Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 1-9aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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 SOUS SEPTIME SÉVÈRE ET SES SUCCESSEURS : Suite ET FIN de la geste de Thomas de Bretagne et de Clodas - Empereurs - Papes - DIVERS

 

Notes de lecture - Ans 205-229 de l'Incarnation 

 


 

Plan des notes de lecture

 

A. La geste de Valentin, de Thomas et de Clodas

B. Les successions et les réalisations impériales

1. Les successions impériales dans l’Histoire (dates n.è.)

2. Les fantaisies de Jean d’Outremeuse en matière de successions impériales

3. Une réalisation écossaisse de Septime Sévère : le vallum d'Écosse

4. Les fantaisies et les frasques d'empereurs

5. Les questions religieuses

C. La série des évêques de Tongres entre Materne et Servais

D. La papauté

E. Quelques passages parallèles

 

[Retour vers le texte et la traduction]

 


 

A. La geste de Valentin, de Thomas et de Clodas

 

Trois fichiers différents (I, p. 566-579 ; I, p. 579-586, et II, p. 1-9) suivent le déroulement d’un de ces nombreux récits épico-légendaires qui agrémentent le Myreur et que nous avons eu l’occasion d’évoquer dans un article récent consacré aux structures narratives de l’œuvre. Jean d’Outremeuse a souvent recours à ce type de constituants, qui est relativement proche de la « geste » et dont plusieurs apparaissent comme des versions dérimées de passages entiers de l’énorme Geste de Liège, composée par notre chroniqueur quelque vingt ans avant Ly Myreur des Histors.

La pièce qui nous occupe ici et qui – précisons-le – n’a pas de correspondant dans la Geste de Liege, nous l'avons appelée « la Geste de Valentin, de Thomas et de Clodas ». Les introductions des deux premiers fichiers (I, p. 566-579 et I, p. 579-586) contiennent déjà sur elle beaucoup d’informations, mais il nous a semblé bon de reprendre l’essentiel de ce qui a été dit précédemment avant de continuer l’analyse. Le lecteur aura ainsi une vue d’ensemble du récit et de sa construction. Rappelons qu'il s'agit d'un récit épico-légendaire.

*

Le chrétien Valentin est un prince danois arrivé en Bretagne, à Londres, où il a épousé Hédéa, la fille du roi Simon, chrétienne elle aussi. Simon est attaqué par Yrchois, roi d'Écosse, ancien prétendant d'Hédéa, évincé parce qu'il était païen. Valentin aide son beau-père Simon, vainc les Écossais, tue Yrchois et succède à Simon. C'était une force de la nature « haut de quatorze pieds », écrit Jean (I, p. 567) qui ajoute que « les chroniques du Danemark disent que d'un seul coup il pourfendait jusqu'au cheval un homme en armes ».

Thomas est le fils de ce Valentin mais, comme il n'est encore qu'un bébé à la mort de son père, il reste sous tutelle jusqu'à l'âge de dix ans. Devenu alors roi et bon chrétien, il souhaite épouser Aliénor, la fille du roi païen de Cornouailles, lequel le rejette à cause de sa foi. Ne voulant pas renier celle-ci, Thomas déclare la guerre au roi de Cornouailles et, en preux chevalier, triomphe de tous ses adversaires. Dans le récit, cet enfant de dix ans est un véritable géant : « il est prodigieusement vigoureux, a plus de force que deux chevaliers et mesure plus de dix pieds de haut » (I, p. 572). Il tue le roi païen, épouse sa fille, devient roi de Cornouailles, construit des églises et impose le baptême à tous ses sujets, sous peine de mort en cas de refus. Il annexe aussi l'Irlande.

Mais il ne limite pas ses projets d'évangélisation à ce pays. La suite du récit est un rien confuse, mais il est clair que l'intention de Thomas est d'aller convertir le Danemark. Dans ce but, il semble avoir demandé l'aide de différents chevaliers, de Bourgogne et d'ailleurs. Le projet intéresse un chevalier gaulois particulièrement vaillant, nommé Clodas, une sorte de « chevalier errant », toujours en quête d'aventures. Ce Clodas, frère d'Anténor de Flandre et oncle de Franco de Gaule, n'est pas chrétien mais se fait baptiser. Avec cinq cents hommes d'armes, il rejoint Londres et le roi Thomas. Le récit ne dit rien d'explicite sur la réalisation de la conversion du Danemark, mais on peut penser que cette question fut vite réglée. En tout cas, les objectifs de Thomas, de Clodas et de leurs troupes s'élargissent : l'invasion de la Hongrie est désormais planifiée, sans que le narrateur précise si les raisons de l'opération restent religieuses.

Quoi qu'il en soit, les troupes alliées envahissent la Hongrie, défont les armées hongroises et ravagent le pays. Le roi hongrois Alexandre, qui a demandé l'aide des Romains de Commode, est assiégé pendant quinze mois dans Targont. Incapable de s'emparer de la ville et blessé, le roi danois Thomas songe à lever le siège lorsqu'arrivent enfin les troupes romaines. Une bataille terrible s'engage, qui voit la défaite des Romains et des Hongrois. Lors d'un combat épique, Clodas est durement frappé par Commode, mais Thomas intervient et tue l'empereur romain. Thomas, resté maître du terrain, jure de s'emparer de Targont, où le roi Alexandre est toujours réfugié. On suppose que les Romains rescapés sont rentrés chez eux. En tout cas, à Rome, Commode est remplacé, par Aelius Pertinax d'abord, par Septime Sévère ensuite. Tels sont les éléments essentiels de la première partie du récit (I, p. 566-579 passim).

 *

Dans la deuxième partie (I, p. 579-586 passim), Jean d'Outremeuse raconte d'abord la suite de la Geste de Thomas et Clodas, ainsi que la fin de l'opération hongroise. Finalement, Targont se rend et Alexandre de Hongrie devient tributaire de Thomas de Bretagne. On lui permet toutefois de conserver sa religion. Thomas et Clodas rentrent chez eux. Mais, en route vers le Danemark, une violente tempête les jette en territoire romain où Septime Sévère leur inflige une lourde défaite. Ils réussissent toutefois à regagner la Bretagne, qui leur fait fête. Le roi hongrois Alexandre renvoie à Rome avec une escorte de douze chevaliers « les ossements de l'empereur Commode, qui était mort en Hongrie à son service » (I, p. 580). À la mort d'Alexandre, son fils Brohadas lui succède.

Thomas et son allié Clodas n'ont toutefois pas fini de faire parler d'eux. On va les retrouver aux prises avec les Romains.

En fait, pour comprendre la suite, il faut retourner à Rome et voir ce qu'il est advenu de Septime Sévère. Le peuple romain s'est révolté contre lui et l'a chassé de Rome. Réfugié à Athènes, il est choisi par les Athéniens pour remplacer leur roi décédé. À la tête de l'armée athénienne et sans rencontrer de véritable résistance, il va progressivement reconquérir tout son territoire et assiéger Rome, dont les habitants, après une rébellion de trois ans, finissent par le reconnaître à nouveau comme empereur. Ils obtiennent le maintien de leurs franchises antérieures, non sans avoir menacé, s'ils n'obtenaient pas satisfaction, d'appeler à leur aide le duc de Gaule, Troïlus.

Installé à nouveau sur le trône, Septime Sévère organise d'abord une expédition en Afrique pour y mater une rébellion, puis décide d'envahir l'Écosse chrétienne pour la ramener dans l'orbite de Rome. Adolphe, gouverneur (prevost) d'Écosse, vaincu au combat, doit se replier sur Sargas, une forteresse imprenable et approvisionnée pour dix années. Adolphe demande alors l'aide du roi Thomas de Bretagne. Et c'est ainsi que les Romains vont à nouveau croiser la route de Thomas et de son fidèle Clodas.

Les deux alliés décident d'ouvrir deux fronts : Clodas s'occupera de l'Italie ; Thomas, de l'Écosse et des Romains de Sévère. En Italie, Clodas conquiert et dévaste de nombreuses villes avant d'assiéger Rome. En Écosse, autour de la forteresse de Sargas, se déroule une bataille âpre et indécise entre Romains et Bretons, suivie d'un combat singulier entre Septime Sévère et Thomas. Finalement, les Romains, vaincus par Thomas et les Écossais, rembarquent pour l'Italie avec leur empereur. Mais tout n'est pas terminé pour eux, car, une fois en Italie, ils s'y heurtent aux troupes de Clodas. Dans la bataille, les Romains sont défaits, grâce surtout aux prouesses de Clodas. Celui-ci serait bien tenté de poursuivre les Romains en fuite, mais il en est dissuadé par ses barons. Il retourne alors en Écosse, où il retrouve Thomas dans une ambiance de fête.

