Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant IX (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE IX
SIÈGE DU CAMP TROYEN - NISUS ET EURYALE
Nisus et Euryale (2) (9, 308-502)
Carnage dans le camp rutule (9, 308-366)
En pleine nuit, les deux Troyens gagnent le camp des ennemis, qu'ils trouvent ivres ou endormis. Nisus charge Euryale de surveiller les lieux, tandis que lui, tel un lion affamé, massacre sauvagement une dizaine de Rutules. (9, 308-341)
Euryale, tout aussi avide de gloire, sème également le carnage autour de lui. À l'approche de l'aube, satisfaits de leur vengeance, les deux amis quittent les lieux. Euryale, bien imprudemment, dépouille ses victimes de certaines de leurs armes. (9, 342-366)
Protinus armati incedunt ; quos omnis euntis primorum manus ad portas iuuenumque senumque |
Une fois armés, les deux amis se mettent en route aussitôt ; tout le groupe des notables, jeunes et vieux, les suivent jusqu'aux portes, |
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prosequitur uotis. Nec non et pulcher Iulus, ante annos animumque gerens curamque uirilem, multa patri mandata dabat portanda : sed aurae omnia discerpunt et nubibus inrita donant.
Egressi superant fossas noctisque per umbram |
les accompagnant de leurs voeux. Le noble Iule qui porte en lui, bien prématurément, le coeur et les soucis d'un homme fait, leur confiait de nombreux messages à transmettre à son père ; mais les brises dispersent tous ces messages livrés en vain aux nuages.
Ils sortent, franchissent les fossés, et dans l'ombre de la nuit, |
9, 310 |
castra inimica petunt, multis tamen ante futuri exitio. Passim somno uinoque per herbam corpora fusa uident, arrectos litore currus, inter lora rotasque uiros, simul arma iacere, uina simul. Prior Hyrtacides sic ore locutus : |
gagnent le camp qui leur sera funeste, mais où d'abord ils seront la cause de la mort pour beaucoup. Ça et là ils voient des corps, affalés dans l'herbe, ivres et endormis, et des chars dressés sur le rivage, des hommes gisant entre les brides et les roues, avec leurs armes, parmi des cruches de vin. Le fils d'Hyrtacus parle le premier : |
9, 315 |
« Euryale, audendum dextra ; nunc ipsa uocat res. Hac iter est. Tu, ne qua manus se attollere nobis a tergo possit, custodi et consule longe ; haec ego uasta dabo et lato te limite ducam. » Sic memorat uocemque premit ; simul ense superbum |
« Euryale, notre bras doit être audacieux : l'occasion nous appelle. Voilà notre route. Toi, veille à ce que nul ne nous surprenne, par l'arrière et ne puisse lever le bras sur nous, et observe de loin ; moi, je vais dégager ce lieu et t'ouvrirai un large passage ». Cela dit, il se tait ; en même temps, épée brandie, |
9, 320 |
Rhamnetem adgreditur, qui forte tapetibus altis exstructus toto proflabat pectore somnum. Rex idem et regi Turno gratissimus augur, sed non augurio potuit depellere pestem. Tris iuxta famulos temere inter tela iacentis |
il attaque le fier Rhamnès, qui justement s'était endormi, écroulé sur d'épais tapis, ronflant à pleins poumons ; il était roi, et aussi l'augure le plus apprécié du roi Turnus, mais, tout augure qu'il fût, il ne put éviter la catastrophe. Tout à côté, Nisus abat ses trois serviteurs couchés sans défiance |
9, 325 |
armigerumque Remi premit aurigamque sub ipsis nanctus equis ferroque secat pendentia colla ; tum caput ipsi aufert domino truncumque relinquit sanguine singultantem ; atro tepefacta cruore terra torique madent. Nec non Lamyrumque Lamumque |
parmi les armes puis l'écuyer et cocher de Rémus qu'il découvre sous ses chevaux, dont il tranche le cou d'un coup d'épée. Puis, il décapite aussi leur maître, qu'il laisse là, dans son sang jailli de son tronc par saccades : un sang noir tièdit la terre et les litières imprégnées d'humidité. Le même sort attendait Lamyrus, et Lamus, |
9, 330 |
et iuuenem Serranum, illa qui plurima nocte luserat, insignis facie, multoque iacebat membra deo uictus : felix, si protinus illum aequasset nocti ludum in lucemque tulisset. Impastus ceu plena leo per ouilia turbans |
et le jeune Serranus, qui avait passé la plus grande partie de la nuit à jouer : avec son beau visage il était couché là, les membres rompus par l'abus de la boisson divine ; heureux eût-il été, s'il avait joué durant toute la nuit et prolongé son jeu jusqu'au lever du jour ! Nisus ressemble à un lion affamé qui sème le trouble en pleine bergerie, |
9, 335 |
suadet enim uesana fames manditque trahitque molle pecus mutumque metu, fremit ore cruento.
