Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 51b-70aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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DOSSIERS de lecture - D06

 

Époque de Constantin (328-330 de l'incarnation) et de Constance (354 de l'Incarnation)

 

L'histoire de saint servais évêque de Tongres - Première partie (Myreur, II, p. 63-67, et p. 75)

 

 


 

 

N.B. Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ici quelques données géographiques essentielles, et notamment l'étendue de ce que les spécialistes actuels du Haut Moyen Âge appellent le diocèse de Tongres-Maastricht-Liège ou plus simplement le diocèse de Tongres. C'était en fait « un vaste territoire que se partagent aujourd'hui dix diocèses : Liège, Ruremonde, Bois-le-Duc, Bréda, Malines, Namur, Luxembourg, Anvers, Hasselt et Cologne. Primitivement, il correspondait à la Civitas Tungrorum romaine, sans la Toxandrie (division administrative regroupant le territoire des Aduatiques, des Éburons et des Condruses) » [Principauté de Liège]. Une carte détaillée de ce que pouvait être l'« ancien » diocèse de Liège figure sur le site bouquetwallon de l'Université de Namur. On verra qu'il est entouré, au nord, du diocèse d'Utrecht, à l'est, de l'archidiocèse de Cologne, au sud, de l'archidiocèse de Trèves et de l'archidiocèse de Reims, à l'ouest, du diocèse de Cambrai.

 

Dans l'imposante bibliographie moderne sur le sujet, nous avons utilisé :

 

* P. Boeren, Jocundus, biographe de saint Servais, La Haye, 1972, 223 p.

* Th. Quoidbach, Les premières origines du Christianisme dans le pays de Liège, Liège, 1923, 72 p. : particulièrement les p. 25-58 [= Bulletin de la Société d’Art et d’Histoire du Diocèse de Liège, t. 21, 1923, p. 113-182].

* Ph. George, Vies et miracles de saint Domitien, évêque de Tongres-Maastricht (ca 535-549) et patron de la Ville de Huy, dans Analecta Bollandiana, t. 103, 1985, p. 305-351 : les p. 319-323 sont intéressantes pour l'utilisation des textes relatifs à saint Servais.

* Ph. George, La clé-reliquaire de saint Hubert, LTO, 2019, passim : avec préface de J.-P. Delville (p. 5-11)

* A.M. Koldeweij, Der gude Sente Servas. De Servatiuslegende en de Servatiana : een onderzoek naar de beeldvorming rond een heilige in de middeleeuwen, Assen-Maastricht, 1985, 356 p. (Maaslandse monografie‘n. Groot formaat, 5. De geschiedenis van de kerkschat van het Sint-Servaaskapittel te Maastricht, 1) : cfr surtout les p. 61-132 pour les textes.

* J. Hamblenne, Saints et Saintes de Belgique au premier millénaire, 2e éd., Lasne, 2014, p. 56-62 : présentation sans aucune distanciation critique.

* P.Y. Quemener, Saint Servais et les Bretons, Academia.edu, 2010, 103 p. : utile pour les premières pages.

 


 

 

Plan

1. Généralités

a. La distribution des notices et leur gestion dans les présentes notes

b. Servais, un personnage historique, a donné naissance à une riche hagiographie de type légendaire

c. Un bref aperçu de textes utiles (essentiellement Grégoire de Tours, Hériger, Jocundus, Gilles d'Orval)

d. Histoire du culte de saint Servais

2. Les épisodes de la vie de saint Servais chez Jean d'Outremeuse (Première partie : II, p. 63-67 ; p. 75)

a. La démission de Valentin

b. L’arrivée du remplaçant

c. Sa parenté avec Marie et avec Jésus

d. Saint Servais à Tongres et à Maastricht

- la durée de son règne

- les séjours à Maastricht

- Le transfert du siège de Tongres à Maastricht

- Les rapports entre saint Servais et son peuple

- La question linguistique

- La personnalité et les œuvres de saint Servais

- « Des gens mauvais et dissolus »

- Les fondations d’églises

 


 

 

1. Généralités

 

La question des évêques de Tongres a été abordée pour la dernière fois dans les notes de lecture des p. 37-51 qui concernaient l’époque des empereurs Dioclétien et Maximien. Il y était essentiellement question de Martin, le septième évêque, et de Maximien, le huitième. Concernant ce dernier, le fichier (II, p. 51-70) ne contient qu'une brève notice (II, p. 56) signalant son décès. Il ne livre également que quelques informations sur son successeur, Valentin, qui règne pendant quatorze ans comme neuvième évêque de Tongres. On y apprend qu'il a construit une église en l’honneur de saint Jean-Baptiste qui lui était apparu en songe (II, p. 58) et que, plus tard, averti également par un songe, il renonça à son évêché dans des conditions assez particulières (II, p. 60).

Le Servais qui va nous occuper est son successeur en tant que dixième évêque de Tongres. C'est un personnage très important auquel Jean accorde une large place dans le Myreur. Sa biographie y est présentée d'une manière très détaillée, plutôt découpée d'ailleurs, car, fidèle aux règles de la chronique, Jean l'a partagée en plusieurs blocs pour l'intégrer autant que possible dans les événements généraux.

 

a. La distribution des notices dans le Myreur et leur gestion dans les présentes notes

Les passages les plus importants sur saint Servais se trouvent dans le Tome II de l'édition Borgnet, aux p. 63-67 (époque de Constantin), à la p. 75 (époque de Constance), aux p. 89-94 et aux p. 96-99 (époque de Gratien), trois longs textes donc et une courte notice. Ils seront commmentés dans trois dossiers différents, ici (D06) en D11 et en D13.

En fait, d'autres passages du Myreur fournissent également quelques informations isolées sur le saint. En voici une liste avec leur référence et une brève indication sur leur contenu.

Dans le Tome I, il est question de saint Servais aux p. 307 (sa parenté) et 531 (la chapelle qu'il élève à saint Pierre sur la colline du Publémont) ; dans le Tome II, aux p. 235 (ses livres conservés dans le trésor de Maastricht), 236 (les miracles sur sa tombe), 252-253 (ses reliques), 284-285 (la protection divine qui lui est assurée lors de son voyage de Rome à Tongres) et 432 (l'élévation de son corps par saint Hubert). Dans le Tome IV, il est question aux p. 106-107, du Publémont, où il fait jaillir une source et où on lui dédie une église, ainsi que d'une fontaine guérissant la fièvre, et aux p. 187-188, d'églises à Liège et à Maastricht. Une notice du Tome V, p. 528, évoque le rôle du saint dans l'établissement du siège de l'évêché à Maastricht.

Mais avant tout commentaire précis, quelques observations très générales sur saint Servais s'imposent. On commencera par évoquer son historicité.

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b. Servais, un personnage historique, a donné naissance à une riche hagiographie de type légendaire

L'introduction au fichier II, 1-9 a évoqué la question des évêques de Tongres, qui, dans la tradition historiographique, ont succédé à Materne. On se souviendra que leur historicité pose de très gros problèmes et qu'ils pourraient même être purement légendaires. Mais le cas de saint Servais (Servatius en latin) est différent. Voici ce qu'écrit sur lui P.Y. Quemener, Saint Servais et les Bretons, 2010, p. 5 :

« Les données biographiques que nous avons sur Servatius se limitent à sa participation à quelques conciles dans les années 340-360 : Athanase d’Alexandrie (298-373) le cite parmi les trente-quatre évêques gaulois ayant donné leur adhésion aux décisions du concile de Sardique en 343. La Vita de saint Maximin (rédigée au 8ème siècle) mentionne un concile qui se serait tenu à Cologne en 345 au cours duquel Eufratas, évêque de cette ville, aurait été déposé avec l’accord explicite de l’évêque Servatius. Il aurait également participé au concile de Rimini en 360. Tous ces témoignages concourent à le présenter comme l’un des plus ardents défenseurs de l’orthodoxie catholique à un moment où de nombreux évêques prennent fait et cause pour la doctrine arienne qui rejetait en particulier le dogme de la Trinité. La chronique byzantine de Zonaras rapporte en outre la visite que Servatius fit en 350 à son ami Athanase, rentré alors à Alexandrie après son exil forcé à Trèves dans les années 336-338. Nous ne savons rien d’autre sur la vie et l’oeuvre de Servatius. Sa légende, construite tout au long des siècles suivants, compensera largement ce vide embarrassant. [...] Une ancienne inscription trouvée sur un monument d'une Église de Maastricht place sa mort le 13 mai 384, un lundi de Pentecôte. »

Il aurait peut-être été plus prudent de nuancer certaines de ces données, mais le fait est qu'on est en présence d'un personnage historique qui a vécu au IVe siècle de notre ère et qui a laissé des traces solides dans la documentation historique. Le texte cité fait notamment allusion au rôle que Servais a joué dans les querelles doctrinales de son époque. Les Chroniques de Sulpice Sévère (IVe-Ve siècle ; éd. Gh. de Senneville-Grave, Paris, 1999, Sources Chrétiennes) le citent effectivement, en II, 44, parmi les intervenants actifs au concile de Rimini, laquelle réaffirma la foi de Nicée contre l'hérésie d'Arius. Quant à la tradition qui le fait intervenir dans d'autres assemblées (Sardique, Cologne), elle est plus discutable, historiquement parlant. Mais il reste que l'adversaire de l'arianisme qu'est Servais passe avec raison pour avoir été le premier évêque attesté de l'ancien diocèse de Tongres.