Quant à l'empereur Septime Sévère, il rentre à Rome, irrité de sa défaite et, pour se venger de Thomas et des chrétiens d'Écosse, il décrète une persécution et martyrise un nombre incalculable de chrétiens (en martyrisat sens nombre, I, p. 586), en commençant par le pape Victor.

Voilà le résumé du récit, tel qu'il se présentait dans les deux fichiers précédents.

*

Au départ, ce conflit – on s'en souviendra – n’impliquait pas les empereurs romains. Le premier à intervenir – un peu par hasard d’ailleurs – est Commode, qui avait été appelé à l’aide par Alexandre, roi de Hongrie, assiégé par Thomas, roi de Cornouailles, allié aux Gaulois de Clodas, ce « chevalier errant », toujours en quête d’aventures. Commode, arrivé en Hongrie avec les renforts romains, y est tué par Thomas.

Ce motif est purement artificiel, le Commode historique ayant été assassiné à Rome et pas du tout dans une guerre en Hongrie. Mais il permet d’introduire des empereurs romains dans la geste de Thomas et de Clodas. La mort de Commode est en effet vengée par Septime Sévère qui inflige une lourde défaite aux troupes de Thomas et de Clodas rentrant de Hongrie en Bretagne et qui, un peu plus tard, porte la guerre dans l’Écosse chrétienne, ce qui entraîne les attaques de Clodas contre l’empire. La liberté créatrice de l’auteur est grande : on n’est pas dans l’Histoire, mais dans la fiction épique. Restons-y.

*

Le retour à Rome de Septime Sévère ne termine pas les hostilités. Elles reprennent dans le troisième fichier (II, p. 1-9) et se développent en plusieurs phases que nous allons maintenant détailler, en donnant les dates dans la chronologie de Jean d’Outremeuse.

Dans la première phase, en 206, Thomas de Bretagne et ses hommes, qui sont tous chrétiens, passent la mer et lancent une expédition contre l’empire romain. Ils ravagent la Calabre et les Pouilles, s’emparent de Naples qu’ils incendient, tuant tous ceux qui refusent de croire en Dieu et de se faire baptiser. Les éléments religieux deviennent manifestement centraux dans l’expédition. Dans un premier temps, Septime Sévère, resté à Rome et craignant les Bretons, laisse faire mais, sous la pression de son entourage, il se sent obligé d’intervenir, ce qu’il fait. Il est toutefois sèchement défait (« Clodas et Thomas tuaient les Romains comme des brebis », II, p. 2) et se replie sur Rome. Thomas souhaiterait marcher sur la ville, mais ses hommes l’en dissuadent. Les envahisseurs victorieux rentrent alors chez eux, sans tenter d’assiéger Rome, et cela à la grande satisfaction de l’empereur romain, qui se venge sur les chrétiens de la ville qu’il martyrise.

Dans la deuxième phase, en 207, Septime Sévère, pour éviter un retour de l’ennemi, prend une initiative. Il traverse la mer et, à l’endroit exact où devraient passer les Bretons s’ils voulaient venir à Rome, il fait établir une imposante fortification, barrant l’île d’une mer à l’autre. « Il faisait cela pour s’assurer que les Bretons ne puissent ni entrer ni passer aisément dans son empire » (II, p. 3). Des passages parallèles (par exemple Eutrop., VIII, 10) permettent d’interpréter ce passage de Jean comme un souvenir, mal compris, du mur d’Hadrien ou d’Antonin (cfr quelques détails supplémentaires infra).

La troisième phase débute en 211. Cette fois, la reprise des hostilités est due à Clodas le Gaulois, que Thomas, roi de Bretagne, a nommé roi d’Écosse. Elle présente, elle aussi, de nettes implications religieuses. Clodas part sur le continent : il bat deux fois les Égyptiens, conquiert une partie de la Syrie, entre en Judée, plante ses tentes devant Jérusalem en juin 212 et s’en empare le 27. Il massacre « tous ceux qui ne voulurent pas croire en Dieu » et devient roi de la ville et des alentours. « Il fut un très mauvais voisin pour les Sarrasins qui n’eurent jamais la paix avec lui » (II, p. 4). On se croirait à l’époque des Croisades !

Informé de la situation, Septime Sévère n’y attache guère d’importance et refuse d’intervenir. Les Romains sont tellement irrités de la décision de leur empereur qu’ils prennent la décision de le tuer. Il appartiendra à ses successeurs, les « empereurs fantômes » (cfr infra) Dédius et Éphius, de tenter de redresser la situation. Ils arrivent bien en Judée, mais ne rencontrent aucun succès : ils sont battus par Clodas, Éphius est même tué et l’armée romaine regagne Rome.

Le scénario de l’année suivante (213) est presque identique. Une nouvelle expédition part pour la Judée, sous les ordres cette fois des empereurs Dédius et Sévérus. Mais sans succès, « car Clodas marcha contre eux avec de nombreuses troupes. Ils furent tous battus et se retirèrent à Rome » (II, p. 4).

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La suite des hostilités, chez Jean d’Outremeuse, semble moins en phase avec ce qui précède. Clodas n’occupe plus le devant de la scène et il est essentiellement question de l’Occident : surtout des reconstructions de villes italiennes (Naples, Milan, Pavie) détruites lors des guerres précédentes, également des opérations en Bourgogne et toujours, en arrière-fond, des questions religieuses.

L’Orient et Clodas ne seront toutefois pas complètement oubliés. Ainsi Jean signale (II, p. 6) qu’en 217, « Clodas, roi de Jérusalem et d’Écosse, conquiert toute la Syrie et la Palestine, et fait baptiser la population » ; trois ans plus tard, pour l’année 220 (II, p. 7), la mort de Clodas est suivie d’un bref éloge : « En mai de l’an 220 mourut Clodas, roi de Jérusalem et d’Écosse, le plus vaillant chevalier dans l’absolu qui ait existé depuis le temps de Jules César. À l’époque, il fut pleuré par tous ceux qui le connaissaient ; mais les Romains ne le pleurèrent pas » (II, p. 7). On comprend pourquoi.

Pour Rome, cette mort marque le début de la reprise en main. L’empereur du moment, Antoninus III (difficile à identifier) part en Orient pour remettre de l’ordre en Judée et à Jérusalem. La ville est conquise et le vainqueur fait exactement le contraire de Clodas le Gaulois, roi d’Écosse : tous les chrétiens sont mis à mort, et la « loi païenne est rétablie dans toutes les terres de Palestine et de Syrie que Clodas avait conquises » (II, p. 7). L’empereur romain rentre alors à Rome en avril 221.

*

Thomas, le bon roi chrétien, était mort le 26 avril 220 un peu avant son fidèle compagnon Clodas. Il était roi de Bretagne, de Cornouailles et d’Écosse. Son royaume fut partagé entre ses trois fils. La royauté sur la Grande-Bretagne revint à son aîné, nommé Clodas, « parce que Clodas le Gaulois l’avait tenu sur les saints fonts baptismaux » (II, p. 7). On voit ainsi apparaître un second Clodas.

Ce second Clodas, roi de Bretagne, va en quelque sorte ouvrir un appendice à la longue Geste de Valentin, de Thomas et du premier Clodas. Le filleul intervient sur un autre terrain d’opérations militaires que son parrain, mais il appartient comme lui à la fiction épique. Ses réalisations n'appartiennent pas plus à l'Histoire que celles du premier Clodas, même si Jean introduit dans son récit des peuples qui, eux, appartiennent bel et bien à l’Histoire du IIIe siècle de l’empire. On songe en l’occurrence aux Perses, dont l’intervention dans le récit se fait d’une manière plutôt détournée.

Dans les années 228-229, le second Clodas, roi de Bretagne, lance une expédition militaire contre l’empire romain au-delà de la mer, en Afrique. Il dévaste des territoires et anéantit des cités, allant jusqu’à assiéger Carthage, pendant quelque quinze mois, sans succès (II, p. 9). Le roi Tibérius de Carthage avait demandé du secours à Alexandre Sévère, alors empereur de Rome, au roi de Perse et au roi d’Égypte. Seul ce dernier, Frigons, répond positivement et arrive en novembre 229 avec une grande armée. Une grande bataille s‘engage « entre les chrétiens de Bretagne et les Sarrasins d’Égypte » (toujours cet arrière-plan religieux !). Ces derniers sont battus et subissent de lourdes pertes. Les chrétiens de Clodas se croient vainqueurs et sont surpris quand les Carthaginois font une sortie inattendue qui renverse la situation. Clodas est grièvement blessé et les Bretons doivent se replier et regagner leur pays (II, p. 9).

