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Métamorphoses d'Ovide : Avant-Propos - Notices - Livre XII (Plan) - Hypertexte louvaniste - Iconographie ovidienne - Page précédente - Page suivante


OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE XII

[Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008]

 

Lapithes et Centaures (I) : (12, 146-459)

 

Festin chez Achille : introduction aux récits de Nestor (12, 146-188)

Après les premiers combats devant Troie, les deux camps observent une trève, durant laquelle Achille offre un sacrifice à Pallas. Le banquet sacrificiel se prolonge en entretiens sur la vertu guerrière, les convives évoquant principalement la récente victoire d'Achille sur l'invulnérable Cygnus. (12, 146-167)

Nestor mentionne alors un cas d'invulnérabilité comparable, celui de Cénée, du pays des Lapithes. Précisant que ce Cénée avait jadis été une femme, le vieux Nestor excite la curiosité générale, et on le prie de raconter cette histoire du temps lointain de sa jeunesse, quelque deux siècles plus tôt. (12, 168-188)

  Hic labor, haec requiem multorum pugna dierum

attulit et positis pars utraque substitit armis.

Dumque uigil Phrygios seruat custodia muros,

et uigil Argolicas seruat custodia fossas,
 
L'épreuve de ce combat fut suivie d'un repos de plusieurs jours :

les deux camps déposèrent les armes et le conflit s'interrompit.

Une garde vigilante protège les murs des Phrygiens,

et une garde vigilante protège les tranchées des Argiens,
 

12, 150

festa dies aderat, qua Cycni uictor Achilles

Pallada mactatae placabat sanguine uaccae.

Cuius ut imposuit prosecta calentibus aris

et dis acceptus penetrauit in aethera nidor,

sacra tulere suam, pars est data cetera mensis.
 
quand arriva le jour de la fête où Achille, vainqueur de Cygnus,

voulut se concilier Pallas avec le sang d'une génisse qu'il avait immolée.

Quand il eut posé sur les flammes des autels les morceaux de chair,

et que leur fumet, agréé par les dieux, eut pénétré dans l'éther,

les officiants prirent la part du sacrifice, et le reste fut servi sur les tables.
 
12, 155 Discubuere toris proceres et corpora tosta

carne replent uinoque leuant curasque sitimque.

Non illos citharae, non illos carmina uocum

longaue multifori delectat tibia buxi,

sed noctem sermone trahunt, uirtusque loquendi
 
Les chefs s'installent sur des lits, se gavent de viandes rôties

et cherchent à oublier dans le vin leurs soucis et leur soif.

Ces hommes ne se délectent ni de cithares, ni de poèmes et de chants,

pas plus que de la longue flûte de buis aux multiples trous.

Ils passent la nuit à converser, et le sujet de leurs entretiens 
 

12, 160

materia est ; pugnas referunt hostisque suasque,

inque uices adita atque exhausta pericula saepe

commemorare iuuat ; quid enim loqueretur Achilles,

aut quid apud magnum potius loquerentur Achillem ?

Proxima praecipue domito uictoria Cygno
 

c'est la vertu guerrière ; ils évoquent leurs combats et ceux de l'ennemi,

se plaisant à rappeler tour à tour les dangers qu'ils ont rencontrés

et surmontés ; de quoi en effet aurait pu parler Achille,

ou plutôt de quoi aurait-on pu parler chez le grand Achille ?

Sa toute récente victoire sur Cygnus dont il avait triomphé
 

12, 165 in sermone fuit : uisum mirabile cunctis,

quod iuueni corpus nullo penetrabile telo

inuictumque a uulnere erat ferrumque terebat.


Hoc ipse Aeacides, hoc mirabantur Achiui,

cum sic Nestor ait : 
« Vestro fuit unicus aeuo
 
fut au centre de la conversation : tous trouvaient miraculeux

que le corps du jeune homme soit resté impénétrable à tous les traits,

intact de toute blessure, et capable d'émousser une pique de fer.


L'Éacide aussi s'en étonnait, tout autant que les Achéens,

quand Nestor dit ainsi :
« De votre génération, le seul être
 

12, 170

contemptor ferri nulloque forabilis ictu

Cygnus. At ipse olim patientem uulnera mille

corpore non laeso Perrhaebum Caenea uidi,

Caenea Perrhaebum, qui factis inclitus Othryn

incoluit ; quoque id mirum magis esset in illo,
 

apte à mépriser le fer et à rester impénétrable à tous les traits,

ce fut Cygnus. Mais moi, j'ai vu jadis Cénée le Perrhébéen

supportant mille coups sans que son corps soit blessé.

