Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 229-241a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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ENCORE LA LÉGENDE ARTHURIENNE ET LE MONDE MÉROVINGIEN - L'ÉVÊCHÉ DE TONGRES - LA PAPAUTÉ

(Ans 531-540)


 

A. Ans 531-532 = Myreur, II, p.  229-231a  : Légende arthurienne (suite) : conquêtes et mort de Paris en Orient - les Sarrasins, admiratifs, renvoient ses cendres à Arthur

B. Ans 532-535 = Myreur, II, p. 231b : Divers : saint Vaast - Justinien et ses codes - Les papes Jean Ier et Agapet Ier - Danemark contre Saxons

C. Ans 535-536 = Myreur, II, p. 231b-233a : Mérovingiens : à l'instigation de Brunehaut, Théodoric/Thierry II de Bourgogne, son petit-fils, tue Théodebert/Thibert d'Austrasie, un autre petit-fils de Brunehaut - Théodoric/Thierry II de Bourgogne tue également les fils de ce Théodebert/Thibert d'Austrasie et enlève sa fille, Hélène, pour l'épouser - Brunehaut s'en irrite - Théodoric/Thierry II de Bourgogne et Brunehaut deviennent des ennemis jurés

D. Ans 536-537 = Myreur, II, p. 233b-234a : Divers : Justinien et Sainte Sophie de Constantinople - Les papes Agapet, Silvère, Vigile - Mérovingiens : Mort du roi Clotaire Ier - Son fils Gontran lui succède - il est trop jeune - Le prévôt Wambolus dirige les Francs - Naissance des futurs évêques Médart et Gildars

E. Ans 537-539 = Myreur, II, p. 234b-236a : Évêché de Tongres : Domitien, évêque de Tongres, tient un synode à Metz, réclame des rentes à des chevaliers, confondus par un miracle - Sur preuves fournies par Domitien, les chevaliers sont pendus et leurs biens restitués à l'église de Tongres - Domitien prêche contre les hérétiques et les excommunie - Divers miracles - La Chapelle des saints Cosme et Damien à Chèvremont

F. An 539 = Myreur, II, p. 236b-237a : Légende arthurienne (suite et fin) : Arthur organise à Londres un tournoi, où Tristan, déguisé, remporte tous les prix - Tristan, agressé par Gauvain le neveu d'Arthur, se plaint à Arthur - Les chevaliers de la Table Ronde prennent le parti de Tristan - Gauvain est livré à Tristan, qui lui accorde son pardon - Les cendres de Paris sont placées par Arthur dans une église

G. An 539 = Myreur, II, p. 237b-238a :  En Syrie, anecdote du diacre Théophile qui refuse par modestie la charge d'évêque et est privé de sa charge - Il vend son âme au diable pour récupérer le statut d'évêque - Il obtient son pardon avant de mourir trois jours plus tard

H. An 539 = Myreur, II, p. 238b-239a :  Évêché de Tongres : Mort de Domitien, enseveli à Huy - Ses miracles et les pèlerinages à son tombeau - Monulphe, son successeur

I. An 540 = Myreur, II, p. 239b-241a : Mérovingiens : Brunehaut empoisonne le roi de Bourgogne Théodoric/Thierry II et ses enfants - Un certain Gertains/Gontran, roi de tous les Francs - Il poursuit longtemps en vain Brunehaut et finit par ruse à l'attirer à Paris où il la fait mettre à mort à mort par écartèlement

 


 

A. Ans 531-532 = Myreur, II, p.  229-231a

Le roi Paris en Orient - Sa geste et sa mort face aux Sarrasins, vainqueurs mais admiratifs - Ses cendres renvoyées à Arthur

 

[De roy Paris] En cel an conquist Paris le royalme de Montpliart, qui siet en Yndre, [II, p. 229] où ilh fist mult grant occision des gens et destruction des citeis. De chi paiis estoit roy unc Sarasins, qui estoit frere al roy Machos de Yndre ; si s'enfuit vers li, et li dest comment ilh estoit exilhiés par une cristin, qui avoit jà conquis VIII royalmes sour eaux.  Adont mandat ly roy Machos d'Yndre le roy de Persie, son frere qui avoit nom Roginal, que ilh venist awec ses oust por sorcorir son frere, et ly mandat tout le faite. Chis vient et s'en alarent les II roys à grant gens, et n'arestarent se vinrent où Paris estoit, se le corurent sus ; mains les Sarasiens avoient toudis XIII encontre unc cristin.

[Le roi Paris] Cette année-là [531], Paris conquit le royaume de Montpliart, qui se trouve en Inde, [II, p. 229] où il massacra un très grand nombre de gens et détruisit maintes cités. À la tête de ce pays se trouvait un roi sarrasin, frère du roi Machos d'Inde. Ce Sarrasin s'enfuit chez son frère et lui dit comment un Chrétien, qui avait déjà conquis huit de leurs royaumes, l'avait chassé de son pays. Alors le roi Machos d'Inde demanda au roi de Perse, son frère Roginal, de venir avec ses troupes au secours de son frère à lui, et lui raconta toute l'affaire. Roginal  et les deux rois vinrent avec d'importantes troupes. Ils arrivèrent où se trouvait Paris et attaquèrent. La proportion entre les combattants était de treize Sarrasins pour un Chrétien.

[De noble Paris] Cest batalhe fut l'an deseurdit en mois de novembre, si fut grant et pesante, et orent les cristiens mult à faire ; mains la proieche Paris les faisoit mult hardis, et tant que les Sarasins furent desconfis, si en fut ochis XXm ; mains chu ne les esmaioit point, tant en estoit. Et oit, apres chu, Paris batalhe IX fois à eaux, et toudis furent les Sarasins desconfis ; de quen les roys avoient tres-grant myrancolie, si mandarent tant de gens qu'ilh assegarent Paris en une citeit que ilh avoit là fondée, qui avoit nom Paris.

[Le noble Paris] Cette bataille eut lieu en novembre de cette année ; elle fut importante et lourde, et les Chrétiens eurent fort à faire. Mais la vaillance de Paris les rendait très courageux, et les Sarrasins furent défaits. Plus de vingt mille d'entre eux furent tués, ce qui ne les troublait pas, tant ils étaient nombreux. Par la suite, Paris les combattit à neuf reprises, et les Sarrasins furent toujours vaincus. Alors leurs rois, très affectés, rassemblèrent des gens en  foule et assiégèrent Paris dans la cité fondée là par lui et appelée de son nom.

Enssi que ilh estoit assegiet, se avient que le XXIIe jour de may, l'an Vc et XXII, que Paris issit de la citeit awec ses gens, si corut sus ses anemis dont ilh en estoit tant que mervelhe ; et, quant ilh furent issus fours, les Sarasins ordinont une batalhe al entrée de la citeit : et avoit en cest batalhe trois [fois] tant de gens que Paris n'avoit, et fut la voie forbassié aux cristiens del rentreir dedens la citeit, sens la grant quantiteit qui soy devoit combatre à Paris.

Pendant le siège, il se fit que le 22 mai de l'an 532 [correction du Vc et XXII du texte], Paris sortit de la cité avec ses gens et courut sus à des ennemis incroyablement nombreux. Dès leur sortie, les Sarrasins leur livrèrent bataille, à l'entrée même de la ville. Ils étaient trois fois plus nombreux que les gens de Paris, et ils bloquèrent la route de la cité, avant que ne soient sortis les nombreux  combattants qui devaient accompagner Paris.

Mains quant les cristiens veirent chu, si furent mult enbahis, et entrarent en teile paour que ilh ne soy porent aidier. De chu fut Paris corochiés, si escriat : « Sains George, fereis bonnes gens, ilh sont tous nostres, et ne prendeis mie garde à leur grant quantiteit qu'ilh ont de gens ; Dieu est por nous. » Puis broche le cheval et soy fiert tout emmy eaux, se en abatit IIII tant de sa lanche que ilh ne fussent [lacune] ; puis at sachiet l'espée, si en abatit tant coupeis en dois tronchons, que chu estoit mervelhe. Se ses gens li awissent aidiet, ilh awist desconfis les Sarasins ; mains ses gens ne soy porent aidier, et soy lassarent ochire à pou de defense, et demorat Paris tou seul.

Quand ils s'en aperçurent, les Chrétiens furent très surpris et éprouvèrent une telle peur qu'ils ne purent lui venir en aide. Paris en fut irrité et s'écria : « Par saint Georges, vous frapperez, bonnes gens, ils sont tous à nous et vous n'aurez pas peur de la grande quantité de gens qui sont avec eux ; Dieu est de notre côté. » Puis il éperonna son cheval et se porta au beau milieu des ennemis. Il en abattit quatre de sa lance au point qu'ils ne furent [lacune].  Puis il tira son épée et il en coupa tellement en deux que c'était merveille. Si ses hommes l'avaient aidé, il aurait défait les Sarrasins. Mais ils ne purent le faire. Il se laissèrent tuer sans beaucoup se défendre, et Paris resta tout seul.

[Del proeche le roy Paris] Adont fut-ilh si plains de coroche, que ly sanc li issit de neis, si reprist cuer en li de morir à honneur, et prent son espée, [II, p. 230] si commenchat à frappeir par tout costeis, et encontrat le roy Machos et le ferit par teile manere, qu'ilh mettit son espée jusqu'en l'archon de la selle ; et ly roy Roginal oussi, et tant des altres que chu fut mervelhe, et abatit leur estandart, et fist tant qu'ilh issit de la batalhe, et s'en vient vers la citeit navreis de XIIII plaies, et en son escut XII tronchons de lanches.

[Les prouesses du roi Paris] Alors il fut si envahi par la colère que le sang lui sortit du nez et il puisa en lui le courage de mourir dans l'honneur. Il reprit son épée, [II, p. 230] commença à frapper de tous les côtés. Il rencontra le roi Machos et le frappa si fort qu'il enfonça son épée jusqu'à l'arçon de sa selle. Il frappa aussi le roi Roginal, et tant d'autres que c'était merveille. Il abattit leur étendard, réussit à sortir du combat et s'en revint vers la cité, avec quatorze blessures et douze morceaux de lances dans son écu.

Mains la grant batalhe qui estoit alle entrée de la citeit vint Paris al devant. Quant ilh le voit se dest : « Hey Dieu ! or voy-je bien morir me covint chi ; je vos prie que vos aiiés merchis de mon arme, et de tous cheaux qui sont mors awec moy. Hey ! roy Artus, Tristans, Lanchelos et tous les altres, flour de chevalerie, vos perdeis chi I bon amis. » Atant soy sengnat trois fois et prent une espiel, et soy fiert en la presse par teile ravine, que ilh les fait tous departir, et en abatit XVIII que mors que navreis : là fut-ilh assalhis, et ilh soy defendoit sy asprement, que nuls ne l'oisoit approchier, et ochist de son espée XLVIII hommes le plus hardis et souffissans qui là estoiont.