Il a certainement entretenu des liens étroits avec Maastricht, où l'actuelle Basilique Saint-Servais abrite son sarcophage et ses reliques, toujours vénérés dans une crypte de l'église. Il passe pour avoir déplacé le siège de son évêché de Tongres vers Maastricht. Pour la tradition, ce déplacement s'expliquerait par la destruction de Tongres par les Huns, mais cette affirmation n'a pas de base historique, les Huns, à l'époque de Servais, n'ayant pas encore été en contact avec le pays mosan. En fait, Maastricht, située « à l’intersection des deux principaux axes de communication de la région, l’antique route Bavais-Cologne et la Meuse », était devenue assez vite beaucoup plus importante que Tongres, et c'est peut-être cela qui expliquerait le déplacement. Quant à la date de 384, généralement proposée depuis le XVIIe siècle pour la mort de Servais, elle est vraisemblable, mais ne représente pas une certitude historique. Pour Jean d'Outremeuse, qui suivait Gilles d'Orval, il serait mort en 388.

Servais est en tout cas un saint local, vénéré dès le VIe siècle au moins, comme l'atteste Grégoire de Tours, et l'épicentre de son culte semble avoir été la région située entre le Rhin et la Meuse. Rien que dans le territoire actuel de la Belgique, quelque vingt églises et plusieurs localités portent aujourd'hui son nom. Mais ce saint local fut l'objet, au XIe siècle, d'une opération de lobbying très active, lancée par certains milieux, en particulier celui des chanoines de l'église Saint-Servais à Maastricht. Désireux de valoriser celui qui était leur saint patron, ils ont tenté très activement de le faire reconnaître comme un saint de l'Église universelle, en lui fournissant, non seulement une biographie détaillée et impressionnante, mais aussi une généalogie prestigieuse qui le rattachait à la famille de la Vierge-Marie. On aura l'occasion au fil de ce dossier de retrouver et d'analyser ces questions.

Il importe encore de mentionner dans cette introduction générale que le Trésor de la Basilique Saint-Servais à Maastricht possède, parmi d'autres objets précieux attribués à saint Servais, une clé en argent doré de 29 cm de hauteur, dite « Clé de Saint-Servais » [image]. Cette pièce, qui est d'ailleurs devenue un attribut iconographique du saint, occupe une grande place dans les textes médiévaux, et tout particulièrement dans le Myreur de Jean d'Outremeuse. Ce qui évidemment ne signifie pas que le Servais historique l'ait jamais eue en mains : elle lui est en effet de beaucoup postérieure. On la daterait du début du IXe siècle (Ph. George) et on pense même (J.-P. Delville, préface à Ph. George) qu'elle pourrait avoir été donnée à Charlemagne par le pape Léon III en 796. La valeur symbolique de ce type de clés est très grande, et en l'occurrence il est impossible de ne pas la rapprocher de la « Clé-reliquaire de Saint-Hubert » [image], un peu plus longue (37 cm) et dans une autre matière (du laiton), qui se trouve actuellement au Trésor de la Cathédrale de Liège et qui a fait l'objet de l'étude récente de Ph. George [image]. Cette dernière peut être utile, car elle aborde passim le cas de la « Clé de Saint-Servais ». L'épisode de la clé de saint Hubert se trouve plus loin dans le Myreur (II, p. 373).

 Cela étant dit, s'il est permis de croire à l'existence historique du personnage et à l'historicité de certaines des réalisations qui lui sont attribuées, il faut reconnaître qu’on sait très peu de choses certaines sur lui, et en tout cas rien sur ses origines. Bref l'image que donne de lui l'hagiographie médiévale reste très largement légendaire.

*

On ne peut d'ailleurs pas se limiter à sa présence dans l'hagiographie. Servais est passé dans les almanachs, avec Mamert et Pancrace, comme « un des trois 'Saints de glace' qui ramènent le froid au seuil de l'été » (Wikipédia). Il est également invoqué « contre les poux, les rats, les souris, les maux de jambes, et aussi pour faire cesser les chutes de neige », écrit J. Hamblenne (Saints et saintes de Belgique, 2014, p. 62), qui oublie de dire qu'il intervient aussi contre les rhumatismes et les fièvres, qu'il préserve le bétail de la fièvre aphteuse et qu'il facilite le bon succès des entreprises (Wikipédia).

Nous ne nous lancerons évidemment pas dans une étude sur les pouvoirs météorologiques, médicaux, sanitaires et organisationnels de notre saint. Nous nous contenterons d'explorer les principaux textes médiévaux qui le concernent, notre objectif principal, rappelons-le, étant de faciliter la lecture de Jean d'Outremeuse, d'identifier ses sources et de mettre en évidence, chaque fois que c'est possible, son originalité.

P.Y. Quemener (Saint Servais et les Bretons, 2010, p. 5), après avoir évoqué le texte de Grégoire de Tours, À la gloire des Confesseurs, 71, écrit : « Cet évènement pour le moins extraordinaire valut à Servatius le surnom de saint de neige (on dit aujourd’hui " saint de glace ") et décida l’évêque Monulphe à construire en 560 à la place de l’ancienne chapelle en bois une grande église dont il reste encore quelques vestiges. Les reliques de Servatius y furent transférées solennellement un 13 mai à l’occasion de la dédicace du nouvel édifice, qui devint dès lors un centre de pèlerinage important ». On y reviendra.

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c. Un bref aperçu des textes utiles

Pour des informations plus complètes sur les textes hagiographiques traitant de saint Servais, le lecteur intéressé pourra se reporter à des bibliographies spécialisées, comme la Bibliotheca Hagiographica Latina Antiquae et Mediae Aetatis (Bruxelles, deux volumes de 1949 et le Supplementum de 1986) ou le Repertorium van verhalende historische bronnen uit de middeleeuwen, La Haye, 1981. Compte tenu des objectifs très modestes du présent travail, nous ne présenterons ci-après que les principaux textes, susceptibles d'avoir inspiré, directement ou non, l'oeuvre de Jean d'Outremeuse.

 

Grégoire de Tours. Après Sulpice Sévère (IVe-Ve siècle) dont on vient de parler, Grégoire de Tours (VIe siècle) traite de notre personnage en deux passages différents de son oeuvre, mais en lui donnant le nom d'Aravatius. Sans parvenir toujours à expliquer d'une manière convaincante le rapport entre les deux termes, la recherche historique moderne unanime identifie cet Aravatius au Servatius dont il sera question dans toute la tradition postérieure.

Le texte le plus important pour nous est celui de l'Histoire des Francs, II, 5 (éd. B. Krusch, dans Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, I, 1, p. 45-47 ; trad. R. Latouche, p. 85-86) où, sous le titre De Aravatio episcopo et Chunis, Grégoire dresse le tableau rapide d'un saint évêque qui apprend qu'un décret divin a condamné sa cité et sa région à être détruites par les Huns. Voulant obtenir pour ses gens la miséricorde de Dieu, il se rend à Rome sur la tombe de saint Pierre, mais sa mission ne rencontre pas le succès espéré. L'apôtre Pierre, qui lui est apparu, confirme le désastre, lui annonce qu'il n'en sera toutefois pas le témoin direct, qu'il mourra avant mais qu'il doit se préparer à mourir. L'évêque revient à Tongres et va s'établir à Maastricht où il décède. Telle est, livrée en quelques lignes par Grégoire, la quintessence de la biographie de saint Servais. Les écrivains ultérieurs ne feront que développer et enrichir cette structure, parfois usque ad nauseam.

Le second passage de Grégoire de Tours est davantage ciblé. Tiré de La Gloire des Confesseurs, ch. 71 (éd. B. Krusch, dans Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, I, 2, p. 340), il ne concerne que la tombe de saint Servais à Maastricht. Il y est dit que la neige ne se dépose jamais sur la dalle de marbre qui la ferme, même quand cette neige couvre le sol voisin sur une hauteur de plusieurs pieds. Après cette curiosité ‒ pour ne pas dire ce miracle ‒ météorologique, Grégoire donne quelques informations sur l'histoire ultérieure de la sépulture. Les fidèles, écrit-il, se bornèrent longtemps à construire des petites chapelles en bois sur la tombe, mais aucune ne résistait longtemps. Il appartiendra à un des successeurs de Servais, l'évêque Monulphe (mort vers 600), de construire à Maastricht une grande église où le corps du saint sera transféré.

