Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant I (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE I
ARRIVÉE D'ÉNÉE À CARTHAGE
Introduction (1, 1-11)
Sujet de l'Énéide et invocation à la Muse
Les premiers vers, suivis d'une invocation à la Muse, présentent d'emblée le sujet de l'oeuvre : l'arrivée du Troyen Énée en Italie et les combats qu'il dut mener avant son installation dans le Latium ; bien que protégé par le destin, il fut longtemps la victime des dieux, en particulier de Junon (1, 1-11).
Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Lauiniaque uenit litora, multum ille et terris iactatus et alto ui superum saeuae memorem Iunonis ob iram ; |
Je chante les combats du héros prédestiné qui, le premier, fuyant les rivages de Troie, aborda en Italie, près de Lavinium ; longtemps sur terre et sur mer les dieux puissants le malmenèrent, à cause de la colère tenace de la cruelle Junon ; |
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multa quoque et bello passus, dum conderet urbem,
inferretque deos Latio, genus unde Latinum, Albanique patres, atque altae moenia Romae. Musa, mihi causas memora, quo numine laeso, quidue dolens, regina deum tot uoluere casus |
il endura aussi bien des maux à la guerre, avant de fonder sa ville et d'introduire ses dieux au Latium, le berceau de la race latine, des Albains nos pères et de Rome aux altières murailles. Muse, rappelle-moi quelle cause, quelle offense à sa volonté, quel chagrin poussa la reine des dieux à imposer à un héros d'une piété si insigne |
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insignem pietate uirum, tot adire labores
impulerit. Tantaene animis caelestibus irae ? |
de traverser tant d'aventures, d'affronter tant d'épreuves ? Les âmes des dieux éprouvent-elles de si grands ressentiments ? |
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Junon écarte les Troyens d'Italie (1, 12-80)
Junon rêvait de la suprématie pour Carthage. Mais, connaissant les arrêts du destin, elle pressentait la victoire future de Rome, la nouvelle Troie, sur Carthage (1, 12-22).
Depuis longtemps hostile aux Troyens, pleine de rancoeur et de jalousie à l'égard de Pâris, de Dardanus et de Ganymède, elle malmenait sur la mer les exilés Troyens (1, 23-33).
Irritée de les voir s'approcher de l'Italie et ressassant ses vieilles rancoeurs, évoquant la tempête soulevée par Pallas Athéna contre les Argiens et Ajax, se sentant humiliée et limitée dans son pouvoir, elle songe à déchaîner elle aussi une tempête contre les Troyens (1, 34-49).
Aussitôt, Junon se rend auprès du dieu Éole, préposé par Jupiter à tenir les vents enchaînés dans de sombres cavernes et, flattant habilement le docile Éole, lui promettant une nymphe pour épouse en guise de récompense, elle le convainc de déchaîner une tempête (1, 50-80).
Vrbs antiqua fuit, Tyrii tenuere coloni, Karthago, Italiam contra Tiberinaque longe ostia, diues opum studiisque asperrima belli ; |
Carthage, une ville ancienne, colonie tyrienne, s'élevait face à l'Italie et aux lointaines bouches du Tibre ; elle était riche et farouchement passionnée pour la guerre. |
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quam Iuno fertur terris magis omnibus unam posthabita coluisse Samo; hic illius arma, hic currus fuit; hoc regnum dea gentibus esse, si qua fata sinant, iam tum tenditque fouetque. Progeniem sed enim Troiano a sanguine duci |
Junon, dit-on, la chérissait plus que toute autre cité, plus même que Samos. Là étaient ses armes, là était son char. Pour la déesse, cette ville, si les destins y consentent, régnera sur les nations : tel est désormais son but, l'objet de ses soins. Mais elle avait appris que du sang troyen naissait une race |
1, 15
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audierat, Tyrias olim quae uerteret arces; hinc populum late regem belloque superbum uenturum excidio Libyae : sic uoluere Parcas.
Id metuens, ueterisque memor Saturnia belli, prima quod ad Troiam pro caris gesserat Argis |
qui un jour renverserait les forteresses tyriennes ; qu'un peuple, roi d'un vaste empire, intraitable à la guerre, en sortirait pour la perte de la Libye : ainsi le filaient des Parques.
Redoutant ce désastre, la Saturnienne se rappelait l'ancienne guerre qu'elle avait menée au premier rang devant Troie pour ses chers Argiens. |
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- necdum etiam causae irarum saeuique dolores exciderant animo : manet alta mente repostum iudicium Paridis spretaeque iniuria formae, et genus inuisum, et rapti Ganymedis honores -, his accensa super, iactatos aequore toto |
De plus, les raisons de sa colère et ses cruels ressentiments n'avaient pas encore quitté son coeur ; dans son esprit restaient ancrés le jugement de Pâris et l'injurieux affront fait à sa beauté, et la race abhorrée, et les honneurs échus à Ganymède, après son rapt. Enflammée encore par ces souvenirs, elle malmenait sur l'immensité |
1, 25
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Troas, reliquias Danaum atque immitis Achilli, arcebat longe Latio, multosque per annos errabant, acti fatis, maria omnia circum. Tantae molis erat Romanam condere gentem !
Vix e conspectu Siculae telluris in altum |
les Troyens, restes échappés aux Danaens et à l'impitoyable Achille, et les retenaient loin du Latium, eux qui, depuis tant d'années, erraient à travers toutes les mers, menés par les destins. Tant était lourde la tâche de fonder la nation romaine !
Les Troyens, tout joyeux, à peine hors de vue de la Sicile, |
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uela dabant laeti, et spumas salis aere ruebant, cum Iuno, aeternum seruans sub pectore uolnus, haec secum: « Mene incepto desistere uictam, nec posse Italia Teucrorum auertere regem? Quippe uetor fatis. Pallasne exurere classem |
faisaient voile vers le large, fendant de leurs proues l'écume salée, quand Junon, qui gardait en son cur son éternelle blessure, dit en son for intérieur : « Moi, vaincue, je renoncerais à mon projet ! Je ne pourrais détourner de l'Italie le roi des Teucères ! Certes ! Les destins me l'interdisent ! Pallas, n'a-t-elle pas pu, elle, |
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Argiuom atque ipsos potuit submergere ponto, unius ob noxam et furias Aiacis Oilei? Ipsa, Iouis rapidum iaculata e nubibus ignem, disiecitque rates euertitque aequora uentis, illum expirantem transfixo pectore flammas |
incendier la flotte des Argiens et les engloutir dans la mer, suite à la faute et à la folie du seul Ajax, le fils d'Oïlée ! Elle-même a lancé du haut des nues la foudre rapide de Jupiter, disloqué leurs navires et bouleversé les flots sous les vents déchaînés ; et tandis qu'Ajax, de sa poitrine transpercée, crachait des flammes, |
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turbine corripuit scopuloque infixit acuto. Ast ego, quae diuom incedo regina, Iouisque et soror et coniunx, una cum gente tot annos bella gero! Et quisquam numen Iunonis adoret praeterea, aut supplex aris imponet honorem ? »
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elle le saisit dans un tourbillon et le cloua sur l'arête d'un rocher. Et moi, majestueuse reine des dieux, soeur et épouse de Jupiter, je suis en guerre contre une seule nation, et depuis tant d'années ! Est-il encore un être pour adorer la puissance de Junon, ou déposer en suppliant des offrandes sur ses autels ? »
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Talia flammato secum dea corde uolutans nimborum in patriam, loca feta furentibus austris, Aeoliam uenit. Hic uasto rex Aeolus antro luctantes uentos tempestatesque sonoras imperio premit ac uinclis et carcere frenat. |
La déesse, retournant ces pensées en son coeur embrasé, part pour la patrie des vents, ces lieux gros d'ouragans furieux. Elle arrive en Éolie. Là, dans une immense caverne, le roi Éole pèse de tout son pouvoir sur les bruyantes tempêtes et les vents rebelles, et les retient enchaînés dans leur prison. |
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Illi indignantes magno cum murmure montis
circum claustra fremunt; celsa sedet Aeolus arce sceptra tenens, mollitque animos et temperat iras. Ni faciat, maria ac terras caelumque profundum quippe ferant rapidi secum uerrantque per auras. |