Nec minor Euryali caedes ; incensus et ipse perfurit ac multam in medio sine nomine plebem, Fadumque Herbesumque subit Rhoetumque Abarimque, |
poussé par une faim affolante : il déchire et tiraille le tendre troupeau muet de terreur tandis que lui rugit, la gueule sanglante.
Le carnage accompli par Euryale n'est pas moindre ; excité lui aussi et possédé par la fureur, il s'avance au milieu d'une foule nombreuse et anonyme ; il fonce sur Fadus et Herbesus, Rhétus et Abaris, |
9, 340 |
ignaros, Rhoetum uigilantem et cuncta uidentem, sed magnum metuens se post cratera tegebat ; pectore in aduerso totum cui comminus ensem condidit adsurgenti et multa morte recepit. Purpuream uomit ille animam et cum sanguine mixta |
qui n'étaient pas sur leurs gardes ; seul Rhétus veillait et voyait tout, mais il avait peur et se cachait derrière un grand cratère ; tandis qu'il se dressait face à lui, poitrine offerte, Euryale y enfonça son épée jusqu'à la garde et la retira, l'ayant frappé à mort. Rhétus vomit un flot rouge et, en mourant, remet du vin |
9, 345 |
uina refert moriens ; hic furto feruidus instat. Iamque ad Messapi socios tendebat ; ibi ignem deficere extremum et religatos rite uidebat carpere gramen equos : breuiter cum talia Nisus. sensit enim nimia caede atque cupidine ferri : |
mêlé de sang ; Euryale, bouillant d'ardeur, s'acharne en secret. Déjà, il se dirigeait vers les compagnons de Messapus. Il voyait là s'éteindre les derniers feux et paître dans l'herbe les chevaux attachés selon l'usage : aussitôt, comme Nisus savait Euryale emporté par un désir immodéré de carnage, |
9, 350 |
« Absistamus », ait, « nam lux inimica propinquat. Poenarum exhaustum satis est, uia facta per hostis. » Multa uirum solido argento perfecta relinquunt armaque craterasque simul pulchrosque tapetas. Euryalus phaleras Rhamnetis et aurea bullis |
dit : « Arrêtons-nous, car la clarté hostile du jour, s'approche. Notre soif de vengeance assouvie, la route est tracée vers les ennemis ». Ils abandonnent leur butin, de nombreux objets en argent massif, des armes et des cratères, ainsi que des tapis magnifiques. Euryale saisit les phalères de Rhamnès et son baudrier clouté d'or. |
9, 355 |
cingula, Tiburti Remulo ditissimus olim quae mittit dona hospitio cum iungeret absens Caedicus, ille suo moriens dat habere nepoti, post mortem bello Rutuli pugnaque potiti haec rapit atque umeris nequiquam fortibus aptat. |
Ce sont des présents envoyés jadis à Rémulus de Tibur, par le richissime Cédicus, lorsque, à distance, il contracta avec lui des liens d'hospitalité ; Rémulus mourant les avait légués à son petit-fils ; à sa mort au combat dans la guerre, les Rutules s'en étaient emparés. Euryale, pour son malheur, s'en saisit et adapte le baudrier à ses épaules. |
9, 360 |
Tum galeam Messapi habilem cristisque decoram induit. Excedunt castris et tuta capessunt. |
Puis il revêt le casque à aigrettes de Messapus, juste à sa mesure. Ils sortent du campement et gagnent un endroit sûr. |
9, 365 |
Mort de Nisus et Euryale (9, 367-449)
Un groupe de cavaliers latins, qui rejoignaient le camp de Turnus sous les ordres de Volcens, remarquent les deux Troyens, trahis par les reflets du casque d'Euryale dans l'obscurité. Sommés de s'arrêter, les deux amis s'enfuient ; Nisus parvient à s'éloigner, mais Euryale, entravé par son butin, s'égare. (9, 367-388)
Nisus, dès qu'il se rend compte qu'Euryale ne l'a pas suivi, revient sur ses pas et découvre son ami encerclé par les Latins. Prêt à tout pour le sauver, il lance, sans être vu, des traits qui blessent mortellement deux ennemis ; Volcens, n'apercevant pas Nisus, menace de tuer Euryale pour venger ses hommes, ce qui pousse Nisus, au comble de la douleur, à réagir. (9, 389-426)
Nisus, pour sauver son ami, révèle sa présence et revendique toute la responsabilité de l'action, mais en vain, car Volcens transperce Euryale de son épée. Finalement, dans un sanglant corps à corps, Nisus tue Volcens, puis s'écroule à son tour pour mourir sur le cadavre d'Euryale. (9, 427-449)
Interea praemissi equites ex urbe Latina, cetera dum legio campis instructa moratur, ibant et Turno regi responsa ferebant, |
Pendant ce temps, des cavaliers, en avant-garde arrivaient de la ville de Latinus, tandis que le reste de la légion, en ordre de bataille, attendait dans la plaine ; ces cavaliers apportaient des réponses au roi Turnus ; |