Mais il arriva dans la grande bataille qui se déroulait à l'entrée de la cité. Quand il vit cela, il se dit : « Hélas Dieu ! Maintenant je vois bien que je dois mourir ici. Je vous prie d'avoir pitié de mon âme et de tous ceux qui sont morts avec moi. Hélas ! Roi Arthur, Tristan, Lancelot et tous les autres, fleur de la chevalerie, vous perdez ici un bon ami. » Alors il se signe trois fois, prend une épée et se porte dans la mêlée avec une telle impétuosité qu'il les fit tous s'en aller. Il en abattit dix-huit, tant morts que blessés. Alors il fut assailli et se défendit si âprement que nul n'osait l'approcher : il tua de son épée quarante-huit hommes, les plus vaillants et les plus compétents.

Et al derain ly vinrent par derier trois Sarasins, qui al dos jostarent à luy, si le navront laidement et si asprement fut buteis, que ilh chaiit atout son cheval desous luy, ilh resalhit en piés et volt remonteir, mains son cheval fut mors. Adont prist le hache d'on Sarasin qui estoit grant et pesante, si assalhit ses annemis et fait voie entour li si grant, que nuls ne l'oisoit approchier et que II chairs chariassent bien entour li, si fort le dobtoient ches Sarasins.

Finalement, trois Sarrasins vinrent par derrière et l'attaquèrent dans le dos. Ils le blessèrent grièvement et le poussèrent si durement qu'il tomba avec son cheval sous lui. Il se redressa et voulut remonter sur son cheval, mais celui-ci était mort. Alors Paris saisit la hache d'un Sarrasin, grande et pesante, attaquant ses ennemis, dégageant autour de lui un espace si grand que personne n'osait l'approcher et qu'il y aurait eu place pour deux chars, tant les Sarrasins en avaient peur.

[La mort le noble roy Paris] Adont s'apoiat Paris sour sa hache, sy soy repoisat, et il estoit si enchaufeis, qu'ilh ne sentoit mie le doleur de ses plaies, dont ilh en estoit XXVII mortals ; si avoit tant sangneit et encor sanguoit, que ly cuer li falit, si chaiit mors là meismes, si enportarent l'arme de li les angles en paradis, en chantant si hault que les Sarasins l'entendirent bien. Adont prisent les Sarasins le corps, et l'enportarent en la citeit qui tantoist leur fut rendue.

[La mort du noble roi Paris] Alors Paris se reposa en s'appuyant sur sa hache. Il était si échauffé qu'il ne sentait pas la douleur de ses blessures, dont vingt-sept étaient mortelles. ll avait saigné et saignait encore, au point que le coeur lui manqua et qu'il tomba mort sur place. Les anges emportèrent son âme au paradis, en chantant si fort que les Sarrasins les entendirent fort bien. Alors, les Sarrasins prirent son corps et l'emportèrent dans la cité, qui aussitôt leur fut rendue.

[De la fin le roy Paris] Adont fut Paris ploreis des Sararins meismes, por la grant proieche qui estoit en ly ; et ly roy Synagons, que Paris avoit encachiet, fist le corps de Paris trestout ardre en cendre, puis prist les cendres, se les fist mettre en unc barilhe de fin or à pires precieux awec I brielet qui faisoit mention de tout chu que Paris avoit conquis, et de ses fais de commenchement jusqu'à sa fin. Et puis fuit ly baris envoyet al roy Artus en la Grant-Bretangne par les cristiens qui furent [II, p. 231] troveis en la citeit de Paris, qui le donnarent tout enssi al roy Artus ; et fut Paris plains et regreteis de tous les compangnons de la court Artus, et de tout le monde qui la novelle en soit. Adont furent reconquis par les Sarasins tous les paiis que Paris avoit conquis. Enssi finat Paris la flour de chevalerie, de quoy chu fut damaige se Dieu plaisist, car ilh morut en ensauchant la loy Jhesu-Crist.

[La fin du roi Paris] Alors les Sarrasins eux-mêmes pleurèrent Paris, en raison de sa grande vaillance. Le roi Synagon (cfr II, p. 228), que Paris avait poursuivi, fit complètement brûler con corps et le réduire  en cendres, cendres qu'il fit recueillir et placer dans un récipient d'or fin et de pierres précieuses, avec une inscription mentionnant toutes les conquêtes et les exploits de Paris, du début à la fin de sa vie. Puis, les Chrétiens qui [II, p. 231] se trouvaient dans la cité de Paris envoyèrent le récipient au roi Arthur en Grande-Bretagne, qui le reçut. Paris fut pleuré et regretté par tous les compagnons de la cour d'Arthur et par tous ceux qui apprirent la nouvelle de sa mort. Alors les Sarrasins reprirent tous les pays que Paris avait conquis. Ainsi finit Paris, fleur de la chevalerie. Ce fut un malheur, à Dieu ne plaise, car il mourut en glorifiant la loi de Jésus-Christ.

C'est toujours la matière de Bretagne avec la légende arthurienne qui continue sur le mode des combats épiques. On la retrouvera en II, p. 236-237 (an 539 de l'Incarnation) lorsque les cendres de Paris, arrivées en Grande-Bretagne, seront déposées dans une église par le roi Arthur.

 


 

B. Ans 532-535 = Myreur, II, p. 231b

 

Divers : saint Vaast - Justinien Ier (527-565 de notre ère) et ses codes - Danemark contre Saxons - Mort du pape Jean II (535 de notre ère) remplacé par Agapet Ier (535-536 de notre ère)

 

[II, p. 231b] [De sains Waus d’Aras] En cel an fut fais et ordineis à evesque de la citeit de Aras sains Waus.

[II, p. 231b] [Saint Vaast d'Arras] Cette année-là [532], saint Vaast fut nommé et ordonné évêque de la cité d'Arras.

[L’emperere abrivat les loys des Romans] Item, l'an Vc et XXXIII abrivat li emperere de Romme les loys des Romans, et si en fist I libre, lequeile ilh nommat solonc son nom Justiniain. En cel an meismes fist l'emperere de Romme mult de loys, entres lesqueiles ilh fist I Iibre que les clers des lois nomment Codicilh, et fist encor I altre qu'ilh nommat Dygest.

[L'empereur résuma les lois des Romains] En l'an 533, l'empereur de Rome résuma les lois des Romains et en fit un livre, qu'il nomma d'après son nom de Justinien [Le Code Justinien]. La même année, il édicta beaucoup de lois et en fit un livre que les clercs spécialisés en droit appellent Codicille [Les Novelles]. Justinien fit encore un autre livre qu'il appela Digeste [Le Digeste].

[Priant conquestat Dannemarche] En cel an entrat ly roy Priant de Dannemarche en la terre de Saxongne, se le gastat grandement ; mains ly roy Galerans vint encontre luy, se le corut sus. Mains Galerans fut ochis et ses gens desconfis, et fut la terre tout remise à la loy sarasine. Et chu avient portant que les Danois savoient bien que Paris estoit mors.

[Priam de Danemark conquiert momentanément la Saxe] Cette année-là [533], le roi Priam de Danemark pénétra en terre de Saxe qu'il dévasta durement (cfr II, p. 227). Alors le roi Waléran (II, p. 217) vint et contre-attaqua. Mais Waléran fut tué, ses gens furent défaits et le territoire tomba entièrement sous la loi sarrasine. Et cela arriva parce que les Danois savaient bien que Paris était mort.

Dans la traduction du lemme, nous avons adapté le texte original, qui ne nous semblait pas correct.

[Agapitus le LXe pape] Item, l'an Vc et XXXV le IXe jour de may, morut li pape de Romme Johans ; si fut ensevelis en l'engliese Sains-Poul à Romme. Chis pape Johans fut chis qui condempnat le faux preistre qui fut nommeis Clouz Arryens, qui estoit plains de faux heresies. Apres le mort le pape Johan, unc jour, fut consacreis à pape de Romme li cardinal de la Large-Voie, qui fut nommeis Agapitus, li promier de cel nom, et fut de la nation de Romme, del region Sains-Johans et Sains-Poul, lyqueis tient le siege II ans XI mois et XVIII jours.

[Agapet Ier, 60e pape] Le neuvième jour de mai de l'an 535, Jean II, le pape de Rome,  mourut. Il fut enseveli en l'église Saint-Paul à Rome. C'est ce pape Jean qui condamna le faux prêtre nommé Anthime, tout égaré dans de fausses croyances ariennes (cfr II, p. 233 et p. 234). Un jour après la mort du pape Jean, le cardinal de la Large-Voie, nommé Agapet, le premier de ce nom, fut nommé pape de Rome. Il était romain, de la région de Saint-Jean et Saint-Paul, et occupa le siège durant deux ans, onze mois et dix-huit jours.

Anthime Ier, aussi connu sous le nom d'Anthème de Trébizonde, fut patriarche de Constantinople de juin 535 à sa déposition en mars 536. Il est le dernier homme d'église de première importance à défendre explicitement le monophysisme (Wikipédia). Cfr également II, p. 233-234, p. 247 et p. 250.


 

C. Ans 535-536 = Myreur, II, p. 231b-233a

 

Théodoric/Thierry II de Bourgogne, poussé par Brunehaut, s'empare de la couronne et du trésor  d'Austrasie - Il tue traîtreusement Théodebert/Thibert et ses fils à Cologne et veut épouser sa nièce  - Brunehaut s'en irrite et devient l'ennemie de Théodoric/Thierry

 

On va trouver ci-dessous la suite des événements racontés par Jean d'Outremeuse en II, p. 227-228 et qui s'étaient alors déroulés dans les années 528 et 530 de l'Incarnation. Brunehaut, veuve de Sigebert Ier, veut dresser contre l'autre un des deux fils du défunt Childebert II : ils sont d'ailleurs tous les deux ses petits-fils à elle. En 535 de l'Incarnation, elle suggère ainsi à Thierry II, roi de Bourgogne, de s'emparer de l'Austrasie, royaume de son frère Théodebert/Thibert, qu'elle lui présente comme un bâtard.

Thierry se laisse séduire par sa proposition et l'année suivante, il ouvre les hostilités en attaquant l'Austrasie. Le roi Théodebert/Thibert et ses troupes sont battus et se replient vers Cologne. Les barons locaux décident de s'entendre avec les assaillants. Ils machinent un plan pour tout livrer à Thierry : Cologne, l'Austrasie, son roi et son trésor. Théodebert/Thibert est tué par un de ses chevaliers, Thierry entre en vainqueur à Cologne et les barons d'Austrasie se soumettent à lui.

Après cela, Thierry fait exécuter  les fils de Théodebert, Clotaire et Mérovée,  puis il prend et emmène à Metz sa fille, Hélène, qu'il veut épouser, vu sa grande beauté.

Brunehaut devient furieuse devant ce projet de mariage entre Thierry et sa nièce, car, contrairement à ce qu'elle avait fait croire à Thierry, son frère Théodebert, le père d'Hélène, n'était pas un bâtard. Elle doit avouer son mensonge, ce qui déclenche cette fois la fureur de Thierry. Celui-ci  brandit même un couteau et il aurait tué Brunehaut, si ses barons n'étaient pas intervenus. Brunehaut réussit à se mettre à l'abri. Mais dorénavant elle voua à Thierry une haine féroce, guettant le moment de se venger de lui.