Nous reviendrons sur ces passages. Ajoutons que Grégoire de Tours ne se présente pas comme un témoin oculaire. Il fait état d'une tradition orale : fertur dans le premier texte, memoratur dans le second.

 

La Geste des évêques de Liège d'Hériger et de Gilles d'Orval. Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la « Geste des Évêques [Pontifes] de Tongres, de Maastricht et de Liège » (Gesta Pontificum [Episcoporum] Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium). Son importance dans la biographie de Servais mérite qu’on revienne un instant sur cette oeuvre majeure, qui a connu plusieurs rédacteurs successifs, dont les premiers seuls nous intéresseront.

Cette Geste a été commencée, peut-être vers 979 (selon son éditeur des Monumenta Germaniae Historica), à l’époque et à l'instigation de Notger, par Hériger, abbé de l’abbaye bénédictine de Lobbes (de 990 à sa mort en 1007). Le travail de celui-ci, qui ne va pas plus loin que la mort de saint Remacle (vers 667), fut continué par un chanoine de Liège, Anselme, qui mènera la Geste de Théodard, successeur de Remacle, jusqu’à Wason, cinquante-deuxième évêque (1042-1048). Cet Anselme n'a pas d'importance pour notre sujet. Ce n'est pas le cas de son successeur, Gilles d’Orval (Aegidius Aureaevallensis), qui prendra la relève jusqu’aux environs de 1247. Ce troisième rédacteur est intéressant pour nous, car non content de retracer l’histoire de l’évêché pour la période de 1048 à 1247, il a repris, revu et complété ‒ parfois profondément ‒ l’œuvre de ses prédécesseurs, en tenant compte de la nouvelle documentation dont il disposait. Sur la vie de saint Servais, nous possédons ainsi le texte original d’Hériger de la fin du Xe siècle et les compléments que Gilles d’Orval, au milieu du XIIIe siècle, lui avait apportés. Ils étaient nombreux et fort riches, car sur deux siècles des travaux importants avaient été publiés. On songera essentiellement à l'oeuvre de Jocundus, dont nous allons parler dans un instant.

Les écrits d'Hériger de Lobbes et de Gilles d'Orval sont aisément accessibles dans la série Scriptores des Monumenta Germaniae Historica, où ils ont été édités par R. Köpke (Scriptores, t. VII, 1846, coll. 134-234) pour Hériger et Anselme, par J. Heller (Scriptores, t. XXV, 1880, 135 p.) pour Gilles d’Orval. Ce qui concerne Servais se trouve dans Hériger, Gesta episcoporum Tungrensium, I, ch. 20-25 (éd. R. Köpke, p. 172-175) et dans Gilles d'Orval, Gesta episcoporum Leodiensium, I, ch. 23-28 (éd. J. Heller, p. 19-24). Nous les citerons dans la suite en abrégé : Hériger, Gesta, et Gilles, Gesta.

 

Le prêtre Jocundus (c. 1030 - c. 1090). L'oeuvre de ce Jocundus a joué un très grand rôle dans l'histoire de la tradition hagiographique de saint Servais, car c'est d'elle essentiellement que s'est inspiré Gilles d'Orval pour transformer la vision qu'Hériger se faisait de cet évêque. Son auteur, né vers 1030 et mort vers 1090, est un prêtre, originaire, peut-on penser, du Sud de la France. Il a longtemps vécu à Maastricht, où il est étroitement lié au chapitre de l'église Saint-Servais de la ville. À cette époque, Servais n'était encore, on vient de le dire, qu'un saint local : le chapitre voulait en faire un saint de l'Église universelle, en d'autres termes obtenir sa canonisation par le Pape. Le chapitre tenta de faire accepter au concile de Mayence en 1049 la thèse d'une parenté de Servais avec la Vierge Marie. Ce fut un échec. Mais le chapitre ne se tint pas pour battu. Il utilisa Jocundus comme une pièce maîtresse de ce qu'on appellerait aujourd'hui du lobbying. Jocundus fut chargé de diffuser ce que P. Boeren (Jocundus, p. 51-75), qui a beaucoup étudié ce personnage et son oeuvre, appelle la doctrina Trajectensium, c'est-à-dire la nouvelle image de son saint patron que le chapitre de l'église Saint-Servais avait élaborée et voulait diffuser. L'opération ne réussira toutefois pas. Il faudra attendre la fin du XVIe siècle pour que Servais soit « officiellement compté parmi les saints de l'Église, et encore en conséquence d'une canonisation équivalente » (P. Boeren, Jocundus, p. 53-56). Canonisation « par la petite porte », pourrait-on dire, mais canonisation quand même.

Mais revenons à Jocundus. Pour présenter son oeuvre, l'ouvrage de P. Boeren est un guide irremplaçable. Nous savons grâce à lui que Jocundus a rédigé d'abord une Vita sancti Servatii aux alentours de 1070 (en tout cas avant 1076), puis un recueil de Miracula sancti Servatii entre 1077 et 1087. Plus tard encore, peu après 1126, à Maastricht et au sein du chapitre de Saint-Servais, l'ensemble que constituent ces deux oeuvres fut l'objet d'un remaniement, sous forme d'un abrégé, dont on ignore l'auteur et qui est connu sous le nom de Gesta sancti Servatii. Dans les années 1130-1140, bien après la mort de Jocundus donc, cette Gesta faisait autorité comme « version officielle et vulgate de la Vita et Miracula sancti Servatii de Jocundus ». Ces textes nous ont été conservés.

Pour la Vita, on consultera le livre de P. Boeren, où l'édition (p. 136-213) est précédée d'une étude fouillée sur Jocundus et son oeuvre. ‒ Pour les Miracula, on se référera à la vieille édition de R. Köpke : Iocundi Translatio S. Servatii, des Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, t. XII [Historiae aevi Salici], Hanovre, 1876, p. 93-126. ‒ Quant à la Gesta, elle a été éditée par Fr. Wilhelm, dans la première partie (p. 3-147) de son ouvrage intitulée : Sanct Servatius oder Wie das erste Reis in deutscher Zunge geimpft wurde. Ein Beitrag zur Kenntnis des religiösen und literarischen Lebens in Deutschland im elften und zwölften Jahrhundert, Munich, 1910, XCVI-321 p.

 

La Geste de Liège de Jean d'Outremeuse

Il ne faudrait pas oublier que Jean d'Outremeuse n'a pas seulement traité de saint Servais dans son Myreur. Sa Geste de Liège aussi consacre un assez long exposé (vers 4488 à 4680) au saint et à une partie de ses réalisations. Notre traduction française du Myreur signalera parfois d'intéressantes correspondances, en utilisant les abréviations G.L., suivies des numéros des vers. Mais notre intention n'a jamais été de faire une comparaison systématique et minutieuse entre le contenu des deux oeuvres. Ce pourrait être l'objet d'un autre travail.

 

Les légendes rimées de saint Servais en thiois (XIIe siècle)

On mentionnera encore ‒ simplement pour mémoire ‒ deux légendes rimées de saint Servais composées pendant la seconde moitié du XIIe siècle et retrouvées seulement au XIXe. Elles ne semblent pas avoir influencé en quoi que ce soit Jean d'Outremeuse, mais leur simple existence montre l'intérêt de nos régions pour saint Servais.

La première est une oeuvre anonyme en moyen haut allemand, découverte en 1845 et éditée aux p. 149-269 de l'ouvrage de Fr. Wilhelm (Sanct Servatius, Munich, 1910) qui vient d'être cité). La seconde, plus importante, est la Sint Servaes legende du poète mosan Hendrik van Veldeke, écrite en moyen néerlandais vers 1170, découverte en 1856 et éditée par G.A. van Es et alii (d'abord à Anvers, 1950, puis à Culemborg, 1976, 226 p.). Il s'agit d'une adaptation de la Gesta Sancti Servatii, dont il vient aussi d'être question plus haut. Le premier livre (3254 vers) correspond à la Vita sancti Servatii, le second (2975 vers) aux Miracula du saint. L'ensemble est accessible sur la Toile. Il n'en existe pas à notre connaissance de traduction française. Pour une présentation générale de l'auteur, on pourra voir : J. Droogmans, Hendrik van Veldeke, de eerste Dietsche dichter. Zijn leven en zijn werk, Tongres, 2e éd., 1928, 238 p.

Les deux oeuvres ont fait l'objet d'une présentation, d'une traduction et d'un commentaire en anglais : The Life of Saint Servatius. A Dual-Language Edition of the Middle Dutch « Legend of Saint Servatius » by Heinrich von Veldeke and The Anonymous Upper German « Life of Saint Servatius ». Translated, with Commentary and Introduction by K. Vivian, L. Jongen en R. H. Lawson, Lewiston (N.Y.), 2006, 456 p., que nous n'avons pas eu l'occasion de consulter.

