Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 95b-104aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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 DOSSIERS de lecture - D13

 

L'histoire de saint servais évêque de Tongres - troisième et dernière partie (Myreur, II, p. 96-99)

 

Début du règne de Théodose (388 de l'Incarnation) et années postérieures

 


 

 

Plan

1. La sépulture de saint Servais et les églises Saint-Servais

2. La clé de Saint-Servais, son histoire et ses pouvoirs

3. Appendice : les autres mentions de saint Servais dans le Myreur

            Et dans la Geste de Liege, où en parler ?

 


 

 

On sait que Jean d'Outremeuse a traité de saint Servais dans plusieurs passages de son Myreur, qu'il s'agisse de blocs assez compacts ou de notices isolées. Ils se trouvent aux p. 63-67, à la p. 75, aux p. 89-94 et aux p. 96-99. Il nous reste à commenter ce dernier bloc, que Jean, sans trop se soucier de la chronologie, a placé dans le récit des événements de l'époque de Gratien. Nos observations porteront d'abord sur la sépulture du saint et sur les différents monuments qui l'ont accueillie, ensuite sur la clé de Saint-Servais, sur son histoire et ses pouvoirs. Elles seront suivies d'un Appendice, qui présentera quelques autres notices dispersées dans le Myreur, qui traitent de saint Servais et qui n'ont pas encore été analysées jusqu'ici.

 

1. La sépulture de saint Servais et les églises Saint-Servais

 

Chez Grégoire de Tours. Pour une bonne partie de la tradition hagiographique, Jean d'Outremeuse compris, Servais a été enseveli à Maastricht, dans la crypte de l'église Saint-Pierre construite jadis par Materne, « près du rempart de la ville ». Gilles d'Orval (D11-7) parle même explicitement de son sarcophage. Cette localisation cadre relativement bien avec l'information de Grégoire de Tours au chapitre 71 de son Livre des Confesseurs (p. 340, éd. B. Krusch), selon laquelle Servais aurait été enterré ‒ dit-on (refertur) ‒ « près du pont du rempart de la ville » (iuxta ipsum pontem ageris publici). Mais, comme on va le voir, Grégoire, à la différence des auteurs plus récents que lui, ne parle ni d'église, ni de crypte.

En effet, le phénomène météorologique remarquable, pour ne pas dire miraculeux, qui se manifeste selon lui sur la tombe du saint, ne se concevrait pas dans le cas d'un monument placé à l'intérieur d'un édifice :

Même lorsque la neige tombait autour de sa sépulture, elle ne mouillait jamais le marbre qui était posé sur elle. Et lorsque, en période de froid intense, la zone voisine était figée par le gel, la tombe n’était nulle part atteinte. Cela donne à entendre que le défunt était un véritable Israélite. Pour eux en effet, les murs d’eaux [comprenez : entre lesquels ils étaient censés passer lors de la traversée de la mer Rouge] n’étaient pas dangereux mais salutaires. La neige qui tombait autour de la tombe de ce juste ne l’humidifiait pas, mais l’honorait. On pouvait voir des montagnes de neige s’élever tout autour, sans jamais atteindre les bords du monument. Ne nous étonnons pas que la terre soit couverte de neige ; étonnons-nous qu’elle n’ait pas osé toucher à la tombe du bienheureux (trad. personnelle).

On laissera de côté les conclusions sur l'origine juive de Servais que Grégoire tire du phénomène pour ne retenir que l'élément essentiel pour nous : la tombe du saint ne se trouvait pas à l'intérieur d'une église, et surtout pas dans une crypte, mais à l'extérieur, à l'air libre. La suite du texte montre clairement qu'il ne s'agissait pas d'un monument funéraire important :

Plusieurs fois la dévotion et le zèle des fidèles avaient construit une chapelle en planches de bois rabotées mais aussitôt elle était emportée par le vent ou s'écroulait d'elle-même. Je crois que cela arrivait pour que vînt quelqu'un qui construisît, en l'honneur du glorieux évêque, un édifice digne de lui. [Et effectivement], le temps passant, l'évêque Monulphe bâtit dans cette ville un grand temple en l'honneur de saint Servais, l'agença et l'orna. Le corps y fut transféré avec beaucoup de zèle et de vénération et maintenant, il est riche en puissants pouvoirs miraculeux. (trad., un peu adaptée, de N. Gauthier, A-t-on conservé l'épitaphe de saint Servais de Tongres ?, dans Revue du Nord, t. 269, 1986, p. 502).