Eux s'indignent et, tandis que gronde sourdement la montagne, ils tournent en rugissant dans leur enclos ; au sommet, Éole trône, le sceptre à la main, apaisant leurs coeurs et tempérant leurs colères. Sans lui, sûrement les vents impétueux entraîneraient avec eux mers et terres et ciel immense, qu'ils disperseraient dans les airs. |
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Sed pater omnipotens speluncis abdidit atris, hoc metuens, molemque et montis insuper altos imposuit, regemque dedit, qui foedere certo et premere et laxas sciret dare iussus habenas. Ad quem tum Iuno supplex his uocibus usa est: |
Mais le dieu tout puissant, craignant ce risque, les avait cachés dans de sombres cavernes, posant sur eux la masse de hauts rochers ; il leur avait donné un roi qui, sur son ordre, savait, selon des règles fixées, les contenir ou leur lâcher la bride. |
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« Aeole, namque tibi diuom pater atque hominum rex et mulcere dedit fluctus et tollere uento, gens inimica mihi Tyrrhenum nauigat aequor, Ilium in Italiam portans uictosque Penates : incute uim uentis submersasque obrue puppes, |
« Éole, puisque le père des dieux et le roi des hommes t'a accordé d'apaiser ou de soulever les flots à l'aide du vent, sache qu'une race qui m'est odieuse vogue sur la mer Tyrrhénienne, transportant vers l'Italie Ilion et ses Pénates vaincus. Déchaîne la violence des vents, submerge et engloutis leurs bateaux, |
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aut age diuersos et disiice corpora ponto. Sunt mihi bis septem praestanti corpore nymphae, quarum quae forma pulcherrima Deiopea, conubio iungam stabili propriamque dicabo, omnis ut tecum meritis pro talibus annos |
ou disperse-les et parsème leurs cadavres sur la mer. Je dispose de quatorze nymphes au corps superbe ; la plus belle de toutes c'est Déiopée. Je l'unirai à toi en un mariage stable et je te l'attribuerai en propre ; ainsi, en échange de tes services, elle passera avec toi |
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exigat, et pulchra faciat te prole parentem. » Aeolus haec contra : « Tuus, O regina, quid optes explorare labor ; mihi iussa capessere fas est. Tu mihi, quodcumque hoc regni, tu sceptra Iouemque concilias, tu das epulis accumbere diuom, |
toute sa vie et te rendra père d'une belle progéniture ». À cela Éole répond : « C'est à toi, ô reine, d'examiner ce que tu souhaites ; mon droit à moi est de recevoir des ordres. À toi je dois ce que j'ai de pouvoir, mon sceptre et la faveur de Jupiter ; c'est toi qui me vaux le droit de m'asseoir aux festins des dieux |
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nimborumque facis tempestatumque potentem. » |
et ma puissance sur les nuages et les tempêtes ». |
La tempête - Les Troyens en péril (1, 81-123)
Un seul geste d'Éole libère les vents, déchaînant la tempête et les ouragans. Les Troyens se sentent en péril et Énée est désespéré, regrettant de n'être pas mort à Troie, comme nombre de ses compagnons d'armes (1, 81-101).
Le navire d'Énée est mis à mal ; trois bateaux sont projetés sur des récifs, trois autres échouent dans des bas-fonds ; Oronte et ses Lyciens sont engloutis avec leur navire ; des naufragés surnagent ; d'autres vaisseaux sont gravement endommagés (1, 102-123).
Haec ubi dicta, cauum conuersa cuspide montem impulit in latus : ac uenti, uelut agmine facto, qua data porta, ruunt et terras turbine perflant. Incubuere mari, totumque a sedibus imis |
Aussitôt dit, de la pointe de sa lance retournée, Éole frappe le flanc creux de la montagne : les vents, rangés en bataille, s'engouffrent par la porte qui s'offre et soufflent en tourbillons sur la terre. Ils se sont abattus sur la mer, tout entière soulevée de ses abîmes |
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una Eurusque Notusque ruunt creberque procellis Africus, et uastos uoluunt ad litora fluctus. Insequitur clamorque uirum stridorque rudentum. Eripiunt subito nubes caelumque diemque Teucrorum ex oculis ; ponto nox incubat atra. |
par l'Eurus et le Notus, unis à l'Africus fécond en bourrasques, tandis que d'énormes vagues déferlent vers les rivages. Aussitôt s'élèvent les cris des hommes et le grincement des cordages. Les nuages dérobent soudain le ciel et la lumière du jour aux yeux des Troyens ; une nuit noire se couche sur la mer. |
1, 85 |
Intonuere poli, et crebris micat ignibus aether, praesentemque uiris intentant omnia mortem. Extemplo Aeneae soluuntur frigore membra : ingemit, et duplicis tendens ad sidera palmas talia uoce refert : « O terque quaterque beati, |
Le tonnerre a retenti dans le ciel, d'incessants éclairs strient l'éther, et tout fait sentir aux hommes la présence de la mort. Aussitôt, le froid paralyse les membres d'Énée : il gémit et, tendant les deux mains vers le ciel, il dit à haute voix : « Ô trois et quatre fois heureux, |
1, 90 |
quis ante ora patrum Troiae sub moenibus altis contigit oppetere ! O Danaum fortissime gentis Tydide ! Mene Iliacis occumbere campis non potuisse, tuaque animam hanc effundere dextra, saeuus ubi Aeacidae telo iacet Hector, ubi ingens |
ceux qui, sous les yeux de leurs parents, eurent la chance de mourir au pied des hauts murs de Troie ! Ô toi, le plus vaillant des Danaens, fils de Tydée, que n'ai-je pu hélas mourir dans la plaine d'Ilion et perdre la vie de ta main, là où gisent le farouche Hector, |
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Sarpedon, ubi tot Simois correpta sub undis scuta uirum galeasque et fortia corpora uoluit ! » Talia iactanti stridens Aquilone procella uelum aduersa ferit, fluctusque ad sidera tollit. Franguntur remi ; tum prora auertit, et undis |
là où le Simoïs a englouti et roule dans ses flots tant de boucliers et de casques et de cadavres de héros ! » Tandis qu'il lançait ces plaintes, une bourrasque sifflant sous l'Aquilon frappe sa voile de plein fouet et soulève les flots jusqu'au ciel. Les rames se brisent ; la proue dévie et offre aux vagues |
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dat latus ; insequitur cumulo praeruptus aquae mons. Hi summo in flucta pendent ; his unda dehiscens terram inter fluctus aperit ; furit aestus harenis. Tris Notus abreptas in saxa latentia torquet, saxa uocant Itali mediis quae in fluctibus aras, |
le flanc du bateau ; survient une abrupte montagne d'eau. Les uns sont suspendus en haut des vagues; d'autres voient la mer béante, qui montre la terre parmi les flots ; la vague furieuse agite le sable. Le Notus saisit trois navires qu'il projette sur des récifs invisibles, écueils au milieu des flots que les Italiens appellent Autels, |
1, 105 |
dorsum immane mari summo ; tris Eurus ab alto in breuia et Syrtis urguet, miserabile uisu, inliditque uadis atque aggere cingit harenae. Vnam, quae Lycios fidumque uehebat Oronten, ipsius ante oculos ingens a uertice pontus |
tels des dos monstrueux à la surface de la mer ; l'Eurus venu du large en pousse trois sur des bancs de sable, les Syrtes, triste spectacle, les enlisent dans ces bas-fonds, les enfermant dans un mur de sable. Un bateau, celui qui transportait les Lyciens et le fidèle Oronte, reçoit, sous les yeux d'Énée, une énorme masse d'eau qui d'en haut |
1, 110 |
in puppim ferit : excutitur pronusque magister uoluitur in caput; ast illam ter fluctus ibidem torquet agens circum, et rapidus uorat aequore uortex. Adparent rari nantes in gurgite uasto, arma uirum, tabulaeque, et Troia gaza per undas. |
s'abat sur sa poupe ; le pilote, jeté à terre, roule tête en avant, mais le flot entraîne le bateau, le faisant tournoyer trois fois sur place, et un tourbillon rapidement l'engloutit dans la mer. Quelques hommes nageant sur l'immense abîme apparaissent, parmi les armes, les planches, et les trésors de Troie épars sur les ondes. |
1, 115 |
Iam ualidam Ilionei nauem, iam fortis Achati, et qua uectus Abas, et qua grandaeuus Aletes, uicit hiems ; laxis laterum compagibus omnes accipiunt inimicum imbrem, rimisque fatiscunt. |
Déjà le solide bâtiment d'Ilionée, celui du courageux Achate et ceux qui transportaient Abas et le vieil Alétès sont victimes de la tempête ; par les jointures de leurs flancs disjoints, tous les navires prennent l'onde ennemie, se lézardent et s'entrouvrent. |
1, 120 |
Les Troyens accostent en Libye (1, 124-179)
Neptune, constatant la tempête provoquée par Junon, reproche à Éole d'avoir outrepassé ses pouvoirs. Puis, tel un héros pieux apaisant les passions d'un peuple révolté, il ramène le calme sur la mer, avant de reprendre sa course (1, 124-156).