 

Les dossiers des Acta Sanctorum peuvent également être mentionnés pour mémoire. Le dossier sur saint Servais (De Servatio episcopo Traiecti ad Mosam in Belgio), dû à G. Henschen et publié en 1680 dans les Acta Sanctorum (mai, tome III, p. 209-231) des Bollandistes, a été repris dans le tome I des Acta sanctorum Belgii selecta (1783), aux p. 179-220. Il est suivi, de la plume du même auteur, d’une analyse historique sur l’épiscopat de Tongres et de Maastricht : Godefridi Henschenii exegesis historica de episcopatu Tungrensi et Trajectensi, p. 221-313 (avec les Appendices). Le même tome des Acta Sanctorum Belgii (I, p. 172-178) contient la synthèse de Joseph Ghesquière sur l’ensemble des successeurs directs de saint Materne. Mais ces dossiers, qui sont d'ailleurs de consultation difficile, n'offrent plus guère d'intérêt pour nous.

[Plan]

d. Histoire du culte de saint Servais

Quelques mots sur l'histoire du culte de saint Servais ne seraient peut-être pas inutiles dans cet exposé général. On pourrait partir de l'intervention à Maastricht de l'évêque Monulphe, censé avoir construit en 560, à la place de l'ancienne chapelle de bois qu'on devait régulièrement restaurer, voire remplacer et qui abritait la tombe, une grande église « dont il reste encore quelques vestiges » et à l'occasion de la dédicace de laquelle « furent transférées solennellement les reliques de saint Servais un 13 mai » (P.Y. Quemener, Saint Servais, 2010, p. 5).

L'étape suivante serait liée à la victoire de Charles Martel (maire du palais depuis 717) sur les Arabes à Poitiers en 732, victoire obtenue, selon la tradition, grâce à l'intervention de saint Servais. P.Y. Quemener (p. 6-9 passim) présente les choses ainsi : « D’après les annales de l’abbaye de Fulda, il ne fait pas de doute que cette victoire résulte véritablement d’une intervention de saint Servais. La bataille aurait eu lieu en effet un 13 mai, jour de la fête du saint, lequel aurait été justement invoqué par Charles pour lui prêter secours au combat. En guise de remerciement, le vainqueur des Sarrasins s’empressa d’installer le culte du saint à Paris (capitale de la Neustrie) et envoya à Maastricht l’un de ses lieutenants, Willigisus, afin qu’il s’assure du bon état de conservation du tombeau de saint Servais, et qu’il procède à toutes les réparations nécessaires le cas échéant. Willigisus s’acquitta de sa tâche avec le plus grand zèle et plaça sur le tombeau un ciborium recouvert d’or et de pierres précieuses. » [...] « Si donc Charles Martel a invoqué le secours de saint Servais le jour de la bataille de Poitiers, c’était vraisemblablement parce que ce saint – le plus vénéré en Austrasie – était déjà le protecteur auquel il faisait habituellement appel dans ses prières. » [...]

 Suivent chez P.Y. Quemener quelques développements intéressants sur l'abbaye de Fulda, fondée en 747, six ans après la mort de Charles et qui devint rapidement une des abbayes les plus puissantes de l'Occident. Très liée dès sa fondation au pouvoir carolingien, elle devint un centre culturel prestigieux, doté d'une riche bibliothèque. Les Annales de Fulda, commencées par Eginhard (775-840) furent rédigées au cours des 9e et 10e siècles. Si les Annales ont délibérement placé la victoire de Charles Martel le 13 mai, alors que les sources parlaient d'octobre, c'est pour des raisons politiques.

L'étude des principales contrées, villes, paroisses et abbayes où saint Servais a été spécialement honoré, montre « qu'en dehors du berceau austrasien, le culte du saint est surtout présent dans des zones qui ont été annexées au royaume franc par les Carolingiens ». ‒ « Saint Servais possède une couleur politique, qui est celle des Pippinides et des Carolingiens (appellation des descendants de Charles Martel à partir de Charlemagne). L’histoire de l’implantation du culte de saint Servais à l’abbaye de Fontenelle en Saint-Wandrille (près de Rouen) donne également un éclairage intéressant sur l’imbrication du politique et du religieux à l’époque carolingienne ».

Il y aurait aussi de longues considérations à faire sur le rôle de Louis le Pieux en Bretagne (fils de Charlemagne) « On peut donc raisonnablement penser que le culte de saint Servais était déjà implanté dans le diocèse avant les invasions normandes. Un acte de 1098 confirme par ailleurs l'existence d'un cimetière de Saint-Servais dans les faubourgs d'Alet [du côté de Saint-Malo] à cette époque, et donc probablement d'une chapelle » « L'hypothèse d'une introduction du culte de l'évêque de Tongres en Bretagne à la suite des campagnes militaires de 818-824 paraît donc tout à fait pertinente » (Quemener, p. 12).

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2. Les épisodes de la vie de saint Servais chez Jean d'Outremeuse - Première partie

(II, p. 63-67 et p. 75)

 

Passons maintenant à l'examen, épisode par épisode, des différentes notices consacrées par Jean d'Outremeuse à saint Servais, en veillant à chaque fois à replacer l'épisode dans l'évolution de la tradition, en citant même parfois certains textes antérieurs. Nous commencerons par évoquer le cas du prédécesseur de Servais, l'évêque Valentin, et de sa démission.

 

a. La démission de l'évêque de Tongres Valentin (II, p. 60)

Hériger (Gesta, ch. 15, p. 171) citait simplement Valentin comme le neuvième successeur de Materne, sans fournir de détails sur son épiscopat. Pour connaître le motif de sa démission et les circonstances qui l'entourent, il faut consulter Jocundus (Vita, 23-25) et Gilles (Gesta, I, 18, p. 19). Mais c'est Jean qui, dans la ligne de Gilles, donne le plus de détails sur cet événement, important parce qu'il annonce et explique par des éléments inhabituels l'apparition soudaine et mystérieuse de Servais dans le milieu tongrois.

Selon Jean (II, p. 60), en l'an 319 de l’Incarnation, Valentin reçoit dans un songe envoyé par Dieu l’ordre de renoncer à son évêché. Il doit réunir sans tarder son chapitre dans la grande église de Tongres, communiquer le message divin à ses chanoines, placer sa crosse et son anneau épiscopal sur l’autel, et leur dire qu'il n'était pas question d'élire immédiatement son successeur. Il fallait laisser cette crosse et cet anneau sur l’autel, jusqu’au moment où entrerait dans l’église un évêque envoyé par Dieu. Les chanoines le reconnaîtraient facilement : l’anneau se glisserait de lui-même au doigt du nouvel arrivant et la crosse se placerait d’elle-même dans sa main. Valentin ajoute toutefois qu’il assumera sa charge jusqu’à l’arrivée du nouvel évêque envoyé par Dieu. Le chapitre, étonné, s’incline.

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b. L'arrivée du remplaçant (II, p. 63-65)

En II, p. 63, Jean reprend le fil de son récit sur les évêques de Tongres en rappelant ce qu'il avait écrit quelques pages plus haut.

Valentin reste en poste huit ans encore jusqu’à sa mort, en juin 328. Mais le successeur annoncé se fait toujours attendre et les chanoines s’impatientent. Au bout de onze mois de vacance, il est finalement décidé d’organiser une élection le 13 mai 329. Ces détails chronologiques semblent propres à Jean, toujours passionné de chronologie, et s'il a choisi le 13 mai, c'est parce que c'est le jour de la fête de saint Servais dans le calendrier. Jocundus et Gilles n'ont pas daté l'élection. Mais ces questions n'ont guère d'importance ici. Revenons au récit.

L'élection sera marquée par l’apparition miraculeuse du personnage annoncé qui devait devenir le dixième évêque de Tongres, saint Servais. Mais avant de raconter l’événement, Jean va longuement présenter le nouveau venu (II, p. 63-65). C’était un Oriental, originaire de Pénestre, une ville située entre l’Arménie et la Perse, mais – détail beaucoup plus important – c'était un proche parent de Jésus-Christ. Nous retrouverons dans un instant ce motif fort important. Pour l'instant, rappelons brièvement comment les prédécesseurs de Jean voyaient les origines de Servais.

Sur cette question précise, Grégoire de Tours ne fournit aucun détail. Quand il commence son récit, l'évêque est en place : c'est quelqu'un d'une sainteté exemplaire, qui passe son temps à veiller, à jeûner et à prier pour son peuple.

Hériger (Gesta, ch. 20, p. 172) transmet brièvement les informations qui circulaient à son époque sur l'origine de saint Servais (ortum) et sa généalogie (prosapiam), sans entrer dans trop de détails, et en refusant de cautionner la thèse de sa parenté avec la famille du Christ. Il appartiendra à Jocundus de reprendre ces motifs, probablement aussi de les développer, afin de les faire admettre par les plus hautes autorités de l'Église, sans véritable succès, on l'a dit. Les 25 premiers chapitres de la Vita sancti Servatii de Jocundus sont entièrement consacrés à la generatio du saint, à sa jeunesse en Arménie, à son départ pour Jérusalem, à sa consécration comme prêtre, et à son départ miraculeux pour les Gaules où il reçoit la direction de la sancta ecclesia Tungrensium, à la manière, miraculeuse elle aussi, qui avait été annoncée par son prédécesseur Valentin. Gilles d'Orval se range du côté de Jocundus, reprenant sans hésitation, tout en les résumant, les positions de ce dernier.