Illustre par ses exploits, Cénée le Perrhébéen habitait l'Othrys,

et ce qui aurait pu être aussi plus étonnant dans son cas,
 

12, 175 femina natus erat. » Monstri nouitate mouentur

quisquis adest, narretque rogant ; quos inter Achilles :

« Dic age, nam cunctis eadem est audire uoluntas,

o facunde senex, aeui prudentia nostri,

quis fuerit Caeneus, cur in contraria uersus,
 
c'est qu'il était né femme. » Tous les assistants sont frappés

par l'étrangeté du prodige et le prient de raconter, notamment Achille :

« Vas-y, raconte, car tous nous avons le même désir de t'entendre,

éloquent vieillard, toi, qui es la sagesse de notre siècle.

Dis-nous qui était
Cénée, pourquoi changea-t-il de sexe,
 
12, 180 qua tibi militia, cuius certamine pugnae

cognitus, a quo sit uictus, si uictus ab ullo est.
 »

Tum senior :
« Quamuis obstet mihi tarda uetustas,

multaque me fugiant primis spectata sub annis,

plura tamen memini. Nec quae magis haereat ulla
 

par quelle campagne, par quel combat singulier t'est-il connu,

par qui fut-il vaincu, si du moins il lui arriva d'être vaincu ?
 »

Alors le vieillard : « Sans doute, la pesante vieillesse me gêne

et beaucoup de choses que j'ai vues dans ma jeunesse m'échappent,

mais j'en conserve plusieurs en mémoire. Et
parmi tant de faits vécus
 

12, 185 pectore res nostro est inter bellique domique

acta tot, ac si quem potuit spatiosa senectus

spectatorem operum multorum reddere, uixi

annos bis centum ; nunc tertia uiuitur aetas.
 
dans la guerre et dans la  paix, il n'en est aucun plus ancré en moi.

Si quelqu'un, grâce à une vieillesse prolongée, a pu être témoin

de nombreux événements, c'est bien moi, moi qui ai vécu l'espace

de deux fois cent ans. Maintenant je vis mon troisième siècle.
 

Le Lapithe Caenis/Cénée - Les Noces troublées du Lapithe Pirithoüs (12, 189-234)

Nestor raconte alors que la jeune et jolie Lapithe Caenis avait tellement plu à Neptune que celui-ci la viola. En compensation le dieu l'engagea à faire un voeu. Caenis demanda à changer de sexe, pour éviter d'être à l'avenir exposée à un tel outrage. Elle fut ainsi transformée en Cénée, un jeune homme, qui reçut en outre la faveur d'être invulnérable. (12, 189-209)

Nestor évoque ensuite les noces de Pirithoüs, roi des Lapithes, qui furent perturbées par ses invités, les Centaures. Au milieu de la fête, un des Centaures, Eurytus, en état d'ébriété, enlève la mariée, Hippodamie. Il est bientôt imité par les autres Centaures, qui font chacun leur choix parmi les femmes de l'assistance, dans le désordre général. Parmi les invités, dont Nestor, Thésée blâme Eurytus de s'en prendre ainsi à son ami intime et il lui reprend Hippodamie, mais le ravisseur ne se laisse pas faire. (12, 210-234)

  Clara decore fuit proles Elateia Caenis,
 
Caenis, fille d'Élatée, la plus belle des vierges de Thessalie,
 

12, 190

Thessalidum uirgo pulcherrima, perque propinquas

perque tuas urbes (tibi enim popularis, Achille),

multorum frustra uotis optata procorum.

Temptasset Peleus thalamos quoque forsitan illos ;

sed iam aut contigerant illi conubia matris
 
était célèbre pour sa beauté. Dans les villes voisines,

dans tes propres cités
oui, Achille, elle était de ton pays ,

de nombreux prétendants avaient sollicité sa main, mais en vain.

Peut-être Pélée aussi aurait-il été tenté de s'unir à elle ;

mais ou bien son union avec ta mère avait déjà été accomplie,
 
12, 195 aut fuerant promissa tuae, nec Caenis in ullos

denupsit thalamos secretaque litora carpens

aequorei uim passa dei est ; ita fama ferebat ;

utque nouae Veneris Neptunus gaudia cepit :

Sint tua uota licet dixit secura repulsae ;
 
ou bien elle lui avait été promise, et Caenis n'épousa personne.

