Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant V (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante


ÉNÉIDE, LIVRE V

 

ESCALE EN SICILE. JEUX FUNÈBRES

Incendie des vaisseaux (5, 604-745)

 

Junon provoque l'incendie des vaisseaux (5, 604-663)

Durant les jeux, Junon, toujours hostile aux Troyens, dépêche Iris qui aperçoit en retrait sur le rivage des Troyennes pleurant la mort d'Anchise et surtout maudissant leurs errances sans fin. Prenant les traits de la Troyenne Béroé, Iris veut persuader ces femmes découragées de mettre le feu aux navires, ce qui obligerait les Troyens à s'installer définitivement en Sicile (5, 604-640).

Tandis qu'Iris-Béroé lance une torche enflammée, Pyrgo, devant ses compagnes indécises, prétend reconnaître en elle une déesse, laquelle révèle bientôt son identité en disparaissant dans un immense arc-en-ciel. Les femmes, exaltées par ce prodige, se mettent à incendier les vaisseaux (5, 641-663).

Hinc primum Fortuna fidem mutata nouauit.

Dès ce moment, la Fortune a tourné, fidèle à de nouveaux favoris.

Dum uariis tumulo referunt sollemnia ludis,

Irim de caelo misit Saturnia Iuno

Iliacam ad classem uentosque aspirat eunti,

multa mouens necdum antiquum saturata dolorem.

Illa uiam celerans per mille coloribus arcum

Tandis que par ces jeux divers on rendait au tombeau des hommages solennels,

Junon la Saturnienne du haut du ciel dépêcha Iris vers la flotte d'Ilion,

faisant souffler des vents favorables au départ de sa messagère ;

la déesse agite mille projets, elle n'a pas encore digéré sa vieille rancune.

La vierge se hâte, empruntant  un arc aux mille couleurs,

5, 605

nulli uisa cito decurrit tramite uirgo.

Conspicit ingentem concursum et litora lustrat

desertosque uidet portus classemque relictam.

At procul in sola secretae Troades acta

amissum Anchisen flebant, cunctaeque profundum

et descend par cette  voie rapide, sans être vue de personne.

Elle aperçoit un immense rassemblement et, parcourant le rivage

de ses regards, remarque le port désert et la flotte abandonnée.

Mais plus loin, des Troyennes en retrait sur une plage isolée,

déploraient la mort d'Anchise et toutes en pleurs regardaient .

5, 610

pontum aspectabant flentes. Heu tot uada fessis

et tantum superesse maris, uox omnibus una :

urbem orant, taedet pelagi perferre laborem.

 

Ergo inter medias sese haud ignara nocendi

conicit et faciemque deae uestemque reponit ;

la mer profonde. Hélas, lassées de tant d'écueils, et à l'dée

qu'une mer si vaste restait à franchir, toutes n'ont qu'une seule voix :

elles demandent une ville, excédées d'endurer les épreuves de la mer.

 

Or, Iris, qui n'ignore rien de l'art de nuire, se jette parmi elles,

délaissant son apparence et  ses vêtements de déesse.

5, 615

fit Beroe, Tmarii coniunx longaeua Dorycli,

cui genus et quondam nomen natique fuissent,

ac sic Dardanidum mediam se matribus infert.

« O miserae, quas non manus » inquit « Achaica bello

traxerit ad letum patriae sub moenibus ! O gens

Elle devient Béroé, l'épouse âgée de Doryclus du Tmaros,

qui avait eu jadis une famille, un nom et des enfants,

et elle s'introduit ainsi au milieu des matrones des Dardanides, disant :

« Ô malheureuses sommes-nous, de n'avoir pas été traînées vers la mort

par un bras Achéen, lors de la guerre, sous les murs de notre patrie !

5, 620

infelix, cui te exitio Fortuna reseruat ?

Septima post Troiae excidium iam uertitur aestas,

cum freta, cum terras omnis, tot inhospita saxa

sideraque emensae ferimur, dum per mare magnum

Italiam sequimur fugientem et uoluimur undis.

Race infortunée, quel désastre la Fortune te réserve-t-elle ?

C'est déjà le septième été, depuis l'écroulement de Troie,

que nous sommes emportées, à travers mers, terres diverses,

rochers inhospitaliers et cieux si nombreux, et que nous poursuivons,

 ballottées par les flots sur l'immensité marine, l'Italie qui se dérobe.

5, 625

Hic Erycis fines fraterni atque hospes Acestes :

quis prohibet muros iacere et dare ciuibus urbem ?

O patria et rapti nequiquam ex hoste penates,

nullane iam Troiae dicentur moenia ? Nusquam

Hectoreos amnis, Xanthum et Simoenta, uidebo ?

Ici s'étendent les terres d'un Éryx fraternel et de notre hôte Aceste.