Jean d'Outremeuse reste fidèle à la ligne tracée par Jocundus et par Gilles. Il nous apprend que ce personnage s’appelait Servais (ce qui signifie « protecteur »), que ce nom avait été choisi par Dieu et qu’il avait été transmis par un ange à son père et à sa mère. Il nous apprend également que ce Servais venait directement de Jérusalem, où il avait été ordonné prêtre et où il priait, assis près du Saint-Sépulcre, le jour même où « le clergé des soixante-douze églises de Tongres » s’était finalement réuni pour élire le successeur de Valentin (II, p. 64). Nous apprenons encore que l'ange s'était présenté à lui de la part de Dieu. Il devait, disait-il, le conduire à Tongres, « une cité d’Allemagne, où il n’y a pas d’évêque ». L’ange l’avait alors emporté très délicatement de l’autre côté de la mer, jusqu’à Tongres où ils étaient arrivés le 13 mai de l’an 329, à l’heure même où les électeurs étaient assemblés en prières pour désigner un évêque.

Dès que saint Servais s'agenouille devant l’autel, l’ange prend la crosse qui s'y trouvait toujours, la place dans la main du saint, lui met l’anneau au doigt et la mitre sur la tête, avant de le faire asseoir sur le trône pontifical. Il le présente à l’assemblée et le recommande vivement : « Vous avez le meilleur évêque du monde. Sachez bien qu’il descend de la lignée de Jésus-Christ. Vous devez l’honorer, car c’est Dieu qui vous l’a envoyé » (II, p. 64-65). Tout cela, selon Jean, se passa en l'an 329 de l’Incarnation.

La mention des 72 « groupes » participant à la cérémonie de désignation du nouvel évêque nécessite peut-être un mot de commentaire. Il s'agit d'un motif, rendu en latin par le mot congregationes, qui apparaît chez Jocondus (§ 20), puis chez Gilles (Gesta, I, 24, p. 20). Jean a dû éprouver quelques difficultés à le traduire car, dans le même récit (II, p. 64-65), il appelle ces groupes tantôt englises collegials, tantôt congregations, tantôt colleges. Selon P. Boeren, Jocundus (p. 145, en note), le passage fait allusion à une légende, qui n'est pas attestée antérieurement, selon laquelle « saint Materne aurait fondé 72 églises ou paroisses dans le diocèse de Tongres ». Le savant ajoute que, dans les Gesta sancti Servatii (p. 15, éd. Wilhelm), qui sont un remaniement résumé de la Vita et des Miracula sancti Servatii (cfr supra), cette réunion des 72 églises « est mentionnée de manière explicite comme un synode électoral ». [Nous n'avions pas eu connaissance de ce motif des 72 églises, à l'époque où nous avons rédigé notre étude Autour du Materne de Jean d'Outremeuse (FEC 37-2019)]. Quant au chiffre de 72, il est symbolique, car il représente (avec le chiffre 70) le nombre de disciples de Jésus. En ce qui nous concerne, nous avons beaucoup hésité sur la manière de traduire le mot en français : « collèges, congrégations, communautés, chapitres ». Nous avons opté pour la traduction « collège ».

Telle est la version de notre chroniqueur. Des datations, des détails, le style aussi lui appartiennent en propre. Mais sur le fond, il a peu inventé. Il a suivi Jocundus (Vita, 1-20) et Gilles d'Orval (Gesta, I, 23-24, p. 19-20). Nous avons déjà évoqué le rôle joué au XIIe siècle par Jocundus, véritable porte-drapeau du chapitre des Chanoines de Saint-Servais de Maastricht, dans la présentation et surtout dans la promotion du saint patron de leur église. Dans l'optique de Jocundus et des Chanoines de Saint-Servais, le motif de la parenté de saint Servais avec Marie et avec Jésus avait une énorme importance. La chose mérite qu'on s'y attarde un moment.

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c. Sa parenté avec Marie et avec Jésus (II, p. 63-64)

Jean d’Outremeuse avait déjà mentionné (I, p. 307) l’appartenance de saint Servais à la famille de la Vierge, « recopiant » presque textuellement le chapitre de Brunetto Latini (1220-1294) intitulé Dou parenté Nostre Dame (Livres dou Tresor I, II, ch. LXIV ; publié après 1260). L’insertion de saint Servais dans la Sainte Parenté figurait également dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, au chapitre 127 consacré à La Nativité de la Vierge Marie (éd. A. Boureau, p. 729-730). Dans cette édition de La Légende dorée (p. 1373, n. 6), A. Boureau notait que l'archevêque de Gênes avait repris le motif à une de ses sources, Barthélemy de Trente (ch. 170), mort vers 1251. On voit qu'il était donc solidement attesté dans la seconde moitié du XIIIe siècle. La thèse défendue par les Chanoines de Saint-Servais sur la generatio sancti Servatii n'avait convaincu ni le pape Léon IX ni l'empereur Henri III qui participaient au concile de Mayence en octobre 1049 (P. Boeren, Jocundus, p. 53-54), certes, mais le lobbying de Jocundus avait indiscutablement porté ses fruits dans la tradition hagiographique. Au XIIIe siècle, ses représentants étaient donc très loin du scepticisme manifesté par Hériger à la fin du Xe (Gesta, I, ch. 20, p. 172), un scepticisme qui nous apprend en tout cas que le motif était très ancien. Revenons un instant à Hériger et à ses remarques.

Elles sont dirigées contre ceux ‒ ils ne sont pas nommés ‒ qui non seulement pensent que saint Servais descend de la famille des parents du Sauveur, mais tentent même activement d’en persuader les autres. Hériger, pour sa part, affiche une position très claire : en l’absence d’informations sûres, il vaut mieux avouer honnêtement son ignorance qu’imaginer pour des raisons de piété des choses dont on n’est pas sûr (conveniat ignorantiam potius verecunde fateri, quam irreverenter pro pietate mentiri). Il faut d'ailleurs préciser que son appel à la prudence ne concerne pas seulement la parenté avec le Christ, mais aussi ce qu'on raconte sur le lieu de sa naissance et sur les détails de son arrivée à Tongres. Et il va jusqu'à citer Cicéron : non debeat pudere nos fateri nescire quod nescimus « Ce que nous ne savons pas, nous ne devons pas avoir honte de le reconnaître » (Hériger, I, ch. 20, in fine). Le début du ch. 21 précisera simplement, à propos de l'origine de saint Servais et en se référant à « ce qu'on lit dans des récits plus anciens » (sicut in gestis eius legitur antiquioribus), qu'il était « né d'une lignée généreuse de grands hommes », « noble par sa naissance, plus noble encore par sa conversion ». Rien de plus.

Résumons-nous. Le motif d'une parenté de saint Servais avec la famille de la Vierge Marie existait indiscutablement à l'époque d'Hériger, mais ce dernier prenait clairement ses distances à son égard. Il se bornait à attribuer au dixième évêque de Tongres une naissance noble, sans plus. C'est le prêtre Jocundus qui, un siècle environ après Hériger, le reprendra et lui donnera une large portée, l'installant solidement dans la tradition hagiographique. Cela dit, rappelons-le, Servais devra encore attendre jusqu'à la fin du XVIe siècle pour être compté officiellement parmi les saints de l'Église, en bénéficiant d'ailleurs de ce qu'on appelle une canonisation « équivalente », un adjectif qui caractérise une canonisation qui n'a pas été obtenue en suivant la procédure normale de la Sacrée Congrégation pour la Cause des Saints. Mais revenons à notre sujet.

La vision de Jocundus éliminera définitivement les réserves critiques d'Hériger. Sigebert de Gembloux, mort en 1112, écrira dans sa Chronographia (anno 399) : Servatius quoque agnoscitur Domini nostri Iesu Christi consanguineus, non solum ex eo quod voluntatem Dei Patris faciebat, sed etiam secundum carnem. Il n'est toutefois pas démontré qu'il ait utilisé Jocundus. Mais Gilles d’Orval, lui, l'a fait dans la Gesta episcoporum Leodiensium (I, 23, p. 19-20), où il donnera de la Sainte Parenté la version désormais commune au XIIIe siècle : saint Servais Salvatori Christo propinquior est genere. Fama enim, antiquitatis custos, virum hunc designat ex prosapia Iesu Christi descendisse. L’affirmation sera suivie chez lui d’une série de détails, dont l’intervention d’un ange à l’origine de son nom (quod in longum senium ad correptionem multorum esset servandus), des précisions sur sa ville d’origine, Penestia, un oppidum « à la limite de la Perse et de l’Arménie et habité par des gens des deux pays », ainsi que la mention de son séjour à Jérusalem où il reçut la prêtrise (in Dei sacerdotem promotus est). Ces informations passeront chez Jean d’Outremeuse : la ville (devenue Penestre) et sa localisation (II, p. 63), l’intervention de l’ange (II, p. 64) avec le jeu de mot sur son nom (Servais, qui vault ortant que wardeurs), ainsi que l’ordination sacerdotale reçue à Jérusalem (rechivoir le ordre de prestaige, également II, p. 64). Jean d'Outremeuse s'est inspiré de Gilles d'Orval.