Un jour qu'elle arpentait un coin caché du rivage,

le dieu des mers la viola. C'est ce que disait la Renommée.

Dès que Neptune eut goûté aux joies de ce nouvel amour,

il dit :
“ Tu peux faire un voeu, sans avoir à craindre un refus ;
 

12, 200

elige quid uoueas ! (Eadem hoc quoque fama ferebat)

magnum Caenis ait facit haec iniuria uotum,

tale pati iam posse nihil ; da, femina ne sim,

omnia praestiteris.
Grauiore nouissima dixit

uerba sono poteratque uiri uox illa uideri,
 
choisis ce que tu voudras ! ” La même Renommée disait aussi :

“ L'outrage subi, répondit Caenis, me suggère un voeu important :

pouvoir ne plus jamais subir un tel sort. Fais que je ne sois plus femme,

et tu m'auras tout donné ”. Elle prononça ces derniers mots

sur un ton plus grave, et sa voix pouvait passer pour celle d'un homme,
 
12, 205 sicut erat ; nam iam uoto deus aequoris alti

adnuerat dederatque super, nec saucius ullis

uulneribus fieri ferroue occumbere posset.

Munere laetus abit studiisque uirilibus aeuum

exigit Atracides Peneiaque arua pererrat.
 »

 
ce qu'il était devenu. Le dieu des mers déjà avait réalisé son voeu,

et lui avait accordé de surcroît  le pouvoir d'être inaccessible

à toutes les blessures et celui de ne pas périr par le fer.

Heureux de ce présent, le fils d'Atrax s'éloigne et passe sa vie

en homme, parcourant en tous sens les campagnes du Pénée
»

 

12, 210

 « Duxerat Hippodamen audaci Ixione natus

nubigenasque feros positis ex ordine mensis

arboribus tecto discumbere iusserat antro.

Haemonii proceres aderant, aderamus et ipsi,

festaque confusa resonabat regia turba.
 
« Le fils de l'audacieux Ixion avait épousé Hippodamie

et avait ordonné aux sauvages fils de la Nuée de s'installer

autour de tables dressées dans un antre couvert par des arbres.

Les chefs d'Hémonie étaient là ; moi aussi, j'étais présent,

et le palais royal en fête résonnait du brouhaha de la foule.
 
12, 215 Ecce canunt Hymenaeon, et ignibus atria fumant,

cinctaque adest uirgo matrum nuruumque caterua,

praesignis facie. Felicem diximus illa

coniuge Pirithoum, quod paene fefellimus omen.

Nam tibi, saeuorum saeuissime Centaurorum,
 

On entonne le chant d'Hyménée et les torches enfument les salles.

Entourée d'une bande de mères et de jeunes femmes, arrive la mariée,

d'une insigne beauté. Nous avons proclamé Pirithoüs heureux

d'épouser cette femme, mais ce présage fut bien près d'être démenti.

Car toi, le plus sauvage des sauvages Centaures,
 

12, 220

Euryte, quam uino pectus, tam uirgine uisa

ardet, et ebrietas geminata libidine regnat.

Protinus euersae turbant conuiuia mensae,

raptaturque comis per uim noua nupta prehensis.

Eurytus Hippodamen, alii, quam quisque probabant,
 
Eurytus, tu as le coeur embrasé tant par la vue de la jeune fille

que par le vin, et tu es sous la double emprise de l'ivresse et de la passion.

Aussitôt les tables sont renversées, le désordre trouble le banquet.

On enlève de force la nouvelle épousée, en la traînant par les cheveux.

Eurytus enlève Hippodamie, les autres Centaures enlevaient chacun
 
12, 225 ut poterant, rapiunt ; captaeque erat urbis imago.

Femineo clamore sonat domus ; ocius omnes

surgimus, et primus :
“ Quae te uecordia, ” Theseus

“ Euryte, pulsat, ” ait, “ qui me uiuente lacessas

Pirithoum uiolesque duos ignarus in uno ?
 ”
 
comme ils pouvaient la femme de leur choix : on eût dit une prise de ville.