Pour ce passage et pour la suite, Jean d'Outremeuse s'est servi des textes des chroniqueurs. On verra notamment, en guise d'exemple, comment ce récit se présentait dans le Liber Historiae Francorum : le § 38, p. 135-137, éd. Lebecq était intitulé : Des mauvais conseils de Brunehilde, et comment Thierry tua son frère, et le § 39, p. 137-139,  titrait : Comment Thierry voulut s'unir en mariage à sa nièce, et comment Brunehilde le mit à mort. Les notes de St. Lebecq ad locum sont riches de renvois à d'autres textes. Nous n'en parlerons pas ici ; nous ne discuterons pas non plus des différences qu'ils présentent entre eux et avec la version de Jean. Cela nous entraînerait dans toutes sortes de développements spécifiques.

Quoi qu'il en soit, on retrouvera plus loin chez Jean  d'Outremeuse (II, p. 239) la suite des événements du monde mérovingien, notamment la mort de Théodebert/Thibert et celle de Brunehaut.

 

[II, p. 231c] [De Brucilde la royne d’Austrie - Del male Brucilde] En cel an s'avisat la royne Brucilde d'Austrie, et apellat son neveur  le roy Theoderic de Borgongne, et ly dest : « Chirs nyers, vous esteis li fis de mon fis, sy vos doy conselhier vostre honneur : si ay grant mervelhe de chu que vostre peire, mon fis, ly roy Hildebers, quant ilh alat morir, ilh estoit roy d'Austrie, d'Acquitaine et de Borgongne, et apres sa mort vos aveis lassiet avoir le royalme d'Austrie, qui est li plus noble rengne, unc garchon qui se dist estre vostre frere bastars, mains ilh ne vos apartient de riens et qui avoir ne le doit ; si vos [II, p. 232] prie que vos ne le souffreis plus avant. » Adont dest Theoderic : « Ma damme, je quidoie que ilh fut mon frere legittime, et que chu fust vostre fis enssi que moy ; mains puisque enssi est, ilh sierat destruis. » De chu fut mult liie Brucilde, qui ne cachoit se mal nom.

[II, p. 231c] [Brunehaut, la reine d’Austrasie - La méchante Brunehaut] Cette année-là [535], la reine Brunehaut d'Austrasie eut l'idée de convoquer son petit-fils, le roi Théodoric/Thierry II de Bourgogne et lui dit : « Cher petit-fils, vous êtes le fils de mon fils, et je dois vous conseiller pour assurer votre honneur. Je m'étonne grandement de ceci : mon fils, le roi Childebert II, votre père, était roi d'Austrasie, d'Aquitaine et de Bourgogne au moment de sa mort et, après sa mort, vous avez laissé attribuer le royaume d'Austrasie, le plus noble des royaumes, à un garçon qui se prétend votre frère bâtard, mais qui n'est en rien apparenté avec vous. Il ne doit pas avoir ce royaume. Je  vous [II, p. 232] en prie, ne tolérez pas cela davantage. » Alors Théodoric/Thierry II dit : « Madame, je croyais qu'il était mon frère légitime, et votre (petit-)fils, comme moi ; mais puisqu'il en est ainsi, il sera éliminé. » Brunehaut en fut très contente et ne cacha pas sa satisfaction.

[Grant batalhe entre le roy Theoderic et Theodebers son frère] Et demorat enssi jusqu'à printemps apres, en mois de marche l'an Vc et XXXVI, que ly roy Theoderic entrat à grant gens en la terre d'Austrie. Quant ly roy Theodebers, son frere bastars, le soit, si vint encontre luy à grans gens ; si orent batalhe ensemble, mains Theodebers fut desconfis et ses gens ochise. Ly roy Theodebers s'enfuit adont en la citeit de Colongne, mains Theoderic le suyt tout ardant lez paiis ; mains quant les Ryniers veirent chu, sy vinrent à li en depriant humelement que ilh les vosist espargnier, et ilhs soy renderoient à ly. A chu respondit ly roy Theoderich : « Barons, se vos voleis que je vos espargne, se moy rendeis le faux bastars mon frere qui m'at usurpeit le royalme d'Austrie, qu’ilh ne devoit faire. » Et les barons respondirent : « volentirs. »

[Grande bataille entre le roi Théodoric/Thierry II et Théodebert/Thibert II son frère] Les choses en restèrent là jusqu'au printemps suivant, en mars de l'an 536, quand le roi Théodoric II pénétra en Austrasie avec des troupes nombreuses. Quand le roi Théodebert, son frère bâtard, le sut, il marcha contre lui avec beaucoup de gens. Ils se battirent. Théodebert II fut défait et ses hommes tués. Il s'enfuit alors vers la cité de Cologne, mais Théodoric II le suivit, mettant le feu au pays. Quand ils virent cela, les Rhénans vinrent vers lui et le prièrent humblement de les épargner, en disant qu'ils se rendraient à lui. À cela, le roi Théodoric répondit : « Barons, si vous voulez que je vous épargne, livrez-moi le fourbe bâtard, mon frère, qui m'a usurpé le royaume d'Austrasie, ce qu'il n'avait pas le droit de faire. » Les barons répondirent qu'ils étaient d'accord.

Adont vinrent les barons de Rynier à Colongne, et dessent al roy Theodebert enssi : « Sires roy, nos venons à vos dire comment nos avons faite pais al roy Theoderich, parmy lequeile ilh soy retournerat arrier s'ilh vos plaist ; et convenrat que vos ly rendeis tout le tressour son peire, que vos aveis enfermeit en son palais. » Et li roy respondit : « IIh moy plaist bien, » car ilh quidoit que ilh desissent veriteit.

Alors les barons du pays rhénan se rendirent à Cologne et dirent au roi Théodebert : « Sire roi, nous venons vous dire que nous avons fait la paix avec le roi Théodoric, stipulant entre autres qu'il se retirera dans son pays, avec votre consentement, mais il faudra que vous lui rendiez tout le trésor de son père, que vous avez enfermé dans son palais. » Le roi répondit : « Cela me convient », car il pensait qu'ils disaient la vérité.

[Ly roy Theodebers fut mordris] Adont ly roy et les barons entrarent en une chambre où li roy avoit mis les cleifs de son tressorier, et defermat une escrin por attendre dedens les cleifs. Mains, enssi qu'ilh estoit bassiés por prendre les cleifs, le ferit unc chevalier d'on cuteal, si l'ochist ; puis ly coparent le tieste d'on espée, et apres le presentarent al roy Theoderich, qui en fut mult liies ; puis entrat dedens Colongne, où ilh rechuit homaige as barons d'Austrie. Apres fist ly roy Theoderich ochire Cloveis et Celdris, les enfans Theodebers, et prist la damoiselle, qui estoit nommée Helaine, la filhe Theodebers, et l'amynat à Mes ; se le volt prendre à femme, por sa grant bealteit.

[Le roi Théodebert/Thierry fut tué] Alors le roi et les barons entrèrent dans une chambre où le roi avait mis les clefs de son trésor, et celui-ci ouvrit un écrin pour y atteindre les clefs. Mais tandis qu'il était baissé pour les prendre, un chevalier lui asséna un coup de couteau et le tua ; puis, avec une épée ils lui tranchèrent la tête, et la présentèrent au roi Théodoric, qui en fut très satisfait ; ensuite, il entra dans Cologne où il reçut l'hommage des barons d'Austrasie. Puis, le roi Théodoric fit mettre à mort Clotaire et Mérovée, les enfants de Théodebert. Puis il prit et emmena à Metz la fille de Théodebert, la demoiselle nommée Hélène, qu'il voulait épouser, vu sa grande beauté.

[Del male Brucilde] Mains quant la royne Brucilde le soit, sy vint al roy et li dest : « Coment, beal fis, esteis-vos enragiés, qui voleis prendre le filhe de vostre frere à femme? » Quant ly roy entendit chu, si dest mult corochiet : « Male [II, p. 233] femme, dyable parfais, annemis de Dieu, comment ay-je donc par ton ennortement ochis mon frere et mes cusins ses enfans ? Ne m'as-tu nient fait entendant qu'ilh n'estoit mie mon frere ? Tres-male femme esragié, porquoy le moy des tu, et por queile raison as-tu sour mon corps envoiet teile pechiet ? Par la foy que je doy à Dieu, tu en moras. »

[La mauvaise Brunehaut] Mais quand la reine Brunehaut l'apprit, elle vint trouver le roi et lui dit : « Quelle rage vous a pris, beau fils, de vouloir prendre pour femme la fille de votre frère ? » Quand le roi entendit cela, il fut très irrité et dit : « Méchante [II, p. 233] femme, diable accompli, ennemie de Dieu, comment ai-je donc, sur ton conseil, tué mon frère et mes cousins, ses enfants ? Ne m'as-tu pas fait croire qu'il n'était pas mon frère ? Très méchante femme, femme enragée, pourquoi m'as-tu dit cela, et pour quelle raison m'as-tu chargé d'un tel péché ? Par la foi que je dois à Dieu, tu en mourras. »

Atant sachat ly roy I cutel, et awist ochis Brucilde, se ses barons ne li ostassent de ses mains. Et elle dest : « J'a dit qu'ilh estoit ton frere bastars. -- Male tu moy des qu'ilh soy disoit estre mon frere, et riens n'apartinoit à moy . » Atant s'en alat la royne à son hostait en manechant le roy fortement, car dedont en avant l'acolhit en teile hayme, qu'elle bressoit de jour et de nuyt en grant voie de sa grevanche.

Alors le roi brandit un couteau et il aurait tué Brunehaut, si ses barons ne le lui avaient ôté des mains. Et elle dit : « J'ai dit qu'il était ton frère bâtard » -- « Mauvaise femme, tu m'as dit qu'il se disait mon frère et que rien ne me rattachait à lui. » Alors la reine s'en alla vers son hôtel, en accablant le roi de menaces. Dorénavant elle lui voua une telle haine que de jour et de nuit elle ourdissait activement sa vengeance.

Pour la suite des événements, notamment la mort de Thierry II et celle de Brunehaut, cfr infra II, p. 239.


 

D. Ans 536-537 = Myreur, II, p. 233b-234a

 

Papauté :  le pape Agapet Ier consacre Sainte-Sophie de Constantinople et doit gérer le cas d'Anthime de Constantinople - Il meurt et est remplacé par le pape Silvère, puis par le pape Vigile  - Monde mérovingien : Mort du roi Clotaire Ier - Son fils Gertrains/Gontran lui succède - il est trop jeune - Le prévôt Wambolus dirige les Francs - Deux futurs évêques : naissance de Médard et de Gildas

 

Agapet Ier (pape 535-536 de notre ère)

[II, p. 233b] [Status papales] En cel an ordinat li pape Agapitus del faire à sainte Engliese, tous les dymengne une procession entour l'engliese.

[II, p. 233b] [Décisions papales] Cette année-là [536], le pape Agapet Ier ordonna à la Sainte-Église de faire chaque dimanche une procession autour de l'église.

[De Constantinoble] Apres, en cel an, fist li emperere Justinians edifiier, en la citeit de Constantinoble, une engliese en l'honeur de sainte Sophie ; qui est une des plus belle engliese de tout le monde. Et devant chu y avoit oyut une petit engliese, qui avoit esteit destruite par les Sarasins longtemps devant.

[Constantinople] Ensuite, cette année encore [536], l'empereur Justinien fit construire dans la cité de Constantinople une église en l'honneur de sainte Sophie, qui est une des plus belles églises du monde. Avant cela, il y avait eu une petite église, détruite longtemps auparavant  par les Sarrasins.