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tercentum, scutati omnes, Volcente magistro. Iamque propinquabant castris murosque subibant, cum procul hos laeuo flectentis limite cernunt et galea Euryalum sublustri noctis in umbra prodidit immemorem radiisque aduersa refulsit. |
ils étaient trois cents, tous armés de boucliers, sous les ordres de Volcens. Déjà ils s'approchaient du camp et en atteignaient les remparts, lorsqu'ils voient au loin les deux Troyens empruntant le sentier de gauche ; dans la faible lumière de la nuit, Euryale, n'y pensant plus, fut trahi par son casque, qui frappé par les rayons renvoya un éclat lumineux. |
9, 370 |
Haud temere est uisum. Conclamat ab agmine Volcens « State, uiri. Quae causa uiae ? Quiue estis in armis ? Quoue tenetis iter ? » Nihil illi tendere contra, sed celerare fugam in siluas et fidere nocti. Obiciunt equites sese ad diuortia nota |
Cet éclat ne fut pas sans effet. De sa troupe, Volcens s'écrie : « Halte, guerriers. Pourquoi êtes-vous en route ? Qui êtes-vous, ainsi armés ? Où allez-vous ? » Mais eux, sans tenter de faire face, s'empressent de fuir dans les bois, se confiant à la nuit. Des cavaliers se postent un peu partout aux carrefours connus |
9, 375 |
hinc atque hinc omnemque abitum custode coronant. Silua fuit late dumis atque ilice nigra horrida, quam densi complerant undique sentes ; rara per occultos lucebat semita calles. Euryalum tenebrae ramorum onerosaque praeda |
et toutes les issues sont fermées par un cordon de gardes. Une forêt hérissée de buissons et d'yeuses noires, envahie de toutes parts par d'épaisses ronces, occupait un large espace ; parmi les pistes bien cachées, un rare sentier était éclairé. L'obscurité sous les branches et son lourd butin entravent Euryale |
9, 380 |
impediunt fallitque timor regione uiarum ; Nisus abit, iamque imprudens euaserat hostis atque locos, qui post Albae de nomine dicti Albani, tum rex stabula alta Latinus habebat.
Vt stetit et frustra absentem respexit amicum : |
qui, dans sa crainte se trompe sur la direction à prendre. Nisus s'éloigne ; déjà, sans le savoir, échappé aux ennemis il avait quitté les lieux qui plus tard furent nommés Albains, du nom d'Albe, où Latinus avait alors des étables imposantes.
Dès qu'il s'arrêta et se retourna en vain, vers son ami disparu, |
9, 385 |
« Euryale infelix, qua te regione reliqui ? Quaue sequar, rursus perplexum iter omne reuoluens fallacis siluae ? » Simul et uestigia retro obseruata legit dumisque silentibus errat. Audit equos, audit strepitus et signa sequentum. |
il s'écria : « Malheureux Euryale, où t'ai-je laissé ? Par où te suivre, en refaisant en sens contraire à travers la forêt trompeuse tout un trajet compliqué ? » Ce disant, il fait demi-tour, observe et relève les traces de pas, errant à travers les fourrés silencieux. Il entend des chevaux, il entend des bruits et des signes de poursuite. |
9, 390 |
Nec longum in medio tempus, cum clamor ad auris peruenit ac uidet Euryalum, quem iam manus omnis fraude loci et noctis, subito turbante tumultu, oppressum rapit et conantem plurima frustra. Quid faciat ? Qua ui iuuenem, quibus audeat armis |
Il ne faut pas longtemps avant qu'un cri parvienne à ses oreilles, et qu'il aperçoive Euryale ; dans un tumulte soudain, celui-ci, trompé par l'obscurité des lieux, est pressé déjà et capturé par toute une troupe, malgré les efforts multiples qu'il déploie, en vain. Que faire ? Quelle force, quelles armes utiliser pour oser |
9, 395 |
eripere ? An sese medios moriturus in enses inferat et pulchram properet per uolnera mortem ? Ocius adducto torquens hastile lacerto, suspiciens altam Lunam sic uoce precatur : « Tu, dea, tu praesens nostro succurre labori, |
leur arracher le jeune homme ? Va-t-il, prêt à mourir, se jeter au milieu des glaives et hâter par ses blessures une noble mort ? Sans attendre, le bras ramené en arrière, il brandit son javelot et, levant les yeux vers la Lune lointaine, il la prie à haute voix : « Ô toi, déesse, aide-nous de ta présence dans cette épreuve, |
9, 400 |
astrorum decus et nemorum Latonia custos Siqua tuis umquam pro me pater Hyrtacus aris dona tulit, siqua ipse meis uenatibus auxi suspendiue tholo aut sacra ad fastigia fixi : hunc sine me turbare globum et rege tela per auras. » |