Qui nous empêche d'élever des murs, de donner une ville à des citoyens ?

Ô patrie, et vous, Pénates en vain arrachés à nos ennemis,

aucun rempart désormais ne portera le nom de murs de Troie ?

Ne reverrai-je nulle part les fleuves d'Hector, un Xanthe et un Simoïs ?

5, 630

Quin agite et mecum infaustas exurite puppis.

Nam mihi Cassandrae per somnum uatis imago

ardentis dare uisa faces : ʻ hic quaerite Troiam ;

hic domus est ʼ inquit ʻ uobis ʼ. Iam tempus agi res,

nec tantis mora prodigiis. En quattuor arae

Allons, secouez-vous et brûlez avec moi ces navires de malheur.

Dans mon sommeil, en effet, j'ai cru voir l'image de Cassandre,

la prophétesse me tendant des torches ardentes : ʻ Cherchez Troie ici ;

ici est votre demeure ʼ, dit-elle. C'est maintenant le moment d'agir ;

il ne faut pas hésiter devant de si grands prodiges. Voici quatre autels

5, 635

Neptuno ; deus ipse faces animumque ministrat. »

 

Haec memorans prima infensum ui corripit ignem

sublataque procul dextra conixa coruscat

et iacit. Arrectae mentes stupefactaque corda

Iliadum. Hic una e multis, quae maxima natu,

dédiés à Neptune : le dieu lui-même fournit des torches et du courage ».

 

À ces mots, avec vivacité elle saisit la première une torche menaçante

et, de loin, levant haut la main, elle la brandit avec force et la lance.

Les  femmes d'Ilion ont l'esprit tendu, et le coeur stupéfait.

Alors, une des femmes, parmi cette foule,  la plus âgée,

5, 640

Pyrgo, tot Priami natorum regia nutrix :

« Non Beroe uobis, non haec Rhoeteia, matres,

est Dorycli coniunx ; diuini signa decoris

ardentisque notate oculos, qui spiritus illi,

qui uultus uocisque sonus uel gressus eunti.

Pyrgo, la nourrice royale de tant d'enfants de Priam, dit :

« Non, mes amies, devant vous, ce  n'est pas Béroé ;

ce n'est pas la Rhétéenne, épouse de Doryclus ; remarquez

les signes d'une beauté divine : ces yeux vifs, cet esprit,

ce visage,  le son de cette voix ou l'allure de cette démarche.

5, 645

Ipsa egomet dudum Beroen digressa reliqui

aegram, indignantem tali quod sola careret

munere nec meritos Anchisae inferret honores. »

Haec effata.

At matres primo ancipites oculisque malignis

Je quitte à l'instant Béroé, que j'ai laissée malade,

s'indignant d'être seule à être privée d'une telle célébration,

et à ne point rendre à Anchise les honneurs qu'il mérite ».

Ainsi parla-t-elle.

Mais les matrones, d'abord indécises, regardaient les bateaux,

5, 650

ambiguae spectare rates miserum inter amorem

praesentis terrae fatisque uocantia regna,

cum dea se paribus per caelum sustulit alis

ingentemque fuga secuit sub nubibus arcum.

Tum uero attonitae monstris actaeque furore

d'un oeil mauvais, malheureusement  partagées entre leur attachement

pour une terre déjà connue ou pour le royaume où les appelait le destin,

quand soudain la déesse de ses deux ailes s'éleva dans le ciel,

et dans sa fuite traça sous les nuages un immense arc-en-ciel.

Alors, épouvantées par ces prodiges et poussées par leur délire,

5, 655

conclamant, rapiuntque focis penetralibus ignem,

pars spoliant aras, frondem ac uirgulta facesque

coniciunt. Furit immissis Volcanus habenis

transtra per et remos et pictas abiete puppis.

toutes crient et dérobent le feu  des foyers sacrés au fond des demeures ;

elles dépouillent les autels, entassent feuilles, branches et torches.

Vulcain, toutes rênes lâchées, fait rage à travers les bancs,

les rames et les poupes peintes faites de bois de sapin.

5, 660

 

Jupiter met fin au désastre (5, 664-699)

Dès qu'un messager avertit les Troyens du désastre, Ascagne le premier, bientôt suivi par Énée et les autres, veut faire comprendre aux femmes leur erreur. Apeurées, elles cherchent à se cacher, regrettant leur geste (5, 664-679).

Cependant, Énée, voyant que l'incendie est impossible à maîtriser, supplie Jupiter d'empêcher l'anéantissement total des Troyens, ou sinon de le foudroyer sur place. Cette prière est entendue : immédiatement un orage violent éteint l'incendie, et toute la flotte, sauf quatre navires, est sauvée (5, 680-699).