[La consecration de l’englise] Item, l'an Vc et XXXVII alat ly pape Agapitus en Constantinoble, à la proier l'emperere Justinians, por consacreir l'egliese Sainte-Sophie.

[La consécration de l’église] En l'an 537, le pape Agapet Ier se rendit à Constantinople, à la demande de l'empereur Justinien, pour consacrer l'église Sainte-Sophie.

Sainte-Sophie fut bâtie entre 532-537 sur l'ordre de Justinien empereur de 527 à 565. Nous n'avons pas trouvé trace d'une consécration de Sainte-Sophie par le pape Agapet Ier, qui s'est historiquement rendu à Constantinople pour des questions théologiques.

Et quant l'eglise fut consacrée, le XXIe jour d'octembre, ilh examynat Anthenas, le evesque de Constantinoble ; se le trovat plains de heresies, et le condempnat. Et prist adit pape une maladie dont ilh morut le XXVIIIe jour de march l'an Vc et XXXVIII ; si fut raporteis son corps à Romme, et fut ensevelis en l'engliese Sains-Pire. Et apres sa mort vacat li siege XXIII jours

Et quand cela fut fait, le vingt et un octobre, il examina le cas d'Anthime, l'évêque de Constantinople (cfr II, p. 231, p. 247 et p. 250), le trouva totalement égaré dans les hérésies et le condamna. Après cela, ce pape attrapa une maladie dont il mourut le vingt-huit mars de l'an 538. Son corps fut ramené à Rome et enseveli dans l'église Saint-Pierre. Après sa mort, le siège resta vacant vingt-trois jours.

Silvère (pape 536-537 de notre ère)

[Silverus li pape LXIe] Puis fut pape de Romme consacreis unc cardineis qui oit nom Silverus, de la nation de Campangne, le fis Hormisda qui fut evesque de Romme, lyqueis tient le siege IIII mois, et solonc Martiniain III ans V mois XI jours ; et uns altre dist une an V mois XI jours. Chis fut requis, [II, p. 234] de part l'emperere de Romme, qù'ilh vosist rapelleir le condempnation del evesque Anthenas, que Agapitus son predicesseur avoit fait, et ilh le refusat à faire : si l'envoiat l'emperere en exilhe en l'isle de Pontis, où ilh morut.

Silvère, 61e pape] Ensuite fut consacré pape de Rome un cardinal, nommé Silvère, originaire de Campanie, fils de Hormisdas, qui fut évêque de Rome. Il occupa le siège durant quatre mois, mais, selon Martin, durant trois ans, cinq mois et onze jours. Un autre auteur dit un an, cinq mois et onze jours. [II, p. 234] L'empereur de Rome requit de lui qu'il consente à annuler la condamnation de l'évêque Anthime, que son prédécesseur Agapet avait prononcée (cfr II, p. 231). Il refusa de le faire et l'empereur l'envoya alors en exil, en l'île de Pontis, où il mourut [Sur cette île, cfr II, p. 336, à propos de la mort de saint Josse).

Pontis : Dans l'histoire, Silvère est envoyé en exil dans l'île Patara, en Lycie (Levillain, Dictionnaire historique de la Papauté, s.v° Silvère, p. 1578). Cette île de Pontis aurait-elle pour Jean d'Outremeuse un rapport quelconque avec celle (Pontos, Ponthis) où, dans le Myreur, fut exilé Ponce-Pilate  (I, p. 387) et où un orage avait jetté Florentin (II, p. 410-411), fils fictif de l'empereur byzantin Philippicos ?

Vigile (pape 537-555 de notre ère)

[Virgile, li LXIIe pape] Apres le mort ledit pape, vacat ly siege III mois et V jours. Puis fut consacreis à pape unc preistre qui oit nom Virgile, le fis d'on gran senateur qui avoit à nom Johans. Et tient le siege XIII ans VI mois et XXVI jours.

[Vigile, 62e pape] Après la mort de ce pape, le siège resta vacant durant trois mois et cinq jours. Ensuite, un prêtre nommé Vigile fut consacré pape. C'était le fils d'un grand sénateur, appelé Jean. Il occupa le siège durant treize ans, six mois et vingt-six jours.

 

Monde mérovingien : mort de Clotaire Ier - son fils Gertrains/Gontran lui succède comme 9e roi  pendant 9 ans avec le prévôt Wambolus

La notice qui va suivre est plutôt surprenante, car elle se réfère à la mort de Clotaire Ier et au couronnement de l'un de ses fils, Gontran. Or Jean d'Outremeuse avait déjà présenté ces événements beaucoup plus haut. En effet, plusieurs de ses pages précédentes (II, p. 183ss) avaient traité, non seulement de la mort de Clotaire Ier, fils de Clovis, mais également du partage du royaume entre ses quatre fils, dont le Gontran qui interviendra ici. Ces pages avaient même évoqué Frédégonde et Brunehaut. En écrivant dans cette notice : « Cette année-là,  le roi Clotaire mourut », Jean semble ne pas avoir réalisé qu'il évoque le cas d'un roi mérovingien dont il a déjà parlé plus haut.

 Relevons d'abord une observation chronologique intéressante. Jean date ici la mort de Clotaire de l'an 537 de l'Incarnation, alors qu'il mentionnait précédemment (II, p. 183ss) l'an 497 de l'Incarnation. Manifestement Jean a utilisé deux sources différentes, ce que montrent d'ailleurs à elles seules les variations portant sur la sépulture du monarque. Quoi qu'il en soit, quand on sait que, dans l'Histoire, le Clotaire, fils de Clovis et père de Gontran, est mort en 561 de notre ère, on doit conclure que la première source anticipait l'événement de 64 ans et la seconde de 24 ans.

La présentation des pages II, p. 183ss du Myreur donne une vision plus précise ‒ sans être toutefois pleinement historique ‒ des événements liés à la mort de Clotaire Ier et au partage du territoire entre les quatre fils, dont le Gontran évoqué ici. Les choses sont d'ailleurs historiquement très compliquées, ce qui rend les termes utilisés par Jean difficiles à traduire. Clotaire Ier, à sa mort en 561 de notre ère, était bien le roi de tous les Francs, mais il ne l'était que depuis 558, date à laquelle il avait refait l'unité du royaume de Clovis. Quand il monta sur le trône en 511 de notre ère (date de la mort de Clovis), Clotaire n'était que roi de Soissons. Compte tenu de cela, comment faut-il traduire avec précision Franche dans la formule s'appliquant à la mort de Clotaire, c'est-à-dire Lotaire li roy de Franche ? Roi de Soissons ? Roi de Francie/Neustrie ? Roi des Francs ? Nous dirons Roi des Francs.

C'est encore plus problématique pour le titre de Gontran. À la mort de son père en 561 de notre ère, il ne lui succède que pour une partie du royaume seulement, contrairement à ce que laisserait penser la notice de Jean (Gontran est couronné comme Xe roy de Franche). Jean utilise le même mot Franche pour désigner le royaume de Clotaire Ier à la fin de sa vie et celui, très différent, d'un de ses héritiers Gontran, qui régnera essentiellement sur la Burgondie (de 561 à sa mort en 592 de notre ère), la Neustrie/Francie passant à son frère Chilpéric Ier.

Et terminons avec une question : que penser des neuf années de règne attribuées à ce Gontran par Jean, alors que l'intéressé Gontran mourra en 592 de notre ère, après 31 ans de règne donc ? Passons maintenant au texte.

 

[II, p. 234] [Gertains, ly lXe roy de Franche] En cel an morut Lotaire li roy de Franche ; si fut ensevelis dedens l'engliese de Sains-Bris, à Soison ; mains la royne Aragonde, sa femme, fondat en cel an meisme, à Soison, une englise en l'honeur de sains March, où elle fist ensevelir le corps de son marit, le roy Lotaire ; et oussi elle y fut ensevelie apres sa mort, et est nommée Sainte-Aragonde, qui garist de pluseurs grief maladies, et usat sa vie mult saintement. Apres la mort le roy Lotare fut coroneis à roy de Franche li IXe Gertains, son fis, qui estoit jovene ; mains li prevoste Wambolus le governat mult noblement ; liqueis roy regnat IX ans.

[II, p. 234b] [Gertains/Gontran, 9e roi de Francie] Cette année-là [537], Clotaire Ier, roi des Francs, mourut et fut enseveli dans l'église Saint-Brice, à Soissons. Cette même année, sa femme, la reine Ingonde, fonda à Soissons une église en l'honneur de saint Marc, où elle fit ensevelir le corps de son mari, le roi Clotaire et où elle fut, elle aussi ensevelie, après sa mort. Elle fut appelée sainte Ingonde, guérit plusieurs maladies graves et vécut très saintement durant toute sa vie. Après la mort du roi Clotaire, Gertains/Gontran (cfr II, p. 239) son fils, qui était jeune, fut couronné neuvième roi des Francs ; mais c'est le prévôt Wambolus (cfr II, p. 228), qui gouverna très honorablement. Ce roi régna neuf ans.

*

Deux futurs évêques

[Sains Medars et Gildars nasquirent] En cel an, le XIIe jour de novembre, nasquirent en Franche dois sains hons et freres germains d'on seule porture, desqueis li uns oit nom Medars et ly altre Gildars, qui puis furent ambdois evesque à unc seul jour, ly unc de Noion et l'autre du Ruwain en Normedie, et morurent tout à unc jour.

[Naissance de saint Médard et de saint Gildas] Le 12 novembre de cette année-là [537], deux saints hommes, frères germains, nés d'une seule portée, virent le jour chez les Francs. L'un était appelé Médard et l'autre Gildas. Ils furent tous deux évêques le même jour, l'un à Noyon, l'autre à Rouen en Normandie, et ils moururent le même jour.

 


E. Ans 537-539 = Myreur, II, p. 234b-236a

 Domitien, évêque de Tongres,  tient un synode à Metz, réclame des rentes à des chevaliers, confondus par un miracle - Sur preuves fournies par Domitien, les chevaliers sont pendus et leurs biens restitués à l'église de Tongres  - Domitien prêche contre les hérétiques et les excommunie - Divers miracles - La Chapelle des saints Cosme et Damien à Chèvremont

 

[II, p. 234b] [Domitiain assemblat un conciel à Mes] Item, en cel an s'en alat Domitiain, li evesque de Tongre, à Mes, et assemblat I conciel del consentement le roy Theoderich d'Austrie et Neustrie ; là ilh oit pluseurs evesques al mandement del evesque Domitiain, qui estoit de conselhe le roy Theoderich, et là soy deplandit Domitiain de pluseurs chevaliers qui tenoient terres, preis, vilhes, casteais et mansons qui anchienement estoient obligiés en certains rentes aux englieses de Tongre, el qui avoient cesseit del [II, p. 235] paiier despuis que la citeit de Tongre avoit esteit destruit ; mains les chevaliers le noiarent tous qui là estoient presens.

