Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 535b-542a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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Sous Hadrien : à Tongres, l'évêque Navit - à rome, Secundus le silencieux [Myreur, p. 535b-542a]

Ans 127-132 ?

Après l'introduction générale, ce fichier comporte deux parties :

Myreur, p. 535b-537a (A. Ans 127-131 : Navit et Hadrien) [sommaire] [texte]

Myreur, p. 537b-542a (B. vers an 132 : Hadrien et le philosophe Secundus le Silencieux) [sommaire] [texte]

 


 

Introduction générale aux deux parties

 

Sur l'histoire des premiers évêques de la région (Trèves, Tongres, Maastricht, Liège), on renverra à ce qui a été dit plus haut dans l'introduction aux p. 450-457.

Navit est le premier des huit successeurs de Materne qu'Hériger énumère en déclarant toutefois ne rien connaître d'eux. Il vaut la peine de citer son texte en traduction : « Nous ne connaissons rien d'eux, ni leur époque précise, ni les événements de leur vie, ni la durée de leurs règnes, ni l'endroit de leur sépulture. Ce qui est certain, c'est que, à leur époque, leurs églises se sont largement développées » (traduction personnelle). Voilà qui est clair et honnête. Hormis leur nom, Hériger estime ne pouvoir rien dire de sûr.

Sur Navit, les successeurs d'Hériger ne trouvèrent pas grand chose à ajouter, à l'exception de Gilles d'Orval, qui semble davantage inspiré. Mais, mise à part une indication sur le grand âge de l'évêque, Gilles avance sur lui plus des banalités que des informations précises : « le bienheureux Navit, écrira-t-il, était quelqu'un de très bien, digne de toutes les louanges. Il convertit beaucoup de gens à la vraie foi, grâce aux signes et aux miracles que Dieu accomplissait par lui. À quelque soixante ans, après une vieillesse heureuse, il retourna au Seigneur et fut enterré à Tongres. Il vécut sous les papes Évariste, Alexandre, Sixte, Télesphore, Hygin et Pie. Il mourut la troisième année du pontificat de ce dernier » (traduction personnelle).

Cette notice de Gilles devint classique. Elle influença, directement ou indirectement, Jean qui commet toutefois une erreur de traduction : selon Gilles, Navit meurt à soixante-six ans ; selon Jean, qui ajoute par ailleurs un certain nombre de renseignements, c'est son règne qui dure soixante-six ans. L'addition la plus importante est certainement le miracle du lion et du poing (p. 536). Navit prêche en Westphalie lorsqu'il est sauvagement attaqué par un homme. Un lion va arracher le poing de l'agresseur et le rapporte humblement au saint. Cela vaut à la nouvelle Église douze mille conversions. Pareille anecdote illustre bien ce qu'écrivait Gilles sur les conversions accomplies par Navit et les miracles dont il avait bénéficié. On ignore où Jean l'a trouvée. Le chroniqueur fournit aussi d'autres détails intéressants, notamment sur la généalogie de l'évêque : Navit était « le fils du roi de Tongres, l'avant-dernier né de la fille du duc de Gaule ». On sait combien Jean aime les héros de haute naissance. On se souviendra de Virgile, dont la place dans le Gotha européen de l'époque était beaucoup plus impressionnante encore (p. 183ss).

L'histoire des papes continue avec le martyre de Sixte Ier (p. 536) et la consécration de son successeur, le pape Télesphore. L'ordonnance de celui-ci sur les trois messes à dire le jour de Noël figure également dans la Chronique de Martin et dans le Liber Pontificalis. Jean mentionne plus loin (p. 543) une autre de ses ordonnnances, à savoir l'obligation de chanter le Gloria à la messe.

Le début des guerres d'Hadrien, qui appartiennent à la fiction épique, a été traité précédemment (p. 532-534). Ces guerres se terminent ici (p. 536) par une défaite romaine et un accord entre les deux parties : cet accord stipulait que le duc gaulois serait exempt de tribut, tant que vivrait l'empereur, et qu'il épouserait la fille de ce dernier, nommée Trajana et, soit-dit en passant, sans existence historique.

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En réalité l'essentiel du présent fichier est consacré à l'histoire d'Hadrien et de Secundus. Secundus (ou Secundos) le Silencieux (ou le Taciturne) serait un philosophe athénien, peut-être du IIe siècle de notre ère, célèbre pour avoir fait un voeu de silence, ce qui lui aurait valu ce surnom. Que ce « philosophe muet » soit historique ou légendaire importe peu pour nous. En tout cas son histoire a donné naissance à une courte oeuvre écrite en grec et que nous avons conservée, la Vie du philosophe Secundus (cfr infra). Elle comporte deux parties.