Les Troyens épuisés découvrent sur le rivage de Libye un endroit protégé où amarrer. Énée et les rescapés de sept navires débarquent, s'installent sur la plage, vont récupérer dans les bateaux armes et vivres et s'activent à préparer un repas (1, 157-179).
Interea magno misceri murmure pontum, | Entre-temps Neptune remarque le tumulte de la mer démontée | |
emissamque hiemem sensit Neptunus, et imis stagna refusa uadis, grauiter commotus ; et alto prospiciens, summa placidum caput extulit unda. Disiectam Aeneae, toto uidet aequore classem, fluctibus oppressos Troas caelique ruina, |
et la tempête déchaînée ; de la profondeur des abîmes, il voit refluer des nappes d'eaux et il s'en émeut vivement ; et du large regardant autour de lui, il a levé au-dessus de l'eau sa tête sereine. Il voit la flotte d'Énée dispersée sur toute la surface de la mer, les Troyens écrasés par les vagues et l'écroulement du ciel. |
1, 125 |
nec latuere doli fratrem Iunonis et irae. Eurum ad se Zephyrumque uocat, dehinc talia fatur : « Tantane uos generis tenuit fiducia uestri ? Iam caelum terramque meo sine numine, uenti, miscere, et tantas audetis tollere moles ? |
Les ruses et les colères de Junon n'ont pas échappé à son frère. Il convoque auprès de lui Eurus et Zéphyr, et leur dit : « Tirez-vous de votre naissance une si grande assurance ? Voilà que maintenant, sans mon ordre, vous avez l'audace, ô vents, de remuer ciel et terre, et de soulever de telles masses ? |
1, 130 |
Quos ego... sed motos praestat componere fluctus. Post mihi non simili poena commissa luetis. Maturate fugam, regique haec dicite uestro : ʻnon illi imperium pelagi saeuumque tridentem, sed mihi sorte datum.ʼ Tenet ille immania saxa, |
Je vais vous... ! Mais mieux vaut apaiser l'agitation des flots. À l'avenir, vos fautes vous me les paierez par un tout autre châtiment. Hâtez-vous de fuir, et dites bien ceci à votre roi : ʻce n'est pas à lui que le sort a accordé l'empire de la mer et le cruel trident, mais à moi.ʼ Lui, il possède les immenses rochers, |
1, 135 |
uestras, Eure, domos ; illa se iactet in aula Aeolus, et clauso uentorum carcere regnet. » Sic ait, et dicto citius tumida aequora placat, collectasque fugat nubes, solemque reducit. Cymothoe simul et Triton adnixus acuto |
où vous demeurez, Eurus. Qu'Éole se pavane dans cette cour et qu'il règne sur les vents, dans leur prison bien close ». Il parle ainsi, et plus prestement encore, apaise les flots gonflés, rassemble les nuages, les chasse et ramène le soleil. Cymothoé et Triton s'efforcent en même temps de dégager |
1, 140 |
detrudunt nauis scopulo ; leuat ipse tridenti ; et uastas aperit syrtis, et temperat aequor, atque rotis summas leuibus perlabitur undas. Ac ueluti magno in populo cum saepe coorta est seditio, saeuitque animis ignobile uolgus, |
les bateaux des arêtes des rochers. Lui-même de son trident les soulève, leur ouvre les vastes syrtes et apaise la mer, tandis que son char aux roues légères glisse à la surface des eaux. Ainsi, souvent, dans une grande foule, quand surgit une révolte, les sentiments du bas peuple se déchaînent, et bientôt |
1, 145 |
iamque faces et saxa uolant, furor arma ministrat ; tum, pietate grauem ac meritis si forte uirum quem conspexere, silent, arrectisque auribus adstant ; ille regit dictis animos, et pectora mulcet, sic cunctus pelagi cecidit fragor, aequora postquam |
volent torches et pierres, armes que fournit une folie délirante ; si alors s'est manifesté un héros pieux et méritant, tous restent debout silencieux, et tendent l'oreille ; lui, par ses paroles, maîtrise les esprits, apaise les coeurs ; ainsi tout le tumulte de la mer tomba, dès que le père des flots, |
1, 150 |
prospiciens genitor caeloque inuectus aperto flectit equos, curruque uolans dat lora secundo.
Defessi Aeneadae, quae proxima litora, cursu contendunt petere, et Libyae uertuntur ad oras. Est in secessu longo locus : insula portum |
portant au loin ses regards, s'avança sous le ciel dégagé, dirigeant ses chevaux rênes lâchées, et volant sur son char rapide.
Les Énéades, épuisés, cherchent à atteindre dans leur course les rivages les plus proches et se tournent vers les côtes de Libye. Il existe un lieu au fond d'une baie : une île y forme un port, |
1, 155 |
efficit obiectu laterum, quibus omnis ab alto frangitur inque sinus scindit sese unda reductos. Hinc atque hinc uastae rupes geminique minantur in caelum scopuli, quorum sub uertice late aequora tuta silent ; tum siluis scaena coruscis |
ses flancs sont un obstacle où du large vient se briser
De part et d'autre s'élèvent d'énormes rochers et deux pics qui menacent le ciel ; à leurs pieds, dorment silencieuses, de larges étendues d'eau ; par dessus, s'élèvent un rideau de verdure |
1, 160 |
desuper horrentique atrum nemus imminet umbra. Fronte sub aduersa scopulis pendentibus antrum, intus aquae dulces uiuoque sedilia saxo, nympharum domus : hic fessas non uincula nauis ulla tenent, unco non alligat ancora morsu. |
aux feuillages tremblants, et un bois obscur dont l'ombre donne le frisson. À l'opposé, sous des rochers en surplomb, se trouve une grotte, qui abrite des eaux douces et des sièges creusés dans la pierre vive, une demeure des Nymphes : ici, point de câbles pour retenir les navires fatigués, point d'ancre mordante pour les attacher. |
1, 165 |
Huc septem Aeneas collectis nauibus omni ex numero subit ; ac magno telluris amore egressi optata potiuntur Troes harena, et sale tabentis artus in litore ponunt. Ac primum silici scintillam excudit Achates, |
Énée, avec les sept vaisseaux qui restent de toute sa flotte, pénètre en ce lieu ; dans leur grand désir de toucher la terre, les Troyens débarquent, occupent la plage de sable tant désirée et étendent sur la grève leurs corps ruisselants d'eau salée. En premier lieu, Achate a fait jaillir d'un silex une étincelle, |
1, 170 |
succepitque ignem foliis, atque arida circum nutrimenta dedit, rapuitque in fomite flammam. Tum Cererem corruptam undis Cerealiaque arma expediunt fessi rerum, frugesque receptas et torrere parant flammis et frangere saxo. |
a mis le feu à des feuilles, l'a alimenté de bois sec, et aussitôt a fait surgir la flamme des brindilles. Ensuite, malgré leur fatigue, ils dégagent les fruits de Cérès et ses ustensiles altérés par les eaux et se préparent à griller à la flamme et à broyer sous la pierre les grains qu'ils ont sauvés des flots.
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1, 175 |
Énée se conduit en chef responsable (1, 180-222)
Énée, s'inquiétant des autres bateaux de sa flottille, scrute en vain la mer mais il est mis sur la trace d'une harde de cerfs. En chasseur expérimenté, il abat sept bêtes qu'il distribue aux sept équipages des navires rescapés (1, 180-193).
Il cherche ensuite à rendre courage à tous ses compagnons : il leur distribue le vin reçu en Sicile et, évoquant leurs épreuves passées, sans laisser paraître son angoisse, il leur parle de jours meilleurs, quand Troie renaîtra (1, 194-209).
Après un repas copieux sur la plage, partagés entre la crainte et l'espoir, tous évoquent les disparus. Énée en particulier gémit sur le sort de ceux qu'il sait ou croit morts (1, 210-222).