Le narrateur n’évoquera même pas la mort du (second ?) Clodas, mettant fin, plutôt brusquement, à une geste bien fournie en événements. Ce qu’on peut considérer comme un bref épilogue se trouve au début du fichier suivant (II, p. 9-10). On y apprendra notamment pourquoi seul le roi d’Égypte avait répondu à la demande d’aide lancée par Tibérius de Carthage et pourquoi aucun secours n’était arrivé du côté de Rome et de la Perse.

Terminons par quelques observations sur cette geste qui s’étend sur quelque trente pages.

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Comme les autres « fragments épiques » du Myreur, examinés dans l’article mentionné plus haut, cette geste est riche de contenu mais d’un contenu qui relève pour l’essentiel de la fantaisie. Elle utilise des noms d’empereurs qui ont réellement existé, des termes géographiques précis, ce qui donne une certaine vraisemblance à un récit qui fondamentalement n’appartient pas à l’Histoire.

Il sort fort probablement de l’imagination épique de Jean d’Outremeuse, même s’il ne correspond à rien dans la Geste de Liege. Mais cela n’a rien d’étonnant, car les aventures de Valentin, de Thomas et de Clodas n’ont aucun rapport avec l’histoire de Trèves, de Tongres, ou de Liège, sujet de la monumentale Geste de Liege.

À certains moments, avec un Clodas, roi d’Écosse, qui devient roi de Jérusalem, qui conquiert Syrie et Palestine, et qui fait baptiser toute la population, on se croirait à l’époque des Croisades. Mais on sait que Jean ne recule pas devant les anachronismes. Nous avons parlé dans notre article de « monstruosités historiques ».

On aura remarqué que la geste analysée ici fait parfois état d’une forte tension entre chrétiens et païens. Elle n’a pas existé dans l’Histoire sous la dynastie des Sévères, même si elle fait partie de la vision des auteurs chrétiens, qui comptent généralement dix persécutions générales subies par la religion chrétienne sous les empereurs. En fait cette approche est très sérieusement contestée, et cela depuis longtemps, par les historiens modernes. En ce qui concerne en tout cas Septime Sévère, on ne peut pas lui attribuer des persécutions contre les chrétiens. En matière religieuse, comme l'écrit P. Petit (Empire Romain, 1974, p. 365), « à l'époque des Sévères, toutes les barrières et les interdictions élevées contre les influences étrangères, indigènes ou orientales, sont tombées ».

Après la fiction, passons à l'histoire et en particulier à Septime Sévère, moins le Septime Sévère de la « Geste de Valentin, de Thomas et de Clodas » que l'empereur historique, que nous avons déjà rencontré dans les fichiers précédents (I, p. 566-579) et (I, p. 579-586).

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B. Les successions et les réalisations impériales

 

 

Pour apprécier avec précision la valeur historique des présentations de Jean d'Outremeuse sur les empereurs romains des quatre premiers siècles, il peut être utile d'avoir une vue globale sur leur succession et leurs réalisations. Orose, comme souvent, peut être utile (ici VII, 16-18, pour les règnes de Commode à Alexandre Sévère). Mais pour obtenir rapidement les informations, on consultera toujours avec intérêt les abrégés antiques rédigés au IVe siècle de notre ère, comme le Liber de Caesaribus attribué à Aurélus Victor et le Breviarium Historiae Romanae d'Eutrope. Certains ouvrages modernes sont également susceptibles de rendre de très grands services, comme celui de François Zosso et de Christian Zingg, Les empereurs romains, Paris, 2009, 468 p.

 

1. Les successions impériales dans l’Histoire (dates n.è.)

Dans l'Histoire, Commode n'a pas été tué sur un champ de bataille mais étranglé par des conjurés et sa disparition le 31 décembre 192 a ouvert une grave crise de succession. L'empire a alors connu plusieurs « candidats empereurs », désignés les uns à Rome par les prétoriens, comme (Helvius Pertinax, empereur de janvier à mars 193) et Didius Iulianus / Dide Julien (empereur de mars à juin 193), les autres en province par les armées en campagne, comme Septime Sévère (proclamé en avril 193, en Pannonie), comme Pescennius Niger (proclamé en avril 193, par les légions d'Orient) et comme Clodius Albinus (proclamé fin 195-début 196, par les légions de Bretagne, d'Espagne et de Gaule).

C'est Septime Sévère qui sortira vainqueur de la confrontation. Après sa proclamation par ses troupes, il lui faudra toutefois quatre ans pour asseoir solidement son pouvoir. C'est chose faite en 197. Il associe alors à son pouvoir ses deux fils Caracalla et Géta, à qui le trône revient lorsqu’il meurt en 211, à son quartier général de York (Eburacum), ville fortifiée du nord-est de l'Angleterre fondée par les Romains. Sa mort à 65 ans est, si l'on ose dire, « naturelle> » : c'est un vieillard, malade de la goutte et épuisé de fatigue.

Ses deux fils, qui se détestent, règnent conjointement pendant un an, de février 211 à février 212, date à laquelle Caracalla fait assassiner son frère Géta et prend seul le pouvoir jusqu'à sa mort en avril 217.

En fait, les termes Caracalla et Géta, utilisés couramment par les Modernes, dissimulent une titulature impériale plus complexe. Caracalla (un surnom), né Lucius Septimius Bassianus, règne sous le nom de Marcus Aurelius Severus Antoninus Augustus. Géta, lui, règne sous celui de Lucius Publius Septimius Antonius Geta. Antoninus d’un côté, Antonius de l’autre, on voit que la dynastie des Sévères entend se rattacher à celle des Antonins. Ce sera vrai aussi pour les successeurs.

Caracalla mourra poignardé près de Carrhes (auj. Harran en Turquie), au cours d’une expédition contre les Parthes. L’assassin n’a fait qu’exécuter les ordres du préfet du prétoire Marcus Opellius Macrinus (Macrin), qui devient alors empereur, pour peu de temps (217-218). Macrin n’a aucun lien de parenté avec la famille des Sévères, mais prend dans sa titulature le cognomen de Severus pour capter la fidélité des partisans des Sévères et donne à son jeune fils, Diaduménien, le cognomen d’Antoninus (comme Caracalla). Il lui accorde aussi le titre de César, marquant par là qu’il veut en faire son successeur.

Mais la « famille » des Sévères reprend vite le trône en mains. Deux petits-cousins de Caracalla sont en piste, qui seront successivement empereurs.

Le premier, Varius Avitus Bassianus, que sa grand-mère présente comme le fils adultérin de Caracalla, est proclamé empereur en avril ou en mai 218, sous le nom de M. Aurelius Antoninus, le nom de son prétendu père. Son armée écrase celle de Macrin le 8 juin 218, qui sera tué ainsi que son fils. Ce M. Aurelius Antoninus, mieux connu sous le sobriquet de Élagabal (Héliogabale), règne quatre ans (de 218 à 222).

En mars 222, Héliogabale est massacré par les prétoriens qui proclament empereur l’autre petit-cousin de Caracalla, M. Aurelius Severus Alexandre, davantage connu sous le nom de Sévère Alexandre et qui gouvernera de 222 à 235. Il n’avait qu’une quinzaine d’années lorsqu’il prit le pouvoir mais, bien guidé par sa mère et sa grand-mère, il se replace dans la tradition sévérienne, faisant oublier les frasques de son prédécesseur. Lors d’une opération contre les Alamans sur le Rhin, il est tué dans sa tente au début de l’année 235 par des mutins, dirigé par un Thrace, Maximin, qui deviendra empereur et ouvrira la crise du IIIème siècle à laquelle mettra fin Dioclétien en 284.

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2. Les fantaisies de Jean d’Outremeuse en matière de successions impériales

Ce rappel était nécessaire pour mettre en évidence les libertés avec l’Histoire que Jean se permet en matière de successions impériales. Prcéisons bien que nous n'envisagerons pas ici les réalisations attribuées à ces derniers (il y aurait pourtant là aussi tant de choses à dire !), mais simplement l'ordre de succession des empereurs. C’est qu’au schéma proposé par Jean, il est impossible d’accorder la moindre confiance. Qu’on en juge.