La demeure retentit de cris de femmes ; tous promptement

nous nous levons et Thésée le premier dit :
Quelle folie te pousse,

Eurytus, pour oser, moi vivant, provoquer Pirithoüs

et outrager sans le savoir deux personnes en une seule ?
 ”
 

12, 230

[Neue ea magnanimus frustra memorauerit heros,

submouet instantes raptamque furentibus aufert.]

Ille nihil contra, neque enim defendere uerbis

talia facta potest ; sed uindicis ora proteruis

insequitur manibus generosaque pectora pulsat.
 
[Le héros magnanime ne se contente pas de ce vain rappel ;

il repousse les ravisseurs menaçants, arrache la captive à leur fureur.]

Eurytus ne répond rien, car il ne pourrait justifier de tels actes

par des paroles ; mais de ses mains il frappe insolemment

le visage du généreux défenseur et lui  heurte violemment la poitrine.
 

Premiers combats entre Lapithes et Centaures (12, 235-326)

Thésée tue Eurytus, à l'aide d'un énorme cratère, et dès lors les Centaures font arme de tout ce qu'ils trouvent : vaisselle, candélabres, objets sacrés, etc... Le Centaure Amycus fracasse le visage du Lapithe Céladon et est à son tour abattu par Pélatès. Grynée tue deux Lapithes, Brotéas et Orios, à leur tour vengés par Exadius, qui a bénéficié des talents de magicienne de Mycalé, la mère d'Orios. (12, 235-270)

Ensuite, le Centaure Rhétée, usant d'une pièce de bois durci au feu, vient à bout de Charaxe (et indirectement de Cométès), puis s'en prend à un groupe de trois Lapithes : Corythos, Évagre et Dryas. Le Centaure abat les deux premiers, puis est à son tour victime de Dryas, qui le met en fuite. Des Centaures aussi s'enfuient. Dryas en massacre une série, tandis que le Lapithe Phorbas tue d'un coup de javelot le jeune Centaure Aphidas qui était ivre mort. (12, 271-326
)

12, 235 Forte fuit iuxta signis exstantibus asper

antiquus crater ; quem uastum uastior ipse

sustulit Aegides aduersaque misit in ora ;

sanguinis ille globos pariter cerebrumque merumque

uulnere et ore uomens madida resupinus harena
 
Justement se trouvait là tout près, orné de ciselures en relief,

un antique cratère. Cet énorme vase, plus grand que lui,

le fils d'Égée le souleva et le lança à la tête de son adversaire.

Celui-ci, vomissant par la bouche et par sa blessure du sang en caillots

mêlés à son vin et à sa cervelle, couché sur le dos dans le sable humide,

 

12, 240

calcitrat. Ardescunt germani caede bimembres

certatimque omnes uno ore
“ arma, arma ” loquuntur.

Vina dabant animos et prima pocula pugna

missa uolant fragilesque cadi curuique lebetes,

res epulis quondam, tum bello et caedibus aptae.


 
agite ses sabots. Ce meurtre fait bouillir de rage ses frères Centaures

qui tous à l'envi crient d'une seule voix :
“Aux armes, aux armes ”.

Le vin leur donnait du courage et, dès le début du combat,

les coupes volent : les vases fragiles et les bassins rebondis,

naguère vaisselle de table, servent alors à la guerre et aux massacres.

 
12, 245 Primus Ophionides Amycus penetralia donis

haud timuit spoliare suis et primus ab aede

lampadibus densum rapuit funale coruscis ;

elatumque alte, ueluti qui candida tauri

rumpere sacrifica molitur colla securi,
 
Le premier, Amycus, fils d'Ophion, n'hésita pas à dépouiller

le sanctuaire de ses offrandes. Il fut aussi le premier à enlever

du temple un candélabre garni de nombreuses lampes étincelantes.

Il le soulève bien haut, et, comme le sacrificateur prêt à briser

sous la hache du sacrifice le cou d'un taureau blanc,

 

12, 250

illisit fronti Lapithae Celadontis et ossa

non agnoscendo confusa relinquit in ore.

Exsiluere oculi disiectisque ossibus oris

acta retro naris medioque est fixa palato.

Hunc pede conuulso mensae Pellaeus acernae
 
il le jette sur le front de Céladon le Lapithe, transformant

en un amas confus d'os son visage devenu méconnaissable.

Les yeux sortent de leurs orbites et le coup lui brisa les os,

et lui enfonça le nez qui se fixa au milieu du palais.

