fait, les Teucères s'activent et tirent les hautes nefs depuis rivage vers l'eau. Les coques ointes de poix flottent ; pressés de fuir, les hommes apportent, trouvés dans les forêts |
4, 395 |
infabricata, fugae studio. Migrantis cernas, totaque ex urbe ruentis. Ac uelut ingentem formicae farris aceruum cum populant, hiemis memores, tectoque reponunt ; it nigrum campis agmen, praedamque per herbas |
des rames encore feuillues et des troncs de chêne non dégrossis. On pouvait les voir quitter la ville et se ruer de tous côtés. On eût dit des fourmis qui, pensant à la mauvaise saison, pillent dans un immense tas du blé qu'elles mettent à l'abri ; leur noire colonne sillonne la plaine et transporte le butin |
4, 400 |
conuectant calle angusto ; pars grandia trudunt obnixae frumenta umeris ; pars agmina cogunt castigantque moras ; opere omnis semita feruet.
Quis tibi tum, Dido, cernenti talia sensus ? quosue dabas gemitus, cum litora feruere late |
dans l'herbe, sur un étroit sentier ; certaines obstinées poussent sur leurs épaules d'énormes grains de blé ; d'autres ferment les colonnes, fustigent les retardataires ; tout le sentier bouillonne d'activité.
Que ressentais-tu alors, Didon, à la vue d'un tel spectacle ? Que de pleurs tu versais, lorsque, du haut de la citadelle, |
4, 405 |
prospiceres arce ex summa, totumque uideres misceri ante oculos tantis clamoribus aequor ? Improbe Amor, quid non mortalia pectora cogis ? Ire iterum in lacrimas, iterum temptare precando cogitur, et supplex animos submittere amori, |
tu apercevais au loin sous tes yeux tout le rivage s'agiter et le bruit de la mer se mêler à de telles clameurs ! Amour cruel, à quoi ne réduis-tu pas les coeurs des humains ! À nouveau, elle doit recourir aux larmes, essayer encore la prière et, en suppliante, subordonner sa fierté à son amour, |
4, 410 |
ne quid inexpertum frustra moritura relinquat. « Anna, uides toto properari litore ; circum undique conuenere ; uocat iam carbasus auras, puppibus et laeti nautae imposuere coronas. Hunc ego si potui tantum sperare dolorem, |
sans avoir tout tenté, elle qui se dispose à mourir. « Anne, tu vois cette agitation tout le long du rivage : ils ont afflué de partout ; déjà les voiles appellent les brises et, joyeux, les marins ont garni les poupes de guirlandes. Si j'ai pu m'exposer à ce point à endurer cette douleur, |
4, 415 |
et perferre, soror, potero. Miserae hoc tamen unum exsequere, Anna, mihi. Solam nam perfidus ille te colere, arcanos etiam tibi credere sensus ; sola uiri mollis aditus et tempora noras. I, soror, atque hostem supplex adfare superbum : |
ma soeur, je pourrai aussi la supporter. Mais Anne, dans ma détresse, rends-moi un service. Car pour toi seule, ce perfide avait de l'estime, te confiant même ses sentiments secrets ; toi seule savait à quels moments l'aborder aisément. Va, ma soeur et, suppliante, parle à cet ennemi orgueilleux : |
4, 420 |
non ego cum Danais Troianam exscindere gentem Aulide iuraui, classemue ad Pergama misi, nec patris Anchisae cineres Manisue reuelli, cur mea dicta neget duras demittere in auris. Quo ruit ? Extremum hoc miserae det munus amanti : |
Ce n'est pas moi qui, à Aulis avec les Danaens, ai juré d'exterminer la race troyenne, et je n'ai pas envoyé de flotte contre Pergame ; je n'ai pas arraché les cendres ou les Mânes de son père Anchise : pourquoi refuse-t-il à mes paroles d'atteindre ses oreilles insensibles? Où court-il ? Qu'il accorde à son amante une dernière faveur : |
4, 425 |
exspectet facilemque fugam uentosque ferentis. Non iam coniugium antiquum, quod prodidit, oro, nec pulcro ut Latio careat regnumque relinquat : tempus inane peto, requiem spatiumque furori, dum mea me uictam doceat fortuna dolere. |
qu'il attende l'occasion d'une fuite facile et des vents favorables. Je n'invoque plus notre ancien lien conjugal, qu'il a trahi, je ne le prie de se priver de son beau Latium ni de renoncer à un royaume : je demande un bref moment, un répit, un peu d'espace pour ma fureur, le temps suffisant pour mon sort de m'apprendre à pleurer ma défaite. |