toi, l'honneur des astres, fille de Latone, gardienne des forêts. Si mon père Hyrtacus a chargé tes autels d'offrandes pour moi, si j'y ai moi-même ajouté les dons des produits de mes chasses, suspendus à la voûte de ton temple ou fixés à tes frontons sacrés, permets-moi de disperser cette bande et dirige mes traits dans les airs ». |
9, 405 |
Dixerat, et toto conixus corpore ferrum conicit : hasta uolans noctis diuerberat umbras et uenit auersi in tergum Sulmonis ibique frangitur ac fisso transit praecordia ligno. Voluitur ille uomens calidum de pectore flumen |
Il avait parlé et, tendant toutes ses forces, il lance son trait. L'arme dans son vol fend les ombres de la nuit et aboutit dans le dos de Sulmon qui était devant lui ; elle s'y brise, et lui traverse le coeur d'un éclat de bois. Sulmon s'écroule, crachant de sa poitrine un flot de sang chaud ; |
9, 410 |
frigidus et longis singultibus ilia pulsat. Diuersi circumspiciunt. Hoc acrior idem ecce aliud summa telum librabat ab aure. Dum trepidant, it hasta Tago per tempus utrumque stridens traiectoque haesit tepefacta cerebro. |
tandis qu'il se refroidit, ses flancs sont agités de longs hoquets. Les Rutules regardent autour d'eux. Plus ardent que jamais, Nisus balançait un autre trait à hauteur de son oreille. Dans le trouble général, le trait siffle, traverse de part en part les tempes de Tagus, et reste fiché, tièdi par le cerveau transpercé. |
9, 415 |
Saeuit atrox Volcens nec teli conspicit usquam auctorem nec quo se ardens inmittere possit. « Tu tamen interea calido mihi sanguine poenas persolues amborum, » inquit ; simul ense recluso ibat in Euryalum. Tum uero exterritus, amens |
Le redoutable Volcens est fou de rage ; il ne voit nulle part l'auteur du coup ni l'endroit vers où il pourrait diriger sa fureur. « En attendant, c'est toi qui payeras leurs deux morts de ton sang chaud », dit-il ; et en même temps, épée dégainée, il marchait vers Euryale. Alors, épouvanté, hors de lui, |
9, 420 |
conclamat Nisus, nec se celare tenebris amplius aut tantum potuit perferre dolorem. « Me me, adsum qui feci, in me conuertite ferrum, O Rutuli, mea fraus omnis ; nihil iste nec ausus nec potuit, caelum hoc et conscia sidera testor, |
Nisus pousse un cri ; il n'a pu rester caché plus longtemps dans l'obscurité, ni supporter une si grande douleur. « C'est moi, moi, le responsable ; tournez vers moi vos traits, ô Rutules ! Toute cette ruse vient de moi, lui n'a rien osé et n'a rien pu faire ; j'en atteste le ciel et les astres qui le savent : |
9, 425 |
tantum infelicem nimium dilexit amicum. » Talia dicta dabat ; sed uiribus ensis adactus transabiit costas et candida pectora rumpit. Voluitur Euryalus leto, pulchrosque per artus it cruor, inque umeros ceruix conlapsa recumbit : |
il n'a fait que trop aimer un ami infortuné ». Ainsi parlait-il ; mais, poussé par la force de son épée Volcens transperse les côtes d'Euryale et fracasse sa blanche poitrine. Celui-ci roule dans la mort et le sang se répand sur ses membres si beaux et sa tête s'affaisse, retombant sur ses épaules. |
9, 430 |
purpureus ueluti cum flos succisus aratro languescit moriens lassoue papauera collo demisere caput, pluuia cum forte grauantur. At Nisus ruit in medios solumque per omnis Volcentem petit in solo Volcente moratur. |
On dirait une fleur pourpre qui, fauchée par la charrue, languit et meurt ; on dirait des pavots à la tige fatiguée, dont la tête s'incline sous le poids de pluies soudaines. Alors Nisus se jette au milieu des Rutules et cherche dans la masse le seul Volcens, ne s'attachant qu'à Volcens. |
9, 435 |
Quem circum glomerati hostes hinc comminus atque hinc proturbant. Instat non setius ac rotat ensem fulmineum, donec Rutuli clamantis in ore condidit aduerso et moriens animam abstulit hosti. Tum super exanimum sese proiecit amicum |
Les ennemis s'attroupent autour de lui et de partout le serrent de près. Néanmoins Nisus les menace et fait tournoyer son épée brillante, avant de l'enfoncer dans la gorge de son adversaire Rutule hurlant ; tout mourant lui-même, il a enlevé la vie à son ennemi. Puis, transpercé de coups, il s'est jeté sur le cadavre |
9, 440 |
confossus placidaque ibi demum morte quieuit.