 [II, p. 234b] [Domitien rassembla un concile à Metz] Cette année-là [537], Domitien, l'évêque de Tongres, se rendit à Metz et organisa un concile avec l'accord de Théodoric/Thierry II, le roi d'Austrasie et de Neustrie. Il y avait là, invités par Domitien, plusieurs évêques qui faisaient partie du conseil du roi Théodoric. Domitien se plaignit de plusieurs chevaliers détenteurs de terres, de prés, de villes, de châteaux et de résidences, dont les rentes, dans le passé, devaient revenir aux églises de Tongres et qui avaient cessé de les [II, p. 235] payer, depuis la destruction de la cité. Mais tous les chevaliers présents refusèrent de reconnaître la chose.

Jusqu'ici, Thierry II a été présenté par Jean d'Outremeuse comme roi de Bourgogne et d'Austrasie, mais pas comme roi de Neustrie (cfr notamment p. II, p. 231)

[Myracle as chevaliers] Mains là demonstrat myracles ly vray Dieu, car à cascon d'eaux apparut en son front, escript de noires lettres, tout chu que ilh devoit à l'engliese de Tongre. Quant ly roy veit chu, se fist prendre tos lesdis chevaliers, dont ilh en estoit XIII, et mettre en prison sicom faux parjures, car ilh avoient jureit sour sains que eaux, ne leur predicesseurs, n'estoient nen ne furent onques tenus à engliese qui fust à Tongre unc denier ne le valhant. Et fut chu l'an deseurdit, le VIe jour de mois de junne.

[Miracle avec les chevaliers] Mais le vrai Dieu intervint par des miracles. En effet, sur le front des chevaliers en faute apparut, écrit en lettres noires, tout ce que chacun devait à l'église de Tongres. Quand le roi vit cela, il fit arrêter les coupables, qui étaient treize, et les jeta en prison, comme parjures, car ils avaient juré sur les saints que ni eux ni leurs prédécesseurs n'étaient ni n'avaient jamais été tenus de payer la valeur d'un denier à une église de Tongres. Cela se passa en l'an signalé ci-dessus [537], le six juin.

[Comment Domitiain trovat les fondacion des englises de Tongre] Atant passat ly evesqoe Domitiain avant devant pluseurs prinches d'Austrie, et devant le roy et oussi les XXV evesques ; et propoisat Domitiain que, unc jour devant cel temps, estoit-ilh en tressorier del engliese de Treit, où ilh queroit entres les libres lecturs où ilh posist prendre delection ; si remuat pluseurs libres qui encors estoient enssi com sains Sarvais les avoit fait aporteit awec ly de Tongre, devant la destruction de lée, et trovat, entre les altres, dois escrins fereis de fier tous plains de libre ; et trovat mult de lettres saielées des dus d'Ardenne, de Lotringe et de conte d'Osterne, qui fasoient mension des terres, vilhes, casteais, preis, mansons et altres heretaiges gisans en Hesbay, obligiés aux englieses de Tongre, en rentes qui bien montoient cent milh florins per an, dont ly engliese de Treit n'en avoit que Xm, et ly evesque XXm tant seulement ; et tout le remanat doient ches chevaliers, sy n'en n'ont riens payet depuis la destruction de Tongre.

[Comment Domitien trouva les fondations des églises de Tongres] Alors l'évêque Domitien s’avança devant l'auditoire où se trouvaient de nombreux princes d'Austrasie, le roi ainsi que vingt-cinq évêques. Il expliqua qu'un jour, à l'époque où il était trésorier de l'église de Maastricht et qu'il cherchait, parmi tout ce qu’il y avait à lire, quelque chose qui pouvait le distraire, il avait déplacé plusieurs livres, qui étaient encore dans l'état où saint Servais les avait fait apporter avec lui de Tongres, avant la destruction de la ville. Il avait notamment trouvé deux coffrets cerclés de fer, pleins de choses à lire. ll trouva ainsi beaucoup de lettres scellées des ducs d'Ardenne, de Lorraine, et du comte d'Osterne, qui mentionnaient des terres, des villes, des châteaux, des prés, des résidences et d’autres biens situés en Hesbaye, lesquels, tous ensemble, rapportaient aux églises de Tongres des rentes qui se montaient, par an, au moins à cent mille florins. De cette somme, l'église de Maastricht n’avait reçu que dix mille florins, et l'évêque seulement vingt mille. Les chevaliers étaient redevables de tout le reste, puisqu'ils n'avaient rien payé depuis la destruction de Tongres.

[Les chevaliers furent pendus et leurs biens donnes en l’englise] Atant mist en plain concilhe les lettres devant le roy, bien escriptes et saielées, comment les rentes avoient esteit acquise, et tout chu qu'ilh y avoit. Quant l'evesque oit dit et exhibueit lesdit lettres, ly roy soy sengnat et fist tantoist pendre as forches tous lesdis chevaliers ; et donnat à l'evesque tous leurs biens mobles et hiretables, sicom biens esqueus al roy de laurons et robeurs d'englieses, et sicom siens les donnat à l'evesque et à son engliese. Desqueis biens ilh, li evesque et ses successeurs, fondarent tant d'egliez en temps apres, sicom vos oreis, que li evesque de Liege n'ot mie si grandes rentes temporeis et spiritueis que chis avoit, qui estoit seulement spiritueis.

[Les chevaliers furent pendus et leurs biens donnés à l’église] Alors, en plein concile, Domitien présenta au roi les lettres, correctement écrites et scellées, disant comment ces rentes avaient été acquises, et tout ce qu'il y avait (comme dettes). Quand l'évêque eut parlé et montré les documents en question, le roi se signa et fit aussitôt pendre tous les chevaliers coupables. Il donna à l'évêque tous leurs biens meubles et héréditaires, en tant que biens échus au roi car provenant de brigands et de voleurs d'églises. Comme ces biens étaient devenus siens, le roi les donna à l'évêque et à son église. De ces biens, l'évêque et ses successeurs fondèrent ensuite tant d'églises que, comme vous l'entendrez, l'évêque de Liège n'eut jamais d'aussi grandes ressources temporelles et spirituelles que Domitien, car celles de ses prédécesseurs étaient seulement spirituelles.

[Domitiain excommegnat les heretiques endit concilhe] Quant chu fut fais, ly evesque Domitiain, qui estoit unc gran docteur, fist I sermon en plain concilhe, où ilh vint desquendant sour les heretiques qui fauses heresies sortenoient contre la foid catholique, et les nommoit et excommengnoit par leur nom com faux cristiens ; et les condempnoit, en suppliant al [II, p. 236] roy qu'ilh fussent coregiez sicom ilh afferoit. Et ly roy, en respondant, dest que ilh li plaisoit que ilh en fust faite sa volenleit solonc la vraie foid. Adont les mandat li evesque Domitiain devant li, et assemblat unc concilhe de XV evesques awec les XXV deseurdit ; si furent troveis de preistres et de dyaques XLIII, et asseis de laies qui estoient enfourmeis d’eaux, et qui arguoient contre le sains evesque, en disant que evesque estoit heretique.

[Au cours de ce concile, Domitien excommunia les hérétiques] Quand cela fut fait, l'évêque Domitien, qui était un grand docteur, fit un sermon en plein concile et vint à parler des hérétiques qui soutenaient des hérésies erronnées contre la foi catholique ; il les nomma par leur nom, les excommunia en tant que faux chrétiens et les condamna en suppliant le [II, p. 236] roi de les punir comme il convenait. Le roi répondit qu'il désirait que soit faite la volonté de Domitien, conformément à la vraie foi. Alors, l'évêque Domitien les fit venir devant lui, réunissant un concile de quinze évêques, en plus des vingt-cinq mentionnés plus haut. On trouva ainsi quarante-trois prêtres et diacres, et beaucoup de laïcs influencés par eux, qui accusaient le saint évêque et affirmaient qu'il était hérétique.

j[La chaiier Domitiain soy levat jusques as nues] Adont demonstrat Dieu là myracle, que ilh levat le chaiier jusques as nues en laqueile li evesque seioit ; et adont chaiit à terre une tempeste qui ochist tous les heretiques, et apres la tempieste la chaiier ravalat, et li roy soy jettat aux piés del evesque Domitiain, se li fist grant fieste et mult l'honnerat.

[La chaire de Domitien s'éleva jusqu'aux nues] Alors Dieu se manifesta par un miracle : il souleva jusqu'au ciel la chaire sur laquelle l'évêque était assis. Ensuite une tempête s'abattit sur la terre, qui tua tous les hérétiques. La tempête terminée, la chaire retomba sur terre. Alors le roi se jeta aux pieds de l'évêque Domitien, lui fit grande fête et le combla d'honneurs.

[Miracle de sains Domitiain evesque] Chu fait, retournat Domitiain à Treit, si commenchat à visenteir et frequenteir le sepulcre sains Servais ; mains tant de fois, quant de fois ilh aloit à cheli oratoir où sains Servais gisoit, n'y chaioit desus le oratoir nive, ploive ne grisel, et en chaioit bien XX piés en sus ; et chu faisoit por l'amour de sains Domitiain.

[Miracle de l'évêque saint Domitien] Cela fait, Domitien retourna à Maastricht et prit l'habitude d'aller visiter la sépulture de saint Servais. Mais à chaque fois que l'évêque se rendait à l'endroit où reposait saint Servais, il ne tombait sur le monument ni neige ni pluie ni grêle, alors qu'il en tombait à côté au moins vingt pieds. Ce miracle se faisait par amour pour Domitien.

[Domitiain edifiat I capelle à Cyvremont] Sour l'an Vc et XXXIX edifiat sains Domitiain, à piet de casteal de Cyvremont, une capelle en l'honeur de sains Cosme et sains Damiain freres.

[Domitien édifia une chapelle à Chèvremont] En l'an 539, saint Domitien édifia au pied du château-fort de Chèvremont une chapelle en l'honneur des saints frères Côme et Damien.

 


 

F. An 539 = Myreur, II, p. 236b-237a

 

Arthur organise  à Londres un tournoi, où  Tristan, déguisé, remporte tous les prix - Tristan, agressé par Gauvain le neveu d'Arthur, se plaint à son oncle - Les chevaliers de la Table Ronde prennent le parti de Tristan - Gauvain est livré à Tristan, qui lui accorde son pardon - Les cendres de Paris sont placées par Arthur dans une église

 

[II, p. 236b] [Artus fist I tornoy à Londre] En cel an fist crier li roy Artus unc tornoy à Londre, en Engleterre, des chevaliers de la Tauble Reonde, contre tous cheaux qui y voroient venir ; et fut chu en mois d'avrilh. Lyqueis tornoy fut mult beais, et là abatit par cheval le galois Badus le conte de Clochiestre ; se l'emmeschiat laidement, car ilh fut folleis des chevals, si morut. Chis avoit II fis : li anneis oit nom Dynadam, qui fut longtemps chevalier al roy Tristant de Lonnois, et li altre oit nom Badus li brons.

[II, p. 236b] [Arthur organisa un tournoi à Londres] Cette année-là [539], le roi Arthur fit annoncer à Londres, en Angleterre, un tournoi où les chevaliers de la Table Ronde (jouteraient) contre tous ceux qui voudraient s'y présenter. Cela se passa en avril. Ce fut un très beau tournoi. C'est là que le Gallois Badus fit tomber de cheval le comte de Gloucester ; il le frappa laidement, car ce comte fut piétiné par son cheval et mourut. Ce Badus avait deux fils : l'aîné, Dynadam, fut longtemps un  chevalier du roi Tristan de Léonois, et l'autre avait pour nom Badus le Brun.