Ainsi, selon Grégoire, l'évêque Monulphe, qui a régné comme onzième successeur de saint Servais dans la seconde moitié du VIe siècle, a remplacé la petite chapelle en bois qui abritait la tombe à Maastricht par un « grand temple » (templum magnum), construit en l'honneur du saint et où le corps de ce dernier fut transféré. On peut imaginer une église en pierre, considérée comme assez importante (magnum) pour l'époque.

Chez Jean d'Outremeuse. Le curieux phénomène météorologique, évoqué par Grégoire, est également signalé dans la section du Myreur consacrée à l'évêque Monulphe (II, p. 236). Situons le texte. Après un voyage à Metz, où il avait participé à un concile, l'évêque Domitien, prédécesseur direct de Monulphe, est rentré à Maastricht. Il se rend à plusieurs reprises sur la tombe de saint Servais, et, à chaque fois, elle apparaît miraculeusement protégée de la neige, de la pluie et de la grêle, qui tombe pourtant en abondance autour d’elle :

Chu fait, retournat Domitian à Treit, si commenchat à visenteir et frequenteir le sepulcre sains Servais ; mais tant de fois, quant de fois ilh aloit à cheli oratoir où sains Servais gisoit, n’y chaioit desus le oratoir nyve, ploive ne grisel, et en chaioit bien XX piés en sus.

Cela fait, Domitien retourna à Maastricht. Il se mit à visiter souvent la tombe de saint Servais. Mais chaque fois qu'il allait à l'oratoire où gisait saint Servais, alors qu'il tombait bien 20 pieds de neige ailleurs, sur l'oratoire même il ne tombait rien, ni neige, ni pluie, ni grêle.

On en retiendra qu'à l'époque de Domitien, prédécesseur de Monulphe, le monument funéraire de Servais était encore à ciel ouvert.

Un autre passage du Myreur, où il est cette fois question de Monulphe lui-même (II, p. 252-253), présente également beaucoup d'intérêt. En l'an 556 de l'Incarnation, Monulphe demande au roi d'Austrie et de Neustrie ce que nous appelerions un « permis d'urbanisme » : il veut abattre une église existant à Maastricht pour la remplacer par une construction plus grande, qui serait richement dotée, qui serait dédiée à saint Barthélemy et qui recevrait le corps de saint Servais :

Sour l’an Vc et LVI impetrat à roy d’Austrie et de Neustrie, qui oit nom Herbier, ly evesque de Tongre Monulphe, privilege del porfaire une engliese à Treit, qui devant estoit faite ; et le fist abatre et le redifiat plus grant asseis, et y mist XL canoynes nobles, et le dedicasat en l’honeur de sains Bertremeir. Si fist mettre le corps sains Servais en une capse, dedens le crote deldit engliese, et y donnat grandes rentes des rentes que sains Domitiain avoit reconquesteit. Et deveis savoir que sains Servais avoit jut en l’engliese Sains-Pire à Treit cent et LXIX ans. Enssi fut faite li engliese Sains-Servais à Treit, l’an Vc et LVII le IXe jour de mois de jule.