La première donne la biographie du personnage, expliquant la raison de son voeu de silence. Son contenu peut être résumé comme suit. « Secundos, influencé par les leçons reçues alors qu'il était enfant, veut tester sur sa mère l'enseignement selon lequel toutes les femmes sont vénales. Sous un déguisement, il offre à sa mère cinquante pièces d'or si elle accepte de coucher avec lui. Elle accepte, mais Secundos se contente de dormir chastement à ses côtés. Le lendemain, il lui révèle son identité. De honte, sa mère se pend et Secundos, se sentant responsable de cette mort, fait vœu de silence perpétuel. La notice biographique est suivie du récit de la rencontre entre Secundos et Hadrien, et les vaines menaces de ce dernier pour amener son interlocuteur à rompre son vœu. Quand l'empereur, perdant patience, ordonne à un tribun militaire de faire parler Secundos, le soldat répond qu'il est plus facile de faire parler un lion ou une panthère qu'un philosophe. Impressionné, Hadrien laisse la vie sauve à Secundos. » (Wikipédia)

La seconde partie est une collection de questions-réponses entre l'empereur Hadrien et le philosophe, qui a finalement accepté de répondre par écrit aux questions de l'empereur. Ces questions portent sur différents sujets, en l'occurrence et dans l'ordre : l'univers, l'océan, la divinité, le jour, le soleil, la lune, la terre, l'homme, la beauté, la femme, l'amitié, l'agriculteur, le gladiateur, le bateau, le marin, la force, la pauvreté, la vieillesse, le sommeil, la mort. Le lecteur ne doit pas trop s'étonner de ce jeu de questions-réponses. C'est une forme littéraire assez ancienne. La Première apocalypse apocryphe de Jean par exemple (cfr Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 983-1018), qui pourrait dater du Ve ou du VIe siècle (Écrits apocryphes chrétiens II, p. 987), est bâtie sur ce système.

Quant au dialogue entre un philosophe et un monarque, c'est un topos antique, « un lieu-commun que l'on retrouve également dans la rencontre entre Alexandre le Grand et les gymnosophistes (Plutarque, Alexandre, XLIV) » (Wikipédia) Et si l'empereur Hadrien a été choisi, c'est en raison de sa réputation d'honorer et de fréquenter les professeurs et les philosophes, comme l'atteste explicitement sa Vita dans l'Histoire Auguste (cfr XVI, 10, citant Épictète et Héliodore ; cfr aussi XVIII, 8 et XX, 2).

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La Vie du philosophe Secundus a rencontré au Moyen Âge un très grand succès et a été traduite dans de nombreuses langues. Elle fut traduite du grec en latin au XIIe siècle par le médecin Guillaume (Willelmus Medicus), qui allait devenir l'abbé de Saint-Denis. La version latine a été conservée dans une bonne centaine de manuscrits. Guillaume, le premier traducteur, n'a guère touché à la biographie du héros, mais a gonflé la seconde partie, ajoutant une cinquantaine de questions à la liste originale. Les écrivains postérieurs se sont eux aussi sentis libres de jouer sur cette seconde partie. Ainsi Vincent de Beauvais (Speculum Historiale, XI, 70 et 71) a ramené le nombre des questions à trente et une. Pour sa part, Jean n'en présente que neuf.

L'étude classique sur le sujet est celle de B.E. Perry, Secundus the Silent Philosopher, Ithaca-New York, 1964, 377 p. (Philological Monographs, 22). Elle comporte l'original grec et sa traduction anglaise (p. 66-91), la traduction latine du médecin Guillaume (p. 92-100) et la version de Vincent de Beauvais (p. 101-103). On y trouve aussi des versions syriaque, éthiopienne, arménienne et arabe, mais rien n'y est dit de la version française de Jean. La traduction anglaise donnée par B.E. Perry de la seconde partie de la Vie du philosophe Secundus (questions-réponses) a été reproduite sur un site australien.

Jean livre une traduction française fort claire de la première partie de la Vie, mais il en va tout autrement de sa traduction de la seconde partie, celle des questions-réponses, qui est beaucoup plus obscure. Pour comprendre ce que le chroniqueur a voulu dire, il faut parfois se reporter à la version latine, voire à l'original grec. Un détail amusant à ce propos. À la p. 541, l'empereur, recevant une réponse de Secundus, lui dit : Tu m'as donneit mult bonnes solutions. L'éditeur A. Borgnet, à cet endroit, note avec humour : « J'avoue humblement ne rien comprendre aux définitions du philosophe, et je ne puis que féliciter l'empereur Adrien d'avoir trouvé cela une bonne solution à sa question ». En ce qui nous concerne, nous avons fait des efforts pour rendre en français moderne les textes que nous avions sous les yeux. Sans toutefois nous faire trop d'illusions ! Le lecteur jugera !


 

 

A. Navit et Hadrien [Myreur, p. 535b-537a]

Ans 127-131

Sommaire

* Navit devient le second évêque de Tongres, pour soixante-six ans (127)

* Hadrien, à nouveau vaincu, fait la paix avec le duc de Gaule (128)

* Navit fonde une église à Tongres - Martyres à Rome du pape Sixte et en Gaule de l'évêque Pérégrin - Consécration du pape Télesphore  (129)

* Navit, miraculeusement aidé par un lion, fait des conversions en Westphalie et construit une église (an 130) - Télesphore ordonne de dire trois messes à Noël (131)

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Navit devient le second évêque de Tongres, pour soixante-six ans (127)

 

[p. 535] [Navitus, ly secon evesque de Tongre] Et cheaux de Tongre fisent uns evesque de unc proidhomme et sains bons clers et de grant nation, car chu fut le fis de roy de Tongre, le derain sens unc de la filhe le duc de Galle, qui [p. 536] fut nomeis Navitus, qui regnat LXVI ans.

[p. 535] [Navit, second évêque de Tongres] Les habitants de Tongres nommèrent comme évêque un homme sage, un clerc bon et saint, et de grande naissance. C'était le fils du roi de Tongres, l'avant-dernier né de la fille du duc de Gaule. Il se nommait Navit, et son règne dura soixante-six ans.