Aeneas scopulum interea conscendit, et omnem prospectum late pelago petit, Anthea si quem iactatum uento uideat Phrygiasque biremis, aut Capyn, aut celsis in puppibus arma Caici. Nauem in conspectu nullam, tris litore ceruos |
Entre-temps Énée escalade un rocher ; des yeux il scrute la mer sur une large étendue, au cas où il verrait Anthée et ses birèmes phrygiennes, poussées par le vent, ou Capys, ou les armes de Caïcus, en haut des poupes. Point de navire en vue, mais il aperçoit trois cerfs |
1, 180 |
prospicit errantis ; hos tota armenta sequuntur a tergo, et longum per uallis pascitur agmen. Constitit hic, arcumque manu celerisque sagittas corripuit, fidus quae tela gerebat Achates ; ductoresque ipsos primum, capita alta ferentis |
errant sur le rivage ; toute la harde les suit, longue file de bêtes paissant dans la vallée. Énée s'arrête sur place et, de la main, saisit les traits, l'arc et les flèches rapides que portait le fidèle Achate. Il abat d'abord les chefs du troupeau, portant leur tête altière |
1, 185 |
cornibus arboreis, sternit, tum uolgus, et omnem miscet agens telis nemora inter frondea turbam ; nec prius absistit, quam septem ingentia uictor corpora fundat humi, et numerum cum nauibus aequet.
Hinc portum petit, et socios partitur in omnes. |
aux cornes semblables à des branches ; puis, de ses traits, il pousse tout le troupeau en pagaille, parmi les frondaisons de la forêt ; chasseur victorieux, il ne lâche prise qu'après avoir couché au sol sept bêtes énormes, équivalalant au nombre de ses navires.
Une fois au port, il répartit ses prises entre tous ses compagnons. |
1, 190 |
Vina bonus quae deinde cadis onerarat Acestes litore Trinacrio dederatque abeuntibus heros, diuidit, et dictis maerentia pectora mulcet : « O socii, neque enim ignari sumus ante malorum, O passi grauiora, dabit deus his quoque finem. |
Puis, les vins que le bon Aceste avait chargés dans des jarres et leur avait offerts sur le rivage de Trinacrie, lors de leur départ, le héros les distribue et apaise, par ses paroles, leurs coeurs affligés : « Amis, nous n'oublions pas bien sûr nos malheurs passés, vous qui avez subi les pires des maux, auxquels un dieu aussi mettra fin. |
1, 195 |
Vos et Scyllaeam rabiem penitusque sonantis accestis scopulos, uos et Cyclopea saxa experti : reuocate animos, maestumque timorem mittite : forsan et haec olim meminisse iuuabit. Per uarios casus, per tot discrimina rerum |
Vous avez approché la rageuse Scylla, les rugissements sortant du fond de ses écueils ; vous les avez connus les rochers des Cyclopes ; reprenez courage et chassez la crainte qui vous accable : un jour peut-être ce souvenir vous sera doux ! Au travers de tant de périls, de difficultés si nombreuses, |
1, 200 |
tendimus in Latium ; sedes ubi fata quietas ostendunt ; illic fas regna resurgere Troiae. Durate, et uosmet rebus seruate secundis. » Talia uoce refert, curisque ingentibus aeger spem uoltu simulat, premit altum corde dolorem.
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nous tendons vers le Latium, où les destins nous annoncent de paisibles demeures ; là pourra renaître le royaume de Troie. Restez fermes, et sauvegardez-vous pour des jours meilleurs ! » Ainsi parle-t-il et, en dépit des lourds soucis qui l'accablent, son visage feint l'espoir, et il contient sa peine au fond de son cœur. |
1, 205 |
Illi se praedae accingunt, dapibusque futuris ; tergora deripiunt costis et uiscera nudant ; pars in frusta secant ueribusque trementia figunt ; litore aena locant alii, flammasque ministrant. Tum uictu reuocant uires, fusique per herbam |
Les hommes s'affairent autour du butin et du prochain festin : ils écorchent les bêtes, mettent à nu leurs viscères ; ici on découpe des morceaux, fixés tout palpitants sur des broches ; là, on dispose sur le rivage des bassines et on attise des feux. |
1, 210 |
implentur ueteris Bacchi pinguisque ferinae. Postquam exempta fames epulis mensaeque remotae, amissos longo socios sermone requirunt, spemque metumque inter dubii, seu uiuere credant, siue extrema pati nec iam exaudire uocatos. |
ils se régalent de vieux Bacchus et de grasse venaison. Une fois la faim apaisée et les tables enlevées, ils s'enquièrent longuement de leurs compagnons disparus, partagés entre espoir et crainte, soit qu'ils les croient vivants, |
1, 215 |
Praecipue pius Aeneas nunc acris Oronti, nunc Amyci casum gemit et crudelia secum fata Lyci, fortemque Gyan, fortemque Cloanthum. |
Le pieux Énée surtout gémit tantôt sur le sort du bouillant Oronte, tantôt sur celui d'Amycus ; il déplore au fond de son coeur le destin cruel de Lycus et du vaillant Gyas et du vaillant Cloanthe. |
1, 220 |
Notes (1, 1-222)
héros (1, 1). Il s'agit d'Énée, qui, pour la tradition, transporta de Troie en Italie les dieux de sa cité, fonda la ville de Lavinium et fut à l'origine lointaine de la nation romaine, les Énéades. Son nom n'apparaîtra pour la première fois qu'en 1, 92 ; et son histoire sera dévoilée peu à peu, tout au long du poème. Le personnage trouvait déjà place dans l'Iliade d'Homère, Virgile ne l'a donc pas inventé, mais il lui a donné des dimensions que ne possédait pas le héros homérique. Il a notamment accentué sa piété, et il a fait d'Énée un guerrier de tout premier plan.
prédestiné (1, 2). Il faut considérer le destin comme une volonté supérieure qui s'impose même aux dieux. On le dira plusieurs fois dans l'Énéide, la volonté du destin était qu'Énée vienne s'installer en Italie pour y fonder Lavinium. C'est en ce sens qu'on peut parler d'un héros prédestiné.
Lavinium (1, 2). Actuellement Practica di Mare, Lavinium était une ville du Latium, non loin de la côte, à mi-chemin entre Ostie et Antium. La tradition antique attribuait sa fondation à Énée. Avec Albe (en fait le mont Albain), Lavinium était une métropole religieuse de Rome. Ainsi, à l'époque de Virgile encore, on croyait qu'elle abritait toujours les Pénates de Rome, ces dieux protecteurs qu'Énée était censé avoir amenés avec lui de Troie. Chaque année, de hauts représentants politiques et religieux de Rome se rendaient en procession dans cette cité pour y accomplir certaines cérémonies.
Junon (1, 4). Junon, l'Héra grecque, est à Rome la reine des dieux (cfr 1, 9), épouse et soeur de Jupiter. Dès le début du poème est évoquée son hostilité à l'égard des Troyens, laquelle prendra de multiples formes longuement détaillées dans la suite du récit. C'est au chant 12 seulement (12, 807-842) que Junon acceptera finalement de déposer sa colère. Sa lutte était d'ailleurs inutile, les destins étant du côté d'Énée. Mais il reste que si les dieux sont en définitive soumis au destin, ils peuvent en retarder l'application et créer bien des difficultés aux hommes. Énée et ses Troyens, on le verra, seront « payés » pour le savoir.
fonder sa ville... Albains... Rome... (1, 5-7). Sont ici évoquées les trois cités primordiales du Latium, à savoir Lavinium, Albe et Rome. Selon la vulgate, Énée aurait fondé la ville de Lavinium ; son fils Ascagne, appelé aussi Iule (d'où prétendait descendre la gens Iulia, on le verra plus loin), aurait fondé plus tard la ville d'Albe-la-Longue, sur laquelle auraient régné pendant plusieurs siècles une dynastie de rois albains jusqu'à Numitor, le dernier roi légitime d'Albe, dont la fille Rhéa Silvia donnera naissance à Romulus et Rémus. Ces derniers seront les fondateurs de Rome.
introduire ses dieux (1, 6). Lors de la chute de Troie, Hector, le fils aîné de Priam, mort des mains d'Achille, était apparu en songe à Énée, le chargeant de sauver les objets du culte et les dieux protecteurs de Troie, et de leur trouver une nouvelle patrie (2, 268-297). Ces divinités troyennes, la tradition romaine les appelle Pénates, mais c'est là un terme propre à la religion romaine et qui désigne au sens technique les dieux protecteurs de la maison. Le monde grec n'a donc jamais connu de Pénates, et les Grecs éprouvent d'ailleurs de sérieuses difficultés pour traduire dans leur langue ce terme typiquement romain. Il va sans dire que cette tradition d'un Troyen transportant en Italie les Pénates de sa ville n'a aucun sens historique.