En l'an 556, Monulphe, l'évêque de Tongres, demanda à Herbert, roi d'Austrie et de Neustrie, l'autorisation de restaurer à Maastricht une église préexistante. Il la fit abattre et la reconstruisit beaucoup plus grande. Il y installa 40 chanoines nobles et la dédicaça en l'honneur de saint Barthélemy. Il fit mettre le corps de saint Servais dans un sarcophage qui fut placé dans la crypte de ladite église. Il la dota de revenus importants sur les sommes que Domitien avait récupérées. Vous devez savoir que saint Servais était resté dans l'église Saint-Pierre de Maastricht pendant 169 ans. Ainsi fut construite à Maastricht, l'an 9 juillet 557, l'église [qui deviendra plus tard celle] de Saint-Servais.

En fait, la formulation utilisée par Jean dans sa dernière phrase est ambiguë et notre traduction française a essayé de la lever. L'église construite par Monulphe à Maastricht en 556-557 ne recevra que beaucoup plus tard (en 1012) le nom d'église Saint-Servais. Comme le dit d'ailleurs explicitement le passage de Jean, Monulphe avait dédié à saint Barthélemy l'église qu'il venait de construire. Quelques pages plus loin (en II, p. 266-267), il précisera la chose en signalant la mort et l'ensevelissement de l'évêque Monulphe en 578 : A cel temps estoit mort, sor l'an Vc LXXVIII, ly evesque de Tongre, Monulphe, et estoit ensevelis en l'engliese Sains-Bertremeir à Treit, que ons nomme maintenant Sains-Servais. Monulphe, mort en 578, fut enseveli dans l'église qu'il avait construite à Maastricht, l'église Saint-Barthélemy, « qu'on appelle aujourd'hui église Saint-Servais ». On comprend ce qui s'est passé : Jean a tout simplement utilisé l'appellation courante à l'époque où il écrivait.

Mais n'abandonnons pas trop vite cette église Saint-Barthélemy de Maastricht, construite par l'évêque Monulphe. Jean en reparle en II, p. 284-285, à propos précisément de saint Servais. Il nous apprend en effet qu'en l'an 604 de l'Incarnation, sous le pontificat de Boniface III, les chanoines de cette église, qui abritait, rappelons-le, le corps de saint Servais depuis sa construction, demandèrent à l’évêque de l'époque, Jean Lagneau, de pouvoir disposer d’un emblème (ensengne) pour leur église, qui était l’église cathédrale de l’évêché de Tongres. Une partie d’entre eux envisageait une clé qui rappellerait celle que saint Pierre avait donnée à saint Servais ; une autre voulait un aigle en or, en souvenir du miracle de l'aigle qui avait permis à saint Servais en route vers Rome d’être délivré des Huns, un épisode que nous avons évoqué ailleurs (D11-5). L'évêque pencha pour la seconde formule, écrivant aux chanoines : al dessus del comble de vostre engliese, en droit signe vos mettereis une aigle d’or.

Jean reviendra sur cette église de Maastricht beaucoup plus loin encore, dans le Myreur (IV, p. 187-188). Il y expliquera pourquoi elle a changé de nom et est devenue l'église Saint-Servais. Nous sommes, dans la chronologie de Jean, en l'an 1012 de l'Incarnation :

Cette année-là, Godescalce, prévôt de Liège, cherche à fonder une église à Liège. Il a l’intention de la dédicacer à saint Barthélemy, mais il change d’avis et décide de la consacrer à saint Servais, lorsqu’il découvre que l’emplacement choisi abritait déjà une petite chapelle, fondée en l’honneur de ce saint, ainsi qu’un cloître et des sépultures. Le prévôt bâtit son église en l’honneur de saint Servais sur l’ensemble, y installe douze chanoines et la dote richement.

L’évêque de l'époque, Baldéric [II de Looz, prince-évêque de 1008 à 1018] apprend que quand Monulphe, son prédécesseur de Tongres, avait fondé l’église Saint-Servais de Maastricht, il l’avait dédiée à saint Barthélemy, alors que le corps de saint Servais en occupait la crypte. Il apprend aussi que le chapitre de Maastricht souhaitait depuis longtemps changer le patron de son église. Baldéric convoqua les intéressés et les mit d’accord : saint Servais deviendra le patron de l’église de Maastricht et saint Barthélemy celui de l’église de Liège (cfr aussi G.L., III, 471).