Déjà en ce qui concerne la disparition de Commode, Jean n'est pas fiable. L'empereur romain n'a pas été tué sur le champ de bataille en Hongrie par le roi Thomas de Bretagne le 24 août 193 de l'Incarnation (I, p. 578) ; il est mort assassiné à Rome le 31 décembre 192 de notre ère, victime d'un complot. Si les dates correspondent grosso modo, il n'en est pas de même des circonstances du décès, ni d'ailleurs des détails de la succession, que nous venons de rappeler. 

Jean fait complètement l'impasse sur les années difficiles qui marquèrent la mort de Commode, sur les rivalités des nombreux empereurs désignés tantôt par les prétoriens, tantôt par les armées en campagne. Alors qu'il fallut quelque quatre années avant que n'arrive définitivement au pouvoir Septime Sévère, qui l'occupera solidement de 193 à 211 de notre ère, le chroniqueur liégeois fait état d'une succession rapide et facile : « Quand les sénateurs apprirent la mort de Commode, ils nommèrent empereur son fils Helvius Pertinax et avec lui (Septime) Sévère » (I, p. 578), le couple qui; selon Jean, constitue le « vingtième empereur ».

Ainsi donc, de tous les candidats empereurs, rivaux malheureux de Septime Sévère à la succession de Commode, à savoir Pertinax, Dide Julien, Pescennius Niger, Clodius Albinus, Jean n'a retenu que Pertinax, lequel a d'ailleurs perdu son statut de rival de Septime Sévère pour devenir son collègue. Faut-il rappeler ici que Septime Sévère a été proclamé empereur par ses soldats en avril 193, alors que Pertinax avait été assassiné par les prétoriens en mars de cette année-là ? Ils auraient donc eu beaucoup de mal d'être collègues. Jean a fait de Pertinax un homme fourbe et violent, alors que ses biographes tracent de lui le portrait d'un « homme d'honneur, simple, courtois, affable, sans prétention » (Zosso-Zingg, p. 107). Quoi qu'il en soit, il ne régnera que six mois. Il mourra assassiné.

Dans le Myreur, Septime Sévère régnera seul, en 194 de l'Incarnation, comme « vingt-et-unième empereur » (I, p. 578 et I, 579). Il mourra en 212 de l'Incarnation, après quelque 18 ans de règne, assassiné par les Romains, furieux parce que leur empereur refusait de partir combattre en Judée Clodas, le roi d’Écosse qui avait conquis Jérusalem et fait baptiser le peuple (II, p. 4).

On a dit plus haut qu'il était mort, à 65 ans, malade, de mort « naturelle » en quelque sorte, dans son quartier général de York (Eburacum), en Angleterre. On voit donc qu'en ce qui concerne Septime Sévère, Jean se détache nettement de la réalité historique pour la cause de son décès, mais non pour sa date (211 de notre ère ; 212 de l'Incarnation).

Par contre, pour ce qui est de sa succession, la présentation du Myreur, II, p. 4-5, est totalement fantaisiste.

Alors que, dans l'Histoire, on vient de le dire, Septime Sévère n’a que deux fils, Caracalla et Géta, qui deviendront empereurs, très peu de temps il est vrai pour Géta, le chroniqueur donne au défunt trois fils, qui deviendront tous les trois empereurs et dont il fournit les noms : Dédius, Éphius et Sévérus.

Éphius est inconnu par ailleurs. Sévérus est un terme banal ‒ dynastique pourrait-on dire ‒ dans la titulature des Sévères. Quant à Dédius, son nom fait songer au Didius [Iulianus] qui fut un des prétendants à la succession de Commode (cfr plus haut). Mais fondamentalement ces trois personnages (Dédius, Éphius et Sévérus), que Jean présente comme des empereurs romains en poste, ne sont que des « empereurs fantômes », sans réalité historique. Il leur attribue pourtant une durée de règne précise et des réalisations plus ou moins étoffées.

*

Selon Jean, le plus important d’entre eux est Dédius. Mais il ne règne jamais seul. En effet, vraisemblablement inspiré par le système d’un empereur (l’Auguste), secondé par un assistant (le César) qui doit en principe lui succéder, le chroniqueur, dont on connaît l'imagination féconde, le flanque d'associés successifs aussi fantomatiques que lui et explicitement nommés. Il y a d'abord les deux soi-disant frères de Dédius, Éphius et Sévérus (II, p. 4), puis un sénateur Luciens (Lucianus ?), inconnu par ailleurs (II, p. 5), puis un autre Sévérus, difficilement identifiable lui aussi. Son cognomen de Afer (II, p. 5) ne signifie pas grand chose, les Sévères étant tous des Africains. Quoi qu'il en soit de son identification, ce dernier aurait été associé à Dédius jusqu’à la fin de son règne, puisque les deux membres du dernier couple (Dédius et Sévérus Afer) meurent assassinés en 218 de l'Incarnation par les sénateurs (II, p. 6). Par ailleurs, la raison de ce meurtre est totalement absurde si l’on se place en tout cas dans la mentalité du Haut-Empire : on ne voit pas ce que peut être le retrait d'une franchise du tribut qui aurait été accordée à la chevalerie par Marc Aurèle (cfr I, p. 571).

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On sera attentif à la notice explicative de II, p. 5. Jean semble convaincu de l'existence d'une « règle » qui interviendrait lorsque le pouvoir impérial est assuré par plusieurs personnes en charge en même temps : l'empereur principal est celui qui a été couronné le premier (il porte la couronne), l'autre (ou les autres) étant des adjoints, des assistants. Dans le système de numérotation des règnes impériaux adopté dans le Myreur, le nombre des personnes en charge n'entre pas vraiment en ligne de compte ; les ensembles éventuels ne comptent que pour une unité.

Ainsi Commode, qui est seul, est le dix-neuvième empereur ; Helvius Pertinax et Septime Sévère, qui gouvernent ensemble, représentent le vingtième empereur (cfr I, p. 578 : De XXe emperere Elyus et Severus) ; quand Septime Sévère reste seul au pouvoir, il est le vingt-et-unième empereur (cfr I, p. 579 : Sévère, vingt-et-unième empereur) ; quant à Dédius, quels que soient ses collègues, et il en a eu plusieurs, il apparaît toujours comme le vingt-deuxième empereur. En effet, lorsque le couple Dédius et Sévérus Afer est assassiné en 218 et que les Romains couronnent deux autres empereurs, Antoninus Caracalla et Aurélius, les nouveaux venus sont comptés par Jean comme « le vingt-troisième » Quant au couple suivant, Macrin et Aurélius, il est présenté comme le « vingt-quatrième ».

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Ce système de numérotation impériale remonte, semble-t-il, à la Chronique de Jérôme, pour qui le premier empereur est Jules César et qui adopte systématiquement la formulation suivante : le mot Romanorum (sous-entendu quelque chose comme dux ou imperator), puis un chiffre donnant le numéro d'ordre de l'empereur, puis le nom de l'empereur, puis le mot latin regnavit (ou regnaverunt, au pluriel), puis (mais pas toujours) la durée du règne. Ainsi pour Tibère, Jérôme note : Romanorum III, Tiberius regnavit annis XXIII ; pour Valérien et Gallien : Romanorum XXVII, Valerianus et Gallienus, regnaverunt annis XV. Mais dans certains cas, alors qu'il est question de plusieurs empereurs, on rencontre le singulier regnavit (comme s'il n'y avait qu'un chef). C'est précisément le cas ‒ nous parlons toujours de la Chronique de Jérôme ‒ pour les fils de Constantin, présentés de la manière suivante : Romanorum XXXV regnavit Constantinus, Constantius et Constans, annis XXIV, mensibus V, diebus XIII. Il en sera de même pour Valentinien et Valens : Romanorum XXXVIII, regnavit Valentianus et Valens, annis XIV, mensibus V.

Ce système a connu une fortune diverse chez les auteurs. Ainsi par exemple Orose et Paul Diacre l'utilisent souvent, ce qui n'est pas le cas de Gilbert (Chronicon pontificum et imperatorum Romanorum, fin XIIe-début XIIIe siècle) et de Martin d'Opava (Chronicon pontificum et imperatorum Romanorum, XIIIe siècle). Ceux qui l'adoptent le font d'ailleurs avec beaucoup de souplesse. Mais ce qui nous intéresse plus directement, c'est évidemment la manière dont Jean d'Outremeuse s'en sert pour présenter les successions impériales.