Mais influence ne veut pas dire reprise textuelle du modèle. Un seul exemple suffira ici : en Myreur, I, p. 307, dans sa notice sur la parenté de saint Servais avec Marie, Jean avait écrit « d’Émyb naquit saint Servais, qui fut évêque de Tongres, dont le siège était installé à Maastricht », sans donner le nom de sa mère, ce qu’il fait ici en II, p. 64, en parlant d'une sainte Manceline (apparemment un hapax dans Ly Myreur). Gilles d’Orval, par contre, appelle la mère de Servais beata Memelia et donne à son père le nom de Emiu. Mais nous n'irons pas plus loin : il n'est pas question pour nous de confronter avec précision les différentes versions existantes de la parenté de saint Servais avec le Christ.

Quoi qu'il en soit, cette insertion dans la famille du Christ ne pouvait que valoriser au plus haut point l'importance du dixième évêque de Tongres. Saint Servais ‒ et Jean souligne cette donnée ‒ s’inscrivait ainsi dans une prestigieuse lignée biblique : Enssi fut à Jhesu-Crist prochain sains Servais et sains Johan-Baptiste, et à sains Johan ewangeliste, et à sains Philippe, et à sains Jaque, et à toute la lignie Jhesu-Crist ; et issit de la droite lignie royal le roi David, et des plus grans des juys, et de Judas Machabeus (II, p. 64). En présentant Servais à l’assemblée des chanoines, l'ange avait d'ailleurs souligné la chose : « Vous avez le meilleur évêque du monde. Sachez bien qu’il descend de la lignée de Jésus-Christ » (II, p. 65). Élargissement fantaisiste bien sûr, qui fait songer aux généalogies fictives des grandes familles du monde romain antique, lesquelles tenaient à se donner d’éminents ancêtres, n’hésitant même pas, à l’occasion, à se rattacher à des divinités.

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d. Saint Servais à Tongres et à Maastricht (II, p. 65-67 et p. 75)

Saint Servais est donc installé à Tongres comme évêque. Les p. 65-67 et 75 du Myreur livrent sur lui une série d’informations quelque peu désordonnées et pas toujours très claires. Certaines sont générales, d'autres ponctuelles. Elles portent sur la manière dont se déroulent ses activités épiscopales à Tongres et à Maastricht. C'est elles que nous allons maintenant présenter.

La durée de son règne. Toujours intéressé par la chronologie, Jean précise la durée de l'épiscopat de Servais (II, p. 65) : d'abord 66 ans de règne à Tongres, puis, après la destruction de cette ville par les Huns, 3 ans à Maastricht, soit 69 années de charge épiscopale.

Cette présentation pose au moins deux problèmes. D'abord cette durée ne concorde pas avec la date de la mort de Servais, que Jean fixera plus loin (II, p. 96) en mai 388 de l'Incarnation. Sur ce point, Jean suivait Gilles. Intronisé en 329 de l'Incarnation (II, p. 63) et resté en fonction pendant 69 ans, Servais aurait dû mourir en 398 (329 + 69), soit dix ans plus tard que la date donnée par Jean. Jean manque donc ici de cohérence.

Mais sa notice contient une autre information, plus délicate encore, car elle touche à la structure même du récit traditionnel. Il s'agit des trois années passées à Maastricht, un motif bien attesté dans son esprit, car il l'exprime à plusieurs reprises dans le Myreur. Une première fois ici, en II, p. 65, dans le récapitulatif des années de règne ; une seconde fois en II, p. 66, là où il est question des difficultés avec les Tongrois qui amenèrent l'évêque à quitter cette ville pour Maastricht pendant trois années, avant de se réconcilier avec eux et de revenir à Tongres, une sorte d'exil temporaire donc ; une troisième fois enfin (en II, p. 94), là où il est dit qu'à la fin de sa vie, Servais avait définitivement quitté Tongres pour se retirer dans une crypte de Maastricht où il vivra encore trois ans. Le motif de l'exil temporaire de Servais à Maastricht mérite donc d'être examiné de plus près.

Les séjours à Maastricht. Dans toute la tradition, de Grégoire de Tours à Jean d'Outremeuse, Servais, consacré évêque à Tongres, meurt à Maastricht, où il s'est rendu pour y finir sa vie conformément aux instructions reçues de saint Pierre à Rome et que nous étudierons dans la suite. Qu'à une certaine époque, les Tongrois aient chassé leur évêque qui se retire à Maastricht est un motif apparu chez Jocundus et repris d'abord par Gilles, puis par Jean. Mais de ces trois auteurs, Jean est le seul à noter que ce séjour de Servais à Maastricht a été temporaire, qu'il n'a duré que trois ans, le temps, précise Jean, que le « peuple ait corrigé sa mauvaise attitude et ait fait pénitence ». Bien sûr, chez Jean, Servais retournera plus tard à Maastricht, cette fois pour y mourir, comme chez les autres auteurs.

Mais concentrons-nous sur ce motif d'un « premier séjour temporaire à Maastricht » que Jean est seul à attribuer à Servais. Il est censé avoir duré trois années environ (330-333 de l'Incarnation) et, toujours selon Jean, l'évêque y aurait accompli certaines activités.

Elles sont énumérées en II, p. 66-67. Le saint reçoit la visite de Porus, comte de Louvain, et le guérit d’une fistule ou d’un chancre au nez. Ce Porus, qui avait été informé des difficultés de Servais avec son peuple, lui propose même, pour le remercier en quelque sorte, de le venger des Tongrois. Mais l’évêque refuse : « Ses ouailles, lui dit-il, avaient été mal conseillées, mais s’étaient réconciliées avec lui ». Quoi qu’il en soit, en guise de remerciement, Porus donne à saint Servais le pouvoir temporel (la temporaliteit) sur Maastricht, qui, précise Jean, faisait partie de l’héritage que Porus avait reçu du duc de Lorraine. Saint Servais devient ainsi le sire spirituel et le sire temporel de Maastricht. En d'autres termes, une sorte de « prince-évêque » avant la lettre.

Cette notice est une indiscutable addition de notre chroniqueur, qui l'utilisera d'ailleurs beaucoup plus loin (en Myreur, V, p. 525-528), dans les événements de l'année 1297, lorsque se posera la question des deux pouvoirs à Maastricht. Pour en revenir à la présente notice, on notera qu'aucun des modèles de Jean d'Outremeuse ne connaît ce Porus, ni cette prétendue intervention du comte de Louvain, ni surtout ce pouvoir temporel exercé par le comte de Louvain sur Maastricht et qu'il transmet à saint Servais. Au fond, pour introduire, au profit de Servais, cette charge de prince-évêque anticipée, Jean pouvait difficilement adopter la vision de toute la tradition antérieure, qui ne faisait arriver Servais à Maastricht qu'à l'extrême fin de sa vie, en fait pour y mourir. Jean avait besoin de lui aménager un bref espace de temps où il se serait trouvé à Maastricht en état d'agir comme un évêque en exercice.

Cette forme d'anticipation de la charge de prince-évêque est déjà apparue sous la plume de Jean, plus haut dans le Myreur.

C'était à propos de Trécanus, le dernier roi de Tongres (I, p. 510), qui, en l'an 110 de l'Incarnation, après avoir été converti et baptisé par Materne, confie à ce dernier et à ses successeurs le pouvoir temporel et spirituel sur la ville de Tongres (cfr aussi notre article Autour du Materne de Jean d'Outremeuse, publié dans le fascicule 37 (janvier-juin 2019 des FEC). Dans la vision de Jean, cette passation de pouvoir marque la fin de la royauté à Tongres. Saint Materne devient en quelque sorte le prince-évêque de Tongres. C'est, mutatis mutandis, la même opération qui, dans l'esprit de Jean, s'est faite dans les années 330 à Maastricht. Cette fois, c'est Porus, comte de Louvain, qui est en cause et qui cède à saint Servais le pouvoir temporel qu'il détient sur Maastricht. Saint Servais devient ainsi, en quelque sorte, le prince-évêque de Maastricht.