Muse (1, 8). Virgile suit ici la tradition inaugurée par Homère qui ouvrait l'Odyssée (1, 1-10) et l'Iliade (1, 1-7) par une invocation à la Muse inspiratrice. On trouvera dans l'Énéide plusieurs autres appels aux Muses (par exemple en 7, 641 ; 9, 77).
piété si insigne (1, 9). Dans l'Énéide, la « piété » d'Énée est le trait de caractère le plus constant du héros. Notons deux exemples tirés du premier livre : en 1, 378, à sa mère qu'il n'a pas encore reconnue, Énée se présente comme étant « le pieux Énée » (sum pius Aeneas) et en 1, 544-545, à Didon cette fois, le Troyen Ilionée dit de son chef qu'il croit mort : « Nous avions un roi, Énée, que personne jamais ne surpassa en équité ni en piété ». En ce qui concerne la pietas de son héros, Virgile va beaucoup plus loin qu'Homère.
colonie tyrienne, Carthage... (1, 12-14). Ville d'Afrique du Nord, située dans une presqu'île proche de Tunis et fondée, selon une tradition, en 814 avant J.-C. par des colons venus de Tyr et de Sidon, en Phénicie, Carthage devint au fil des siècles, en Méditerranée occidentale, une métropole maritime très puissante dont l'expansion finit par se heurter de front à l'impérialisme romain. Le choc entre les deux puissances fut long et violent : les trois guerres puniques durèrent en effet de 264 à 146 av. J.-C., date de la destruction de Carthage par les Romains. Relevée de ses ruines et érigée en colonie romaine au cours du premier siècle av. J.-C., elle subsista comme capitale de l'Afrique romaine jusqu'à sa prise par les Vandales en 439 ap. J.-C. et à sa destruction par les Arabes à la fin du VIIe siècle. On visite aujourd'hui ses ruines placées sous la sauvegarde de l'Unesco. En évoquant la position géographique de Carthage, « face à l'Italie et aux lointaines bouches du Tibre », le texte virgilien renvoie à l'affrontement entre les deux cités à l'époque des guerres puniques.
Junon, dit-on, la chérissait (1, 15). Sur le plan historique, on se gardera de prendre Junon pour une divinité carthaginoise. Les choses sont plus complexes. En réalité, dans la religion punique, et cela depuis le Ve siècle av. J.-C., le grand couple divin protecteur de Carthage était formé par Baal Hammon et la déesse Tanit (ou Tinnit), une des formes d'Ashtar, la grande déesse phénicienne de la fécondité. Ce sont les Romains qui assimilèrent Tanit à Junon, sous le nom de Iuno Caelestis. On entre dans le jeu complexe des identifications et des interprétations mythologico-religieuses, où la Junon latine devenait aussi l'Héra grecque et le Jupiter latin le Zeus grec. Ainsi donc, c'est dans l'imaginaire poétique seulement que Junon est la grande déesse de Carthage et (cfr le vers suivant) la grande déesse de Samos.
Samos (1, 16). Une des îles Sporades dans la mer Égée, liée au culte d'Héra-Junon, qui y était honorée dans un temple célèbre. C'est à Samos que la déesse serait née, aurait grandi et aurait épousé Zeus-Jupiter.
une race naissait du sang troyen (1, 19). Romulus, fondateur de Rome, était un descendant direct d'Énée. Les Romains, appelés parfois Énéades, descendaient donc des Troyens.
forteresses tyriennes (1, 20). Virgile a dit au vers 12 que Carthage était une colonie de Tyr.
Libye (1, 22). Le terme Libye n'a pas dans l'antiquité la valeur géographique qu'il a aujourd'hui. Par Libye, les Grecs désignaient ce que nous appelons l'Afrique. La perte de la Libye, c'est donc ici la destruction de Carthage. Cfr aussi 1, 158 ;1, 226, et bien d'autres passages de l'Énéide.
les Parques (1, 22). Les Parques sont les divinités romaines du Destin, identifiées aux Moires grecques (Clotho, Lachésis et Atropos), représentées comme des fileuses, mesurant à leur gré la vie des humains, qu'elles réglaient à l'aide d'un fil ; l'une le filait, l'autre le dévidait, la troisième le coupait. Elles sont censées ici présider aussi à la destinée des peuples.
la Saturnienne (1, 23). Junon était la fille du dieu Saturne.
ses chers Argiens (1, 24). Outre Samos, une autre ville de prédilection de Héra - car il s'agit ici d'Héra - était Argos, ville du Péloponnèse, où la déesse, qui y possédait un temple célèbre, était particulièrement vénérée. On retrouve donc le syncrétisme évoqué plus haut entre Héra, Junon et Tanit, dont on trouve aussi une brillante illustration chez Apulée, Métamorphoses, 6, 4, 1-3, dans la prière que Psyché adresse à Junon. En fait, ici, et sur le modèle homérique, le terme « Argiens » désigne moins les habitants de la ville d'Argos que les Grecs en général. Chez Homère, nombreuses sont les interventions d'Héra contre les Troyens, en faveur des Achéens (= Grecs), par exemple Iliade, 2, 155-165 ; 4, 5-68 ; 5, 710-909, etc.
jugement de Pâris (1, 27). L'histoire est célèbre et bien connue. Éris, la Discorde, vexée de n'avoir pas été invitée aux noces de Thétis et Pélée, avait lancé une pomme dans la salle où banquetaient les dieux, en la destinant « à la plus belle ». Il s'ensuivit un concours de beauté entre Héra (= Junon), Pallas Athéna (= Minerve) et Aphrodite (= Vénus), que le jeune Troyen Pâris fut chargé d'arbitrer. Chacune avait tenté d'influencer Pâris, en lui promettant, si elle était choisie, Héra la souveraineté, Pallas Athéna le succès à la guerre, Aphrodite l'amour. Pâris couronna Aphrodite, la déesse de l'amour. On connaît la suite : il enleva Hélène, la plus belle des femmes, ce qui provoqua la guerre de Troie. Quant à Héra, vexée d'avoir été délaissée, elle en conçut une haine féroce contre les Troyens.
la race abhorrée (1, 28). Ce sont les Troyens auxquels Héra-Junon avait plusieurs raisons d'en vouloir. Virgile vient de rappeler le jugement de Pâris et va évoquer dans un instant l'histoire de Ganymède, mais au-delà de ces deux cas particuliers, c'est la race troyenne elle-même qu'elle a détestée, dès le départ. C'est que Dardanus, le fondateur de Troie, était le fils de Zeus (Jupiter) et d'Électre, une de ses rivales.
Ganymède (1, 28). Cette histoire aussi est célèbre et bien connue. C'était un jeune prince/berger troyen, fils de Tros ; Jupiter, épris de sa beauté, l'avait fait enlever et emmener dans l'Olympe, où il lui servit d'échanson et (c'est explicite dans des versions plus récentes du récit) d'amant. Sa légende est brodée sur la chlamyde d'or qui sera remise comme prix au capitaine du bateau vainqueur dans les régates du livre 5 (5, 249-257).
Danaens... Achille (1, 30). Les Grecs, appelés Argiens au vers 24, sont ici désignés par le terme Danaens, un nom qu'ils doivent à Danaos (le père des Danaïdes) qui, ayant dû fuir l'Égypte, vint se réfugier en Grèce où il fonda Argos. Quant à Achille, fils de Thétis et de Pélée, c'est un des principaux héros grecs de la guerre de Troie.
depuis tant d'années (1, 31). Pendant quelque sept années après la chute de Troie (cfr 1, 755), Junon a poursuivi de sa hargne le groupe des fugitifs troyens. Mais comme Virgile l'a expliqué plus haut, son hostilité à l'égard de Troie est plus ancienne.
Sicile (1, 34-35). Le présent livre 1 (l'arrivée d'Énée à Carthage) rapporte des événements postérieurs à ceux relatés dans les livres 2 et 3, qui racontent la prise de Troie (livre 2) et le voyage en Méditerranée (livre 3). Les errances des Troyens s'étaient achevées en Sicile (3, 714-715) : ils en étaient repartis joyeux car ils se croyaient alors proches de l'Italie, terme de leur périple.