Fortunati ambo ! Siquid mea carmina possunt, nulla dies umquam memori uos eximet aeuo, dum domus Aeneae Capitoli immobile saxum accolet imperiumque pater Romanus habebit. |
de son ami, où enfin il a trouvé le repos d'une mort sereine.
Heureux êtes-vous tous deux ! Si mes chants ont quelque pouvoir, aucun jour jamais ne vous enlèvera à la mémoire des âges, tant que la maison d'Énée voisinera l'immuable roc du Capitole, tant que le maître de Rome conservera le pouvoir. |
9, 445 |
Après la mort des deux amis (9, 450-502)
Du côté rutule, malgré la consternation soulevée par la découverte du massacre, Turnus et les divers chefs appellent au combat, excitent leurs troupes en exhibant les têtes des deux amis empalées sur des piques ; ce spectacle horrible afflige aussi les Troyens, qui se préparent à nouveau à soutenir l'assaut. (9, 450-472)
Pendant ce temps, la mère d'Euryale, avertie par la Rumeur de la mort de son fils, exhale des plaintes désespérées et très communicatives. Iule, en dépit de son émotion, et Ilionée la font sagement reconduire chez elle. (9, 473-502)
Victores praeda Rutuli spoliisque potiti Volcentem exanimum flentes in castra ferebant. Nec minor in castris luctus Rhamnete reperto exsangui et primis una tot caede peremptis, Serranoque Numaque. Ingens concursus ad ipsa |
Les Rutules vainqueurs, maîtres du butin et des dépouilles, pleuraient, emmenant dans leur camp le corps inanimé de Volcens. Au camp, l'affliction n'était pas moindre, à la découverte du corps exsangue de Rhamnète et de tant de chefs victimes du même carnage, de Serranus aussi, et de Numa. On se rua en foule vers ces cadavres, |
9, 450 |
corpora seminecisque uiros tepidaque recentem caede locum et plenos spumanti sanguine riuos. Agnoscunt spolia inter se galeamque nitentem Messapi et multo phaleras sudore receptas.
Et iam prima nouo spargebat lumine terras |
vers les guerriers à demi-morts, vers l'endroit tout tiède encore du récent massacre et les ruisseaux remplis de sang écumant. Ensemble ils identifient les dépouilles, reconnaissent le casque luisant de Messapus et ses phalères récupérées à force de sueur.
Et déjà sur la terre se levait une nouvelle lumière |
9, 455 |
Tithoni croceum linquens Aurora cubile : iam sole infuso, iam rebus luce retectis Turnus in arma uiros, armis circumdatus ipse, suscitat, aeratasque acies in proelia cogit quisque suas uariisque acuunt rumoribus iras. |
de l'Aurore, qui délaissait le lit doré de Tithon. Déjà le soleil brillait, déjà tout baignait dans la lumière ; Turnus en personne, tout armé, appelle aux armes ses guerriers ; tous les chefs rassemblent pour le combat les troupes d'airain, et ils attisent les colères en répandant diverses rumeurs. |
9,460 |
Quin ipsa arrectis uisu miserabile in hastis praefigunt capita et multo clamore sequuntur Euryali et Nisi. Aeneadae duri murorum in parte sinistra opposuere aciem, nam dextera cingitur amni, |
Bien plus, sur des lances dressées, affreux spectacle !, ils ont empalé les têtes d'Euryale et de Nisus qu'ils suivent au milieu des cris. Les rudes Énéades ont rangé leur armée sur le mur de gauche, car le fleuve les protège sur la droite ; ils ont à l'oeil les grands fossés |
9, 465 |
ingentisque tenent fossas et turribus altis stant maesti ; simul ora uirum praefixa mouebant, nota nimis miseris atroque fluentia tabo.