Il semble qu'on ait encore affaire à ce même procédé plus loin, en Myreur, II, p. 267. Sans toutefois pouvoir fournir de renseignements précis, Jean signale qu'en 588 de l'Incarnation certains pouvoirs temporels (temporaliteit) furent accordés à Gondulphe, le vingt-deuxième évêque de Tongres : Et, por le raison de son gran sanc, li fut otriés alcon jurisdiction temporeil, mains nos ne savons certainement queile, car nos ne l'avons mie troveis en escript. Mais laisssons cet aspect des choses pour revenir aux trois années d'exil à Maastricht que, selon Jean, saint Servais aurait accomplies à Maastricht.

Vers la fin de ces trois années, Jean attribue à saint Servais la fondation, à Maastricht, d'une église en l’honneur de saint Pierre. Mais plus loin, en II, p. 89, lorsqu'il raconte comment Servais a appris par une voix descendue du ciel que la cité de Tongres serait prochainement détruite par les Huns, il place cet événement en 383 et le localise avec précision à Maastricht, « dans l’église Saint-Pierre que saint Materne avait précédemment fondée ». Dans la version de Gilles aussi, c'est à Maastricht, dans l’église Saint-Pierre précédemment fondée par Materne où il se trouvait, que saint Materne eut la révélation des malheurs futurs qui allaient frapper Tongres et les Gaules. Jean lui-même effectivement avait mentionné cette fondation de Materne en I, p. 523, en la datant d'ailleurs de l'an 119 de l'Incarnation. Bref, cette notice de II, p. 67 sur cette prétendue fondation de Servais pendant son premier séjour temporaire à Maastricht n'est pas cohérente avec les autres données du Myreur et apparaît donc aussi suspecte que celle concernant Porus. Le motif d'un séjour temporaire de Servais à Maastricht ainsi que les événements censés s'y être déroulés sont très vraisemblablement des additions personnelles de Jean.

Le transfert du siège de Tongres à Maastricht. Jean dit clairement (II, p. 65-66) que Servais transféra le siège (translatat le siege) épiscopal de Tongres à Maastricht, ce qui l’amène à des précisions terminologiques sur le statut des évêques de Tongres siégeant à Maastricht. Dans l’esprit de Jean et de ses prédécesseurs, cette situation trouverait son explication dans la destruction de Tongres par les Huns, destruction que redoutait Servais et que lui avait confirmée saint Pierre lui-même lors de la visite à Rome de l'évêque de Tongres. Nous retrouverons ces épisodes plus loin (Myreur, II, 89-94).

Cela dit, si le transfert du siège de l'évêché, de Tongres à Maastricht, est historique, l'explication qu'en donne la tradition hagiographique est certainement à nuancer. Tongres ‒ nous aurons encore l'occasion de revenir sur ce point ‒ n'a jamais été détruite par les Huns, ceux-ci n'entrant en scène dans la région qu'au Ve siècle (cfr notre article de 2021 sur Jean d'Outremeuse et les Huns). Le « transfert vers Maastricht » doit avoir une autre explication. Comme le souligne J.-M. Kupper (La Geste des pontifes de l'Église de Tongres, Maastricht ou Liège, dans Liège. Autour de l'an mil, Liège, 2000, p. 15-16), Maastricht, étant nettement mieux située, géographiquement parlant, que l’antique chef-lieu qu’était Tongres, « va s’imposer comme principal centre économique, religieux et administratif du diocèse », et l’évêque de Tongres ne fait que « marquer […] sa préférence pour sa résidence en bordure de Meuse. En réalité, Maastricht restera le séjour principal, la "cité" de l’évêque de Tongres du VIe au VIIIe siècle ».

Les rapports entre saint Servais et son peuple. L'existence d'une tension entre l'évêque et les Tongrois n'est mentionnée qu'à partir de Jocundus et de Gilles d'Orval. Ces deux auteurs évoquent des questions ethniques et linguistiques, mais il est clair pour eux ‒ on y reviendra ‒ que la responsabilité finale doit être attribuée au diable (diabolus chez Jocundus, antiquus invidens inimicus chez Gilles). Dans les deux récits, les manifestations d'hostilité du peuple à l'égard de son évêque peuvent être violentes. Ce sont elles qui finiront par amener Servais à quitter Tongres pour s'installer à Maastricht avec quelques fidèles. L'évêque espérait trouver la paix et le calme dans un petit oratoire installé près de l'église construite par saint Materne en l'honneur de saint Pierre. Mais il restait profondément préoccupé par la situation générale : les Huns menaçant les Gaules, les hérésies menaçant l'unité de l'Église.

Jean évoque lui aussi la question des rapports entre la population de Tongres et son nouvel évêque. Si les clercs sont censés l'avoir fort bien accueilli, il ne semble pas que le courant soit passé aussi bien entre lui et la population, surtout le petit peuple (ly menus peuple). Jean présente saint Servais comme un « homme très sage et juste, prêchant à des gens mauvais et dissolus ». Le chroniqueur liégeois semble estimer que l'attitude des Tongrois à l'égard de Servais a été très malveillante. Ainsi il écrit que l'évêque n'a accepté de mettre fin à son exil temporaire que parce que les gens de Tongres ont modifié leur comportement à son égard. Dans le même contexte, Jean avait signalé que Porus avait offert à Servais de le venger des Tongrois et que l'évêque avait refusé, parce que ceux-ci s'étaient réconciliés avec lui. On attendrait des détails précis et des exemples significatifs. Jean mentionne bien des problèmes linguistiques, mais, comme nous le verrons immédiatement, ceux-ci semblent, de l'aveu même de Jean, s'être résolus assez vite et n'avoir amené que des moqueries. Manifestement, toujours selon Jean, la question de la langue n’était pas prioritaire. Le peuple, écrit-il, « murmurait beaucoup. Il reprochait à Servais sa manière de gouverner, son ignorance des lois du pays, son manque de contacts avec la cour impériale, toutes insuffisances qui ne pouvaient que lui nuire ». Il semble que l’évêque ait pris assez mal les choses, puisqu'il décida de quitter Tongres pour aller s’installer à Maastricht, dont il était sires spirituel et où il restera trois ans, « jusqu’au moment où le peuple ait corrigé sa mauvaise attitude et fait pénitence ».

La question linguistique. Développons quelque peu le motif des difficultés linguistiques. Selon Jean (II, p. 65), Servais ne connaissait que l'hébreu : « Il ne comprenait pas ses gens et ceux-ci ne le comprenaient pas », ce qui provoquait « la moquerie du petit peuple ». La question fut assez vite réglée, car Dieu, une nuit, lui accorda miraculeusement le don de la langue locale, ce qui réjouit le peuple.

Jocundus (§ 26) présente la question un peu différemment et plus en détail : quand Servais parlait aux fidèles à l'église (coram domino), chacun le comprenait comme s'il parlait la langue du pays ‒ Jocundus fait explicitement allusion au miracle des langues de la Pentecôte ‒, mais quand il rendait la justice (dum tractaret causas), il utilisait un interprète (per interpretem loquebatur). Gilles (Gesta, I, 24, p. 20) dira la même chose en utilisant d'autres mots. Lorsque saint Servais célébrait les offices, prêchait ou confessait, il parlait sa langue à lui et était compris par tout le monde. C'était, ajoute l'auteur, une sorte de reprise du don des langues que le Saint-Esprit avait donné aux apôtres lors de la Pentecôte. Par contre, lorsqu'il était question des affaires de tous les jours (cum de secularibus negotiis loquebatur), Servais ne comprenait pas les gens et les gens ne le comprenaient pas. Il fallait passer par un interprète (per interpretem).

La formulation du problème linguistique, on le voit, varie d'un auteur à l'autre. De toute manière, il ne peut pas justifier à lui seul le départ de saint Servais pendant trois ans à Maastricht. D'autant plus ‒ nous n'en avons pas encore vraiment parlé ‒ que la vie de saint Servais était exemplaire. Mis à part son ignorance du thiois local, il n'avait rien à se reprocher. Ses difficultés avec la population peuvent étonner, vu les qualités que la tradition lui prête et dont nous allons maintenant dire quelques mots.

La personnalité et les œuvres de saint Servais. Déjà Grégoire de Tours, à l'origine de la tradition, fait de lui un modèle d'évêque, mais sans donner de détails précis : « un évêque d’une très grande sainteté, [...] adonné aux veilles et aux jeûnes, souvent baigné d’une pluie de larmes ». Hériger va dans le même sens, plus abondamment encore, accumulant qualités et adjectifs : vir vultu angelicus, alloquio facundissimus, omni morum honestate praeclarus, iustus in tempore imminentis iracundiae, etc.