 

Hadrien, à nouveau vaincu, fait la paix avec le duc de Gaule (128)

 

[p. 536] [CXXVIII] Item, l'an CXXVIII, oit grant batalhe entre le duc de Galle et l'emperere Adriain ; si furent les Romans desconfis. Et apres la disconfiture fut fais uns accors que Franco ly duc auroit à femme Trajana, la filhe l'emperere, et ilh seroit quitte de son tregut, le vie de l'emperere.

[p. 536] [An 128] En l'an 128, une grande bataille opposa le duc de Gaule et l'empereur Hadrien ; les Romains furent vaincus. Après la défaite, un accord fut conclu, selon lequel le duc épouserait Trajana, fille de l'empereur et serait exempt de tribut, tant que vivrait l'empereur.

 

Navit fonde une église à Tongres - Martyres à Rome du pape Sixte et en Gaule de l'évêque Pérégrin - Consécration du pape Télesphore (129)

 

[p. 536] [Sains Navitus edifiat une engliese à Tongre - CXXIX] En cel an edifiat sains Navitus, ly secon evesque de Tongre, une engliese à Tongre en l'honeur de tous les sains ; et fut ledit engliese parfaite et dedicasie l'an CXXIX ans.

[p. 536] [Saint Navit édifia une église à Tongres - An 129] En cette année, saint Navit, second évêque de Tongres, construisit à Tongres une église en l'honneur de tous les saints. Cette église fut achevée et dédicacée en l'an 129.

[Le pape Sixte fut chi decolleis] Item, cel an, le XXVIIe jour de mois de fevrier, morut ly pape Sixte, qui fut matyrisiés defours le porte d'Apie, où Dieu s'apparut à sains Pire, quant sains Pire ly demandat : Domine quo vadis ? En cel lieu oit-ilh le chief coupeit, si fut-ilh ensevelis deleis le tumbe sains Pire.

[Endroit où le pape Sixte a été décapité] Le 27 février de cette année [129], mourut le pape Sixte, martyrisé à l'extérieur de la porta Appia, là où Dieu apparut à saint Pierre, qui lui demanda : Domine quo vadis ? C'est là que Sixte eut la tête tranchée ; il fut enseveli près de la tombe de saint Pierre.

[L’evesque sains Peregrin fut martirisiés] Chis pape envoiat Peregrin, uns evesque de Romme, en Galle, où ilh avoit si grant persecution sour les cristiens, que à paines trovoit-ons nuls qui oisast congnostre qu'ilh fust cristiens. Et chis Peregrin prist awec luy pluseurs compangnons, qui convertirent pluseurs à la foid ; et en la fin fut-ilh matirisiés.

[L’évêque saint Pérégrin est martyrisé] Ce pape envoya Pérégrin, un évêque de Rome, en Gaule où s'exerçait contre les chrétiens une persécution telle qu'on trouvait difficilement quelqu'un osant se reconnaître  chrétien. Pérégrin prit avec lui de nombreux compagnons qui accomplirent beaucoup de conversions. Finalement il fut martyrisé.

[Celeforus, le IXe pape] Apres la mort le pape sains Sixte vacat le siege II jours, et puis fut reluys et consacreis à pape uns proidhons qui fut nommeis Celeforus, qui astoit de la nation de Romme ; et tient le siege X ans III mois et XXII jours.

[Télesphore, neuvième pape] Après la mort du pape saint Sixte, le siège pontifical resta vacant deux jours. Puis un sage, Télesphore, fut élu et consacré pape. D'origine romaine il occupa le siège dix ans, trois mois et vingt-deux jours.

 

Navit, miraculeusement aidé par un lion, fait des conversions en Westphalie et construit une église (130) - Télesphore ordonne de dire trois messes à Noël (131)

 

[p. 536] [CXXX - De pungne qui buffat sains Navitus et li presentat unc lyon ; et en furent convertis XIIm hommes] Item, l'an CXXX, prechoit Navitus, li evesque de Tongre, en paiis de Wassefale ; se ly donnat uns tyran une buffe, sy qu'ilh sannat mult fortement ; mains là demonstrat Dieu myracle, car unc lyon vint tantoist à chely et ly mordit le pungne tou jus, et l'enportat devant tout le peuple à Navitus à ly presentant humelement en genos. De chis myracle soy convertirent bien XIIm hommes : si fondat là saint Navitus une engliese en l'honeur de sains Pire.

[p. 536] [An 130 - Le poing qui frappe saint Navit lui est rapporté par un lion ; 12.000 hommes se convertissent] En l'an 130, Navit, l'évêque de Tongres, prêchait en Westphalie. Un homme méchant lui asséna un coup, qui le fit beaucoup saigner. Dieu se manifesta alors par un miracle, car un lion arriva aussitôt auprès du bourreau, le mordit et lui arracha le poing qu'il apporta devant l'assistance à Navit, en le lui présentant humblement, à genoux. Suite à ce miracle au moins douze mille hommes se convertirent. Saint Navit fonda là une église en l'honneur de saint Pierre.

[CXXXI - Le pape ordinat de dire III messe le jour le Noel] Item, l'an C et XXXI, ordinat et instituat li pape Celeforus que dedont en avant ons celebrast à Sainte-Engliese, cascon an, le jour de la Nativité Nostre-Saingnour Jhesu-Crist, trois messe : assavoir, que la promier fuist tout el nuit, et la seconde del nuit et de jour, et la tirche tout de jour à heure de grant messe, et que ons le maintenist enssi tous les ans à [p. 537] tousjours.