[Tristant oit les pris] A cel tornoy fut Tristant ; mains ilh y fut si deghuseis, qu'ilh ne fut mie cognus des altres, et nonporquant ilh oit les pris del tornoy. Et, al departir, ilh s'en alat parmy unc bois où ilh fut agaitiés de Gawain, le neveur le roy Artus, à XL chevaliers por li ochire ; mains Tristant soi defendit teilement qu'il en ochist XX, si escappat. Et quant ilh revient en Lonnois, si envoiat diffieir le roy Artus et tous cheaux qui le voloient murdrir, et si envoiat le fait en escript comment Gawain avoit ovreit. Quant ly roy Artus et les chevaliers de la Tauble Reonde entendirent la diffianche Tristant, sy n'y oit si hardis qui ne fust esmaiés.

[Tristan remporta les prix] Tristan participa à ce tournoi, mais il y était si déguisé que les autres ne le reconnurent pas, et cependant, il remporta tous les prix. Après son départ, il passa par un bois, où le guettaient Gauvain, le neveu du roi Arthur, et quarante chevaliers qui voulaient le tuer. Mais Tristan se défendit. Il parvint à tuer vingt assaillants et à s'échapper. De retour en Lonnois, il envoya un défi au roi Arthur et à tous ceux qui voulaient le tuer, en racontant par écrit les agissements de Gauvain. Quand Arthur et les chevaliers de la Table Ronde furent informés de ce défi, aucun d'eux, même les plus téméraires, ne fut exempt d'inquiétude.

Et quant ilh oirent l'escript, si dessent al roy Artus que si pesante guere [II, p. 237] que del roy Tristant, « qui est li estaiche de proieche, ne quidons mie entreprendre awec vos por le faux outrageux Gawain, vostre nyer, ains yrons awec Tristant et li aiderons sa guere maintenir, se chu ne ly amendeis ; car chu est grant despit, quant Tristant vint par sa nobleche à vos fiestes et tornois, et portant qu'ilh at les pris nuls de nos n'en est envieux, fours que chieaux qui n’ont poioir fours que de trahison faire. Mains si vos voleis que nos demorons deleis vos, si nos gardeis del meffaire à teile chevalier com es, Tristant, sens cause. »

Quand ils entendirent le contenu du message écrit, ils dirent au roi Arthur [II, p. 237: « Nous ne pouvons pas entreprendre avec vous une guerre aussi lourde contre le roi Tristan, qui est un rempart de prouesses, tout cela à cause du fourbe et insolent Gauvain, votre neveu ; cependant nous irons aider Tristan à mener cette guerre, si vous ne remédiez pas au problème. Cette situation est en effet inacceptable, alors que Tristan est venu avec noblesse à vos fêtes et tournois et qu'il en a obtenu tous les prix, sans que nul d'entre nous ne l'envie, sinon ceux qui ne sont capables que de trahir. Si vous voulez que nous restions avec vous, évitez-nous de faire du tort, sans raison, à un chevalier tel que Tristan. »

A chu s'acordat Lanchelos del lac et son frere Blioberis, et Ywain fis al roy Urie, Keux le senescaux, Erech et les altres chevaliers. Et avoit à cel tournoy I chevalier paiien qui oit nom Palamedes, le fis le roy Synagons de Astroine : chist dest tout en hault que se Gawain n'estoit envoies en la prison Tristant, ly fais ne li seroit jamais bien amendeis. Enssi fut-ilh accordeis par tous les altres que Palamedes avoit dit. Et fut envoiet Gawain en Lonnois al roy Tristant, qui li dest qu'ilh estoit là envoiés par le jugemens de tous les chevaliers de la court le roy Artus, por amende faire à luy del forfait que ilh li avoit fait. Et quant Tristant entendit Gawain, se dest : « Je toy quitte le meffait, por l'honour de roy Artus et de tous les chevaliers, et vas tout en pais, et moy recommande à tous et specialment à Palamedes. »

Lancelot du Lac et son frère Bliombéris (cfr II, p. 210, p. 214, p. 216, p. 242, p. 243), et Yvain, le fils du roi Uric, Keu le sénéchal, Erech et les autres chevaliers furent du même avis. Un chevalier païen, nommé Palamède, le fils de Synagon d'Astronie (cfr II, p. 133), participait à ce tournoi : celui-ci dit à haute voix que si Gauvain ne lui était pas envoyé pour être son prisonnier, jamais Tristan n'obtiendrait une juste réparation. Ainsi tous les autres chevaliers furent de l'avis de Palamède. Et Gauvain fut envoyé en Léonois auprès du roi Tristan, et il lui dit qu'il avait été envoyé là suite au jugement des chevaliers de la cour du roi Arthur, pour réparer le crime qu'il avait commis. Et après avoir entendu Gauvain, Tristan dit : « Je t'acquitte de ce crime, en l'honneur du roi Arthur et de tous les chevaliers ; va en paix, et recommande-moi à tous et spécialement à Palamède. »

[De roy Paris] Apres chi tournoy fut aporteis, en la presenche de la court, le barilh d'or ou les cendre del corps le roy Paris estoit sailée, et fut li escript luis devant tous : se dest ly roy Artus que ilh l'avoit gardeit despuis que ilh avoit esteit aporteis en son tressorier, mains ilh afferoit bien que ilh fust mise en le tressorier de l'engliese, affin que ilh ne fut perdus en temps future. Et à chu s'acordarent tous les chevaliers, et fut mis en tresorier de l'engliese.

[Le roi Paris] Après ce tournoi, on apporta, en présence de la cour, le récipient d'or où étaient enfermées les cendres du corps du roi Paris, portant une inscription qu'on lut devant tous. Le roi Arthur dit qu'il l'avait gardée dans son trésor depuis qu'on la lui avait apportée, mais qu'il conviendrait de la placer dans le trésor de l'église, pour qu'elle ne soit pas perdue dans les temps à venir. Tous les chevaliers approuvèrent cette proposition et le récipient fut placé dans le trésor de l'église.


G. An 539 = Myreur, II, p. 237b-238a

 En Syrie, le diacre Théophile refuse par modestie la charge d'évêque mais il est privé de sa charge, ce qui le désespère - Le diable lui apparaît et Théophile, influencé par un Juif,  atteste par écrit qu'il renie sa foi - Il récupère le statut d'évêque - Comprenant qu'il est un jouet du diable, il obtient son pardon avant de mourir trois jours plus tard

 

[II, p. 237b] [De Theophilus, comment ilh renoiat Dieu] En cel an avoit unc dyacre en Surie qui oit nom Theophilus, en la propre citeit qui at nom Surie, et fut esluit evesque de ladit citeit sicom ly plus ydoine, car ilh estoit ameis de tout le peuple por son bonteit ; mains quant ilh soit que ilh estoit eslus, ilh le refusat, ne onques ne le volt rechivoir, por proiier que ons li pousist faire. Si avient que uns altre fut eslus qui mult fut contraire à Theophilus, et li fist apres chu mult de mals et le privat de son offische ; de quoy Theophilus fut si corochiés, qu'ilh soy desperat, et renoiat Dieu et la benoite Virge Marie par le conselhe de unc Juys qui là habitoit ; et fist [II, p. 238] tant ly Juys, que ly dyable s'apparut devant eaux, qui dest à Theophilus, s'ilh li volait donneir lettre sailée de ly de chu qu'ilh avait renoiet Dieu et sa mere, ilh feroit tant qu'ilh raroit son offische, et apres ilh sieroit evesque, si soy vengeroit del faux evesque qui enssi l'avoit greveit. A chu s'acordat Theophilus, si l'en donnat lettre par le conselhe de Juys, qui l'ennortoit de chu à faire.

[II, p. 237b] [Comment Théophile renia Dieu] Cette année-là [539] vivait en Syrie un diacre, nommé Théophile, dans la cité appelée aussi Syrie. Il fut choisi pour être évêque de cette cité, comme étant le plus apte,  car il était aimé de tous pour sa bonté. Cependant, quand il apprit son élection, il la refusa et ne voulut jamais l'accepter, en dépit des prières qu'on put lui faire. Il arriva qu'un autre personnage, tout à fait l'opposé de Théophile, fût élu. Celui-ci, par la suite, fit beaucoup de mal et priva Théophile de sa charge de diacre. Théophile en fut très irrité, si bien que, désespéré, il renia Dieu et la benoîte Vierge Marie, sur le conseil d'un Juif, qui habitait en cet endroit. Le Juif [II, p. 238] fit en sorte que le diable leur apparut, disant à Théophile que s'il acceptait de lui donner une lettre signée de son sceau et attestant qu'il avait renié Dieu et sa mère, il réussirait à lui faire récupérer sa charge, à devenir ensuite  évêque et à se venger de l'évêque fourbe qui l'avait ainsi lésé. Théophile consentit à tout cela et, sur le conseil du Juif qui l'exhortait à le faire, il donna la lettre.

Apres ne passat gaires que ilh fut remis en son offische qu'ilh avait perdue. Mains, quant ilh veit chu, si s'avisat que ly dyable li avait à chu aidiet, et encordant ilh avait follement ovreit, quant ilh avoit renoiet son Creatour et sa benoite mere qui le portat ; si en fuit si repentains qu'ilh ne poioit plus eistre.

Il ne se passa pas longtemps avant que Théophile ne soit remis dans la charge qu'il avait perdue. Mais, quand il vit cela, il réalisa que c'était avec l'aide du diable, et que, par conséquent il avait sottement agi, en reniant son Créateur et la mère bénie qui le porta. Il s'en repentit au point de ne plus vouloir vivre.

Adont commenchat Theophilus à faire une penanche par XL jours, en depriant la glorieuse Virge Marie que elle li vosist aidier à son fis, qu'ilh fust reconciliiés et recheus à merchi. Et la benoite Virge, qui est advocaux et moiens des pecheures, par sa grant misericorde le reconciliat à son chier fis, et destraindit le dyable à chu que ilh rendit la lettre à lée ; et puis s'apparut la mere Dieu à Theophilus, et li rendit la lettre que ilh avait livreit al dyable escript de son sanc. Et quant Theophilus veit le myracle, se vint el presenche de toute la clergerie et de toute le peuple, si leur comptat tout chu qu'ilh avoit fait, et comment ilh avoit ovreit ; puis viscat trois jours là apres et morut saintement, si fut ensevelis en propre lieu où la mere Dieu estoit apparue à luy.