Teucères (1, 38). Les Troyens sont régulièrement désignés dans l'Énéide par le terme Teucères (Teucri), qu'ils doivent à Teucer, l'ancêtre lointain de la famille royale de Troie. Toujours selon la légende, ce Teucer, généralement considéré comme le fils du dieu-fleuve Scamandre et d'une nymphe du mont Ida, Idaia, aurait accueilli Dardanos (dont on aura l'occasion de reparler à plusieurs reprises), lui aurait donné en mariage sa fille Batéia et lui aurait abandonné une partie de son royaume. Sur cette terre, Dardanos aurait notamment bâti la citadelle de Troie ; d'où le nom de Dardaniens donné aux Troyens. Du mariage de Dardanos et de Batéia seraient issus plusieurs enfants, dont Ilos I et Érichthonios, ce dernier donnant naissance à Tros. C'est de ce Tros, petit-fils de Dardanos, que vient la dénomination de Troyens. On voit ainsi pourquoi les termes Teucères, Dardaniens et Troyens sont équivalents. Sur ce Teucer, on verra aussi 3, 104-110. Il ne faut pas confondre l'ancêtre lointain de la famille royale de Troie avec son homonyme, dont il sera question en 1, 619 et 1, 625.
Pallas (1, 39). Pallas est, au sens propre, une épithète cultuelle d'Athéna, la grande divinité protectrice d'Athènes, souvent appelée Pallas Athéna. C'est une personnalité complexe qu'il ne peut être question de présenter ici en détail. Disons simplement que cette fille de Jupiter et de Métis, à la naissance merveilleuse (elle serait sortie tout armée de la tête de Jupiter), apparaît comme une divinité guerrière (armée de la lance et de l'égide), qu'elle préside aux arts et à la littérature, qu'elle patronne les métiers (par exemple ceux des fileuses, des tisserands, des brodeuses ; cfr 8, 408-413 : « les délicats travaux de Minerve ») et que, dans le monde grec, elle est généralement considérée comme la déesse de la raison. Elle fut à Rome identifiée à Minerve.
Ajax, le fils d'Oïlée (1, 39-45). La légende évoquée ici par Junon concerne le châtiment infligé par Pallas (Minerve) à Ajax, fils d'Oïlée (à ne pas confondre avec le grand Ajax, fils de Télamon). Roi des Locriens, héros de la guerre de Troie, Ajax, fils d'Oïlée, aurait offensé Pallas en outrageant sa prêtresse Cassandre, une fille de Priam. La légende raconte en effet que, lors de la prise de Troie, Cassandre s'était réfugiée sur l'autel de la déesse pour y trouver protection et qu'Ajax avait commis le sacrilège de l'en arracher. Selon la version suivie ici (cfr aussi 11, 260), la déesse se serait vengée en déchaînant la tempête sur la flotte des Grecs qui rentraient chez eux. Virgile ne dit rien dans l'Énéide du rôle actif qu'aurait également joué dans le naufrage Nauplios, père de Palamède, qui voulait venger la mort de son fils (cfr par exemple Quintus de Smyrne, La Suite d'Homère, 14, 611-626). Pour en venir aux circonstances précises de la mort d'Ajax, elles varient selon les versions. Ajax, sauvé de la noyade par Poséidon, se serait alors vanté d'avoir échappé à la colère de la déesse. Celle-ci, furieuse, aurait alors demandé l'aide de Poséidon : le dieu, d'un coup de trident, aurait brisé le rocher sur lequel Ajax avait trouvé refuge et le héros se serait alors noyé. Dans la version suivie ici par Virgile, c'est Athéna elle-même qui aurait foudroyé Ajax, utilisant ainsi l'arme de Zeus, son père. On retrouvera les Locriens en 3, 399, comme fondateurs de Locres Épizéphyrienne.
depuis tant d'années (1, 47). Cfr le vers 1, 31.
Éolie (1, 52). Éolie (Aeolia) n'est pas un terme de géographie, le mot propre étant (Pline, Histoire Naturelle, 3, 93) Aeoliae (insulae) : « les îles éoliennes ». Forgée sur le nom du dieu Éole et reprise probablement à Homère, l'expression désigne globalement une série d'îles volcaniques au nord de la Sicile, au nombre desquelles on trouve notamment Lipara/Lipari et Strongyle/ Stromboli. On retrouvera cette région en 8, 416-453 : Virgile y installera l'antre de Vulcain et des Cyclopes.
Éole (1, 52). La figure du dieu des vents chez Virgile est à rapprocher de celle d'Homère (Odyssée, 10, 1-76), qui fait du maître des vents le souverain d'une île escarpée, vivant au milieu des festins, et accueillant Ulysse avec bonté. Éole garda Ulysse « un mois auprès de lui et, à son départ, lui remit une outre où étaient enfermés tous les vents à l'exception d'un seul, celui qui devait le ramener directement à Ithaque. Mais, pendant le sommeil d'Ulysse, ses compagnons ouvrirent l'outre, pensant qu'elle était pleine de vin. Les vents s'échappèrent, déchaînant une tempête, au cours de laquelle le navire fut rejeté sur la côte d'Éolia. Éole, devinant alors que le héros est victime de la colère divine, ne veut plus rien avoir à faire avec lui, et le renvoie » (cfr P. Grimal, Dictionnaire, 1969, p. 140). Virgile transforme le personnage en un parfait subalterne, consciencieux et soumis à l'autorité de ses supérieurs.
le dieu tout puissant (1, 60). Il s'agit de Jupiter, dont Éole est le subalterne.
la mer Tyrrhénienne (1, 67). Les Troyens sont donc bien proches de leur but, puisque la mer Tyrrhénienne se trouve entre la Sicile, la Sardaigne, la Corse et l'Italie.
Ilion (1, 67). Troie est aussi nommée Ilion, du nom d'Ilos I, le fils de Tros, lui-même fils de Dardanos (cfr 1, 38, à propos de Teucères).
ses Pénates (1, 67). La ville était en quelque sorte incarnée par les objets sacrés et les Pénates, c'est-à-dire, les dieux protecteurs du foyer et aussi de l'état (Cfr 1, 6n).
nymphes (1, 71). « Les nymphes sont des divinités secondaires qui peuplent la campagne, les bois et les eaux. Elles sont les esprits des champs et de la nature, dont elles personnifient la fécondité et la grâce. Souvent, elles sont les suivantes d'une grande divinité (Artémis-Diane en 1, 500 et en 11, 532 ; ici Junon), ou de l'une d'entre elles, d'un rang plus élevé (chez Homère, les nymphes servantes de Calypso ou de Circé) » (d'après P. Grimal, Dictionnaire, 1969, p. 320). Au livre 9, 77-122, les bateaux d'Énée seront transformés en nymphes marines, « déesses de la grande mer » (9, 101-102 ; cfr 10, 219-231), dont l'une s'appelait Cymodocée (10, 225).
Déiopée (1, 72). Virgile donne aussi le nom de Déiopée à une nymphe dans Géorgiques, 4, 343, .
mariage stable... (1, 73-75). Cette insistance sur le mariage stable et sur la progéniture se comprend mieux quand on sait que Junon était à Rome la protectrice attitrée des femmes et plus particulièrement des femmes légitimement mariées. Une de ses attributions était d'ailleurs de présider aux mariages, sous l'appellation de Iuno Pronuba. Le vers 1, 73, sera repris en 4, 126, dans la bouche de Junon projetant l'union d'Énée et de Didon.
mon droit... (1, 76-80). Sans doute Éole, dépendant de Jupiter (1, 65-66), se considère-t-il obligé d'obéir tout autant à l'épouse de celui-ci, à qui il se dit redevable de son privilège de participer aux festins des dieux.
la tempête (1, 81-123). Les descriptions de tempêtes étaient un topos de la littérature grecque et latine. Virgile s'inspire ici pour certains détails de tempêtes décrites par Homère (par exemple Odyssée, 5, 291-332 ; 9, 67-81 ; 12, 407-444), mais il donne toutefois à son récit une dimension particulièrement grandiose. Sa description est restée célèbre.
Eurus... Notus... Africus (1, 84-86). Ce sont là des noms de vents qui, sauf le dernier, sont relativement courants dans le récit virgilien. L'Eurus (cfr 1, 383) est un vent du sud, le Notus (ou Auster), un vent du sud-est (cfr 2, 111), et l'Africus un vent du sud-ouest. Leur apparition simultanée ne peut que provoquer tourbillons, rafales et tempêtes.
le fils de Tydée (1, 96-98). Diomède, fils de Tydée, est un des héros grecs les plus importants de la guerre de Troie. Venu avec un contingent de quatre-vingts bateaux d'Argos et de Tyrinthe, il y joue un rôle important ; il y apparaît notamment comme le compagnon habituel d'Ulysse lors des missions délicates (par exemple le vol du Palladium, en 2, 163-170, ou la « Dolonie » au chant 10 de l'Iliade). C'est lui aussi qui a blessé Énée et même Aphrodite au livre 5, 297-431 de l'Iliade. L'évocation de cet épisode, où Énée fut sauvé de justesse par sa mère, est particulièrement appropriée dans ce passage (pour plus de détails, voir 8, 9-17n). Revenu à Argos après la guerre de Troie, Diomède en avait été chassé et avait dû s'enfuir en Apulie, où l'avait accueilli le roi Daunus. Il aurait fondé en Grande-Grèce plusieurs villes, dont Bénévent, Brindes et Vénafre. Il est souvent mentionné dans l'Énéide (1, 471, 1, 752 ; 2, 164 ; 2, 197 ; 8, 9 ; 10, 29 ; 10, 581 ; 11, 225-299 ; 11, 403 ; 12, 351).