[An 131 - Le pape ordonne de dire trois messes le jour le Noël] En l'an 131, le pape Télesphore ordonna et institua de célébrer dorénavant, dans la Sainte-Église, chaque année, le jour de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, trois messes : la première en pleine nuit, la seconde entre la nuit et le jour, et la troisième, en plein jour, à l'heure de la grand-messe, et de maintenir cette règle ainsi, tous les ans, pour [p. 537] toujours.

 


 

 

B. Hadrien et le philosophe Secundus le silencieux  [Myreur, p. 537b-542a]

Vers an 132

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Sommaire

* Le philosophe Secundus veut vérifier le bien-fondé de la mauvaise réputation faite aux femmes, en mettant à l'épreuve sa propre mère, veuve, qui dirige une auberge à Rome

* Secundus obtient, en soudoyant une servante, le consentement de sa mère pour passer la nuit avec elle, moyennant payement - Il constate la justesse de ses lectures - Fort déçu, il révèle son identité à sa mère, qui tombe malade de honte et meurt

* Secundus, pour se punir de la mort de sa mère, vit en solitaire, voué au silence perpétuel - Seize ans plus tard (132 ?), Hadrien, informé de cette histoire, veut mettre fin à ce silence et cherche en vain par divers moyens à faire parler le philosophe

* Même sous la menace d'une exécution, Secundus reste silencieux - Cette constance fait l'admiration de l'empereur Hadrien, qui lui demande alors de communiquer avec lui par écrit, sur des tablettes

* L'enseignement écrit de Secundus à Hadrien aborde diverses questions : l'organisation du monde ; Dieu ; le jour ; le soleil ; la lune ; la terre ; le ciel ; la beauté ; l'homme

 

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Le philosophe Secundus veut vérifier le bien-fondé de la mauvaise réputation faite aux femmes, en mettant à l'épreuve sa propre mère, veuve, qui dirige une auberge à Rome

 

[p. 537] [De Secundus le philosophe - Que les femmes sont frailhes solonc nature, et les puet-ons decheur pour avoir ou amour] A cel temps regnoit I philosophe qui estoit nommeis Secundus, qui fut mult gran clers. Si astoit revenus XIIII ans devant, par le raison de chu que ilh lisait en unc libre por unc jour ; si trovat par escript que toutes femmes astoient de legier movement par nature, et soy tournoient à maule faire qui bien les requeroit et cacheroit, et que par don ou par amour elles soy lairoient dechivoir. Ceste parolle entrat mult le philosophe en son cuer, et dest à luy-meisme que chu ne poroit eistre, et que chu ne creieroit jamais ; car ilh ne poroit nullement croire que nuls hons, jà tant fust subtils ne beais, posist sa mere - qui porteit l'avoit - dechuire, ne aussi aultres bonnes dammes. Chis philosophe entrat en teile erreur sour chest matere, qu'ilh jurat qu'ilh esproveroit se chu poroit eistre veriteit.

[p. 537] [Le philosophe Secundus - Les femmes sont faibles par nature et on peut les amener à la faute pour des raisons d'argent ou d'amour] À cette époque vivait un philosophe nommé Secundus. C'était un très grand érudit. Il était revenu [à Rome ?] quatorze ans plus tôt [vers 115 ?] à cause de ce qu'il qu'il avait lu un jour dans un livre, à savoir que les femmes avaient par nature un tempérament léger et changeant ; que si on les sollicitait en leur faisant la cour, on les amènerait à mal agir, et que pour de l'argent ou par amour elles se laisseraient abuser. Cette formule avait pénétré au coeur du philosophe, qui en lui-même avait estimé cela impossible et qu'il ne parviendrait jamais à le croire. Il pensait impossible qu'un homme, si fin et si beau soit-il, puisse faire tomber sa mère, celle qui l'avait porté, pas plus d'ailleurs que d'autres dames de bien. Il était entré dans une telle perplexité à ce propos qu'il avait juré de vérifier si cela pouvait être vrai.

Adont ly philosophe al manere de pelerin soy mist, et ne finat d'aleir jusqu'à tant qu'ilh vint à Romme, où ilh avait esteit neeis. Et prist hosteit droit à la maison de sa mere, qui n'avait pointe de marit, car ilh estoit mors. Et sa mere ne le cognut pointe, por son barbe que ilh avoit sy grant que ch'estoit mervelhe ; et oussi fut-ilh de si deverse habit que ons ne le poioit recognostre.

 Alors, comme un pèlerin, il prit la route et ne s'arrêta qu'une fois arrivé à Rome, où il était né. Il alla directement loger dans la maison de sa mère, qui n'avait pas de mari, celui-ci étant mort. Sa mère ne le reconnut pas, à cause de sa barbe, qui était d'une longueur étonnante ; il avait aussi des habits si particuliers qu'il était impossible de le reconnaître.