Nuntius Anchisae ad tumulum cuneosque theatri

Près du tombeau d'Anchise et des gradins du théâtre,

incensas perfert nauis Eumelus, et ipsi

respiciunt atram in nimbo uolitare fauillam.

Primus et Ascanius, cursus ut laetus equestris

ducebat, sic acer equo turbata petiuit

castra, nec exanimes possunt retinere magistri.

un messager, Eumèle, annonce que les navires sont en flammes ;

et tous, se retournant, voient des cendres noires voltiger dans la fumée.

Ascagne, le premier encore, comme lorsque tout rayonnant il menait

la parade équestre, galopa avec ardeur vers le camp en  désordre,

et ses instructeurs, morts de peur, ne peuvent le retenir. Il dit :

5, 665

« Quis furor iste nouus ? Quo nunc, quo tenditis » inquit

« heu miserae ciues ? Non hostem inimicaque castra

Argiuum, uestras spes uritis. En, ego uester

Ascanius ! ». Galeam ante pedes proiecit inanem,

qua ludo indutus belli simulacra ciebat.

« Quelle est votre incroyable folie ? Que cherchez-vous maintenant ?

Hélas, malheureuses citoyennes ! Non, ce n'est ni un ennemi

ni le camp honni des Argiens, mais vos propres espoirs que vous brûlez.

C'est moi, votre Ascagne ! » Il jette à leurs pieds le casque, bien inutile,

qu'il portait lors des jeux pour animer un simulacre de combat.

5, 670

Accelerat simul Aeneas, simul agmina Teucrum.

Ast illae diuersa metu per litora passim

diffugiunt, siluasque et sicubi concaua furtim

saxa petunt ; piget incepti lucisque, suosque

mutatae agnoscunt excussaque pectore Iuno est.

 

Au même moment, Énée se hâte, ainsi que les troupes des Teucères.

Quant aux femmes, prises de peur, elles fuient en tous sens,

le long du rivage, cherchant quelqu'endroit où se cacher, dans les bois

ou au creux d'un rocher ; leur acte et la lumière du jour leur font honte ; 

reconnaissant  les leurs, elles ont changé d'avis, et rejeté Junon de leur coeur.

5, 675

Sed non idcirco flamma atque incendia uiris

indomitas posuere ; udo sub robore uiuit

stuppa uomens tardum fumum, lentusque carinas

est uapor et toto descendit corpore pestis,

nec uires heroum infusaque flumina prosunt.

Mais pour autant les flammes et les incendies n'ont rien perdu

de leurs forces indomptées ; sous le chêne humide, l'étoupe vivante

crache une lourde fumée, la chaleur peu à peu ronge les coques,

et le fléau descend, gagnant le corps entier des navires ;

ni les forces des héros, ni les flots déversés n'y font rien.

5, 680

Tum pius Aeneas umeris abscindere uestem

auxilioque uocare deos et tendere palmas :

« Iuppiter omnipotens, si nondum exosus ad unum

Troianos, si quid pietas antiqua labores

respicit humanos, da flammam euadere classi

Alors le pieux Énée arrache son vêtement de ses épaules,

appelle les dieux à l'aide, et tendant les mains : « Jupiter tout-puissant,

si tu n'as pas encore pris en haine jusqu'au dernier les Troyens,

si l'antique piété considère quelque peu  les souffrances humaines,

permets, ô père, que la flotte échappe maintenant aux flammes,

5, 685

nunc, pater, et tenuis Teucrum res eripe leto.

Vel tu, quod superest, infesto fulmine morti,

si mereor, demitte tuaque hic obrue dextra. »

Vix haec ediderat cum effusis imbribus atra

tempestas sine more furit tonitruque tremescunt

et arrache à l'anéantissement les maigres ressources des Teucères.

Sinon, il te reste ceci à faire : de ton foudre hostile envoie-moi

à la mort, si je le mérite, et qu'ici même, ta droite m'anéantisse ».

Il avait à peine énoncé cette prière qu'aussitôt une noire tempête

se déchaîne en trombes d'eau et que sous l'effet du tonnerre

5, 690

ardua terrarum et campi ; ruit aethere toto

turbidus imber aqua densisque nigerrimus Austris,

implenturque super puppes, semusta madescunt

robora, restinctus donec uapor omnis et omnes

quattuor amissis seruatae a peste carinae.

collines et plaines se mettent à trembler ; de l'ensemble de l'éther,

s'écroule un nuage chargé d'eau, très noir, sous les nuées des Austers ;

les poupes sont inondées, les bois à demi consumés se gorgent d'eau,

jusqu'à ce que la fumée enfin soit totalement étouffée ;

et, sauf quatre navires perdus, toute la flotte est sauvée du désastre.