Ici il s'agit de « l'empereur fantôme Dédius » et des « groupes impériaux ». Nous aurons l'occasion dans la suite du Myreur de retrouver à deux reprises au moins ce système particulier de numérotation des empereurs ou des groupes d'empereurs. On verra ainsi les notes de lecture de II, p. 70-79 (à propos des trois fils de Constantin, « qui comptent pour un empereur »), et les notes de lecture de II, p. 79-95 (à propos notamment du « co-empereur fantôme » Valentin).

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Mais revenons à la manière dont le Myreur présente la succession impériale après l'assassinat en 218 du couple formé par Dédius et Sévérus Afer, dernière concrétisation fantomatique du vingt-deuxième empereur, ou mieux du vingt-deuxième règne dans le système de Jean.

On voit alors apparaître, en 218 de l'Incarnation toujours, un vingt-troisième couple composé de « Antoninus Caracalla, fils de Dédius, et d'Aurélius, fils de Sévérus », que Jean (I, p. 6) présente ‒ généalogie facile et courante chez lui ‒ comme les enfants des empereurs précédents. Le terme Caracalla frappe immédiatement le lecteur, parce que c'est le nom d'un empereur très important dont le titulature officielle était Marcus Aurelius Severus Antoninus Augustus, séquence dans laquelle figurent les termes Antoninus et Aurélius de la notice du Myreur, ce qui pourrait facilement expliquer que Jean ait songé à deux personnages. Il ne leur accorde toutefois qu'un règne de 18 jours sans éclat au terme desquels il les fait tuer dans leurs propres palais. Dans la réalité, cet Antoninus Caracalla était, comme on l'a dit plus haut, le fils de Septime Sévère et le frère de Géta. Il accomplit beaucoup de choses lors d'un règne qui dura de 198 à 217 de notre ère, c'est-à-dire 19 ans, ce qui est très loin des 18 jours de Jean. Il mourra assassiné. Le chroniqueur fait l'impasse sur les réalisations de cet empereur, connu notamment pour son décret de 212 qui accorde la citoyenneté romaine à presque tous les habitants libres de l'Empire.

Un détail, plutôt scabreux de sa biographie, passe toutefois dans le Myreur. Il s'agit de ses rapports avec sa mère, Julia Domna. Plusieurs sources anciennes (Hérodien, Aurélius Victor, l'Histoire Auguste) rapportent ‒ avec toutefois des réserves ‒ des rumeurs accusant la mère et le fils de relations incestueuses. Jean s'en est fait l'écho, mais ‒ nous le verrons dans un instant ‒ en les appliquant à un autre Antoninus, « le troisième du nom » écrit-il, qui pourrait être Élagabal.

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Le couple suivant, le vingt-quatrième (I, p. 6-7 : Martian et Aurelius emperere XXIIIIe), est composé de « Macrin et d'Aurélius », sans autre détail onomastique ou généalogique. Le Myreur, qui orthographie très mal Macrin, les présente simplement comme d'anciens sénateurs. Il ne donne aucun détail sur son collègue Aurélius, portant un nom fréquent dans la titulature de la période. Il ne s'intéresse qu'à Macrin, qu'il considère comme l'empereur principal : il ne régna, dit-il, qu'un an et trois jours, mourut en 219 (sans précision sur la nature de sa mort), et fut remplacé, comme empereur principal, par son fils, Antoninus (encore un Antoninus !), qui régna huit mois et douze jours.

Comme le nom de Caracalla, celui de Macrin frappe, parce qu'il désigne un empereur bien attesté. C'est l'ancien préfet du prétoire de Caracalla qui fit assassiner son empereur, pour prendre sa place. Dans l'Histoire, il occupera le trône d'avril 217 à la fin juin / début juillet 218 de notre ère, date à laquelle il fut exécuté. L'allusion du Myreur au fils de Macrin est également intéressante. Dans l'Histoire en effet, Macrin avait affectivement élevé son jeune fils, qui s'appelait Diaduménien, à la dignité de César, lui avait donné le cognomen d’Antoninus (que portait Caracalla), pour l'intégrer davantage dans la dynastie (Petit, p. 331) et l'avait fait proclamer empereur par ses soldats. Il ne le restera toutefois que très peu de temps (« un tout petit mois », selon Zosso-Zingg, p. 139) et sera exécuté à peu près en même temps que son père mais dans des endroits différents. Ce « tout petit mois » de règne ne correspond évidemment pas aux huit mois et douze jours que lui accorde Jean.

On retrouve donc en filigrane dans le Myreur, comme données historiques de base, les noms des empereurs qui ont succédé à Septime Sévère, à savoir Caracalla, Macrin et son fils, mais les noms seulement et l'ordre de succession, car les autres informations (la durée de règne, l'environnement collégial, les réalisations éventuelles) ne collent pas avec l'Histoire.

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Une question toutefois vient compliquer les choses. Après avoir évoqué en 219 de l'Incarnation (II, p. 6 in fine) l'Antoninus, fils de Macrin, et ses huit petits mois de règne, Jean fait intervenir (en II, p. 7) un autre Antoninus, qui reçoit de lui une précision intéressante : c'est le « troisième de nom », un Antoninus III en quelque sorte.

Cet Antoninus III, il est difficile de l'assimiler à l'Antoninus précédant, fils de Macrin. Non seulement Jean lui attribue une série d'opérations militaires importantes en Palestine et en Syrie, qui ont dû prendre du temps, mais surtout il le fait mourir, tué dans son palais, en 222 de l'Incarnation. Si l'on compte bien, il a donc été empereur trois ans (de 219 à 222), ce qui ne correspond pas du tout aux huit petits mois de règne dont a bénéficié le fils de Macrin. Ils s'agit donc de deux Antonins différents, raison pour laquelle probablement Jean lui a donné le numéro III. Ainsi donc, pour notre chroniqueur, le premier Antonin aurait été Caracalla, le deuxième aurait été le fils de Macrin et le troisième serait précisément celui dont il expose les réalisations et la mort en II, p. 7.

Cet Antoninus III est présenté comme un ennemi de la Sainte Église : « il assiège et reprend Jérusalem, mettant à mort les chrétiens qu'il y trouve ; il rétablit le paganisme dans toutes les terres de Palestine et de Syrie conquises par Clodas ». Selon Jean, Boèce aurait affirmé, dans la Consolation de la philosophie, que cet empereur aurait fait martyriser plus de chrétiens qu’aucun autre [Nous n'avons pas trouvé la référence]. Ce n'était pas seulement un persécuteur de chrétiens, c'est aussi, toujours selon Jean, quelqu'un de « très débauché ». Et, pour appuyer cette affirmation, Jean signale qu'il « avait épousé sa belle-mère, appelée Juliane ». On a parlé plus haut de cette rumeur, qui, dans notre documentation, on l'a dit, concernait Caligula, un autre Antoninus. Que Jean ait confondu n'est pas pour surprendre, compte tenu du nombre d’Antoninus présents dans ses sources.

Cette dernière précision n'aide évidemment pas le lecteur à mettre un nom sur cet Antoninus III, mais le Myreur lui fournit plusieurs autres indices sur l'identité de cet empereur qui a succédé au groupe Macrin-Diaduménien, qui a régné quelque trois années, qui a mauvaise réputation (persécution de chrétiens et débauché), qui fut tué dans son palais et qui sera remplacé ‒ on va en parler dans un instant ‒ par Sévère Alexandre.

Il doit s'agir de l'empereur mieux connu sous le sobriquet d'Élagabal (Héliogabale). C'est un petit-cousin de Caracalla qui fait donc partie de la « famille » des Sévères et on a parlé de lui dans le volet historique de la succession impériale. Présenté par sa grand-mère comme le fils adultérin de Caracalla, il fut proclamé empereur en avril ou en mai 218 de notre ère, sous le nom de M. Aurelius Antoninus, le nom de son prétendu père. Son armée écrasera celle de Macrin le 8 juin 218, qui sera tué ainsi que son fils. Il règne quatre ans (de 218 à 222 de notre ère).