Selon Jean, Servais si fut mult proidhons et loial tant qu’ilh viscat (II, p. 65). Un peu plus loin il est caractérisé par les adjectifs sains et proidhons avant que ne soient mentionnés sa grande piété (« il jeûnait tous les jours et, quand il célébrait la messe, il ne prenait d’autre aliment que l’hostie ») et ses miracles (« il guérissait les lépreux, les difformes, les aveugles, les muets, et ressuscitait les morts »). Notre chroniqueur fait d’ailleurs état à deux reprises de ces miracles. D’abord en II, p. 65, dans le texte qui vient d’être cité, puis en II, p. 66, où l’on trouve écrit : « Dieu par son intermédiaire faisait tant de miracles que c’en était prodigieux. Celui qui prenait un peu de l’eau avec laquelle il s’était lavé les mains guérissait de n’importe quelle maladie ». Sur un plan général aussi, son règne fut positif : « il fit beaucoup de bien à l’évêché ». Jean s'inspire de Gilles (Gesta, I, 24, p. 20), tout en conservant, comme il le fait souvent, une liberté certaine dans l'utilisation de sa source. Gilles par exemple détaillait davantage les miracles : « lorsque saint Servais donnait aux lépreux les restes de ses repas, ceux-ci étaient purifiés ; le saint mettait en fuite les démons ; tout malade qui lui touchait la main ou le pied était immédiatement guéri ; lorsqu'il se lavait les mains, les gouttes d'eau qui en tombaient rendaient la santé à tous les infirmes. » Ici, Jean résume ; ailleurs il développe ; ailleurs encore, il adapte.

Quoi qu'il en soit, la sainteté de sa vie d'évêque à Tongres, ponctuée par tous ces miracles, n'est absolument pas contestée par la tradition. Si Grégoire de Tours était très sobre sur la question, Hériger, Jocundus et Gilles d'Orval l'avaient quelque peu illustrée. On a toutefois l'impression que ces auteurs insistent sur sa sainteté en n'évoquant que des généralités ou des exagérations. En ce qui concerne le rôle de Servais en tant qu'évêque de Tongres, Jean d'Outremeuse les suit sans innover vraiment. Il ne devient un peu plus précis sur les activités politico-religieuses du saint que lorsque ce dernier est à Maastricht pendant son « premier » séjour. Jean est bien le seul à les évoquer, preuve, s'il en fallait encore, d'une intervention personnelle du chroniqueur liégeois, on l'a dit.

Mais la question posée plus haut n'a pas encore reçu de réponse : comment expliquer que Servais, qui faisait tant de bien, ait été tellement mal perçu par son peuple qu'il se serait retiré (selon Jean en tout cas) pendant trois ans à Maastricht ?

« Des gens mauvais et dissolus ». Peut-être faut-il rappeler ici la note du chroniqueur, selon laquelle Servais, « un homme très sage et très juste, prêchait à des gens mauvais et dissolus ». La responsabilité de la tension reposerait-t-elle entièrement sur une population tongroise « mauvaise et dissolue » ?

Jean n'est pas très explicite sur ce sujet. Gilles l'est peut-être davantage, tant sur l'origine de la tension entre l'évêque et ses paroissiens que sur la manière dont elle se manfestait. Selon le moine d'Orval, c'était le démon, « le vieil ennemi » (antiquus inimicus), qui les dressait contre lui et l'opposition s'exprimait parfois dans des actes violents, allant jusqu'à l'expulsion physique de la ville. Qu'on en juge d'après la citation suivante :

C'est le vieil ennemi qui dressait les Tongrois contre saint Servais. D'abord ils murmurèrent contre lui, sans trop le montrer (Primo detrahentes murmurabant), puis ils ne se cachèrent plus pour manifester leur fureur (postea manifeste furentes clamabant). Ils criaient : « À quoi nous sert cet inconnu, un homme simple et sot, qui ne connaît ni le système judiciaire ni les lois de la terre, qui ne fréquente pas les rois et les cours, comme les autres pontifes ? Il est toujours dans la solitude et le silence ! Son inactivité chasse les richesses et les honneurs ! » Et en criant cela, ils se précipitèrent sur lui comme sur un brigand, à deux doigts de lui porter des coups et ils le chassèrent loin de la ville. Saint Servais supportait tout cela paisiblement, heureux de souffrir au nom de Jésus (Gilles, Gesta, I, 24, p. 20)

Jean (en II, p. 66) a nettement adouci son modèle. Il a réduit le contenu des récriminations, il n'a pas dépassé le stade des murmures (murmur, à deux reprises en II, p. 66), il a supprimé les allusions aux actes violents et aux affrontements physiques entre l'évêque et ses administrés. Jean ne parle que de rumeurs défavorables, qui, parvenues aux oreilles de l'évêque (la novelle en vient à sains Servais), l'incitent à quitter Tongres. Le saint n'en a donc pas été chassé ; il est parti de lui-même. Reste à savoir pourquoi le chroniqueur liégeois a ainsi modifié le texte de Gilles. Mais nous n'entrerons pas davantage dans l'examen de la question.

En fait, une comparaison approfondie entre les différentes versions serait intéressante. Elle permettrait de mieux suivre l'évolution de la tradition et de mieux entrer dans l'univers de Jean d'Outremeuse, mais, comme nous l'avons déjà dit souvent, cela nous entraînerait trop loin. Naturellement, pour être complète, l'analyse devrait se pencher non seulement sur ce que Jean a supprimé, mais aussi sur ce qu'il a ajouté à son modèle. On songe ici, par exemple, à tout ce qui concerne Porus, le comte de Louvain, qu'il s'agisse de sa guérison, de son offre de venger l'affront subi par Servais ou de la cession qu'il lui fait du pouvoir temporel sur Maastricht. Ces motifs, totalement absents de la Gesta de Gilles d'Orval, sont dus au chroniqueur liégeois et s'intègrent dans sa vision du développement du diocèse de Tongres.

Les fondations d'églises. On terminera par quelques fondations d'églises, ce qui nous permettra d'intégrer la notice isolée de II, p. 75. On a déjà mentionné l’église en l’honneur de saint Pierre que Saint Servais avait fondée à Maastricht (II, p. 67). Le chroniqueur le crédite aussi (II, p. 66) de la fondation, à Tongres cette fois, d’une église en l’honneur de saint Barthélemy. Elle semble avoir pour lui beaucoup d’importance, car il insiste. « D’autres églises en l’honneur de saint Barthélemy existaient ailleurs, écrit-il, mais aucune n’était aussi illustre que celle qu’il fonda à Tongres. Il y installa trente chanoines et un doyen qui furent très richement dotés ». Ces deux constructions eurent lieu sous Constantin le Grand.

Plus tard, très exactement en mai 354 de l’Incarnation (à l'époque de Constance, un des fils de Constantin), saint Servais fondera, toujours à Tongres, la première église qui fut jamais édifiée en l’honneur des saints Côme et Damien (II, 75). Ici encore ce sont des liens particuliers qui, selon Jean, expliquent cette construction : « Ces saints étaient apparus à saint Servais pendant son sommeil et l’avaient prié de faire cette église, car ils étaient de sa famille ». La famille manifestement a beaucoup d'importance.

Ajoutons quelques mots à propos de ces deux saints. Voragine, dans sa Légende dorée, ch. 139 (p. 791-794, A. Boureau), où il les présente, ne dit rien d'une quelconque fondation d'église en leur honneur par saint Servais. Dans son commentaire, A. Boureau (p. 1394) signale que le culte de ces deux saints d'origine orientale s'est développé à Rome vers la fin du Ve siècle : « le pape Symmaque leur consacre un oratoire près de Sainte-Marie-Majeure, et Félix IV (526-530) une basilique sur le forum romain ». Quelle pourrait être la source de cette notice de Jean d'Outremeuse qui donne la même information dans la Geste de Liege (vers 4673-4680), en précisant, comme dans le Myreur, qu'il s'agissait là d'une « première mondiale » ? Les autres biographies de saint Servais ne lui connaissent pas cette construction. On notera toutefois que Joconde (Vita, 131, éd. Boeren, p. 200) attribue à l'évêque Monulphe, un des successeurs de saint Servais, l'érection d'une église en l'honneur de Côme et Damien, in qua beatus Lantbertus [...] hodie magnifice gloriatur in Christo, mais c'était à Dinant. Jean d'Outremeuse aurait-il confondu ? L'allusion de Jean à la parenté existant entre saint Servais et les saints Côme et Damien est également curieuse. Nous avouerons toutefois n'avoir pas poussé notre enquête plus loin.

*

Nous sommes ainsi arrivé à la fin de la première partie de la biographie de saint Servais (le bloc II, p. 63-67 et la simple notice de la p. 75). Jean d'Outremeuse reprendra son sujet aux pages II, 89-94, pour raconter la deuxième partie, à savoir le voyage à Rome sur la tombe de saint Pierre, l'annonce des décisions célestes sur le sort futur de la Gaule et de Tongres, le retour en Gaule et l'installation définitive de saint Servais à Maastricht pour y mourir. Après une nouvelle interruption, la troisième et dernière partie (II, 96-99) sera consacrée aux événements postérieurs à la mort du saint. Ces deux parties seront commentées respectivement dans le D11 et dans le D13.

[Plan]


[Texte II, p. 51-70] [Liste des dossiers] [D01, D02, D03, D04, D05 et D07] [Texte II, p. 70-79]