5, 695

 

Énée sauvé du découragement (5, 700-745)

Découragé, Énée hésite à s'établir en Sicile ou à poursuivre sa route vers l'Italie. Le vieux Nautès lui suggère d'obéir aux destins et de confier à Aceste ceux des Troyens qui ne désirent plus reprendre la mer, pour qu'ils fondent en Sicile une nouvelle cité (5, 700-718).

L'apparition nocturne de son père Anchise conforte Énée dans cette idée, l'assurant du soutien de Jupiter. Énée apprend qu'avant de s'établir définitivement en Italie, il devra mener des guerres au Latium et descendre aux enfers, où Anchise lui prédira sa destinée ; ensuite, sans qu'il puisse la retenir, il voit disparaître l'image de son père. Et sur le champ, il fait diverses offrandes (5, 719-745).

At pater Aeneas casu concussus acerbo

nunc huc ingentis, nunc illuc pectore curas

mutabat uersans, Siculisne resideret aruis

oblitus fatorum, Italasne capesseret oras.

Tum senior Nautes, unum Tritonia Pallas,

Mais le roi Énée, fortement ébranlé par cet événement cruel,

retournait en son coeur ses lourds soucis, prenant tantôt un parti,

tantôt  l'autre : allait-il rester sur les terres sicules,

et oublier son destin ? Ou allait-il gagner les rives d'Italie ?

Alors, le vieux Nautès, que la Tritonienne Pallas avait instruit,

5, 700

quem docuit multaque insignem reddidit arte,

– haec responsa dabat, uel quae portenderet ira

magna deum uel quae fatorum posceret ordo – ,

isque his Aenean solatus uocibus infit :

« Nate dea, quo fata trahunt retrahuntque sequamur ;

et rendu célèbre entre tous pour ses multiples talents

– elle répondait aux présages annoncés par la grande colère

des dieux ou aux exigences du déroulement des destins, –

se mit à réconforter Énée avec les paroles que voici :

« Fils de déesse, suivons la voie où nous mènent et nous ramènent les destins ;

5, 705

quidquid erit, superanda omnis fortuna ferendo est.

Est tibi Dardanius diuinae stirpis Acestes :

hunc cape consiliis socium et coniunge uolentem,

huic trade amissis superant qui nauibus et quos

pertaesum magni incepti rerumque tuarum est.

quoi qu'il arrive, toute fortune est surmontable si on la supporte.

Le dardanien Aceste, de race divine, t'est totalement acquis :

associe-le à tes projets, et unissez-vous ; c'est son souhait.

Confie-lui ceux qui sont en surnombre après la perte de leurs navires,

et ceux qui en ont assez de ta grande entreprise et de tes affaires.

5, 710

Longaeuosque senes ac fessas aequore matres

et quidquid tecum inualidum metuensque pericli est

delige, et his habeant terris sine moenia fessi ;

urbem appellabunt permisso nomine Acestam. »

 

Talibus incensus dictis senioris amici

Les vieillards chargés d'ans, les matrones lasses de la mer,

et tous ceux des tiens qui sont sans force et craignent le danger, mets-les à part

 et permets-leur, ils sont épuisés, de posséder des murs sur cette terre ;

ils appelleront leur ville Acesta, si ce nom vous agrée ».

 

Les paroles du vieillard bienveillant ont rallumé l'ardeur d'Énée,

5, 715

tum uero in curas animo diducitur omnis ;

et Nox atra polum bigis subuecta tenebat.

Visa dehinc caelo facies delapsa parentis

Anchisae subito talis effundere uoces :

« Nate, mihi uita quondam, dum uita manebat,

mais alors son esprit est tiraillé entre mille soucis,

tandis que la sombre Nuit, traînée dans son bige, occupait le ciel.

Puis, il crut voir la figure de son père Anchise lui apparaître

soudain tombée du ciel, et lui tenir ces propos :

« Mon fils, toi jadis  plus cher que la vie, quand j'étais en vie,

5, 720

care magis, nate Iliacis exercite fatis,

imperio Iouis huc uenio, qui classibus ignem

depulit, et caelo tandem miseratus ab alto est.

Consiliis pare quae nunc pulcherrima Nautes

dat senior ; lectos iuuenes, fortissima corda,

mon fils, toi qui as été mis à l'épreuve pour les destins d'Ilion,

je viens ici sur ordre de Jupiter ; il a repoussé l'incendie

loin de la flotte et, du haut du ciel, t'a enfin pris en pitié.