Quatre années « durant lesquelles il ne cesse de heurter les Romains par sa folie religieuse, ses extravagances, ses excentricités, ses provocations, ses mariages, son mépris pour les institutions ». Jean s'est trompé d'Antonin en accusant Héliogabale d'avoir épousé sa belle-mère (cfr supra). Il aurait pu faire état en matière de moeurs de bien d'autres choses, notamment le sacrilège suprême « d'avoir enlevé et épousé une vestale de 25 ans, tenue par serment à la chasteté la plus absolue ». Et pour aborder la sphère religieuse, Jean aurait pu signaler « sa tentative avortée d'imposer, dès 220, à tout l'Empire un dieu unique, le sien, El Gabal, assimilé au Sol Invictus, dieu solaire déjà adoré dans l'Empire, et d'interdire tous les autres cultes » (Zosso-Zingg, p. 142-143). Est-ce à cela que Jean ferait allusion en présentant Héliogabale comme un grand persécuteur de chrétiens ?

En tout cas, ces quatre années de folie finirent par lasser tout le monde. Les prétoriens se révoltèrent. En mars 222 de notre ère, Héliogabale et sa mère furent décapités et jetés dans le Tibre. Dix jours plus tard, fut proclamé empereur l’autre petit-cousin de Caracalla, M. Aurélius Sévérus Alexandre, davantage connu sous le nom de Sévère Alexandre. C'est à cet événement que fait allusion Jean en II, p. 8 : « Cette année-là [222], dix jours après la mort d’Antoninus, son fils Alexandre [= Sévère Alexandre] fut couronné empereur et régna treize ans, un mois et six jours ». Et Jean, fort intéressé par l'ordre des successions impériales, on l'a vu, notera que cet Alexandre était le XXVe emperere de Romme.

 Cette précision, avouons-le, gêne un peu lorsqu'on se souvient de la matière dont s'était déroulé le règne précédent (le vingt-quatrième, en II, p. 6 et 7) : Macrin avait été nommé empereur principal, et Aurélius, adjoint ; puis à la mort de Macrin qui ne règne qu'un an et trois jours, c'est Antoninus, son fils, qui lui succède comme empereur principal, pendant huit mois et douze jours. Il n'est pas question explicitement d'Aurélius, mais on peut supposer que, dans la pensée de Jean qui aime les couples impériaux, Aurélius est resté son adjoint. Mais, quel que soit le rôle d'Aurélius, pareille reconstitution ne laisse aucune place à Antoninus III / Héliogabale. À la mort de Macrin, c'est lui et non Sévère Alexandre, qui aurait dû être le « vingt-cinquième empereur de Rome » ! À moins de supposer que dans la pensée de Jean, Antoninus III faisait toujours partie du vingt-quatrième règne, en d'autres termes qu'Antoninus III et le fils de l'empereur Macrin ne faisaient qu'un seul et même personnage. Bref il y a là un problème dans la composition du récit, mais seul Jean en aurait la solution.

Quoi qu'il en soit, en II, p. 8, après la mort et le remplacement de l’Antoninus débauché et anti-chrétien, on retrouve une correspondance acceptable entre le récit de Jean et l’histoire authentique. En effet, quel que soit son numéro d'ordre dans la séquence impériale, l’Alexandre de Jean d’Outremeuse, qui prend le pouvoir l'an 222 de l'Incarnation, correspond assez bien au dernier des Sévères, Sévère Alexandre, qui régna de 222 à 235 de notre ère (on songera aux « treize ans, un mois et six jours » du Myreur). Ce qui n'implique pas évidemment une correspondance totale. Ainsi les précisions généalogiques données par le Myreur sont fantaisistes. Sévère Alexandre n'est pas le fils de son prédécesseur, comme l’écrit Jean, mais un petit-cousin de Caracalla, fils de Iulia Mammaea et de Gessius Marcianus.

De ce Sévère qui sera le dernier de sa dynastie, il sera question plus en détail dans le fichier suivant (II, p. 9-17). Disons simplement ici, en nous replaçant dans l'Histoire, qu'il n’avait qu’une quinzaine d’années lorsqu’il prit le pouvoir mais que, bien guidé par sa mère et sa grand-mère, il se replaça dans la tradition sévérienne, faisant oublier les frasques de son prédécesseur. Son règne, on l'a dit, durera treize ans, dans l'Histoire comme dans le Myreur. C'est lors d’une opération contre les Alamans sur le Rhin qu'il sera tué dans sa tente au début de l’année 235 par des mutins, dirigé par un Thrace, Maximin, qui deviendra empereur et ouvrira la crise du IIIème siècle à laquelle mettra fin Dioclétien en 284 de notre ère. Mais c'est une tout autre histoire.

Les pages qui précèdent, consacrées surtout à comprendre la vision que se faisait Jean de la succession des empereurs de Commode à Sévère Alexandre, n'ont que très occasionnellement abordé la question de leurs réalisations, d'ordre familial, institutionnel, militaire, religieux ou autre. Nous évoquerons ci-dessous quelques éléments dont il n'a pas été question jusqu'ici et qui mériteraient peut-être des développements particuliers.

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3. Une réalisation écossaisse de Septime Sévère : le vallum d'Écosse

Nous ne voudrions pas passer sous silence une notice de Jean (Myreur, II, p. 3) traitant d'opérations militaires de Septime Sévère en Écosse et d'un « mur de Septime Sévère ». Elle figure dans ce que nous avons appelé la Geste de Valentin, de Thomas et de Clodas. Bien sûr l'essentiel de ce récit épique relève de la fiction, mais tout n'a pas été inventé. Comme nous l'avons dit dans l'introduction du dernier fichier du Tome 1, la présence active de Septime Sévère en Grande-Bretagne appartient à l'Histoire. L'empereur a réellement organisé une expédition dans ce pays pour mater une agitation de peuples installés près du mur d'Hadrien (= le limes, la frontière romaine) et auxquels s'étaient associés des Calédoniens (= Écossais). Comme nous l'avons dit aussi, il semble que l'intention de Septime Sévère était moins de réprimer l'agitation que d'achever la conquête de l'île. En tout cas, il mourra malade en 211 de notre ère, à York (Eburacum), où était installé son quartier général. Il appartiendra à Caracalla d'achever la guerre et de ramener la frontière au limes.

L'information sur le vallum qu'aurait construit Septime Sévère est très largement présente dans la documentation historiographique, comme le montrent d'autres textes. Voici quelques passages parallèles. Ainsi Orose (VII, 17, 7) : « Après y avoir livré [en Bretagne] d'importants et durs combats, il [Septime Sévère] estima qu'il fallait séparer par un rempart la partie reconquise de l'île du reste des peuples insoumis. C'est pourquoi il traça un grand fossé et un retranchement très solide, renforcé en outre par de nombreuses tours, sur cent trente deux mille pas, de la mer à la mer » ; ainsi Eutrope (VIII, 10) : « La dernière guerre qu'il [Septime Sévère] fit fut en Bretagne, où, pour protéger avec une entière sécurité les provinces reconquises, il fit tracer de la mer à la mer un retranchement (vallum) de trente-deux mille pas » ; ainsi Aurelius Victor, de Caesaribus (XX, 18) : « S'attaquant à une entreprise encore plus considérable [que les guerres contre les Arabes et les Parthhes], après avoir repoussé l'ennemi, il [Septime Sévère] protégea la Bretagne, aussi loin que le pays lui était utile, à l'aide d'un mur qui traversait toute l'île et atteignait à ses deux extrémités les bords de l'Océan » ; ainsi Martin d'Opava (Chronique, p. 448, éd. L. Weiland) : « Sa toute dernière guerre, il la fit en Bretagne. Et pour défendre en toute sécurité les provinces qu'il avait acquises, d'une mer à l'autre il traça un retranchement sur 132 mille pas ».

Certains des textes cités sont plus clairs que les autres et fournissent des chiffres différents. Mais ils vont dans le même sens. il existe toutefois des auteurs, comme « Dion Cassius (LXXVI, 11-15) et Hérodien (III, 14-15) qui racontent en détail la campagne de Bretagne, mais ne parlent pas du retranchement. [En réalité], l'archéologie et l'épigraphie ont prouvé qu'il n'y eut pas de troisième mur distinct de ceux d'Hadrien et d'Antonin, mais seulement des travaux de consolidation et de réfection, avec la construction de nombreux fortins » (P. Dufraigne, Aurélius Victor. Livre des Césars, Paris, 1975, p. 28 pour la traduction et p. 128 pour le commentaire).

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4. Les fantaisies et les frasques d'empereurs

Les lecteurs, quelque peu familiers des sources antiques, auront noté le peu de cas fait par Jean d’Outremeuse des fantaisies et des frasques d’empereurs historiques comme Caracalla et Héliogabale, lesquelles, largement rapportées par les sources antiques, auraient pourtant pu lui fournir nombre de passages riches en détails savoureux ou croustillants.