Interea pauidam uolitans pennata per urbem nuntia Fama ruit matrisque adlabitur auris |
et, fort afffligés, se tiennent sur les hautes tours ; en même temps, ils étaient émus par les têtes empalées des héros, trop familières pour ces malheureux, et d'où dégoulinait un sang noirâtre.
Cependant, voltigeant à travers la ville épouvantée, la Renommée, messagère ailée, se rue et parvient aux oreilles de la mère d'Euryale. |
9, 470 |
Euryali. At subitus miserae calor ossa reliquit, excussi manibus radii reuolutaque pensa. Euolat infelix et femineo ululatu, scissa comam, muros amens atque agmina cursu prima petit, non illa uirum, non illa pericli |
Aussitôt, la malheureuse sent la chaleur la quitter ; les fuseaux lui tombent des mains, sa quenouillée se renverse. La pauvre femme vole au-dehors, poussant des hurlements, elle s'est arraché les cheveux et court éperdue vers les murs, vers les premières lignes ; sans penser aux combattants, |
9, 475 |
telorumque memor ; caelum dehinc questibus implet : « Hunc ego te, Euryale, aspicio ? Tune illa senectae sera meae requies, potuisti linquere solam, crudelis ? Nec te, sub tanta pericula missum, adfari extremum miserae data copia matri ? |
elle oublie le danger et les traits, emplit le ciel de ses plaintes : « Est-ce toi que je vois, Euryale ? Est-ce toi, l'ultime soutien de mes vieux jours, qui as pu me laisser seule, ô cruel ? Envoyé au devant de si grands dangers, tu n'as même pas eu l'occasion de dire un dernier adieu à ta pauvre mère ? |
9, 480 |
Heu, terra ignota canibus data praeda Latinis alitibusque iaces, nec te, tua funera mater produxi pressiue oculos aut uolnera laui, ueste tegens, tibi quam noctes festina diesque urgebam et tela curas solabar anilis. |
Hélas, tu gis en une terre inconnue, proie offerte aux chiens et aux rapaces latins ! Moi, ta mère, je n'ai pas conduit ton convoi, je ne t'ai pas fermé les yeux, je n'ai pas lavé tes blessures, je ne t'ai pas couvert de ce vêtement que j'avais hâte d'achever, m'activant jour et nuit, pour apaiser sur la toile mes soucis de vieillarde. |
9, 485 |
Quo sequar, aut quae nunc artus auolsaque membra et funus lacerum tellus habet ? Hoc mihi de te, nate, refers ? Hoc sum terraque marique secuta ? Figite me, siqua est pietas, in me omnia tela conicite, o Rutuli, me primam absumite ferro. |
Où te chercher ? Quelle terre à présent détient tes restes et tes membres arrachés et ton cadavre lacéré ? Est-ce cela, mon fils, que tu me rapportes ? Est-ce cela que j'ai poursuivi sur terre et sur mer ? Si la piété existe, transpercez-moi, jetez sur moi tous vos traits, ô Rutules, faites de moi la première victime de vos armes. |
9, 490 |
Aut tu, magne pater diuom, miserere tuoque inuisum hoc detrude caput sub Tartara telo, quando aliter nequeo crudelem abrumpere uitam. » Hoc fletu concussi animi, maestusque per omnis it gemitus : torpent infractae ad proelia uires. |
Ou alors, toi, souverain père des dieux, prends pitié, et de ton foudre précipite mon odieuse personne dans le Tartare, puisque je n'ai pas d'autre moyen de mettre fin à cette vie cruelle ». Ces lamentations ébranlent les coeurs, un triste gémissement parcourt tous les rangs ; les forces de combat se figent, brisées. |
9, 495 |
Illam incendentem luctus Idaeus et Actor Illionei monitu et multum lacrimantis Iuli corripiunt interque manus sub tecta reponunt. |
À sa vue, les pleurs redoublaient ; sur le conseil d'Ilionée et de Iule, qui versait d'abondantes larmes, Idée et Actor la prennent dans leurs bras et la ramènent en sa demeure. |
9, 500 |
Notes (9, 308-502)
dressés (9, 317). C'est-à-dire que les chevaux sont dételés et que les chars ont leurs timons dressés.