Écoute les conseils excellents que te donne maintenant

le vieux Nautès ; conduis en Italie des jeunes hommes d'élite,

5, 725

defer in Italiam. Gens dura atque aspera cultu

debellanda tibi Latio est. Ditis tamen ante

infernas accede domos et Auerna per alta

congressus pete, nate, meos. Non me impia namque

Tartara habent, tristes umbrae, sed amoena piorum

les coeurs les plus valeureux. Au Latium, tu devras réduire par la guerre

une race dure, aux moeurs rudes. Toutefois, rends-toi d'abord

aux demeures infernales de Dis, à travers le profond Averne,

et cherche, mon fils, à m'y rencontrer. En effet je ne suis retenu

ni dans l'impie Tartare, ni chez les ombres tristes, mais je fréquente

5, 730

concilia Elysiumque colo. Huc casta Sibylla

nigrarum multo pecudum te sanguine ducet.

Tum genus omne tuum et quae dentur moenia disces.

Iamque uale ; torquet medios Nox umida cursus

et me saeuus equis Oriens adflauit anhelis. »

dans l'Élysée les aimables assemblées des hommes pieux. La chaste Sibylle

t'y conduira, en échange du sang de noires victimes nombreuses.

Alors tu connaîtras  toute ta descendance, et les murs qui te sont donnés.

Et maintenant, adieu ; la Nuit humide, à mi-course, fait demi-tour,

et je sens le souffle haletant des chevaux du cruel Soleil levant. »

5, 735

Dixerat et tenuis fugit ceu fumus in auras.

Aeneas : « quo deinde ruis ? Quo proripis ? » inquit,

« quem fugis ? Aut quis te nostris complexibus arcet ? »

Haec memorans cinerem et sopitos suscitat ignis,

Pergameumque Larem et canae penetralia Vestae

Il  avait fini de parler, et tel une fumée, il disparut dans l'air léger.

Énée dit : « Mais enfin, où cours-tu ? Où te précipites-tu ?

Qui fuis-tu ? Qui nous empêche de nous embrasser ? »

Sur ces paroles, il ranime la cendre et le feu assoupi,

honore le Lare de Pergame et la blanche Vesta dans son sanctuaire ;

5, 740

farre pio et plena supplex ueneratur acerra.

il les supplie, offrant de la farine sacrée et une boîte pleine d'encens.

5, 745

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Notes (5, 604-745)

la Fortune a tourné (5, 604). Depuis leur arrivée en Sicile et pendant toute la durée des jeux, tout s'est bien passé pour les Troyens : la Fortune semble leur être favorable. Cette brève période de tranquillité va brusquement prendre fin. L'attitude de la Fortune va se modifier, un retournement dû apparemment à l'intervention de Junon.

au tombeau (5, 605). Celui d'Anchise bien sûr, que les jeux funèbres devaient honorer.

Junon... (5, 606). Ce vers est répété en 9, 2. On ne reviendra plus ici sur le rôle majeur joué par Junon dans l'Énéide. Son nom apparaît pour la première fois en 1, 4.

Iris (5, 606). Iris, symbolisée par l'arc-en-ciel, est la messagère attitrée des dieux, et en particulier de Junon, cfr 4, 694-702 ; 9, 1-24 ; 9, 803 ; 10, 38 et 10, 73.

en retrait sur une plage isolée (5, 613-614). Les hommes seuls étaient donc présents aux jeux. À Rome, les femmes n'assistaient pas aux jeux funèbres (les ludi funebres) et selon Suétone (Auguste, 44), l'empereur Auguste avait exclu ou réglementé la présence des femmes dans toute une série de compétitions. Peut-être Virgile est-il influencé par cette décision augustéenne ; peut-être aussi a-t-il cru, comme le suggère J. Perret (Virgile. Énéide, II, p. 160), que « la décence de l'âge héroïque interdisait leur présence à des jeux gymniques et a-t-il imaginé pour elles un munus particulier qui leur permit, à elles aussi, d'honorer Anchise, mais d'une manière convenant davantage à leur sexe, par des lamentations (5, 613-614 ; 5, 651-652). Iris les trouverait toutes prêtes à se lamenter également sur leur propre sort ».

Béroé... (5, 620). Béroé et son mari ne sont mentionnés que dans cet épisode. On apprendra un peu plus loin (5, 645ss) que la vraie Béroé, malade, est bloquée chez elle. Un Doryclus, fils de Priam, est mentionné dans l'Iliade, 11, 489. Quant au Tmaros, c'est une montagne d'Épire.

le septième été (5, 626). Légère incohérence avec 1, 755-756, où Didon parle déjà du septième été. Il eût peut-être été plus correct d'écrire : « sept années déjà ont passé ».

Italie qui se dérobe (5, 629). Pour la formule, cfr 3, 496 et 6, 61.

Éryx fraternel (5, 630). Sur ce héros local, qui passait pour un fils d'Aphrodite et qui pouvait dès lors être considéré comme le demi-frère d'Énée, cfr 5, 24 avec la note.

citoyens (5, 631). C'est-à-dire à des gens qui cesseront d'être des exilés.