Résumons. Selon Jean d'Outremeuse, saint Servais, mort en 388 de l'Incarnation, est enseveli dans l'église Saint-Pierre de Maastricht, fondée par Materne. Son corps y reste 169 ans, jusqu'au moment où il est transféré dans la crypte de l'église Saint-Barthélemy de Maastricht, une église fort importante et richement dotée, construite par Monulphe et terminée en juillet 557. En 1012 de l'Incarnation, l'église Saint-Barthélemy de Maastricht change de nom et devient l'église Saint-Servais de Maastricht, l'ancêtre de l'actuelle Basilique Saint-Servais de Maastricht, dont la crypte abrite toujours le sarcophage du saint. Saint Barthélemy devient alors le patron de l'église que le prévôt Godescalde envisage de construire à Liège sur l'emplacement d'une ancienne église qui s'avère avoir été érigée en l'honneur de saint Servais. La construction du prévôt deviendra l'actuelle Collégiale Saint-Barthélemy, qui fut brillamment restaurée en 2006. L'histoire de ces fondations d'églises et de la permutation de leurs saints patrons est peut-être un peu compliquée. Nous avons en tout cas essayé de résumer au mieux la vision de Jean d'Outremeuse, sans faire intervenir ici les réalités archéologiques.

Mais en voilà assez sur le sort de la sépulture de saint Servais. Passons à un autre motif, plus important et probablement aussi plus intéressant, celui de la clé de Saint-Servais, de son sort et de ses pouvoirs.

 

 

2. La clé de saint Servais, son histoire et ses pouvoirs

 

Il s'agit de la fameuse clé (cfr D11-4), censée avoir été offerte par saint Pierre à Servais lors de son voyage à Rome et que l'évêque de Tongres avait ramenée avec lui. Absente chez Grégoire de Tours et chez Hériger de Lobbes, elle n'est apparue dans la tradition qu'avec le prêtre Jocundus, au XIe siècle. Transportée à Maastricht avec le trésor et les objets sacrés qu'il fallait mettre à l'abri, elle devait donc se trouver dans cette ville à la mort du saint, dans le bâtiment qui abritait son corps. Voyons ce qu'elle devient chez Gilles d'Orval et chez Jean d'Outremeuse.

Gilles d'Orval. Après avoir enregistré dans ses Gesta la mort de Servais, Gilles fait état de l'endroit où se trouve cette clé (I, 28, p. 24 ; éd. Heller) : Reservatur in prefato monasterio, ubi corpore requiescit beatus Servatius, clavis illa, quam ab apostolo Petro accepit, dum oraret apud Deum pro imminenti excidio Galliarum. Puis, immédiatement après cette précision, il aborde la question des pouvoirs de cette clé.

Elle avait, selon lui, un pouvoir particulier, largement connu (dinoscitur) et qui ‒ c'est nous qui soulignons la chose ‒ n'avait rien à voir avec l'ouverture ou la fermeture du Paradis, dont il avait occasionnellement été question précédemment. En fait, elle protégeait les champs et s'était même révélée un « pesticide » particulièrement efficace. Ainsi, lorsqu'un champ était victime d'une invasion de mulots (soricum pestis) ou d'une quelconque maladie qui attaquait les récoltes, il suffisait de l'y promener pour éliminer complètement le mal. « Peuvent en témoigner, les clercs qui l'ont ainsi transportée dans les champs de Hesbaye, de Toxandrie ou de Saxe. Là où ils étaient passés, on a trouvé des tas de mulots morts ». Gilles évoque bien un champ d'action géographiquement très large (la Hesbaye, la Toxandrie, la Saxe), mais il ne donne aucun exemple concret, passant directement à l'histoire ‒ assez mouvementée ‒ de la clé.