4, 430 |
Extremam hanc oro ueniam – miserere sororis – quam mihi cum dederit, cumulatam morte remittam. »
Talibus orabat, talisque miserrima fletus fertque refertque soror : sed nullis ille mouetur fletibus, aut uoces ullas tractabilis audit ; |
Je lui demande cette ultime faveur – prends pitié de ta soeur ; s'il me l'accorde, je la lui revaudrai largement par ma mort. »
Telles étaient ses prières et tels ses pleurs : sa soeur, très malheureuse les transmet et les retransmet à Énée : mais lui, ces pleurs ne le touchent pas et, intraitable, il n'entend pas la moindre parole : |
4, 435 |
fata obstant, placidasque uiri deus obstruit auris. Ac, uelut annoso ualidam cum robore quercum Alpini Boreae nunc hinc nunc flatibus illinc eruere inter se certant ; it stridor, et altae consternunt terram concusso stipite frondes ; |
le destin s'y oppose, un dieu ferme les oreilles du héros qui reste serein. Il est comme un chêne puissant, au tronc durci par les ans : les Borées des Alpes soufflant en tous sens rivalisent à l'envi pour l'arracher ; un sifflement s'élève et les frondaisons du sommet jonchent le sol, lorsque le tronc a été frappé, |
4, 440 |
ipsa haeret scopulis, et, quantum uertice ad auras aetherias, tantum radice in Tartara tendit : haud secus adsiduis hinc atque hinc uocibus heros tunditur, et magno persentit pectore curas ; mens immota manet ; lacrimae uoluuntur inanes. |
mais l'arbre reste fixé aux rochers et sa cime s'élance vers le ciel aussi haut que ses racines plongent vers le Tartare : ainsi de tous côtés, sans fin, Énée est accablé de paroles, et son coeur généreux est sensible à ces souffrances ; mais son esprit reste inébranlable ; ses larmes coulent en vain. |
4, 445 |
impie Renommée (4, 299). Cfr 4, 173-174.
délire bachique, etc. (4, 303-303). Allusion aux Bacchanales, un culte à mystères organisé en l'honneur de Bacchus-Dionysos, une divinité censée venir de Thrace et qui était moins le dieu du vin que celui de l'émotion religieuse, de la transe mystique. Ce culte, connu dès le 5e siècle avant J.-C. en Grande Grèce, s'était propagé à travers toute l'ltalie, surtout au IIIe siècle. En 186 avant J.-C., il avait donné lieu à Rome à un scandale retentissant, durement réprimé par le sénat romain (Liv., 39, 8-19 ; CIL, I, 196 ; ILS, 18). Si le culte avait alors été strictement réglementé, cela ne l'avait pas empêché de rester très populaire. Bien que les rites dionysiaques aient été célébrés sous différentes formes selon les régions, ils présentent cependant partout un trait commun caractéristique et essentiel : les adeptes sont hors d'eux-mêmes, précipités dans une extase rêveuse ou une ivresse sauvage. Les femmes surtout, plus sensibles à cet état d'aliénation passagère, étaient adeptes de ces rites. Appelées Ménades ou Bacchantes, elles parvenaient au délire sacré par des danses désordonnées au son des cymbales, des tambours, sous l'effet aussi de drogues, de stupéfiants et de vin. Quelques textes littéraires célèbres ont mis en scène les fureurs des Bacchantes. On songera notamment à Euripide, Bacchantes ; à Catulle (64), à Ovide (Mét., 3, 701ss). Pour en revenir à Virgile, Didon va être comparée à une Bacchante. tout comme le sera Amata, au livre 7, 385ss.
objets sacrés (4, 301). Les différents objets liés au culte de Bacchus. Horace évoque, sans autres précisions (Odes, 1, 18, 11-12), « des objets qu'enveloppe un feuillage varié ». Il mentionne également les instruments de musique (tympanon, cor) qui intervenaient dans la cérémonie.
au cri de Bacchus (4, 302). Le cri poussé lors des Bacchanales était « Io, Evohe Bacche » (cfr 7, 389).
orgies triennales (4, 302). Ces fêtes avaient lieu tous les deux ans. Les Romains pratiquaient le calcul inclusif, c'est-à-dire qu'ils comptaient le point de départ et le point d'arrivée.