Pénates en vain arrachés (5, 632). Il a souvent été question plus haut de ces Pénates troyens transportés par Énée et ses compagnons (cfr 1, 378-379 ; 2, 293 ; 2, 717 ; 3, 148-150).

Xanthe et Simoïs (5, 634). Deux fleuves qui rappellent Troie, évoquée par son héros Hector. Pour le Xanthe, cfr par exemple 1, 473 ; 3, 350 ; 3, 497 ; 4, 143 ; pour le Simoïs, cfr 1, 100 ; 1, 618 ; 3, 301, etc...

Cassandre (5, 636). Fille de Priam et d'Hécube, et soeur jumelle d'Hélénus, elle avait reçu le don de prophétie. La tradition n'est pas unanime à ce propos. Selon une version très répandue, Apollon, amoureux d'elle, avait promis de lui apprendre à prophétiser si elle consentait à se livrer à lui. Elle avait accepté et reçu les leçons du dieu. Mais une fois instruite, elle avait alors repoussé le dieu Apollon qui, pour la punir, lui avait retiré le don de la persuasion : elle prophétiserait toujours la vérité mais personne ne la croirait. Sur Cassandre, cfr aussi 2, 246 ; 2, 343 ; 2, 404 ; 3, 183 ; 3, 187 et 10, 68.

Neptune (5, 639). Ces autels, explique M. Rat (Virgile. Énéide, p. 335, n. 1223), auraient été élevés par les Troyens « soit pour obtenir des vents favorables (5, 59), soit pour satisfaire au voeu de Cloanthe, qui avait promis un sacrifice aux dieux de la mer s'il était vainqueur (5, 235) ». Mais les textes invoqués ne sont pas très précis. Quoi qu'il en soit, il y avait là des autels sur lesquels, semble-t-il, le feu brûlait encore.

Pyrgo (5, 645). Cette nourrice des enfants de Priam n'apparaît qu'ici. Le nom est tiré du répertoire grec qui connaît une Pyrgo, épouse d'un roi de Mégare.

la Rhétéenne (5, 646-647). Béroé, épouse de Doryclus (cfr 5, 620) est appelée la « Rhétéenne », c'est-à-dire « la Troyenne », du nom du cap Rhétée, un promontoire proche de Troie (cfr 3, 108).

une beauté divine (5, 648). Les divinités, même déguisées, ne se confondent pas longtemps avec les mortelles. On comparera en 1, 314ss la scène où Vénus se présente à Énée sous les traits d'une chasseresse.

une telle célébration (5, 651-652). Les cérémonies funèbres en l'honneur d'Anchise, et les lamentations des femmes.

la déesse (5, 657). Iris, qui avait pris les traits de Béroé. Vers très proches de 9, 14-15, appliqués aussi à Iris.

foyers sacrés (5, 660). Sur les autels domestiques, où une flamme brûlait, au fond des demeures ou bien  sur les autels dédiés à Neptune, dont il a été question plus haut (5, 639-640).

Vulcain (5, 662). C'est-à-dire le feu, désigné par le nom du dieu du feu. Cfr 2, 311 ; 7, 77 ; 7, 679, etc...

à travers les bancs (5, 662). Comme l'explique J. Perret (Virgile. Énéide, II, p. 160), « l'incendie des vaisseaux est dans les nostoi un motif légendaire relativement ancien ; il met le point final à des courses qui se poursuivaient à l'aventure et explique la fondation d'une cité. La responsabilité de l'incendie est toujours attribuée à des femmes parce que dans les légendes les plus anciennes il s'agit d'esclaves troyennes emportées par le vainqueur et peu désireuses d'arriver en pays grec. Dans l'Énéide, la situation est différente puisque ces femmes sont les mères et les épouses des navigateurs, dont elles partagent en principe les intérêts. Mais Virgile a repris sans changement le schéma traditionnel [...] ».

peintes (5, 663). Sur le modèle d'Homère (cfr Iliade, 2, 637 : « douze nefs aux joues vermillonnées »; ou Odyssée, 9, 127 : « un navire aux joues de vermillon »), Virgile présente régulièrement des bateaux qui sont censés « peints » (ici en 5, 663, mais cfr aussi 7, 431 ; 8, 93) ; il en est de même pour Ovide (Mét., 6, 511). Prise au sens strict l'épithète homérique pourrait signifier que les flancs du bateau étaient peints en rouge, mais il est difficile de savoir ce qu'il en était dans la réalité. D'après le vieux Lexique des Antiquités Grecques de P. Paris - G. Roques, Paris, 1909, p. 268 : « on la peignait d'ordinaire [= la coque], du moins la partie au-dessus de la ligne de flottaison, en rouge, bleu ou autre couleur vive ».

gradins du théâtre (5, 664). Virgile emploie les termes, décrivant les sièges d'un théâtre ou d'un cirque, à Rome. Il s'agit ici de l'emplacement choisi comme théâtre naturel pour les jeux.