 

5. Les questions religieuses

Quelques mots pour terminer sur les questions religieuses. La simple lecture des pages du Myreur qui nous occupent a révélé l'importance donnée par le chroniqueur liégeois au facteur religieux. Cette orientation, il est vrai, apparaît nettement moins dans les notices de type annalistique, censées plus « neutres », que dans la section « épique » que nous avons appelée la Geste de Valentin, de Thomas et de Clodas.

Pour se limiter à quelques exemples, on songera aux événements de 206 de l'Incarnation racontés par Jean, lorsque « le roi Thomas de Grande-Bretagne, après avoir rassemblé ses armées, prit la mer et pénétra tout enflammé d’ardeur dans l’empire de Rome, en commençant à le dévaster. Il incendia toute la terre de Calabre et d'Apulie, puis s’en retourna vers Naples. Il assiégea la ville, réussit à s’en emparer, l’incendia et mit à mort les gens, parce qu’ils ne voulurent pas croire en Dieu, ni se faire baptiser (Myreur, II, p. 1-2). Ainsi donc les chrétiens de Grande-Bretagne viennent en bateau attaquer les Romains du sud de l'Italie et tuent ceux qui ne veulent pas croire en Dieu. On voit Septime Sévère hésiter à intervenir, « car il a peur des Bretons ». Il finit par aller à leur rencontre, mais se fit battre et dut s'enfuir. Le roi Thomas envisagea même à ce moment-là d'aller attaquer Rome. Mais ses hommes l'en dissuadèrent et les Bretons rentrèrent chez eux par la mer. Pour se venger, l'empereur martyrisa plusieurs chrétiens. Mais craignant une attaque des Bretons, il traversa la mer et alla renforcer le limes pour empêcher les Bretons de revenir. On est dans l'imagination pure. Pour dire les choses simplement, dans la réalité de l'Histoire, les Bretons ont attaqué les Romains de Grande-Bretagne et Septime Sévère est aller dans l'île les remettre à leur place.

Autre exemple totalement imaginaire, celui des opérations militaires de Clodas, roi chrétien d'Écosse. Il part lui aussi par mer pour aller conquérir Jérusalem, dont il s'empare et fait baptiser la population. Ici encore, Septime Sévère semble se désintéresser de cette attaque des chrétiens contre les Romains. Au grand dam d'ailleurs des sénateurs romains qui finiront par le tuer. Ce seront ses deux successeurs, les empereurs fantômes Dédius et Éphius, qui rassemblèrent leurs armées, prirent la mer jusqu’en Judée, et commencèront à faire des ravages partout où on croyait en Dieu. Clodas et ses chrétiens marchèrent contre les Romains, leur livrèrent bataille, les mirent en déroute et tuèrent même un de leurs empereurs, Éphius. Les Romains durent s’enfuir, remonter sur leurs navires et regagner Rome. Une fois arrivés, ils mirent comme empereur le frère d’Éphius qui s’appelait Sévérus. Dédius et Sévérus à leur tour rassemblèrent leurs armées et se rendirent en Judée. Mais leur opération ne réussit pas : Clodas marcha contre eux avec de nombreuses troupes, les écrasa et, une fois de plus, les Romains durent retourner à Rome. En 217 de l'Incarnation, Clodas, roi de Jérusalem et d’Écosse, conquit même toute la Syrie et la Palestine qu'il fit baptiser. Ces conflits militaires violents entre Chrétiens et Romains relèvent de l'imaginaire.

Il en est de même bien sûr de ce qui, selon Jean, se passa après la mort en 220 de Clodas, roi de Jérusalem et d'Écosse. Cette fois, c'est l'empereur Antoninus, troisième du nom, qui rassemble ses troupes, traverse la mer et assiège Jérusalem, dont les habitants se rendent aussitôt. L’empereur met à mort tous les chrétiens, installe dans la ville un de ses prévôts et rétablit la loi païenne dans toutes les terres de Palestine et de Syrie conquises par Clodas, avant de rentrer à Rome en avril 221.

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C. Les évêques de Tongres entre Materne et Servais

 

Notre chroniqueur ne se limite évidemment pas à présenter les empereurs de Rome. Les problèmes de l'Église également font l'objet de son attention. C'est en particulier le cas des évêques de Tongres. Il a été question de certains d'entre eux dans les derniers fichiers du Tome I et nous allons en retrouver d'autres au début du Tome II, mais le moment est peut-être venu de présenter ici une brève synthèse sur le sujet.

Ainsi, à partir de I, p. 451, le Myreur s'est beaucoup intéressé aux personnages ‒ essentiellement des missionnaires et des évêques ‒ qui contribuèrent à l’évangélisation de la région dont Jean décrit l’histoire (Trèves, Tongres, Cologne). Selon le chroniqueur, cette histoire commence à l’époque où des apôtres et des disciples du Christ furent envoyés de Rome en mission dans le monde.

Jean a ainsi raconté (I, p. 452ss) comment, sous l’empereur Claude, saint Pierre avait envoyé en Germanie trois missionnaires évangélisateurs. Il s'agissait d'Euchaire comme évêque, de Valère comme diacre et de Materne comme sous-diacre. Trèves était leur destination de mission et ils seront l’un après l’autre évêques de cette ville. Dans le fascicule 37 (janvier-juin 2019) des Folia Electronica Classica (FEC), nous avons consacré à la biographie légendaire de ces trois évangélisateurs et aux textes anciens qui les présentent une étude approfondie intitulée « Autour du Materne de Jean d'Outremeuse (Myreur des Histors, I, p. 451-535, passim), ou l'évolution d'un personnage dans l'hagiographie médiévale . Nous y renvoyons le lecteur qui souhaiterait un commentaire détaillé.

Disons simplement ici qu'en ce qui concerne les deux premiers évangélisateurs (Euchaire et Valère), Jean a noté leur influence (I, p. 466) et leurs miracles (I, p. 462), mais du troisième (Materne), c’est surtout sa vie bien remplie et ses extraordinaires réalisations qui ont retenu son attention : de nombreuses pages du Myreur lui ont été consacrées. On songera en particulier à sa résurrection, après quarante jours passés en terre (I, p. 452-453), à ses nombreuses fondations d’églises, à son triple épiscopat (Trèves, Cologne, Tongres), au rôle éminent qu'il joua comme évêque de Tongres, à ses tournées épiscopales dans son diocèse, à ses miracles, à son programme d'évangélisation de la Frise où il est fait prisonnier par les Danois et libéré par un corps expéditionnaire de Tongrois qui le ramène au pays avec un énorme butin.

On se souviendra aussi que Materne était devenu non seulement l'évêque, mais aussi le maître temporel de Tongres, que lui avait cédé le roi Pierre, une sorte de « prince-évêque avant la lettre ». Après lui, il n'y aura plus de roi à Tongres. On se souviendra aussi de sa mort, dont il connaît le jour exact, et de la manière dont se détermina l’endroit de sa sépulture. Il meurt à Cologne, « son âme est emportée par les anges au paradis » mais, trois villes (Trèves, Cologne et Tongres) se disputant l’honneur de pouvoir l’enterrer, on laissa à Dieu le soin de choisir lui-même sa sépulture. Son cadavre fut abandonné dans une barque sur le Rhin sans aucun équipage (I, p. 534-535) : ce sera l’embarcation, remontant le fleuve, à contre-courant qui désignera la ville qui recevra son corps.

Avant de quitter Euchaire, Valère et Materne, précisons encore – il en a aussi été question dans notre article de 2019 – qu'on ne possède aucune information historique valable sur une éventuelle christianisation des régions du Nord à l'époque de Claude et de Néron et qu'en particulier les réalisations que la tradition attribue aux premiers « missionnaires » appartiennent à la légende. Si des personnages du nom d’Euchaire, Valère et Materne ont réellement existé, il faut les situer aux IIIe-IVe siècles de notre ère et se résigner d’ailleurs à ne pas pouvoir affirmer grand-chose d’historique à leur sujet. Encore que ce soit déjà important de penser que Materne – pour ne parler que de lui – pourrait avoir été historiquement le premier évêque de Cologne, mais au IVe siècle.