Cithéron (4, 303). Chaîne de montagnes en Grèce qui séparait l'Attique de la Béotie et de la Mégaride. Elle passe pour le centre du culte de Bacchus. C'est là qu'Euripide place l'action de sa pièce Les Bacchantes. Plusieurs autres mythes sont liés au Cithéron, comme par exemple l'exposition d'Oedipe ou le massacre des enfants de Niobé par Apollon.
Perfide (4, 305). Cfr les reproches d'Ariane à Thésée chez Catulle (64, 132ss).
qui va mourir (4, 308). Première allusion à l'issue fatale de la fin du chant 4.
Aquilons (4, 310). Au sens strict, les vents du nord (cfr 1, 391). Pour quelqu'un qui voulait se rendre de Carthage en Italie, ils soufflaient dans le mauvais sens.
main droite (4, 314). La main droite est celle du serment et des promesses. Cfr supra, en 4, 307, l'allusion aux « promesses de jadis » (le texte latin parlait de « main droite »).
hyménée (4, 316).Cfr 4, 126.
princes des Nomades (4, 320). Il a été question plus haut (4, 36ss) de l'hostilité des tribus locales (des nomades) et des chefs africains dont Didon avait refusé les avances.
Tyriens (4, 321). Il n'avait pas encore été question de l'opposition des Tyriens, qui reprochaient apparemment à la reine de vouloir leur imposer un étranger comme roi. La remarque souligne l'isolement de Didon.
pudeur (4, 321). Cfr plus haut en 4, 27, 4, 55.
approcher les étoiles (4, 322). R.D. Williams rappelle le passage d'Homère (Odyssée, 19, 108) où Ulysse dit à Pénélope, qui fut un modèle de fidélité : « Ta gloire a monté jusques aux champs du ciel » (trad. V. Bérard).
presque morte (4, 323). Nouvelle allusion au dénouement tragique du chant 4.
Pygmalion (4, 325). C'est le frère de Didon, dont l'histoire a été racontée en 1, 340ss.
Gétule (4, 326). Sur les Gétules, voir notamment 4, 40.
Élissa (4, 335). C'est le nom que portait la reine avant de prendre celui de Didon. Cfr l'histoire racontée dans la note à 1, 340.
Apollon Gryneus (4, 345). Apollon avait un temple à Grynium en Lydie, dans le golfe d'Élée. Il n'a pas été question jusqu'ici d'un oracle de l'Apollon de Grynium, et il n'en sera plus fait état dans la suite de l'Énéide.
les sorts de Lycie (3, 346). Il a été question en 4, 143, de l'oracle et du temple d'Apollon en Lycie, dans la ville de Patara, où le dieu séjournait durant l'hiver. Mais Virgile ne semble pas l'avoir fait intervenir précédemment dans l'histoire d'Énée. Le héros troyen est passé à Délos (3, 73ss) ; Anchise a mal compris les révélations d'Apollon, et ce sont les Pénates, en Crète (3, 147ss), qui ont remis les Troyens sur la bonne voie. Certains modernes pensent que ces consultations auraient pu avoir « eu lieu après la chute de Troie, pendant la période où Énée rassemble son peuple et construit ses vaisseaux » (J. Perret, Virgile. Énéide, I, Paris, 1981, p. 188). Mais il est possible qu'Énée, en évoquant ces deux sites, veuille simplement dire que c'est d'Apollon qu'il tient ses ordres : il ne faudrait pas trop presser le texte (R.D. Williams). On retrouvera plus loin (4, 377) « les sorts de Lycie ».
cette ville libyenne (3, 348). Il s'agit de Carthage.
Ausonie (4, 349). L'Italie, comme souvent dans l'Énéide. Cfr 3, 171 et note.
l'image confuse (4, 353). C'est la première fois que Virgile évoque cette « pression » quotidienne d'Anchise. Pour d'autres apparitions nocturnes dans l'Énéide, cfr notamment celles d'Hector (2, 268ss), celle des Pénates en Crète (3, 147ss), celle du Tibre dans le Latium (8, 31ss), toutes les trois à Énée.