C'est qu'elle fut volée une nuit en même temps que tout le trésor de l'église de Maastricht. Les clercs en furent fort affectés, plus par la perte de la clé que par celle du trésor, précise Gilles. Ils invoquent le Seigneur, s'imposent un jeûne de trois jours et la récitation solennelle de litanies. C'est cette dernière mesure qui leur sera le plus utile, on va le voir. En effet, lorsqu'ils processionnent assez loin de chez eux en chantant les litanies, ils aperçoivent à une certaine distance un très grand nombre d'oiseaux installés sur un arbuste. Dieu leur fournissait ainsi un indice. En fait, les voleurs, au cours de leur fuite, avaient pris peur. Ils n'avaient conservé avec eux qu'une partie du trésor et enterré le reste, dont la clé, dans une fosse qu'ils avaient creusée sous l'arbuste. Les clercs retournèrent le sol, tombèrent sur la clé, mais elle était cassée en deux.

Ils consultèrent les spécialistes, mais aucun des artisans auxquels ils s'adressèrent ne réussit à la réparer. Tous étaient tristes et tourmentés, ne sachant que faire. C'est alors que le bienheureux Servais, leur patron, apparut à l'un d'entre eux pour lui expliquer que ce qui n'était pas oeuvre d'homme ne pourrait pas être réparé par un homme : là où échouait le talent humain, il fallait faire appel à Dieu. Ayant compris le message, les clercs déposèrent la clé sur l'autel au coucher du soleil et, le lendemain matin, lorsqu'ils se levèrent pour les offices, ils la trouvèrent intacte. Ils rendirent grâces à Dieu et au bienheureux Servais, qui avait servi d'intermédiaire.

Tel est, à peine résumé, le récit de Gilles. Lequel termine en recommandant à ceux qui souhaitent connaître les autres miracles que Dieu a accomplis par l'intermédiaire de Servais dans l'église où celui-ci repose, de relire le livre des miracles de saint Servais (librum miraculorum eius relegat). Il livre ainsi sa source qui ne peut être que Jocundus. Il n'est toutefois pas question de ce récit ni dans la Vita sancti Servatii de Jocundus (éd. P. Boeren, 1972), ni dans le livre des Miracula sancti Servatii (l'ancien Iocundi Translatio S. Servatii). Probablement figure-t-il dans l'édition des Gesta Sancti Servatii, publiés par Fr. Wilhelm, Sanct Servatius oder Wie das erste Reis in deutscher Zunge geimpft wurde, Munich, 1910 (p. 3-147) (LLN : 2 B 1632]. [à voir].

Jean d'Outremeuse. Il est certain que Jean d'Outremeuse s'est inspiré du texte de Gilles (ou de la source de celui-ci). En II, p. 96, Jean précise d'abord la localisation de la clé et du corps de saint Servais. « Vous devez savoir que la clé d’argent que saint Pierre donna à saint Servais quand il était à Rome, resta dans la dite église avec le reste du trésor. Mais plus tard, l'ensemble la clé, le trésor et le corps de saint Servais fut transporté de là dans la crypte de l’église que saint Monulphe, évêque, fonda, à Maastricht même, en l’honneur de saint Barthélemy. C’est dans cette église que la clé est très soigneusement gardée ».

Le chroniqueur liégeois, comme Gilles, évoque ensuite le pouvoir de la clé, en des termes un peu différents de ceux de Gilles, mais on peut penser qu'il s'est inspiré de lui : « Vous devez aussi savoir, écrit-il, que cette clé a une telle puissance que si on la prend pour la porter dans les champs au moment où les semences poussent dans les terres labourées, les cultures que le porteur de la clé entourera d’un cercle seront protégées une année entière de toute vermine, coup de foudre et tempête. Cela a été expérimenté plusieurs fois. Sachez aussi, ce dont témoignent plusieurs clercs et chanoines de la dite église, qu’on a porté plusieurs fois cette clé jusqu’en Hesbaye et en Saxe, pour des raisons imposées par la tempête ».