Ayant arraché un pied de table en bois d'érable, un habitant de Pella,

 
12, 255 strauit humi Pelates, deiecto in pectora mento,

cumque atro mixtos sputantem sanguine dentes

uulnere Tartareas geminato mittit ad umbras.


Proximus ut steterat, spectans altaria uultu

fumida terribili,
“ cur non ” ait “ utimur istis ? ”
 
Pélatès, étendit Amycus sur le sol, le menton sur la poitrine,

crachant ses dents mêlées à du sang noir, puis l'envoya rejoindre

les ombres du Tartare, en lui assénant un second coup.


Comme il se trouvait tout près, regardant d'un air effrayant

l'autel fumant, Grynée dit :
“ Pourquoi ne pas nous en servir ? ”.
 

12, 260

Cumque suis Gryneus inmanem sustulit aram

ignibus et medium Lapitharum iecit in agmen

depressitque duos, Brotean et Orion ; Orio

mater erat Mycale, quam deduxisse canendo

saepe reluctantis constabat cornua lunae.
 
Et il souleva l'immense autel dont les foyers étaient allumés,

le lança au milieu de la troupe des Lapithes, et en écrasa deux,

Brotéas et Orios. La mère d'Orios était Mycalé, bien connue

pour avoir souvent par ses incantations fait descendre

sur la terre les cornes de la lune, malgré leur résistance.
 
12, 265 “ Non impune feres, teli modo copia detur ! ”

dixerat Exadius telique habet instar, in alta

quae fuerant pinu uotiui cornua cerui.

Figitur hinc duplici Gryneus in lumina ramo

eruiturque oculos, quorum pars cornibus haeret,
 
“ Tu n'en sortiras pas impuni, pourvu qu'on me donne un trait !”,

avait dit Exadius, et en guise de javelot, il se servit d'un objet votif,

les cornes d'un cerf, qui se trouvaient en haut d'un pin.

Avec cette arme à deux branches, il transperce les yeux de Grynée

et les arrache de leurs orbites : un oeil reste attaché aux cornes,
 

12, 270

pars fluit in barbam concretaque sanguine pendet.


Ecce rapit mediis flagrantem Rhoetus ab aris

pruniceum torrem dextraque a parte Charaxi

tempora perstringit fuluo protecta capillo.

Correpti rapida, ueluti seges arida, flamma
 
l'autre glisse et reste pendu dans sa barbe, retenu par le sang durci.


Voilà que Rhétée arrache du milieu des autels une bûche

de prunier enflammé et, d'un coup à droite, il toucha Charaxe

dont les tempes étaient couvertes d'une fauve chevelure.

Comme une moisson sèche, les cheveux saisis par la flamme

 
12, 275 arserunt crines, et uulnere sanguis inustus

terribilem stridore sonum dedit, ut dare ferrum

igne rubens plerumque solet, quod forcipe curua

cum faber eduxit, lacubus demittit ; at illud

stridet et in tepida submersum sibilat unda.
 
s'embrasèrent rapidement et, au contact du feu, le sang de la plaie

rendit un son effrayant, qui siffla comme fait souvent le fer rougi

que le forgeron retire du feu avec des pinces recourbées,

pour le plonger dans un bassin d'eau : le fer grésille

et siffle quand on l'immerge dans l'eau tiède.

 
12, 280 Saucius hirsutis auidum de crinibus ignem

excutit inque umeros limen tellure reuulsum

tollit, onus plaustri, quod ne permittat in hostem,

ipsa facit grauitas ; socium quoque saxea moles

oppressit spatio stantem propiore Cometen.
 
Le blessé secoue de ses cheveux dressés le feu qui les dévore,

descelle du sol un seuil de pierre et soulève sur ses épaules

ce qui serait la charge normale d'un chariot. Vu le poids du bloc,

il ne peut lancer contre les ennemis la pierre, qui va même

écraser son compagnon, Cométès, debout tout près de lui.

 
12, 285 Gaudia nec retinet Rhoetus : “ Sic, conprecor, ” inquit

“ cetera sit fortis castrorum turba tuorum ! ”

Semicremoque nouat repetitum stipite uulnus,

terque quaterque graui iuncturas uerticis ictu

rupit et in liquido sederunt ossa cerebro.
 
  Rhétée ne contient pas sa joie, disant : “ Fassent les dieux

que ceux de ton camp soient tous aussi forts que toi ! ”

Avec son tison à demi brûlé, il le blesse à nouveau, et le frappe

violemment à trois et à quatre reprises, lui brisant la nuque

et lui enfonçant les os dans les chairs flasques du cerveau.
 