 

Secundus obtient, en soudoyant une servante, le consentement de sa mère pour passer la nuit avec elle, moyennant payement - Il constate la justesse de ses lectures - Fort déçu, il révèle son identité à sa mère, qui tombe malade de honte et meurt

 

[p. 537] Et quant ilh vint, enssi com al vesprée, que ilhs orent mangniet et souppeit, Secundus s'avisat comment ilh poroit sa mere exproveir ; car chu n'estoit mie une petit femme de basse lignie, ains estoit née de prinche et de senateur de Romme, estoit li mere et ly pere Secundus (?). Adont appellat Secundus une des femmes chamberies qui servait sa mere, et li dest secreement : « Se tu pues tant faire que je gise à nuit awec ta maistresse, la damme de chaens, je toy donray tantoist VI doniers d'ors, et je donray ta damme L bons donoiers d'or. »

[p. 537] Le soir de son arrivée, après avoir mangé et soupé, Secundus se demanda comment il pourrait mettre sa mère à l'épreuve. Ce n'était pas une femme de basse naissance, mais la fille d'un prince et sénateur de Rome. Telle était la mère de Secundus. Celui-ci appela alors une des chambrières de sa mère, et lui dit en secret : « Si tu peux faire en sorte que je couche cette nuit avec ta maîtresse, la dame du logis, je te donnerai tout de suite six deniers d'or et, à ta patronne, je donnerai cinquante bons deniers d'or. »

Quant la basellette entendit chu, si fut convoiteuse de gangnier et prist les VI donniers d'or, puis vint à sa damme et ly dest enssi : « Madamme, chis pelerin vos donroit L donniers d'or, se vos le voliés à nuit lassier cuchier awec vous. » Que diroie-je mult de parolles ? tant fist la basellet, que la damme ly otriat, et ly dest : « Prens les donniers d'or, et apres le fais [p. 538] venir en ma chambre dormir awec moy. »

Quand la jeune servante entendit cela, elle eut tellement envie des deniers d'or qu'elle les accepta, alla trouver sa patronne et lui dit : « Madame, ce voyageur est prêt à vous donner cinquante deniers d'or si vous le laissez coucher cette nuit avec vous. » Que dirais-je de plus ? La jeune servante réussit à obtenir l'accord de la dame, qui lui dit : « Prends les deniers d'or et fais-le [p. 538] venir dans ma chambre, pour dormir avec moi. »

Atant vint la basellet à Secon, et li dest chu qu'ilh avoit troveit ; et ilh ly donnat les donniers, puis entrat en la chambre, et soy cuchat awec sa mere. Et quant Secons fut cuchiet avec sa mere, si veit bien que chu qu'ilh avoit troveit en escript devant estoit veriteit ; car ilh veioit bien que ilh ne tenoit fours que à luy qu'il ne fesist de sa mere tout chu qu'ilh ly plairoit, com de sa femme. Et quant la damme veit que ly pelerin ne giroit awec lée charneilement, se ly ai dit : « Amis, porquoy esteis-vos cuchiés awec moy, se vos ne faites tant que vostre or soit bien deservit que vos m'aveis donneit ? » Quant Secon oiit chu, si fut encors plus corocbiés com devant, portant que sa mere le requeroit, qui avoit nom delle melheur et plus honeste damme de tout Romme.

La jeune servante vint rapporter à Secundus ce qu'il en était ; il lui donna les deniers, entra dans la chambre et se coucha avec sa mère. Dès qu'il fut au lit avec elle, il vit bien que ce qu'il avait lu précédemment correspondait à la vérité. Il voyait bien qu'il ne tenait qu'à lui de faire de sa mère tout ce qui lui plairait, comme si elle était sa femme. Quand elle se rendit compte que le pèlerin évitait de s'unir charnellement avec elle, la dame dit : « Mon ami, pourquoi êtes-vous couché avec moi, si vous ne cherchez pas de profiter de l'or que vous m'avez donné ? » En entendant cela, Secundus fut encore plus en colère qu'avant, en songeant à ce que sa mère attendait de lui, elle qui était réputée la dame la meilleure et la plus honnête de Rome.

Adont commenchat Secon mult tenrement à ploreir, et commenchat à baisier les mamelles de sa mere, sens aultre chouse faire, jusques al matinée que Secon soy commenchat à muchier et vestir. Quant la damme chu veit, se li dest : « Amys, aveis juyt awec moy por dechivoir et tempteir. » Adont ly respondit Secon : « Damme, salve vostre grasce, je en ay ovreit solonc nature, car je ay baisiet vos mamelles, lesqueiles je avoy altrefois asseis baisiet ; mains se je awis gehut awec vos charneilement, je awisse faite contre nature. »

Alors Secundus commença à pleurer très doucement. Il se mit à baiser les seins de sa mère, sans rien faire d'autre, jusqu'au matin, où il commença à s'habiller et à se vêtir. Quand la dame vit cela, elle lui dit : « Mon ami, vous avez couché avec moi pour me tromper et me mettre à l'épreuve. » Alors, Secundus lui répondit : « Madame, sauf votre grâce, j'ai agi selon la nature, car j'ai baisé vos seins que j'avais autrefois beaucoup baisés. Si j'avais couché avec vous charnellement, j'aurais agi contre nature. »

Quant la damme l'entendit, si fut tout enbahie, se ly demandat : « Qui es-tu donc ? » Et ilh ly respondit : « Je suy li vostre fis Secon. » Quant la damme l'entendit, si en oit si grant honte que del honte ilh entrat en une maladie de fivre, de quoy elle morut dedens III jours.

En entendant cela, la dame fut tout abasourdie et lui demanda : « Qui es-tu donc ? » Il lui répondit : « Je suis Secundus, votre fils. » À ces mots, la dame éprouva tellement de honte qu'elle contracta une fièvre dont elle mourut dans les trois jours.