On constate que, par rapport à l'énumération de Gilles, Jean a laissé tomber la Toxandrie. Mais avant de passer, comme Gilles, à l'histoire de la clé (volée, retrouvée, abîmée, réparée), il entend manifestement fournir des exemples précis et des témoignages concrets de sa puissance, ce que Gilles n'avait pas fait. Il développe alors en détail deux histoires.

La première s'est déroulée en Saxe « longtemps après la mort de saint Servais », au mois de mai. Elle met en scène un seigneur appelé Hyrcan et impressionne par l'importance des dégâts occasionnés aux cultures et par la somptuosité du cérémonial : Hyrcan est venu de Saxe à Maastricht avec onze chevaliers ; six chanoines en habits de culte se sont rendus en Saxe pour escorter la clé. Jean ne donne pas avec précision sa source : il dit simplement, sans livrer de nom, avoir pris ce récit parmi une série d'autres, tous certifiés authentiques. Il n'est pas fait mention de Jocundus.

La seconde histoire est en rapport direct avec Maastricht. Elle a l'avantage de signaler avec clarté l'existence dans la région d'une coutume précise impliquant cette clé : « Chaque année, en mars, on avait l’habitude de la porter autour de Maastricht ; on la mouillait dans de l’eau bénite et on aspergeait les terres avec cette eau. Grâce à cela, aucun mal ne pouvait les atteindre ». L'autre partie du message entend montrer ce qui peut arriver à un mécréant, en l'occurrence une mécréante. Et l'exemple retenu, à la fois concret et local, met en cause Dame Andelis, veuve du chevalier Amans, propriétaire d'une terre « maintenant nommée Fauquemont » (= Valkenburg, au sud de la province néerlandaise de Limbourg). Vers 600, cette dame refuse le passage de la clé de saint Servais sur ses terres, lesquelles seront détruites par la foudre. Comprenant son erreur, elle implore le pardon du saint et obtient que la clé repasse dans ses champs, lesquels retrouvent leur belle apparence. Dans le cas présent, Jean n'a laissé aucun indice qui orienterait vers une source précise. On a l'impression de se trouver devant un récit local. Ici aussi, il ne semble pas exister de passage parallèle dans l'oeuvre conservée de Jocundus. Mais il me faudrait explorer soigneusement les Miracula/Gesta de Jocundus (éd. Fr. Wilhelm, 1910).

C'est seulement après avoir développé ces deux récits que Jean d'Outremeuse reprend l'histoire de la clé en en donnant un récit très proche de celui qu'on lit chez Gilles. Il ne semble pas utile de les confronter soigneusement.

 

3. Appendice : Quelques autres mentions de saint Servais dans le Myreur

 

Il nous reste à évoquer, un peu dans le désordre, plusieurs notices du Myreur, dispersées dans l'oeuvre et que nous n'avons pas analysées jusqu'ici. Elles n'ont pas toutes le même intérêt, mais nous souhaitons être aussi complet que possible.

 

Quid ‒ sur un plan plus général ‒ du rôle des reliques dans la protection des champs (Les Rogations, par exemple) ?

À ne pas perdre de vue les aspects "météorologiques" du troisième et dernier "saint de glace" qu'est saint Servais ? Et de tous les autres secteurs dans lesquels il peut assurer une protection (cfr Hamblenne) ? Ne pas oublier de le mettre en rapport (ici ou de préférence plus haut déjà) avec la série des Saints de Glace dont il ferme la marche (Mamert, Pancrace, Servais) et avec l'évêque Mamert de Vienne (France) qui instaure les Rogations qui précèdent l'Ascension (II, p. 168). Le rapport de saint Servais avec le temps est-il médiéval ? moderne ?