12, 290

Victor ad Euagrum Corythumque Dryantaque transit ;

e quibus ut prima tectus lanugine malas

procubuit Corythus,
“ puero quae gloria fuso

parta tibi est ?
 ” Euagrus ait, nec dicere Rhoetus

plura sinit rutilasque ferox in aperta loquentis
 
Victorieux, il s'en prit alors à Évagre, Corythos et Dryas.

Lorsque Corythus, aux joues couvertes de leur premier duvet,

s'affaissa, Évagre 
dit : “ Quelle gloire peux-tu t'attirer

en abattant un enfant ? ”. Rhétée ne le laisse pas en dire plus.

Furieux, il lui enfonça le tison enflammé dans la bouche béante
 
12, 295 condidit ora uiri, perque os in pectora, flammas.

Te quoque, saeue Drya, circum caput igne rotato

insequitur ; sed non in te quoque constitit idem

exitus ; adsiduae successu caedis ouantem,

qua iuncta est umero ceruix, sude figis obusta.
 
tandis qu'il parlait et, à travers la bouche, atteignit la poitrine.

Toi aussi, farouche Dryas, il te poursuit agitant son brandon

autour de ta tête ; mais avec toi il n'obtient pas le même résultat.

Tandis qu'il triomphait après le succès de ces meurtres répétés,

tu lui plantes ton épieu durci au feu entre la nuque et l'épaule.

12, 300

Ingemuit duroque sudem uix osse reuellit

Rhoetus et ipse suo madefactus sanguine fugit.


Fugit et Orneus Lycabasque et saucius armo

dexteriore Medon et cum Pisenore Thaumas ;

quique pedum nuper certamine uicerat omnes,
 
Rhétée pousse un gémissement ; non sans mal il retire l'épieu

de l'os qui le retenait, puis s'enfuit baigné de son propre sang.


Avec lui, prennent la fuite Ornéus et Lycabas et Médon,

blessé au bras droit, ainsi que Thaumas accompagné de Pisénor

et Mermérus qui, après avoir vaincu tout le monde à la course à pied,

12, 305 Mermeros accepto tum uulnere tardius ibat ;

et Pholus et Melaneus et Abas praedator aprorum,

quique suis frustra bellum dissuaserat, augur

Astylos ; ille etiam metuenti uulnera Nesso :

“ Ne fuge ! ad Herculeos ” inquit seruaberis arcus. ”
 
marchait alors plus lentement, parce que il était blessé.

Pholus et Mélaneus, et Abas, chasseur de sangliers, s'enfuient aussi,

de même que celui qui avait vainement déconseillé la guerre aux siens,

l'augure Astylos ; celui-ci avait même dit à Nessus qui redoutait un coup :

“ Ne fuis pas ! Tu seras épargné, car tu es réservé à l'arc d'Hercule. ”
 

12, 310

At non Eurynomus Lycidasque et Areos et Imbreus

effugere necem ; quos omnes dextra Dryantis

perculit aduersos. Aduersum tu quoque, quamuis

terga fugae dederas, uulnus, Crenaee, tulisti ;

nam graue respiciens inter duo lumina ferrum,
 
Mais ni Eurynomos et Lycidas, ni Aréus et Imbréus

n'échappèrent à la mort ; Dryas, de sa droite, frappa devant lui

tous ses adversaires. Toi aussi tu reçus un coup de face,

Crénée, alors même que tu fuyais, le dos tourné ; en effet,

en te retournant, tu reçus une lourde pique entre les deux yeux,
 
12, 315 qua naris fronti committitur, accipis, imae.


In tanto fremitu cunctis sine fine iacebat

sopitus uenis et inexperrectus Aphidas

languentique manu carchesia mixta tenebat,

fusus in Ossaeae uillosis pellibus ursae.
 
à la base du nez, là où il est en contact avec le front.


Dans tout ce tumulte, Aphidas gisait, profondément endormi,

engourdi jusqu'au fond des veines, impossible à réveiller ;

d'une main languissante il tenait une coupe de vin mêlé d'eau,

étendu sur l'épaisse toison d'une peau d'ourse de l'Ossa.
 

12, 320

Quem procul ut uidit frustra nulla arma mouentem,

inserit amento digitos
“ miscenda ” que dixit

“ cum Styge uina bibes ” Phorbas ; nec plura moratus

in iuuenem torsit iaculum, ferrataque collo

fraxinus, ut casu iacuit resupinus, adacta est.
 