 

Secundus, pour se punir de la mort de sa mère, vit en solitaire, voué au silence perpétuel - Seize ans plus tard (132 ?), Hadrien, informé de cette histoire, veut mettre fin à ce silence et cherche en vain par divers moyens à faire parler le philosophe

 

[p. 538] [Secundus gardat silenche tout sa vie - CXXXII] Quant Secon veit chu, se dest qu'ilh estoit coulpauble de la mort sa mere, et que elle estoit mort por sa parolle ; si en fut grandement corochiés, car s'ilh soy fuist tays tou quois et alleis sa voie sens parleir teiles parolles, elle ne fust mie mort.Adont entrat Secon en unc bois deleis Romme, où ilh fist une habitation et faisoit là sa penanche qu'ilh avoit jà fait entour XVI ans ; sique l'an CXXXII revienet l'emperere Adriain de Athennes à Romme, si passat deleis le [p. 539] habitation Secon. Et là ly fut compteit comment Secon avoit erreit et sa mere exproveit, dont elle estoit mort ; si avoit voweit que ilh ne parleroit jamais, ains tenrait scilenche tout sa vie.

[p. 538] [Secundus garda le silence tout sa vie - An 132] Quand Secundus vit cela, il se considéra coupable de la mort de sa mère, morte à cause de ce qu'il lui avait dit. Il s'en voulut beaucoup, car s'il s'était tu, s'il était resté coi et avait poursuivi sa route sans prononcer ces paroles, elle ne serait pas morte. Alors Secundus gagna un bois voisin de Rome, où il se construisit une habitation pour y faire pénitence. Il était là depuis quelque seize ans, lorsque, en l'an 132, l'empereur Hadrien rentrant d'Athènes à Rome, passa près de [p. 539] chez lui. Là on lui raconta que Secundus avait commis une faute, qu'il avait mis sa mère à l'épreuve, qu'elle en était morte et qu'il avait fait le voeu de ne plus jamais parler, de garder le silence toute sa vie.

Quant l'emperere Adriain entendit chu, si dest qu'ilh vorat exproveir se ilh ly poroit en nulle manere faire brisier sa penanche. Adont le mandat l'emperere par dois chevaliers, lesqueiles l'ont amyneit. Et quant l'emperere Adriain veit venir Secon, si soy levat tantoist encontre luy, portant que ilh quidat que Secon dewist dire : « Sires, seieis-vos, » ou altres parlers. Mains Secon ne dest riens. Quant l'emperere veit chu, se ly dest : « Dains (Sains mssB) philosophe, parolle à moy si que je puisse alcun chouse de toy aprendre ; car chu que tu fais ne doit mie eistre par droit, car tu ne dois mie tenir en scilenche ta clergerie, car ons ne puet manifesteir la chouse en taisant. » Secon entendit bien chu que ly emperere disoit, mains ilh ne respondit nient.

En entendant cela, l'empereur Hadrien décida de vérifier s'il pourrait mettre fin à la pénitence de Secundus, d'une manière ou d'une autre. L'empereur le fit amener en lui envoyant deux chevaliers. Quand il vit arriver Secundus, Hadrien se leva immédiatement. Il s'attendait à ce que Secundus lui dise : « Sire, asseyez-vous », ou quelque autre chose, mais le philosophe ne dit rien. Voyant cela, l'empereur dit : « Saint philosophe, parle-moi, afin que je puisse apprendre  quelque chose de toi. Ce que tu fais ne doit pas légalement être permis, tu ne dois pas conserver ton savoir sans rien en dire ; car on ne peut faire connaître les choses en les taisant. » Secundus comprenait bien ce que lui disait l'empereur, mais il ne répondit pas.

Adont dest encor l'emperere : « Secon, anchois que je venisse chi, astoit-ilh bien saison que tu toy taisisse, car tu n'avois mie si glorieux auditeur de moy, qui soy posist aresteir à tes parolles, ne aleir encontre, sicom je puisse faire ; mains ors suy-je chi qui mult desire que tu parolle, si eslieve ta vois en sa vertut, et parolle à moy. » Mult bien entendit Secon l'emperere, mains oncques por chu ne parlat.

L'empereur dit encore : « Secundus, avant que je ne revienne ici, c'était bien le moment pour toi de te taire, car tu n'avais pas d'auditeur aussi prestigieux que moi, personne qui puisse s'attarder sur tes paroles, ni s'y opposer, comme je puis le faire. Mais maintenant que je suis ici, je désire vraiment que tu parles, que ta voix s'élève pleinement et me parle. » Secundus entendait très bien l'empereur, mais cela ne le fit jamais parler.