Je n'ai pas rencontré jusqu'ici de témoignages autres que ceux de JOM (II, p. 96ss, not. Fauquemont) sur les utilisations de cette clé.
 

a. Des livres et des documents divers amenés de Tongres à Maastricht par saint Servais : Le Myreur, II, p. 235, mentionne des livres et des documents divers qui se trouvaient dans le trésor amené de Tongres à Maastricht par saint Servais. Ils furent consultés et utilisés par l'évêque Domitien pour défendre ses intérêts financiers lors d'un concile qui se tint à Metz en 538 de l'Incarnation. Saint Domitien raconte notamment qu’il avait trouvé dans le trésor de l’église de Maastricht pluseurs libres qui encors estoient enssi com sains Servais les avoit fait aporteit awec ly de Tongre, devant la destruction de lée. Le texte est fort explicite : dois escrins fereis de fier tous plains de libres ; et trovat mult de lettres saielées de différents hauts personnages.

b. L'élévation par saint Hubert du corps de saint Servais : Une autre notice du Myreur (II, p. 432) signale en l'an 713 de l'Incarnation l'élévation par saint Hubert du corps de saint Servais : Item, l’an VIIc et XIII relevat sains Hubert le corps sains Servais en plus hault lieu qu’il n’estoit en devant. Normalement l'expression élévation désigne une cérémonie solennelle au cours de laquelle le corps du saint est exposé à la vénération des fidèles dans un sarcophage ou une châsse. Cette exposition peut aussi avoir lieu dans un reliquaire s'il s'agit de parties de son corps ou d'objets en lien avec lui. Une cérémonie particulière a donc été organisée à cette date-là en l'honneur de saint Servais.

 

c. Saint Servais et la colline du Publémont. En ce qui concerne les églises construites en l'honneur de saint Servais, nos observations précédentes ont envisagé d'une part l'église Saint-Servais de Maastricht, d'abord dédiée à saint Bartlémemy (IV, p. 187-188) et d'autre part, pour Liège cette fois (IV, p. 187), une vieille chapelle à saint Servais, remplacée à l'époque du prévôt Godescalde (tout début XIe siècle) par une église qui deviendra Saint-Berthélemy. Mais nous n'avons rien dit encore des liens qui unissaient Servais à la colline du Publémont et qui figurent  dans le tome IV du Myreur (p. 106-107).

Jean y raconte la fondation en 940 sur le Publémont par l'évêque Richer/Rocaire et en l'honneur de saint Servais d'une église qui deviendra la seconde église paroissiale de la ville, defors Liege, tout parmi Ripereuse. Selon notre chroniqueur, Ricaire, qui aimait bien les documents anciens, y avait appris qu'il existait jadis dans les bois de cette colline une petite chapelle fondée par saint Materne, en l'honneur de saint Pierre apôtre et que saint Servais aimait fréquenter. Un jour qu'il passait par là, une intuition divine lui apprit qu'un de ses successeurs fonderait une église en son honneur là où s'élevait la chapelle. Alors, de son bâton pastoral, Servais marqua le sol d'un signe de croix à l'endroit où il était en train de se reposer, sous un grand chêne un peu en contrebas de la chapelle. Ce geste donnera naissance à une fontaine miraculeuse ‒ la Fontaine Saint-Servais ‒ dont l'eau, qui guérissait les malades, descendait sous la forme d'un ris jusques ale rivirelete de Liege qui coroit al desouz jusqu'à l'endroit où se trouvera plus tard le marché de Liège (la ville n'existait pas encore). L'évêque Ricaire comprit que c'était lui le successeur auquel songeait Servais. D'où sa décision.

 

d. Les deux pouvoirs à Maastricht. On retrouvera beaucoup plus loin, en V, p. 525-528, la question des deux pouvoirs à Maastricht (les II sangnours), l'évêque de Liège et le duc de Brabant, qui provoqua de grosses tensions en 1297. En V, p. 525, Jean renverra expressis verbis (enssi que j'ay dit) à la notice de II, p. 67.

 

Ne pas oublier d'abord le récit de la destruction de Tongres par les Huns (II, p. 115 et p. 117-119), ensuite les considérations de Jean sur la destruction de Tongres et sur le caractère des Tongrois (II, p. 121-122)

 


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