Dès qu'il le vit de loin, inoffensif, n'agitant aucune arme,

Phorbas inséra ses doigts dans la courroie de son arme et dit :

 
“ Tu boiras ton vin en  le mélangeant à l'eau du Styx ”.

Sans plus attendre, il brandit son javelot vers le jeune Centaure,

et le frêne à la pointe de fer l'atteignit au cou, tel qu'il était,
 
12, 325 Mors caruit sensu, plenoque e gutture fluxit

inque toros inque ipsa niger carchesia sanguis.
 
couché sur le dos. Il ne sentit pas venir la mort : un flot de sang noir

emplit sa gorge et coula à flots sur sa couche et même dans sa coupe.

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NOTES

Phrygiens... Argiens (12, 148-149). Termes désignant respectivement les Troyens, habitants de la Phrygie, et les Grecs, donc le général en chef Agamemnon venait d'Argolide.

Éacide (12, 168). Achille, petit-fils d'Éaque, appelé aussi parfois fils de Pélée (cfr 12, 82).

Nestor (12, 169). Héros omniprésent dans l'Iliade, Nestor, fils de Nélée et de Chloris, était roi de Pylos, en Messénie. Il incarne depuis Homère le type du vieillard plein d'expérience et de sagesse. Sa longue vie (Apollon lui aurait accordé de vivre durant plus de trois générations) lui a permis de participer, longtemps avant Troie, à l'expédition des Argonautes (selon certaines versions), à la chasse de Calydon (voir 8, 313), et, comme le présente la suite de ce passage d'Ovide, au combat des Centaures et des Lapithes.

Cénée le Perrhébéen (12, 172). Caenis (Caenis/Cénis/Caenus/Cénée) fut d'abord la fille, très belle, d'un Lapithe, nommé Élatée. Ovide fait raconter ici par Nestor sa pittoresque histoire : son viol par Neptune/Poséidon, son changement de sexe et son invulnérabilité (v. 189-209), son combat contre les Centaures (12, 210-497), et enfin sa fin et sa métamorphose en oiseau (12, 498-535). Sur sa légende, cfr notamment Apollodore, Epitome, 1, 22. - Un Cénée avait participé à la chasse au Sanglier de Calydon (8, 305). - De même que les Lapithes, les Perrhébéens étaient un peuple archaïque de Thessalie ; il appartenait à l'histoire, mais surtout à la mythologie.

Othrys (12, 173). L' Othrys était une montagne de Thessalie.

Pélée (12, 193-195). Pélée était le père d'Achille. Son union avec Thétys a été évoquée en 11, 217-265.

Renommée (12, 197). Voir 12, 43.

fils d'Atrax (12, 208). Plus haut, au vers 189, Caenis a pour père Élatée. On ne sait guère expliquer ce qui apparaît chez Ovide comme une contradiction. Mais le fait est qu'Antoninus Liberalis, 17, 4, fait de Caenis une fille d'Atrax. De toute façon, la question est secondaire.

Pénée (12, 209). Fleuve de Thessalie. Pénée, dieu de ce fleuve, est le père de Daphné : voir 1, 452 et 543-567, ainsi que 2, 243.

Lapithes et Centaures (12, 210-535). Peuple mythique de Thessalie, les Lapithes ont pour ancêtre éponyme Lapithès, fils d'Apollon et petit-fils du dieu fleuve Pénée. Ce Lapithès serait lui-même l'ancêtre d'Ixion et de Pirithoüs. - Les Centaures, êtres hybrides, ayant la tête et le buste d'un homme et le reste du corps d'un cheval, remonteraient pour leur part à Centauros, frère de Lapithès. La version la plus répandue de la légende fait naître les Centaures des amours sacrilèges d'Ixion et de Néphélé, une nuée qui avait revêtu la forme d'Héra, d'où le terme Nubigenae « fils des nuées », qui les désigne parfois. - Lapithes et Centaures étaient donc des demi-frères ou des cousins. Ils interviennent dans de nombreuses légendes, dont la plus connue est le fameux combat, relaté ici par Ovide dans une version haute en couleurs. Cette lutte a souvent servi dans la sculpture grecque (par exemple sur le fronton occidental du temple de Zeus à Olympie, sur les métopes du Parthénon à Athènes, etc.) à symboliser la lutte de la civilisation (Lapithes) contre la barbarie (Centaures). - On pourra comparer les circonstances et certains épisodes de ce combat à celui de Persée contre Phinée, en 5, 89-148.