Eumèle (5, 665). Ce personnage n'est cité qu'ici dans l'Énéide. Le nom est emprunté au répertoire grec, qui connaît plusieurs héros de ce nom.

le camp (5, 668). L'endroit où mouillait la flotte.

Argiens (5, 672). Le terme « Argiens » désigne moins les habitants de la ville d'Argos que les Grecs en général (cfr 1, 24 et la note). On est en présence d'une allusion à un épisode important de la guerre de Troie. En effet, l'Iliade (chant 15 et chant 16) raconte que Hector a réussi à arriver jusqu'aux vaisseaux grecs et qu'un bateau est même incendié par les Troyens. La situation est très délicate pour les Grecs. C'est en apercevant la flamme de l'incendie que Patrocle partira au combat revêtu des armes d'Achille.

Il jette à leurs pieds le casque (5, 673). Pour se faire reconnaître plus facilement (M. Rat) ? Ou dans un mouvement de rage juvénile (J. Perret) ?

simulacre de combat (5, 674). Le lusus Troiae comportait un combat simulé (cfr 5, 585).

rejeté Junon (5, 679). Elles renoncent à suivre les suggestions de Junon, qui leur avaient été communiquées par Iris-Béroé.

étoupe (5, 681). L'étoupe, garnie de poix, dont on se servait pour colmater les jointures des navires, était très inflammable.

pieux (5, 685). L'adjectif ici prend toute sa signification, d'autant qu'Énée va en appeler à la pietas de Jupiter (5, 688). Les gestes d'Énée (vêtements déchirés, mains tendues... ) sont communs aux suppliants ; ce sont des signes de deuil et de détresse. En 12, 609, Latinus a déchiré ses vêtements en apprenant la mort d'Amata. De cette prière d'Énée on rapprochera celle d'Anchise qui supplie Jupiter en 2, 688-692, et peut-être aussi celle que Romulus adresse également à Jupiter lorsque les Sabins, dans le récit des primordia, sont sur le point de s'emparer du Palatin (cfr Tite-Live, I, 12, 3-7). Là aussi, l'effet de la prière est immédiat.

l'antique piété (5, 688). La piété ne lie pas seulement les hommes envers les dieux, mais aussi les dieux envers les hommes pieux. Pour une idée comparable, cfr 2, 536-539 et 4, 382.

Sinon, il te reste ceci à faire (5, 691). Si tu ne veux pas sauver les Troyens, envoie ta foudre sur moi.

toute la flotte (5, 698). Il lui reste donc en tout 15 navires.

terres sicules (5, 702). C'est-à-dire en Sicile, Virgile désignant indifféremment les habitants de Sicile, par des termes comme Sicanes/Sicaniens, Sicules, ou Trinacriens.

Nautès (5, 704). Ce compagnon d'Énée passe pour l'ancêtre de la gens Nautia, active à Rome entre le Ve et le IIIe siècle avant Jésus-Christ. C'est un nouvel exemple des préoccupations généalogiques chères à certains érudits romains (Varron, Hygin) de la fin de la République et du début de l'Empire. Denys d'Halicarnasse, 6, 69, par exemple rapporte que Nautès était un prêtre de Pallas-Athéna et qu'il avait quitté Troie en amenant avec lui une statue en bois de la divinité (le Palladium), que ses descendants se transmettaient religieusement. En réalité, le Palladium faisait l'objet de divers récits légendaires (cfr 2, 164ss avec les notes). Quoi qu'il en soit, les Nautii passaient à Rome pour être liés au culte de Pallas.

la Tritonienne Pallas (5, 704). Pour l'explication de l'adjectif « Tritonienne », appliqué à Pallas, cfr 2, 171.

les destins... (5, 709-710). Les vers 709 et 710 contiennent deux maximes stoïciennes, qui opposent nettement le destin (fatum) à quoi chacun doit se plier, et les aléas de la fortune (fortuna), auxquels nous pouvons résister.