Alors Théophile se mit à faire pénitence durant quarante jours, priant la Vierge Marie de bien vouloir pousser son fils à se réconciler avec lui et à le prendre en pitié. Et, dans sa grande miséricorde, la Vierge bénie, l'avocate et la médiatrice des pécheurs, le réconcilia avec son cher fils et força le diable à lui rendre la lettre, à elle. Ensuite, la mère de Dieu apparut à Théophile et lui remit la lettre qu'il avait livrée au diable, une lettre écrite de son sang. Quand Théophile vit ce miracle, il se présenta devant tous les clercs et tout le peuple, leur raconta ce qu'il avait fait et comment il avait agi. Après cela, il vécut encore trois jours et mourut saintement. Il fut enseveli à l'endroit même où la mère de Dieu lui était apparue.
S

Sur ce diacre du IVe siècle, saint Théophile le Pénitent, on pourra voir le site d'aleteia.org <https://fr.aleteia.org/2020/02/03/theophile-le-saint-qui-avait-vendu-son-ame-au-diable/>, qui fait référence au drame religieux « Les miracles de Théophile », écrit au XIIIe siècle par le poète et conteur Rutebeuf. Ce miracle fut le sujet de nombreuses verrières au 13e siècle (cfr <https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/palissy/IM60000818>


H. An 539 = Myreur, II, p. 238b-239a

 Mort de Domitien, enseveli à Huy - Ses miracles et les pèlerinages à son tombeau - Monulphe, son successeur

 

[II, p. 238b] [Del trepas sains Domitiain de Tongre] En cel an, en mois de may li VII jour, morut à Treit l’evesque Domitiain de Tongre, qui tant fut sains hons ; si ordinat-ilh que iIh fust ensevelis en l’engliese Nostre-Damme à Huy, et enssi fut-ilh fait, et encor giest-ilh là à jourd’huy ; en laqueile englise at puis demonstreit [Dieu] mult de myracles, por l’amour de glorieux confesse sains Domitiain.

[II, p. 238b] [Le trépas de saint Domitien de Tongres] Cette année-là [539], le sept mai,  l'évêque Domitien de Tongres, qui fut un si saint homme, mourut à Maastricht. Il avait donné l'ordre d'être enseveli en l'église Notre-Dame à Huy, et c'est ce qui fut fait. Il est  toujours là aujourd'hui et, dans cette église, Dieu s'est manifesté par de multiples miracles, pour l'amour du glorieux confesseur saint Domitien.

[Des myracles sains Domitiain] Et par especial tous les ans faisoit-ilh, et encors fait-ilh en ladit engliese, grans myracles le VIIe jour de may, tant com de resusciteir enfans noiiés en la riviere, et des gens mors desous les grans molins. En la propre année qu’ilh morut, al jour deseurdit, ilh resuscitat III hommes qui estoient noyés en Hoyoul – une riviere qui court à Huy, apres laqueile Huy prist son nom – et vinrent passant desous les molins, et furent ches hommes tous deffrosiés, et jurent (pour girent, de gésir ?) en l’aighe unc jour, puis furent fours mis et porteis sour le tumbe le sains evesque ; et aussi avoigles, contrais, sours, mueais, paralitiques, [II, p. 239] frenetiques, demoniatiques, et tant d’aultres manires de gens que ons ne les escriroit en longtemps, estoient par li garis ; et les prisonieres, qui de buen cuer le reclamoient, Dieu les delivroit à la proiier de sains Domitiain, et qui venoient à Huy en grant devotion com pelerins requiere le sains corps Domitiain. Portant fut-ilh instaubli la fieste de chi sains evesque, à cheli jour meismes que ilh trespasset de chi siecle.

[Les miracles de saint Domitien] Et en particulier, chaque année, le sept mai, il réalisait ‒ et il le fait encore dans cette église ‒ de grands miracles,  comme ressusciter des enfants noyés dans la rivière ou des gens morts sous les grands moulins. Ainsi, l'année même où Domitien mourut, au jour susdit, il ressuscita trois hommes qui s'étaient noyés dans le Hoyoux ‒ une rivière  coulant à Huy, et lui ayant donné son nom. Ils étaient passés sous les grands moulins et, complètement meurtris, étaient restés toute une journée dans l'eau. On les en sortit et on les porta sur la tombe du saint évêque. Il guérissait aussi des aveugles, des contrefaits, des sourds, des muets, des paralytiques, [II, p. 239] des violents, des possédés, et tant d'autres gens de toutes sortes qu'il serait trop long d'énumérer. Les prisonniers également, qui l'invoquaient d'un coeur sincère lorsqu'ils venaient à Huy en pèlerinage pour solliciter  le saint corps de Domitien, étaient délivrés par Dieu à la prière du saint. C'est pourquoi la fête du saint évêque fut fixée le jour même de son trépas.

[Monulphe, XXIe evesque de Tongre] Apres fut fais evesque de Tongre XXIe, par le divine inspiration de Dieu, le fis Randat conte de Dynant ; et estoit chantre et canoine del engliese de Treit, et oit nom Monulphus, car sa mere oit à nom Monulphe, qui fut filhe al conte d’Osterne c’on dist maintenant Louz, et regnat mult saintement XXXIX ans, si fist mult de biens al evesqueit, sicom vos oreis chi apres en partie.

[Monulphe, 21e évêque de Tongre] Après, le vingt et unième évêque de Tongres, le fils de Randat, comte de Dinant, fut nommé suite à une inspiration divine inspiration. Chantre et chanoine de l'église de Maastricht, il s'appelait Monulphe ; c'était le nom de sa mère, la fille du comte d'Osterne, dit maintenant comte de Looz.  Monulphe régna très saintement trente-neuf ans et rendit à l'évêché de grands bienfaits, dont une partie vous sera décrite ci-après.

 


I. An 540 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 239b-241a

 Les Mérovingiens : Brunehaut empoisonne le roi Théodoric/Thierry II et ses enfants - Un certain Gertains/Gontran (il s'agit historiquement de Clotaire II) devient roi de tous les Francs (Austrasie, Neustrie, Aquitaine) - Il poursuit longtemps en vain Brunehaut et finit par ruse à l'attirer à Paris où il la fait mettre à mort à mort par écartèlement

 

On trouvera ci-dessous la suite des événements racontés par Jean d'Outremeuse aux p. II, 231-234 et datés par lui des années 535-536 de l'Incarnation. À sa mort, Childebert II, on s'en souvient, laissait deux fils, héritant l'un (Théodebert II) de l'Austrasie et l'autre (Théodoric II) de la Bourgogne. Ils étaient tous les deux des petits-fils de la reine Brunehaut, laquelle, rappelons-le, était l'épouse de SIgebert Ier, père de Childebert II.

Aux p. II, 231-234, le chroniqueur liégeois avait raconté la ruse et le mensonge de la male royne Brucilde après la mort de Childebert II. Elle avait honteusement manoeuvré Théodoric/Thierry II pour se débarrasser de son autre petit-fils, Théodebert II, qui avait hérité de l'Austrasie. La guerre qu'elle avait suscitée entre eux avait abouti à la défaite militaire de Théodebert II, à sa mort, à celle de ses deux enfants mâles, Clotaire et Mérovée, et à la soumission des barons d'Austrasie. L'Austrasie et la Bourgogne avaient désormais le même chef, Théodoric II. Mais celui-ci s'était vite rendu compte qu'il avait été trompé par Brunehaut ; d'où la naissance d'une haine féroce entre la grand-mère et le petit-fils survivant.

L'étape suivante va être l'élimination de Théodoric/Thierry II par la reine qui vise à tout gouverner. Si l'on en croit Jean (II, p. 239b), en 540 de l'Incarnation, la reine empoisonne Théodoric/Thierry II et fait mourir tous les enfants de celui-ci. « Après quoi, elle se rendit en Bourgogne », dit le chroniqueur, laissant entendre qu'elle abandonnait l'Austrasie.

À partir d'ici, le récit de Jean devient assez difficile à comprendre et ‒ on le verra dans la suite ‒ ne correspond en tout cas pas du tout à ce que nous lisons dans les chroniques anciennes. Il raconte en effet ‒ du moins c'est ce qu'il semble dire ‒ que l'Austrasie, dès lors abandonnée, « revint au roi Gertains/Gontran de Francie ‒ en fait il s'agit de Clotaire II de Francie, fils de Chilpéric et de Frédégonde ‒ qui devint ainsi roi de trois royaumes, Austrasie, Neustrie et Aquitaine, le tout revenant à un seul ». Le Gertains/Gontran en question est présenté comme le roi de tous les Francs.

Jean interrompt un instant son récit pour donner quelques informations sur les divisions du monde franc et la dénomination de certaines d'entre elles (Austrasie, Neustrie/Francie et Aquitaine), avant de revenir au récit principal qui va mettre en avant Gertains/Gontran, « roi des Francs », et la méchante Brunehaut, la criminelle qui s'est ‒ si l'on peut dire ‒ réfugiée en Bourgogne. Le Gertains/Gontran en question va désormais assumer la lourde charge de la poursuivre et de la punir.

 

[II, p. 239b] [Brucilde empusonat le roy Theoderich] Item, l'an Vc et XV s'avisat Brucilde, la royne d'Austrie, et atemprat une puison de venyn, et fist tant que li roy Theoderich le buit, qui estoit fis à son fis, siqu'ilh morut tantoist ; et, quant ilh fut mors, la royne Brucilde ochist tous ses enfans elle-meisme, et prist le plus jovenes qui encor gisoit en bierchoul, si le jettat si roidement contre la terre que ly cerveal li espandit, et puis s'en alat en Borgongne. En teile manere fut destruite la noble progeine le roy d'Austrie ; enssi l'avoit sains Columbain devant prophetisiet.

[II, p. 239b] [Brunehaut empoisonna le roi Théodoric] En l'an 540, la reine d'Austrasie, Brunehaut, eut l'idée de mélanger un poison venimeux qu'elle réussit à faire boire au fils de son fils, le roi Théodoric (cfr II, p. 231-233), qui en mourut aussitôt. Après sa mort, la reine Brunehaut fit aussi mourir tous les enfants de celui-ci. Elle prit le plus jeune, encore dans son berceau, et le jeta si rudement contre la terre que son cerveau se répandit sur le sol ; après quoi, elle se rendit en Bourgogne. Ainsi fut anéantie la noble progéniture du roi d'Austrasie, comme l'avait prophétisé saint Colomban.

[La royalme d’Austrie revient à Gertains, roy de Franche] Se revient enssi la terre en le main le roy Gertains de Franche, siqu'ilh fut roy de trois royalmes d’Austrie, Neustrie et Aquitaine, et fut tout à unc.

[Le royaume d'Austrasie revint à Gontran, roi de Francie] Ainsi cette terre revint au roi Gontran (cfr II, p. 234) de Francie, qui devint ainsi roi de trois royaumes, Austrasie, Neustrie et Aquitaine, l'ensemble revenant à un seul homme.

[Porquoy Austrie et Neustrie furent enssi apeleis] Portant que pluseurs gens ne sevent mie porquoy ons nommoit adonques ches royalmes par si divers noms, si en ferons mention, et tout briefement : promieres tous les paiis qui estoient entre les dois rivieres de Muese et le Riens, de Borgongne en Saxongne, estoient nommeis Austrie ; si prist cheli nom à paiis d'Ostrich, qui at proprement nom Austrie solonc le latin, et estoit encors et est de la royalme d'Austrie ; c'est Allemangne, et Mes estoit la citeit royal d'Austrie. Apres, tou li paiis qui est outre le Muese et le Loire, et tout Normedie awec, estoit [II, p. 240] apelleis Neustrie ; c'est Franche, si est li roial citeit Paris. Et Acquitaine fut pardelà le Loire, et est sa citeit royal Tholouse. De tos ches paiis fut roy Gertains.