fils d'Ixion... (12, 210). Il s'agit de Pirithoüs, fils d'Ixion, roi des Lapithes, qui avait invité à ses noces avec Hippodamie (fille d'Adraste ou de Butès), ses cousins les Centaures, fils des nuées ou de la Nuée (= Néphélé), comme il est dit dans la note précédente. - Ixion est qualifié d'audacieux, parce que, coupable de parjure, de meurtre, de sacrilège, d'ingratitude à l'égard de Zeus, le seul à avoir consenti à lui pardonner, il tenta de faire violence à Héra. Zeus et/ou Héra interposèrent entre Ixion et la déesse Néphélé, une nuée ressemblant à Héra. C'est ainsi que naquit Centauros, le père des Centaures. Dès lors, Zeus fut impitoyable et punit Ixion en l'attachant à une roue enflammée lancée dans les airs et destinée à tourner sans fin. Ixion fait partie du catalogue des damnés, en compagnie d'autres grands criminels (Tityos, Tantale, Tityos, Sisyphe, les Danaïdes). Voir 4, 461, qui renvoie à Én., 6, 601 et note).

chefs d'Hémonie (12, 213). L'Hémonie est un synonyme de Thessalie (voir 11, 229, renvoyant à d'autres passages). Aux chefs de Thessalie (entre autres les Lapithes) s'ajoutaient donc d'autres héros, dont Nestor.

Hyménée (12, 215). Le dieu du mariage, dont on invoquait le nom à l'occasion des mariages. Personnification du chant de mariage ou d'Hyménée.

Eurytus (13, 220). C'est le nom attribué ici au Centaure qui déclencha la querelle fameuse. L'épisode remonte à Homère, Odyssée, 21, 295-305, où il porte le nom d'Eurytion.

Thésée (12, 227). Célèbre héros de l'Attique, fils d'Égée, dont le rôle dans les Métamorphoses est évoqué passim entre 7, 404ss et 9, 97ss. Voir surtout note à 7, 404. Il est un ami inséparable de Pirithoüs, comme on l'a vu à Calydon (8, 303 ; 8, 403-410 ; 8, 566-567).

ne se contente pas... (12, 230-231). Beaucoup d'éditeurs (mais ce n'est pas le cas de G. Lafaye) considèrent ces deux vers comme interpolés.

cratère (12, 236). Comme l'épisode raconté en 5, 80.

Amycus... (12, 245). Après le récit du massacre d'Eurytus par Thésée, commence ici une longue description dans laquelle, selon J. Chamonard, « Ovide mettra en scène soixante-seize personnages (53 Centaures et 23 Lapithes), dont un certain nombre, comme Peiritoos, Pélée, Thésée, le devin Mopsos, appartiennent à la légende, mais dont la plupart sont inconnus par ailleurs. Il est vraisemblable qu'Ovide a pris ces noms dans quelque catalogue dressé à l'époque alexandrine, du genre des listes que nous trouvons dans Hygin pour les Argonautes (Fab. 14), les prétendants d'Hélène (Fab., 81), les fils et filles de Priam (Fab., 90), les Danaïdes (Fab., 170), les chasseurs de Calydon (Fab., 173), les chiens d'Actéon (Fab., 181), etc. On se bornera donc à les transcrire ».

cornes de la lune (12, 264). Sur cette pratique de la magie, censée provoquer les éclipses, voir 7, 207.

cornes d'un cerf (12, 267). Peut-être un ex-voto consacré à Diane après une chasse fructueuse (G. Lafaye). Sans doute Ovide veut-il insister sur l'intervention miraculeuse de Diane en faveur du Lapithe, grâce à l'intervention magique de Mycalé.

Mycalé (12, 263). On ne dispose pas d'informations particulières sur cette magicienne Mycalé, qui porte un nom de montagne (2, 223).

Nessus (12, 308). Sur le Centaure Nessus, voir 9, 101-133 : Ovide y raconte sa mort sous les coups d'Hercule, qui le punit d'avoir voulu abuser de son épouse Déjanire.

Ossa (12, 319). Une montagne de Thessalie. Voir 1, 155 ; 2, 225 ; 7, 224.


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