 

Même sous la menace d'une exécution, Secundus reste silencieux - Cette constance fait l'admiration de l'empereur Hadrien, qui lui demande alors de communiquer avec lui par écrit, sur des tablettes

 

[p. 539] Et quant l'emperere veit qu'ilh ne feroit mie de Secon sa volenteit, si apellat tantoist une de ses prinche, que ons appolloit Tyrpons, et li dest en teile maniere : « Amis, dest-ilh, je toy prie que tu fais tant que chis hons parolle à nos à mons une seule parolle, soit ou en bien ou en mal. »

[p. 539] Quand Hadrien vit qu'il ne plierait pas Secundus à sa volonté, il appela aussitôt un de ses princes, appelé Tyrpons, et lui dit : « Mon ami, je te prie de réussir à forcer cet homme à nous dire au moins un seul mot, soit en bien, soit en mal. »

Adont passat avant Tyrpons et dest enssi : « Secon, parolle ; chu est sotye de si longement tenir scilenche, car tu sceis bien que les lyons, lupars et toutes altres biestes et les oyseals convoitent que ilh posissent parleir enssi com les gens ; et tu, qui sceis mult bien parleir, tu tiens scilenche ! Chu n'est mie sageche, car ilh n'apartient mie aux philosophes del tenir scilenche, ains doit parleir et sa scienche generalment publiier. » Secon entendit bien Tyrpons, mains ilh ne respondit riens. Adont apellat Tyrpons unc de ses servans, et ly dest : « Je toy commande que chis hons soit tantost decolleis, puisqu'ilh ne vuelt parleir à l'emperere. » Et li sorgant li respondit qu'ilh seroit tantoist ochis.

Alors Tyrpons s'avança et dit ainsi : « Secundus, parle ; c'est une sottise de rester si longtemps silencieux, car tu sais bien que les lions, les léopards, toutes les autres bêtes et les oiseaux désirent pouvoir parler comme les gens ; et toi, qui sais très bien parler, tu gardes le silence ! Ce n'est pas sage, car les philosophes ne doivent pas rester silencieux : ils doivent parler et faire connaître largement leur science. Secundus comprit bien Tyrpons, mais il ne répondit rien. » Alors Tyrpons appela un de ses serviteurs et lui dit : « Je t'ordonne de décapiter immédiatement cet homme, puisqu'il ne veut pas parler à l'empereur. » Le serviteur répondit que ce serait fait aussitôt.

 Atant vint l'emperere meismes [p. 540] à sorgont, et li dest enssi : « Je toy commande en amisteit que tu parolle tant sour le voie à Secon et fais tant, se tu puis, que ilh parolle. Et se tu pues tant faire que ilh parolle, se li coupe tantoist la tieste, et se tu ne le pues faire parleir, se le ramaine arrier à moy. » Et chis respondit : « Volentiers. »

Mais l'empereur vint en personne [p. 540] dire au serviteur : « Quand tu feras route avec Secundus, je te demande de causer amicalement avec lui et de faire ton possible pour le faire parler. Si tu y arrives, coupe-lui immédiatement la tête ; sinon, reviens sur tes pas et ramène-le moi. » Il répondit : « J'agirai selon ta volonté. »

[Comment Secundus fut manechiés del morir s’ilh ne parloit] Puis soy partit ly sorgant, et emynat Secon devers le lieu où ons faisoit les justiches de Romme ; et en allant ilh arguoit mult Secon del parleir et disoit : « Ey, Secon, porcoy tu lairas enssi ochire por parleir ? Je toy prie, parolle et tu viveras ; et, se tu ne parolle, tu moras. Or donne vie à toy par parolle. Tu vois, le arondes et les altres oyseals ont vois qui leur est donnée por releichier leurs vies ; ne oussi nulle chouse n’est en vie qui n’ait vois. Se toy reprens et parolle, ilh te doit bien soffier le temps que tu as gardeit scilenche. » De teiles parolles et d’aultres l’arguoit li sorgant, mains oncques Secon ne voult parleir.

[Secundus menacé de mort s’il ne parle pas] Après cela, le serviteur s'en alla et conduisit Secundus à l'endroit où l'on rendait la justice à Rome. En chemin, il poussait fortement Secundus à parler en disant : « Eh ! Secundus, pourquoi te laisseras-tu tuer pour refuser de parler ? Je t'en prie, parle, et tu vivras ; et si tu ne parles pas, tu mourras. Sauve ta vie en parlant. Tu vois les hirondelles et les autres oiseaux ; leurs voix leur est donnée pour adoucir leurs vies ; tout ce qui vit a une voix. Reprends-toi et parle. Tu as gardé le silence suffisamment longtemps. » Telles étaient, parmi d'autres, les paroles du serviteur, mais jamais Secundus ne consentit à parler.

[La grant constanche de Secundus] Atant sont venus droit à lieu où ons tourmentoit les malfaiteurs, lequeis lieu ons nomoit Pirram. Et quant ilh vint là, se ly dest le sorgont : « Ors estens le hatreal, Secon, » en monstrant l'espée traite. Quant Secon le voit, si estendit le hatreal tou cois taisant, car ilh ne prisoit riens sa vie, ains desiroit la mors. Adont hauchat li sorgant l'espée et li dest : « Secon, rachate ta vie par parleir. » Et Secon soy taisoit tou cois, qui bien l'entendoit et qui pou aconte à ses parleir. Et quant ly sorgan veit chu, se le prist et le ramynat à l'emperere en disant : « Drois emperere, je vos ramaine Secon en teile point que vos le moy livrast, car ilh at gardeit scilenche jusqu'à la mort. »

[La grande constance de Secundus] Ils arrivèrent alors juste à l'endroit où l'on torturait les malfaiteurs, un endroit appelé Pirram. Là, le serviteur lui dit : « Maintenant, tends ta nuque, Secundus, » en lui montrant son épée tirée du fourreau. En voyant cela, Secundus tendit la nuque, très calme et silencieux, car il n'appréciait nullement la vie et désirait mourir. Alors le serviteur leva son épée et lui dit : « Secundus, rachète ta vie en parlant ». Mais Secundus, qui l'entendait bien et tenait peu compte de ses paroles, se taisait, sans mot dire. Quand le serviteur vit cela, il prit Secundus et le ramena à l'empereur en disant : « Juste empereur, je vous ramène Secundus, dans l'état où vous me l'avez livré, car il a gardé le silence jusqu'à la mort ».