Rhamnès (9, 325). Ce personnage n'est mentionné que dans le livre 9 (9, 325, 359, 452). Son nom évoque celui des membres d'une des trois tribus censées créées par Romulus aux origines de Rome (on trouve en effet les Ramnes aux côtés des Tities et des Luceres). La tradition expliquait que les Ramnes tiraient leur nom de celui de Romulus (cfr par exemple Tite-Live, I, 13, 8). C'est donc au premier roi de Rome qu'on se voit en quelque sorte renvoyé. Rien d'étonnant dès lors que le Rhamnès virgilien soit à la fois roi et augure (9, 327), tout comme l'était Romulus.
tout augure qu'il fût (9, 328). L'expression est sarcastique. Homère l'avait utilisée (Iliade, 2, 859) pour un autre augure, Ennomus.
Rémus (9, 330). On vient de dire que le nom de Rhamnès évoquait celui de Romulus. Ce n'est donc pas surprenant de voir apparaître ici le nom de Rémus pour désigner un autre Rutule.
leur maître (9, 332). Rémus bien sûr, dont l'écuyer et le cocher viennent d'être massacrés.
Lamyrus (9, 334). Ce guerrier rutule, qui n'est cité qu'ici, porte un nom grec (lamyros) qui veut dire « hardi, effronté ».
Lamus (9, 334). Ce guerrier rutule, qui n'est cité qu'ici, porte le nom d'un roi des Lestrygons cité dans l'Odyssée, 10, 81. Mais outre un renvoi à Homère, Virgile voulait flatter une famille romaine, celle d'Aelius Lamia, qui prétendait avoir ce Lamus comme ancêtre (Horace, Odes, 3, 17, 1). Virgile avait à sa disposition un excellent moyen de mettre en évidence certaines familles romaines en imaginant qu'elles remontaient à l'époque d'Énée. Il l'utilise largement (cfr 9, 335n.). Cfr par exemple le récit des régates au chant 5, et ce qui est dit dans les notes, à propos de Mnesthée (5, 117), de Gyas (5, 118), de Sergeste (5, 121) ou de Cloanthe (5, 122-123).
jeune Serranus (9, 335). Comme les deux précédents, ce Rutule n'est cité que dans le livre neuf (ici et en 9, 454). Il joue également le rôle d'un ancêtre fictif, celui de la famille romaine d'Atilius Serranus.
boisson divine (9, 337). Le vin, liqueur de Bacchus, dont il avait largement abusé.
comme un lion (9, 339). Comparaison homérique (Iliade, 12, 299 et 15, 323 ; Odyssée, 6, 130).
Fadus et Herbesus, Rhétus et Abaris (9, 344). Tous ces Rutules portent des noms grecs. Ce sont des personnages épisodiques qui n'apparaissent qu'ici.
il savait (9, 354). Comme le note J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 18, n. 1), « Euryale est sorti du rôle qui lui avait été, fort raisonnablement, assigné (9, 322) ; la facilité de ces exploits (9, 350) lui monte à la tête. Nisus pressent le danger de ce délire (9, 354), rappelle l'essentiel (9, 356 ; cfr 9, 321-323). Mais c'est alors le goût du pillage (cfr 9, 384) qui va égarer l'adolescent ».
phalères (9, 359). Les phalères étaient des plaques rondes d'or, d'argent ou d'autres métaux, sur lesquelles était gravée ou ciselée quelque figure en relief, ou quelque emblème. Les personnes de distinction en portaient sur la poitrine, comme ornement ; c'était pour les soldats une décoration militaire et quelquefois elles servaient à des harnais de luxe pour les chevaux (d'après A. Rich).
baudrier (9, 359). Le mot latin utilisé ici (cingulum) désigne au sens propre « une ceinture, un ceinturon ». Au sens strict, il ne devrait donc pas être traduit par « baudrier » (en latin balteus ou balteum), mais la suite du texte (9, 364) montre qu'il s'agissait bel et bien d'une pièce d'équipement qui s'adaptait à l'épaule. Le baudrier était passé sur une épaule et sous l'autre pour suspendre l'épée, de la même façon que nos soldats portent les armes qu'ils ont au côté. Il était attaché sur le devant par une boucle, et souvent enrichi de clous d'or ou de pierres précieuses (d'après A. Rich). Le baudrier le plus célèbre de l'Énéide est celui de Pallas, dont on parlera en 10, 495-505 et en 12, 940-952.
Cédicus (9, 360-1). Création virgilienne. Le même nom réapparaîtra en 10, 747.