*

Sur les huit premiers successeurs de ce Materne, la tradition n'est guère prolixe. Le récit d’Hériger, à l'origine de la tradition au Xe siècle, est squelettique. L’abbé de Lobbes déclare ne rien connaître d'eux, attribuant aux destructions des Huns la perte de la documentation existante : « Nous ne connaissons ni leur époque exacte (littéralement les empereurs ou les consuls à l’époque desquels ils ont vécu), ni les circonstances de leur mort, ni la durée de leurs règnes, ni l'endroit de leur sépulture, ni ce que chacun a apporté à son église. Parce que les Huns ont détruit non seulement l’église de la Gaule entière mais aussi toutes les autres, le lecteur ne doit pas nous demander sur eux des données précises. Ce qui est certain, c'est que toutes les églises se sont largement développées au moment où, sur l’empire romain de divine mémoire, prirent le pouvoir Constantin Auguste, puis ses fils Constant et Constance » (Hériger, Gesta, ch. 15, p. 171, éd. R. Koepke). Voilà qui est clair et honnête. Hériger estime ne pouvoir rien dire de sûr sur eux.

Sauf toutefois leurs noms, car il donne le nom de ces évêques censés avoir régné entre Materne et Servais. Le titre du chapitre XV et la glose marginale qui sert de résumé en annoncent huit (octo episcopi) : Navitus, Marcellus, Metropolus, Seuerinus, Florentinus, Martinus, Maximinus, Valentinus. Ils se retrouvent tous « en bonne et due place » dans Ly Myreur où notre traduction française adopte les noms suivants : Navit (I, p. 535 et 579), Marcel (I, p. 579 et 583), Métropole (I, p. 583 et II, p. 3), Séverin (II, p. 3, 6 et 9), Florentin (II, p. 9, 20 et 29), Martin (II, p. 29, 37, 38, 40ss), Maximi(e)n (II, p. 44 et 56), Valentin (II, p. 56, 60 et 63).

Sur chacun d’eux, l’historien des légendes aura intérêt à comparer la version d’Hériger avec celles de ses successeurs, en repérant, quand c’est possible, les additions apportées à la biographie originale. Dans notre introduction à I, p. 535-542, nous avons ainsi montré, à propos de Navit, le premier successeur de saint Materne, comment les informations plus que squelettiques d’Hériger (Xe) avaient été développées par Gilles d’Orval (XIIIe siècle) et comment Jean d’Outremeuse (XIVe), qui avait utilisé Gilles, avait en partie mal traduit son modèle et avait surtout largement complété les informations qu’il y avait trouvées (Myreur, I, p. 550, 551, 555, 561).

Mais en matière de développements apportés par les successeurs à la version d’Hériger, Navit n’est qu’un exemple parmi d’autres, et certainement pas le plus représentatif. Outre Navit, les derniers fichiers du premier Tome du Myreur ont également présenté ses deux successeurs, l’évêque Marcel (I, p. 579, 581 et 583) et l’évêque Métropole (I, p. 583). Jean, dont – soit dit en passant – les intérêts pour la chronologie et pour la généalogie sont bien connus, avait trouvé sur eux des choses à dire pour remplir les cases laissées vides par Hériger.

Ly Myreur signale ainsi que Marcel était « un homme très sage, fils du prince de Namur et de la fille du comte d'Arche, qu'on appelle maintenant Dinant », qu’il sera évêque durant huit ans (I, p. 579), qu’il sera enseveli dans l’Église Notre-Dame de Tongres et qu’il sera par la suite canonisé, « suite aux grands miracles que Dieu faisait par son intermédiaire » (I, p. 583). Métropole, lui aussi, bénéficiera de quelques informations additionnelles : c’était un clerc très sage et très vaillant, de sang noble, fils du duc de Lorraine Métropolin et de la fille du roi de Hongrie, nommée Edua. Il fut en poste pendant neuf ans (I, p. 583).

Au dossier de Marcel, on pourrait ajouter un autre élément. C’est un détail fort caractéristique de l’importance que Jean veut donner aux évêques de Tongres et qui a été développé dans notre introduction à Myreur, I, p. 579-586. Il concerne une réunion importante passée dans l'histoire sous le nom de « Concile de Palestine » et qui avait débattu de la fixation de la date de Pâques. Il faut préciser que sur ce motif précis, Jean (I, p. 581) utilise une de ses sources favorites, à savoir la Chronique de Martin d’Opava.

En fait il se trompe en recopiant son modèle, localisant la réunion en la citeit de Alixande en Egypte là où Martin écrit avec raison in Alexandria Palestin[a]e (p. 412, éd. Weiland). Mais l’essentiel pour nous n’est pas là. Elle vise la liste des participants.

Martin cite le pape Victor, Narcisse le patriarche de Jérusalem, Théophile évêque de Césarée et Irénée, évêque de Lyon. La liste de Jean est un peu différente : il transforme le nom du patriarche Narcisse de Jérusalem en Marchises et conserve les noms des autres participants, mais ajoute un nom, celui de l'évêque Marcel de Tongres, qui venait de succéder à Navitus. Cette addition traduit, une fois de plus, le chauvinisme un peu naïf de notre chroniqueur. Tongres ne pouvait être absente à cette réunion : son évêque devait être mis sur le même pied que les patriarches de Rome, de Jérusalem, de Césarée et de Lyon. Pour rappel, selon Jean d'Outremeuse, à l'époque de sa fondation déjà, Tongres comptait parmi les trois plus grandes villes du monde : il y avait en effet Rome, Carthage et... Tongres. Et des trois, ajoutera notre chroniqueur, « c'était même la plus belle » (I, p. 190).

Après Métropole, quatrième évêque de Tongres, viendra Séverin dont la généalogie, comme celle de ses prédécesseurs directs, est assez impressionnante : « fils d’un prince sénateur, originaire de Tongres, qui était né de Mézonne, fille du comte de Louvain, et qui se nommait aussi Mézonne Antiste ; c’est pourquoi Séverin était nommé aussi Séverin Antiste ; il régna durant dix-huit ans » (II, p. 3). La caractéristique que lui prête Jean fut celle de constructeur d’églises : « une église à Tongres en l’honneur de saint Materne, où il installa vingt-deux chanoines réguliers » (II, p. 5), et une autre, à Tongres toujours, « en l’honneur de sainte Vérone, où y installa des moines cloîtrés grecs » (II, p. 7). À sa mort, il sera enseveli dans l’église Saint-Materne, qu’il avait fondée (II, p. 9).

Il fut remplacé par Florentin, sixième évêque de Tongres, dont la généalogie n’est pas citée, mais dont le règne fut particulièrement long, quarante-et-un ans. Jean en fait état à trois reprises (II, p. 9, 20 et 29).

Viendront alors Martin et Maximien, septième et huitième évêques de Tongres, que nous rencontrerons dans le fichier consacré aux p. 37-51, où Jean leur fera jouer un rôle politique, militaire et religieux beaucoup plus important.

Pour dire les choses en quelques mots, l'historicité de ces successeurs de Materne pose de très gros problèmes. Ils pourraient même être purement légendaires. Ce n'est pas tout à fait le cas pour saint Servais, le neuvième successeur de Materne, qui semble relever de l'Histoire. Il passe pour avoir été « le premier évêque attesté de la Civitas Tungrorum, district romain qui allait de la Toxandrie jusqu’à l’Ardenne », disons le premier évêque de Tongres, né vers 300 et mort à Tongres en 384. Mais si on peut croire à l'existence du personnage, la biographie qu'on trouve sur lui dans les sources est très largement légendaire. Jean la racontera longuement dans son Myreur en la divisant pour l'essentiel en trois blocs compacts correspondant aux empereurs régnants : II, p. 63-67 (sous Constantin) ; II, p. 89-94 (sous Gratien) ; II, p. 96-99 (sous Théodose), plus quelques notices isolées (par exemple II, p. 75, sous Constance).

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D. La papauté

 

Le présent fichier (II, p. 1-9) fait mention de trois papes :

* Zéphyrin (16e, 199-217 de notre ère, successeur du pape Victor) : II, p. 1, pour sa consécration ; II, p. 3 et 6, pour ses ordonnances ; II, p. 6, pour sa mort,

* Calixte (17e, 217-222 de notre ère) : II, p. 6, pour sa consécration ; II, p. 7, pour ses ordonnances, ses réalisations et son martyre,

* Urbain (18e, 222-230 de notre ère) : II, p. 8, pour sa consécration et ses réalisations.

Pour leur présentation, Jean pourrait s'être inspiré de la Chronique de Martin (p. 412-413, éd. L. Weiland, 1872). Cfr aussi le Liber Pontificalis, p. 20-23, éd. Th. Mommsen, 1898.

 


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