Hector (1, 98). Hector, fils aîné de Priam (cfr 1, 458), époux d'Andromaque (cfr 2, 456 et 3, 297), père d'Astyanax (cfr 2, 457 et 3, 489), est le plus vaillant des héros troyens. C'est lui qui tua Patrocle, l'ami d'Achille, et qui fut à son tour tué par Achille. En 2, 270-295, Virgile imagine qu'il a confié à Énée la charge d'emporter les dieux de Troie pour leur trouver une nouvelle patrie (cfr 1,6n).
Éacide (1, 98). Comme Achille était le fils de Pélée et le petit-fils d'Éaque, il est souvent désigné par les termes Péléide ou Éacide.
Sarpédon (1, 99). Sarpédon était, dans l'Iliade, un fils de Jupiter, chef d'un contingent lycien, venu aider les Troyens. Il fut tué par Patrocle (Iliade, 16, 480) et un grand combat se livra autour de son corps (9, 697).
Simoïs (1, 100). Le Simoïs est une rivière torrentueuse de Troade, qui descend du mont Ida et se jette dans le Scamandre (cfr entre autres 1, 618 ; 3, 301 ; 6, 88 ; 10, 60-63). À Buthrote dont ils voulaient faire une « petite Troie », les Troyens donneront son nom à une rivière de l'endroit (3, 302).
Aquilon (1, 102). Autre vent, soufflant cette fois du nord-est.
Autels (1, 109). Il semble impossible de localiser avec précision ces écueils ; les Anciens s'y sont bien essayés parfois (par exemple Pline, Histoire naturelle, 5, 42), mais ces récifs pourraient fort bien n'avoir d'autre existence que littéraire et mythographique. Disons simplement ici que Servius, dans son commentaire à ce passage, évoque « une île située entre Sicile, Sardaigne, Afrique et Italie, où jadis Carthaginois et Romains auraient convenu de fixer solennellement la limite de leurs empires ; puis l'île aurait été engloutie, ne laissant plus émerger que les autels du sacrifice arae Neptuniae, où l'on venait encore, quelquefois, de Carthage, offrir des victimes » (J. Perret, Virgile. Énéide, I, 1981, p. 142). Personne n'est obligé d'accepter cette explication de Servius. Il est plus probable, comme le croit J. Perret, que « la légende des arae Neptuniae transpose en pleine mer la légende plus ancienne des arae Philaenorum élevées sur le rivage des Syrtes pour déterminer les empires de Carthage et de Cyrène (Salluste, Jugurtha, 79) ». Il ne faut pas vouloir ici serrer de trop près la géographie.
Syrtes (1, 111). Dans la géographie ancienne, ce terme, d'origine grecque, désignait deux golfes formés par la Méditerranée sur la côte nord de l'Afrique entre Cyrène et Carthage, Syrtis minor (ou petite Syrte, aujourd'hui golfe de Sidra) à l'ouest, et Syrtis maior (ou grande Syrte, aujourd'hui golfe de Gabès) à l'est. La navigation y était dangereuse, à cause de la présence de nombreux hauts-fonds, ce qui explique que le mot était utilisé en latin pour désigner des « bas-fonds », des « bancs de sable ». La région comptait toutefois quelques villes et ports de grande importance, comme Sabathra, Leptis Magna, Oea ou Tacape. Ils servaient de débouchés pour l'arrière-pays aride et aussi pour le commerce transsaharien. Cfr 4, 41 ; 5, 51 ; 6, 60 ; 7, 302.
Lyciens... Oronte (1, 113). Les Lyciens, alliés des Troyens, avaient à leur tête le « fidèle Oronte », qui ne sera plus cité dans le poème que pour être pleuré suite à sa mort tragique et à son absence de sépulture (1, 220 et 6, 334-336). Le nom d'Oronte semble tiré par Virgile du fleuve Oronte, en Syrie.
Ilionée... Achate... Abas... Alétès (1, 120-124). Pour ces quatre personnages, à la différence d'Oronte, le naufrage n'a pas été fatal. On retrouvera dans la suite du chant (1, 521-560 et 1, 611) Ilionée se faisant devant Didon le porte-parole des naufragés troyens ; il remplira les mêmes fonctions chez Latinus (7, 212-249) et interviendra encore dans la suite du récit (9, 500 et 9, 569). Achate, compagnon très fidèle d'Énée (le fidus Achates), est très souvent cité dans le chant 1 (vers 174, 188, 312, 459, 513, 579, 581, 644, 656, 696), mais aussi dans tout le poème : 3, 523 ; 6, 34 ; 6, 158 ; 8, 466 ; 8, 521 ; 8, 586 ; 10, 332 ; 10, 344 ; 12, 384 ; 12, 459). Abas n'apparaît qu'ici ; le même nom est porté par un Étrusque (10, 170 et 10, 427-428) et un Grec (3, 286), avec lesquels on ne confondra pas le Troyen. Alétès, quant à lui, joue un rôle épisodique (9, 246 ; 9, 307).
Neptune (1, 124). Le signalement primitif de Neptune dans la religion romaine a presque complètement disparu sous les valeurs que lui a données son assimilation au Poséidon grec. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le Neptune romain archaïque devait patronner, non pas la mer, mais les eaux de surface. Chez Virgile, Neptune n'est rien d'autre que le Poséidon grec, le dieu de la mer. Dans la mythologie grecque, il était, comme Zeus (Jupiter) et Héra (Junon), le fils de Cronos (Saturne). Dans l'Iliade, c'est lui qui avait déchaîné la tempête contre Ulysse au livre 5. Il intervient ici en faveur d'Énée et de ses compagnons. Par contre le dieu poursuivait de sa rancune la descendance directe de Laomédon et contribua à la destruction de Troie (cfr 2, 610).
Eurus et Zéphyr (1, 131). Pour l'Eurus, voir 1, 84-86n. Le Zéphyr, quant à lui, est un vent d'ouest, tiède et doux, qui en Italie amène la fonte des neiges et annonce le printemps. On l'appelle aussi Favonius en latin.
votre naissance (1, 132). Les Vents étaient les fils d'Astrée, un Titan, et de l'Aurore (cfr Hésiode, Théogonie, 378).
empire de la mer... trident (1, 138). Allusion au fait que l'univers avait été partagé par le sort entre les trois fils de Cronos : Zeus-Jupiter avait reçu le ciel, Poséidon-Neptune, la mer, et Hadès-Pluton, les enfers. Le trident était le symbole de Neptune.
Cymothoé et Triton (1, 144). Cymothoé était une des cinquante Néréides, nymphes marines filles de Nérée. Triton était un dieu marin analogue à Nérée, qui passait généralement pour le fils de Poséidon et d'Amphitrite. Il était représenté soufflant dans une conque, qui était à la fois son attribut et son instrument. On le retrouvera en 6, 173 où il provoquera la mort de Misène qui l'avait en quelque sorte défié à la conque. Le nom de Tritons (au pluriel) est parfois appliqué à une série d'êtres qui font partie du cortège de Poséidon (cfr 5, 824). « Ils ont le haut du corps semblable à celui d'un homme, mais le bas est en forme de poisson. Ils sont représentés ordinairement en train de souffler dans des coquillages » (P. Grimal, Dictionnaire, 1969, p. 463).
Ainsi souvent... (1, 148-155). Intéressante note de J. Perret, Virgile. Énéide, I, 1981, p. 11, n. 1, que nous transcrivons telle quelle : « Comparaison exceptionnelle puisqu'à l'ordinaire ce sont les phénomènes de la nature qui illustrent ceux de l'âme et non l'inverse. Cette comparaison, la première du poème, exalte les pouvoirs de la piété (v. 151) ; pourtant jamais Énée n'aura l'occasion de s'imposer de la sorte ; le regard de Virgile porte plus loin, vers les guerres civiles romaines ; souvenir peut-être d'un épisode de la vie de Caton (Plutarque, Caton le Jeune, 44) ». À moins que le héros de la comparaison, pieux et méritant, ne soit Auguste...