[Pourquoi Austrasie et Neustrie furent appelées ainsi] Parce que beaucoup de gens ignorent pourquoi on donnait  alors à ces royaumes des noms si divers, nous en parlerons ici, et assez brièvement : d'abord, tous les pays situés entre la Meuse et le Rhin, de la Bourgogne à la Saxe, étaient appelés Austrasie ; ce nom fut pris à l'Autriche, dont le nom en latin est Austrasie, et elle faisait et fait encore partie du royaume d'Austrasie, qui est l'Allemagne. Metz en était la capitale royale. Par ailleurs, tous les pays entre la Meuse et la Loire, ainsi que la Normandie constituaient [II, p. 240] la Neustrie ; c'est la Francie, dont la capitale royale est Paris. Et au-delà de la Loire, c'était l'Aquitaine, dont Toulouse était la cité royale. Gontran fut le roi de tous ces pays.

  

On a évoqué plus haut (II, p. 321ssle récit du Liber Historiae Francorum (§ 38, p. 135-137, éd. Lebecq) intitulé : Des mauvais conseils de Brunehilde, et comment Thierry tua son frère. Il raconte la mort de Théodebert II. Le chapitre suivant du Liber (§ 39, p. 137-139, éd. Lebecq) évoquait l'empoisonnement de Thierry II par Brunehilde et la mise à mort, par celle-ci, des tout jeunes fils du roi. Ces récits du Myreur étaient globablement parlant dans la ligne de celui du Liber. Mais une fois Théodebert et Thierry disparus, il n'y a plus de correspondance entre le récit du Myreur et celui du Liber § 40 (p. 139-141, éd. Lebecq), qui raconte la suite de l'histoire et la mort de Brunehaut et est intitulé Comment les Austrasiens et les autres Francs élevèrent Clotaire à la monarchie et condamnèrent à mort Brunehaut.

Un des éléments principaux est le nom du personnage qui rassemble tous les pouvoirs entre ses mains. Il n'est plus question de  l'énigmatique Gontran/Gertains de Jean d'Outremeuse, mais d'un personnage historiquement bien attesté et bien connu, à savoir Clotaire II, fils de Chilpéric Ier et de Frédégonde, à l'époque maître de la Neustrie et contemporain des deux rois assassinés par leur grand-mère Brunehaut. C'est lui qui apparaîtra dans les textes ultérieurs comme l'adversaire principal de Brunehaut et c'est son nom qui sera retenu par les historiens modernes. Pour des raisons que nous ne chercherons pas à définir, le Gontran/Gertains du Myreur a pris la place et joue le rôle du Clotaire II.

Nous donnerons ci-dessous le texte de Jean d'Outremeuse que nous ferons suivre de celui du Liber Historiae Francorum.

 

[p. 240b] [Comment li roy Gertains cachat en mult de paiis apres la mal Brucilde] Et quant li roy Gertains soit par certain que la royne Brucilde avoit enssi mis à mort le roy Theoderich et ses enfans, si entrat en Borgongne à grans gens, et assegat Engolesme où Brucilde estoit et y demorat IIII mois ; puis orent cheaux de la citeit teile conselhe, que ilh soy renderoient al roy al matinée ; mains la royne Brucilde s'en alat envoie par nuit, et s'en alat par le cachie qu'elle avoit fait, car elle ne savoit mie les chemiens se la cachie ne li monstroit. Totevois elle s'en alat jusques à Bordeais sour Geronde, et lendemain ont cheaux de la citeit rendut Engolesme al roy ; mains ilh ne trovarent point Brucilde, si en fut ly roy mult corocbiés.

[p. 240b] [Comment le roi Gertains/Gontran poursuivit la mauvaise Brunehaut dans de nombreux pays] Et quand le roi Gertains sut de façon sûre que la reine Brunehaut avait ainsi mis à mort le roi Thierry et ses enfants, il pénétra en Bourgogne avec des forces nombreuses et assiégea Angoulème, où se trouvait Brunehaut. Il y resta quatre mois. Finalement les habitants de la cité décidèrent de se rendre au roi le matin suivant ; mais, la nuit, la reine était partie empruntant la chaussée qu'elle avait construite, parce qu'elle ne connaissait pas d'autres routes que cette chaussée. De toute façon elle parvint à Bordeaux sur la Gironde et, le lendemain, les habitants d'Angoulème livrèrent la cité au roi, qui s'irrita beaucoup de ne pas trouver Brunehaut.

[Ly roy alat à Bordeais apres Brucilde] Mains ly roy oiit apres dire bien temprement que elle estoit à Bordeais, si alat cel part ; et la royne Brucilde soit là venue de roy, si s'en alat à Tholouse, et de là à Saine  et à Poitiers, et de l'une citeit à l'autre tant que ly roy ne le pot si tost avoir.

[Le roi poursuivit Brunehaut à Bordeaux] Cependant très vite le roi apprit qu'elle était à Bordeaux, et il partit de ce côté. La reine, ayant appris l'arrivée du roi s'en alla à Toulouse, et de là à Saintes (?) et à Poitiers, passant d'une cité à l'autre, si bien que le roi ne put immédiatement s'emparer d'elle.

[Brucilde fut dechute] Si avient al derain que li roy le mandat par II chevaliers, en la citeit de Verbong où elle estoit, que elle venist al roy à grant joie, car ly roy le voloit prendre à femme, puisqu'elle avoit fait de ly unc grant saingnour, ilh ly devoit bien remunereit. Celle quidat que chu fust veriteit, se prist tous ses plus nobles aournemens et soy aournat mult richement, si vient awec les II chevaliers qui le condurent à Paris.

[Brunehaut fut piégée] Finalement le roi, par l'intermédiaire de deux chevaliers, lui fit savoir, dans la cité de Verbong (?) où elle se trouvait, de rejoindre avec joie du roi, car il voulait la prendre pour épouse : en effet, c'est elle qui avait fait de lui un grand seigneur, et il se devait de bien la récompenser. Elle crut que c'était vrai, revêtit ses plus beaux atours, se para très richement et partit avec les deux chevaliers qui la conduisirent à Paris.

Mains quant ly roy le veit se ly dest : « Hahay ! tres-male femme annemie à Dieu, comment osas-tu metre à mort le noble lignie de mon cusin, le roy d'Austrie, qui de ton sanc et de ton ventre estoit issus ? Sache certainement que tu en moras oussi deshonorablement que onques femme morut. » Adont crient les Franchois à haulte vois : « Eyl gentis roy, faite justiche de cel male femme. » Et ly roy le fist desquendre de palais, et le livrat à Wambolus le prevoste, en depriant, si acerte que ilh le poioit faire, que teile justiche en fuist faite, que tous li monde en sawist parleir.

Mais dès qu'il la vit, le roi lui dit : « Eh, très mauvaise femme, ennemie de Dieu, comment as-tu osé mettre à mort la noble lignée de mon cousin, le roi d'Austrasie, issue de ton sang et de ton ventre ? Sois sûre que tu en mourras déshonorée, comme jamais femme ne mourut. » Alors les Francs crièrent à haute voix : « Hé, gentil roi, faites justice de cette mauvaise femme. » Le roi la fit descendre du palais et la livra au prévôt Wambolus (cfr II, p. 228), le priant de lui faire justice, aussi cruellement que possible, de façon que tout le monde puisse en parler.

Adont li prevoste le fist monteir sour unc chamot, et le fist meneir par [II, p. 241] tout la citeit de Paris, et aloit devant lée unc varlet qui crioit en hault : « Regardeis, bonnes gens, si viereis la male femme qui at mis à mort la noble lignie d'Austrie. »

Alors le prévôt la fit monter sur un chameau pour lui faire traverser [II, p. 241] toute la ville de Paris, tandis qu'un valet marchait devant elle en criant bien haut : « Bonnes gens, regardez, et vous verrez la mauvaise femme qui a mis à mort la noble lignée d'Austrasie. »

[Brucilde fut ochise] Et puis fut mise entres IIII chevals, assavoir à cascon brache et jambe I, si fut desrotte en IIII parties, et puis li corps ars et les cendre ventée sique ly corps n'oit point de sepulture.

[Brunehaut fut tuée] Ensuite, elle fut placée entre quatre chevaux, chacun lié à un bras et à une jambe, et elle fut déchirée en quatre parties, puis son corps fut brûlé et ses cendres jetées au vent ; son corps ne reçut pas de sépulture.


 

À titre de comparaison :

 

On pourra comparer ce texte à celui du Liber Historiae Francorum (§ 40), écrit vers 727, bien des siècles donc avant le Myreur, que nous livrons ici à nos lecteurs dans la traduction reprise à l'édition Lebecq (p. 139-141) :

 

[§ 40] Comment les Austrasiens et les autres Francs élevèrent Clotaire à la monarchie et condamnèrent à mort Brunehilde.

Une fois ces rois morts [il s'agit de Théodebert et de Théodoric], les Burgondes et les Austrasiens firent la paix avec les autres Francs, et élevèrent Clotaire à la monarchie dans les trois royaumes. Et le roi Clotaire mobilisa une armée, il partit pour la Burgondie, et, sous le prétexte de lui proposer le mariage en même temps que pour faire la paix, il fit venir à lui Brunehilde. Et elle, ornée de tout l'apparat royal, le rejoignit au castrum situé sur le fleuve Tiroa. Dès qu'il la vit, il lui dit : « Ennemie du Seigneur, pourquoi as-tu perpétré tant de maux ? Et comment as-tu osé anéantir une telle lignée de rois ? » Alors, il réunit l'armée des Francs et des Burgondes, et tous hurlèrent d'une même voix que Brunehilde ne méritait que la mort la plus infamante. Sur ordre du roi Clotaire, on la hissa sur un chameau, elle fit ainsi le tour de l'ost tout entier, puis, après qu'on l'eut attachée aux jambes de chevaux fougueux, elle mourut les membres arrachés. On lui fit un feu pour ultime sépulcre, et ses os furent calcinés. Alors le roi, après avoir fait une tournée de pacification, s'en retourna. Le noble Gundolandus, homme distingué et entreprenant, fut promu maire du palais dans la aula royale.

 

Sur le thème abordé ici, il serait naturellement très intéressant de rassembler les textes antérieurs à celui  de Jean d'Outremeuse, pour procéder à leur analyse approfondie, relever les motifs qui les constituent, en dégager l'origine et comparer l'évolution de chacun d'eux au fil des siècles. On songe en particulier à la Chronique de Frédégaire, au De gestis regum Francorum d'Aimoin et aux Grandes Chroniques de France. Et pourquoi pas ? d'élargir encore la recherche en explorant ce qui a été écrit après Jean d'Outremeuse jusqu'aux publications des historiens modernes. Mais ce serait l'objet d'un travail très particulier et très long.

Nous terminerons par une remarque concernant la chronologie. On peut estimer que dans le Myreur, Jean d'Outremeuse date de 536 de l'Incarnation les manoeuvres de Brunehaut pour se débarrasser de Théodebert et de sa famille ; de 540, celles qui ont visé Thierry et les siens pour aboutir à la mort de Brunehaut. Dans l'Histoire par contre, Théodebert II d'Austrasie serait mort en 612, Thierry II de Burgondie et la reine Brunehaut auraient été éliminés l'année suivante, en 613. Bref, on notera ici encore l'important écart ‒ quelque 70 ans ‒ entre la chronologie de Jean et la nôtre.

 


[Texte précédent II, p. 218b-228] [Texte suivant II, p. 241b-250a]