Rémulus (9, 360). Autre création virgilienne, manifestement forgée par la combinaison du nom de Rémus avec celui de Romulus. Virgile le réutilise plus loin (9, 593) comme surnom de Numanus. Il y a donc dans le livre neuf deux Rémulus, le premier, originaire de Tibur et hôte du richissime Cédicus, l'autre, un Rutule, beau-frère de Turnus.
cavaliers (9, 367). Comme ce sera plus tard le cas dans l'armée romaine, on trouve ici, à côté de l'infanterie, une aile (ala) de cavalerie formée de 300 cavaliers. Ces derniers sont envoyés en avant-garde vers Turnus qui encercle le camp troyen ; les fantassins quant à eux restent dans la plaine, attendant les ordres.
Volcens (9, 369). Chef du détachement de cavalerie, il sera cité plusieurs fois dans le chant neuf, et une fois dans le chant dix (10, 563, comme père de Camers). Virgile en fait le magister du groupe, un titre qui évoque le magister equitum des Romains.
Albains (9, 387). On ne sait pas très bien à quoi correspondent ces loci Albani. Cfr aussi 9, 274n.
Lune (9, 403). Nisus s'adresse à la Lune, identifiée à Diane, fille de Latone et soeur de Phébus-Apollon. Dans le ciel, Diane, qui incarne la Lune, est « l'honneur des astres » ; sur terre, elle est la « gardienne des forêts » et la déesse de la chasse. En tant que chasseur, Nisus lui a souvent rendu hommage en lui offrant le produit de ses chasses.
Sulmon qui était devant lui (9, 412). Le texte suivi ici (aduersi in tergum Sulmonis) est celui de l'édition de J. Perret. Ce Sulmon avait quatre fils qui seront sacrifiés par Énée en 10, 517-520. Ce guerrier porte le nom d'une ville des Péligniens, au centre de l'Italie, Sulmo, patrie d'Ovide. Ce n'est pas la première fois que Virgile utilise des toponymes pour fabriquer les noms de ses guerriers. Souvent aussi il se sert de noms de cours d'eau. On a vu ainsi au chant sept Galèse (7, 535), Ufens (7, 745, Umbro (7, 752). On va rencontrer en 9, 419, le cas de Tagus et en 11, 670, celui de Liris.
Tagus (9, 419). C'est le nom du Tage, en Espagne (cfr la note précédente).
On dirait une fleur etc... (9, 435). La comparaison vient d'Homère (Iliade, 8, 306), et elle a été utilisée, avant Virgile, par Apollonius de Rhodes (Argonautiques, 3, 1396) et par Catulle (11, 22-24 ; 62, 39-47). Ovide à son tour y aura recours (Mét., 10, 189-195).
Heureux êtes-vous, etc... (9, 446). Cette apostrophe célèbre a été imitée (Ovide, Tristes, 3, 7, 51 ; Silius Italicus, 4, 398). Une belle paraphrase de Stace dans sa Thébaide (10, 436-439) y fait aussi allusion, à propos des héros Hoplée et Dymas.
Capitole (9, 448). Le Capitole est le symbole de la pérennité de Rome.
le maître de Rome (9, 449). Le texte latin parle du pater Romanus. Il s'agit vraisemblablement de l'empereur Auguste.
Numa (9, 454). Un guerrier qui n'a pas été nommé dans la description du massacre, et à qui Virgile a donné le nom du second roi de Rome, Numa Pompilius. Un autre Numa sera tué par Énée en 10, 562.
phalères (9, 458). Cfr 1,359n.
Et déjà sur la terre (9, 459). Le vers est repris de 4, 584-585. L'Aurore, chaque matin, quittait la couche de Tithon, son époux, montait sur son char et surgissait de l'Océan, précédant dans les airs le Soleil (M. Rat).
ville (9, 473). Il s'agit toujours du camp des Troyens, que Virgile subtilement appelle une ville (cfr 9, 48n).
Renommée (9, 474). Ce n'est pas la première fois que Virgile utilise la « Renommée » (en latin Fama). Cfr la longue description que le poète en donne en 4, 173-188.
souverain père des dieux (9, 495). Jupiter.
Idée ; Actor ; Ilionée (9, 500-502). Idée n'est cité qu'ici (celui mentionné en 6, 485, est le cocher de Priam, un guerrier homonyme, mort à Troie). Actor, comme Troyen, n'apparaît qu'ici ; mais un Auronque, du même nom, se retrouve en 12, 94 et 96. Ilionée est un personnage plus important, cité à diverses reprises dans l'Énéide. Cfr 1, 120-124n : c'est un des plus âgés parmi les compagnons d'Énée, souvent son porte-parole (auprès de Didon, en 1, 520-560 et auprès de Latinus, en 7, 212).
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