Énéades (1, 157). Il s'agit ici des compagnons d'Énée, mais le terme désigne parfois en poésie les Romains en général, qui sont les lointains descendants d'Énée.
les côtes de Libye (1, 158). La Libye désigne ici le territoire d'Afrique du nord où se situait Carthage. Cfr 1, 22n.
un lieu au fond d'une baie... (1, 159-169). En dépit de tentatives d'identification diverses et vaines, la baie, l'île et la grotte décrites par Virgile sont vraisemblablement une création purement littéraire, inspirée notamment de l'Odyssée, 13, 96-112, qui décrit le port d'Ithaque, où abordèrent les Phéaciens ramenant Ulysse dans sa patrie. J. Perret, Virgile. Énéide, I, 1981, p. 143, imagine les lieux de la façon suivante : « À l'entrée d'une passe étroite, une île qui fait fonction de brise-lames ; puis un vaste bassin qui pénètre profondément dans les terres ; sur ses côtés, des falaises tout en rochers ; au fond, comme un mur de théâtre, un bois qui descend jusqu'au rivage ; au milieu de cette façade, une grotte. »
la demeure des Nymphes (1, 168). Souvent les Anciens considéraient des endroits naturels particulièrement remarquables par leur beauté comme les résidences des divinités de la nature. Sur les nymphes, cfr 1, 71n.
les sept vaisseaux (1, 170). Énée touche donc la côte de Libye avec sept bateaux. On apprendra en 1, 381 qu'il en avait vingt en quittant la Troade. À l'exception d'un bateau, celui d'Oronte, englouti par les flots (1, 113), il retrouvera les autres, comme le lui annoncera d'ailleurs Vénus (1, 390-401).
Achate (1, 174). C'est le « fidèle Achate » présenté en 1, 120n.
les fruits de Cérès... (1, 177-179). Cérès étant la déesse des moissons, l'expression désigne ici les réserves de blé.
Anthée... Capys... Caïcus (1, 181-183). Divers compagnons d'Énée sont énumérés ici. Anthée, inconnu avant Virgile, réapparaîtra en 1, 510 et sera cité encore dans les combats du dernier chant (12, 443). Il commandait deux ou plusieurs bateaux. Capys, autre compagnon d'Énée, interviendra en 2, 35 ; en 9, 576 et en 10, 145). Quant à Caïcus, qui n'est connu que par Virgile, on le retrouvera en 9, 35. On peut penser que les navires se reconnaissaient aux armes de leur capitaine, placées en haut des poupes.
birèmes phrygiennes (1, 182). Des birèmes sont des navires à deux rangs de rames. Les Troyens, habitants de la Phrygie, sont souvent désignés par le terme « Phrygiens ».
Aceste (1, 195). Aceste (appelé aussi Égeste) était un Troyen déjà installé en Sicile lors de l'arrivée d'Énée. Virgile (5, 38-39) en fait le fils d'une Troyenne et du dieu fleuve sicilien Crinisus. Il ne donne pas de détails sur la présence en Sicile de cette Troyenne, mais diverses versions circulaient à ce sujet dans l'Antiquité. Aceste est cité à plusieurs reprises dans le chant 1 (1, 550-558 ; 1, 570) ainsi que dans le chant 9 (9, 219n ; 9, 286), mais c'est surtout au chant 5 qu'il sera question de lui. Il accueille chaleureusement ses compatriotes fugitifs (5, 39-41) et, après l'incendie des vaisseaux (5, 604-699), il accepte même de prendre sous sa protection les Troyens et Troyennes voulant rester en Sicile, et de devenir leur roi : on leur bâtit une ville, Ségeste, au nord-ouest de la Sicile. Virgile n'est pas le premier à mettre Ségeste en rapport avec les Troyens ; bien avant lui, Thucydide (6, 2, 3) avait déjà attribué la fondation de Ségeste à des Troyens fugitifs.
Trinacrie (1, 195). La Trinacrie, c'est-à-dire, en grec, « [l'île] aux trois pointes » désigne la Sicile, dont la forme triangulaire est évidente.
Amis, nous n'oublions pas... (1, 198-199). À rapprocher de Homère, Odyssée, 12, 208.
Scylla (1, 200). Dans la mythologie grecque, Scylla passe pour être la fille du dieu marin Phorcus, aimée de Glaucos et changée par la magicienne Circé en un horrible monstre. Désespérée, elle se précipita dans la mer et vivait dans une grotte que la tradition place dans le détroit de Messine, entre la Sicile et l'Italie. Elle était censée terrifier les marins par ses cris et les dévorer lorsqu'ils s'approchaient trop près d'elle. Ainsi, dans l'Odyssée (12, 73-100), le navire d'Ulysse passe devant l'antre du monstre qui lui dévore six hommes. Dans la géographie mythique toujours, l'écueil avec la grotte de Scylla est située en face du tourbillon de Charybde, nom que les Anciens donnaient à des remous marins dangereux pour les navigateurs. Homère (par exemple Odyssée, 12, 101-110) voyait Charybde comme un monstre féminin absorbant l'eau de la mer et la rejetant trois fois par jour. Scylla et Charybde étaient des écueils aussi dangereux l'un que l'autre et, pour franchir le détroit de Messine, le navigateur devait choisir entre les deux maux. C'est ce qui a donné naissance à l'expression française : « tomber de Charybde en Scylla », c'est éviter un danger pour tomber dans un autre tout aussi grand. Le lecteur de l'Énéide retrouvera ces monstres dans le livre des voyages (3, 420 ; 3, 424 ; 3, 432 ; 3, 684) ainsi qu'au livre sept (7, 302, avec la note). Signalons encore que ces personnifications antiques étaient destinées à souligner le danger de la navigation dans cette zone et qu'il serait vain de vouloir identifier la Charybde et la Scylla des Anciens avec des toponymes modernes.
Cyclopes (1, 201). Dans la mythologie grecque, les Cyclopes étaient des géants qui n'avaient qu'un oeil. Un morceau particulièrement célèbre de l'Odyssée (9, 170-540) est constitué par le récit d'Ulysse enfermé avec ses compagnons dans la caverne de l'un d'entre eux, Polyphème. Le héros réussira à s'enfuir par la ruse, après avoir éborgné le monstre. Les îles des Cyclopes, près de Catane, ou les rochers des Cyclopes, en Sicile même, sont situés près de l'Etna. On retrouvera Polyphème et les Cyclopes dans le livre des voyages (3, 568-683), lors de l'épisode d'Achéménide. Ces monstres de l'Odyssée ont peu de chose en commun, sinon leur nom, avec les Cyclopes dont il sera question au livre 8 (8, 416-453), les ouvriers d'Héphaistos-Vulcain, forgeant notamment les armes des dieux.
vieux Bacchus (1, 215). C'est-à-dire de vieux vin. Bacchus est en grec un des noms de Dionysos dieu du vin.
Oronte (1, 220). Le compagnon d'Énée qui a péri dans le naufrage (1, 113).
Amycus... Lycus... Gyas... (1, 221-222). Ces compagnons qu'Énée croit morts ne le sont pas. Ils ont échappé au naufrage et interviendront à diverses reprises, notamment dans les scènes de combats. Ainsi un Troyen du nom d'Amycus est immolé par Turnus en 9, 772, tandis qu'en 12, 509, un autre Amycus, frère de Diorès, est tué également par Turnus. Négligence virgilienne, à moins que les Troyens n'aient compté plusieurs Amycus dans leurs rangs. Quant à Lycus, il périt victime de Turnus lors de l'incendie d'une tour (9, 544-566). Gyas, de son côté, réapparaîtra un peu plus loin (1, 612) ; il interviendra souvent dans le livre des jeux comme capitaine du bateau « Chimère » (5, 118 ; 5, 152 ; 5, 160 ; 5, 167 ; 5, 169 ; 5, 184 ; 5, 223), et participera aux combats du chant 12, 460. Selon Servius ad locum, il passait pour l'ancêtre de la gens Gegania.
Cloanthe (1, 222). Création virgilienne, ancêtre fictif de la gens Cluentia, il réapparaîtra bientôt (1, 510 et 1, 612) et interviendra aussi dans le livre des jeux, comme capitaine de la Scylla et vainqueur des régates (ainsi 5, 122 ; 5, 152 ; 5, 167 ; 5, 225 ; 5, 233 et 5, 245).
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