Acesta (5, 718). Du nom du roi, qui servira donc d'éponyme à la nouvelle fondation. Il s'agit de la ville appelée « Ségeste » par les Romains et « Égeste » par les Grecs ; il n'en subsiste de nos jours que des ruines, notamment celles d'un temple et d'un théâtre. La fantaisie dans le rapprochement des noms, ou dans les étymologies, était beaucoup mieux tolérée dans l'antiquité que de nos jours. Quoi qu'il en soit, tout cela servait à « fonder » la théorie d'une association des Troyens mythiques avec les habitants de la Sicile historique.

vous agrée (5, 718). À Aceste ou à Énée.

son bige (5, 721). La Nuit est censée parcourir la voûte céleste tirée sur un char (ici à deux chevaux).

figure de son père Anchise (5, 722-723). L'Énéide est remplie d'apparitions de ce genre (cfr par exemple l'apparition d'Hector, en 2, 268-297 ; ou celle des Pénates en Crète, en 3, 147-171 ; ou celle du dieu Tibre en 8, 36-65). Ce sont des artifices littéraires bien utiles introduisant l'évocation de l'avenir immédiat d'Énée ou de pans entiers de la future histoire de Rome. Dans ce cas précis, l'apparition d'Anchise va être décisive, car désormais Énée cessera de douter de sa mission.

toi qui a été mis à l'épreuve (5, 725). Cfr 3, 182, pour un vers partiellement semblable.

Au Latium (5, 730-731). Anchise annonce les guerres qui opposeront les Troyens aux Italiens, tout au long de la deuxième partie de l'Énéide.

Dis (5, 732-733). Dis ou Pluton (Hadès) est le nom du dieu des enfers (cfr 4, 702 ; 6, 127). Anchise annonce le contenu du chant 6, consacré à la « catabase » ou descente aux enfers d'Énée.

Averne (5, 732) . Le mot désigne tantôt le lac considéré par les anciens comme une entrée du monde infernal (cfr 3, 442) ; tantôt le monde infernal lui-même, comme ici (7, 91). Énée ne fera que passer à travers l'Averne, pour se rendre à l'endroit où séjourne Anchise.

Tartare (5, 733-735). Déjà mentionné en 4, 243 et 4, 446, le Tartare est pour Virgile le séjour des criminels. Il en sera beaucoup question en 6, 542 et surtout 6, 548-627.

Élysée (5, 733-735). Les Champs-Élysées sont le séjour des bienheureux (cfr 6, 542). Il en sera beaucoup question en 6, 637-751.

Sibylle (5, 735-736). Cfr 3, 441-452 avec les notes, et surtout le chant 6, où, après avoir prophétisé, la Sibylle servira de guide à Énée dans sa descente aux Enfers.

noires victimes (5, 736). Noires, parce que offertes aux divinités infernales (cfr 5, 96-97 avec la note) ; les sacrifices évoqués ici seront décrits en 6, 243-254.

toute ta descendance (5, 737). Anchise en effet présentera à Énée les futurs héros de l'histoire romaine, des rois d'Albe à Auguste (6, 752-854).

adieu (5, 738). Les « ombres » apparaissent seulement durant la nuit.

la Nuit... (5, 738-739). L'image de la Nuit emportée sur son char (cfr 5, 721) est reprise ici, et appliquée au Soleil levant (Oriens), lui aussi entraîné sur un char par des chevaux. Les chevaux du char du Soleil talonnent ceux du char de la Nuit. Il est temps que les « ombres » réintègrent leur monde.

tel une fumée... (5, 740-742). Le passage pourrait être inspiré d'Homère (Odyssée, 11, 210), lorsque Ulysse tente de retenir sa mère remontée un instant des enfers : « Trois fois entre mes mains, elle ne fut plus qu'une ombre ou qu'un songe envolé ».

honore... (5, 744-745). Après des apparitions surnaturelles, il était normal de faire des offrandes : cfr par exemple en 3, 176-178, après l'apparition des Pénates à Énée ; en 8, 68-70, après l'apparition du dieu Tibre à Énée ; en 8, 541-545, après l'apparition miraculeuse des armes offertes à Énée par Vénus.

Lare de Pergame (5, 744). La confusion entre les Lares (on a ici le singulier) et les Pénates est courante. Le Lare de Pergame (protecteur du foyer troyen) a ici le même sens que les Pénates troyens.

Vesta (5, 744). L'association de Vesta avec les Lares et les Pénates et Vesta est courante. Vesta est qualifiée de blanche (aux cheveux blancs), au sens de « ancienne, antique ». Il a déjà été question à plusieurs reprises de Vesta, déesse du feu et du foyer (cfr 1, 292ss ; 2, 567) et il en sera encore question plus loin (cfr 9, 259, où Vesta a également des cheveux blancs).

farine sacrée (5, 745). C'est la mola salsa, dont il a déjà été question (2, 133 ; 4, 517).

encens (5, 745). L'encens était utilisé dans le culte, comme moyen de purification (cfr par exemple en 1, 415 ; 4, 454 ; 8, 106 ; 11, 481). On tirait d'une boîte quelques grains d'encens, que l'on jetait sur la flamme de l'autel. Pline (Histoire naturelle, 23, 1, 1) signale qu'à l'époque troyenne, on n'utilisait pas l'encens dans les sacrifices, mais, comme on le sait, Virgile n'est pas gêné par les anachronismes.


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