Hespérie (4, 355). L'Italie, comme souvent dans l'Énéide. Cfr 1, 530 et note.
l'interprète des dieux (4, 356). Mercure ; cfr 4, 219ss.
déesse (4, 365). Vénus, qui est pourtant bien la mère d'Énée.
Dardanus (4, 365). L'ancêtre des Troyens, souvent cité.
Caucase (4, 366). Une région réputée sauvage, située à l'ouest de la mer Caspienne, au nord de l'Arménie. C'est là que se trouvait la Colchide, la patrie de Médée, et que Prométhée avait été cloué sur un rocher.
Hyrcanie (4, 367). L'Hyrcanie était une région au sud-est de la mer Caspienne (cfr 7, 605), considérée un peu comme le « bout du monde » par les Romains (cfr Catulle, 11, 5), qui la voyait peuplée d'animaux féroces. Chez Catulle aussi (64, 153), Ariane abandonnée demande à Thésée : « Quelle lionne t'a enfanté sous une roche solitaire ? ».
augure (4, 376). Le terme « augure » n'est pas utilisé ici au sens technique, pour désigner le prêtre romain du même nom, mais au sens large de « qui prédit l'avenir ». Horace (Odes, 1, 2, 32) utilise aussi cette expression de augur Apollo.
les sorts de Lycie (4, 377). Cfr 4, 346.
l'interprète des dieux (4, 378). C'est Mercure, cfr 4, 356.
de sombres feux (4, 384). On peut songer aux torches sombres des Furies, déesses de la vengeance (cfr 7, 456). On peut songer aussi aux flammes du bûcher funèbre (4, 661-662).
la froide mort (4, 385). Nouvelle allusion très explicite au dénouement fatal du chant 4.
Mânes infernaux (4, 387). Le séjour des morts (cfr 3, 63).
on eût dit des fourmis, etc. (4, 403-407). La comparaison semble propre à Virgile. La littérature grecque et latine fournit très peu de comparaisons où interviennent des fourmis (un exemple chez Apollonius de Rhodes, Argonautiques, 4, 1452-1453).
Anne (4, 416). La soeur de Didon, très présente dans le chant 4 (vers 9, 20, 31, 421, 500, 634).
pour toi seule (4, 421). Il a été question à la note 4, 9 d'une version prévirgilienne qui envisageait une liaison entre Anne et Énée. Virgile, qui ne suit manifestement pas cette version, pourrait ici y faire une allusion discrète, en présentant Anne comme la confidente à la fois d'Énée et de Didon.
Aulis (4, 425). Aulis est le port de Béotie où s'étaient rassemblés les Danaens (= les Grecs ) et où ils avaient attendu, pour appareiller, des vents favorables, lesquels ne s'étaient présentés qu'après le sacrifice d'Iphigénie, la fille d'Agamemnon. L'histoire est évoquée en 2, 116.
les cendres ou les Mânes de son père Anchise (4, 427). Une tradition prévirgilienne, représentée notamment par Varron (chez Servius, 4, 427), racontait que Diomède, l'ennemi juré des Troyens, aurait profané le tombeau d'Anchise et emporté ses ossements. Ce sacrilège lui ayant attiré beaucoup de malheurs, il les aurait rendus dans la suite à Énée. Ce motif n'a pas été repris par Virgile, qui y fait probablement ici une allusion subtile, comme ce fut le cas plus haut (4, 421) pour la tradition d'une liaison amoureuse entre Anne et Énée.
notre ancien lien conjugal (4, 431). Allusion à l'épisode de la grotte (4, 162-172).
ma mort (4,436). Nouvelle allusion à peine déguisée à la mort de Didon.
comme un chêne puissant, etc. (4, 440-449). La comparaison est inhabituellement longue. Virgile a beaucoup développé ses sources (Homère, Iliade, 12, 131-134 ; 16, 765-769 ; cfr aussi Catulle, 64, 105-109).
Borées des Alpes (4, 442). Le Borée est un vent du nord. La mention des Alpes pourrait renvoyer aux expériences de Virgile, lorsqu'il habitait le nord de l'Italie.
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