Adont soy mervelhat mult Adriain de la continanche de philosophe Secon, se vient à ly et ly dest en teile manere : « Secon, lieve-toy sus, tu as en propois à gardeir ta scilenche enssi com loy qui ne te puet estre tolue. Et portant je toy prie que tu prende teils taubles, et se escrips et parolle à moy par lettres. »

Alors Hadrien fut en admiration devant la maîtrise de soi du philosophe Secundus ; il vint vers lui et lui dit : « Secundus, lève-toi, tu as décidé de garder le silence, c'est comme une loi qui ne peut t'être enlevée. C'est pourquoi je te demande de prendre les tablettes que voici, que tu écrives et que tu communiques avec moi par des mots ».

 

L'enseignement écrit de Secundus à Hadrien aborde diverses questions : l'organisation du monde ; Dieu ; le jour ; le soleil ; la lune ; la terre ; le ciel ; la beauté ; l'homme

 

[p. 540] Adont prist Secon ses taubles et si escrips en teile manere : « Adriain, certe je ne toie crieme pointe, jasoiche que tu moy puis bien ochire se ilh toy plaist, car tu es sires et emperere de chi rengne [p. 541] por le temps. Et portant je toy fay savoir que je sçay bien que tu moy puis bien mettre à mort, se tu vues ; mains tu n'as mie la poior de moy à faire parleir. »

[p. 540] Alors Secundus prit ses tablettes et écrivit ceci : « Hadrien, certes je ne te crains point, bien que tu puisses me mettre à mort si cela te plaît, car tu es pour le moment le seigneur et l'empereur de ce royaume [p. 541]. C'est pourquoi je te signale que je sais que tu as le pouvoir de me faire mourir, si tu le veux, mais que tu n'as pas celui de me faire parler. »

Quant ilh oit chu escript, se le donnat à l'emperere qui le luit ; et quant ilh oit chu entendut, se ly respondit : « Par ma loy tu es bien escusseis ; mains puisque enssi est, je toy veulhe faire auconnes demandies teiles com tu oras. Promirs, je toy demande queile chouse est ly monde ? »

Après avoir écrit cela, Secundus donna la tablette à l'empereur qui la lut. Et quand il en eut compris le texte, Hadrien répondit : « Par ma loi, tu es tout à fait excusé. Mais puisqu'il en est ainsi, je veux te poser quelques questions ; tu vas les entendre. En premier lieu, je te demande ce qu'est le monde ».

[La disposition de monde] Secon respondit par escript en teile manere : « O Adriain, ly monde est estaublissemens de chiel et de la terre, et de toutes les chouses qui dedens sont trovées. Et est ly monde avironemens qui oncques ne cesse, et at si grant hautenche c'on ne puet voioir. Et si est ly jugemens par ly enfourmanche de mult de fourmes et perduraubles teneurs, et avironnement sens erreur, la lumiere de soleal ; et si est jour et nuit, estoiles, tenebres, terre, aighe et aires. Apres te dis que la grant mere est enbrachement de monde terminés, coroneis et loyés de chouses estrangnes, avironeis de toute nature, estaiche et sostenement de monde. Et sest ly hordemens de monde (vie selon B), sentiers de toutes divisions de regnes, hosteis de fluys, huys de plueve, refus emperins et sest grasce de delis. »

[L'organisation du monde] Secundus répondit par écrit : « O Hadrien, le monde est l'ordonnancement du ciel et de la terre, et de tout ce qui s'y trouve. C'est un mouvement qui jamais ne cesse. Il a une telle hauteur qu'on ne peut la percevoir. C'est le résultat d'un enchevêtrement de nombreuses formes et de contenus durables. C'est un mouvement sans erreur, c'est la lumière du soleil. C'est le jour et la nuit, les étoiles, les ténèbres, la terre, l'eau et l'air. Je te dis aussi que la grande mer embrasse le monde fini, entouré et lié par des choses étranges, qui sont pour lui appui et soutien. C'est la hardiesse de la vie, le chemin vers toutes les divisions des royaumes, la demeure des fleuves, la porte des pluies, le refus impérial. C'est le pardon des fautes. »

[Que c’est Dieu]Quant chu oit enssi escript, se le donnat à l'emperere, lyqueis le luit et puis li dest enssi : « Tu m'as donneit mult bonnes solutions, or moy dis encor avant que ch'est Dieu, et queile chouse puite chu estre ? » Adont respondit Secon et dest : « O Adriain, Dieu est pensée nyent mort, hauteche c'on ne puet veioir, fourme de mult defourmeis et esperis de mult de ploies inquisitions, nient porpensables et feles sens reponse, et si contient en luy toutes chouses, et est clarteis et jours awec biens. »

[Ce qu’est Dieu] Quand il eut écrit cela, il donna la tablette à l'empereur qui la lut, puis dit : « Tu m'as donné beaucoup de bonnes explications ; maintenant dis-moi encore ce qu'est Dieu, quelle chose il peut être ? » Alors Secundus répondit : « O Hadrien, Dieu est une pensée immortelle, une hauteur inaccessible, une forme aux aspects multiformes, un esprit qui fait l'objet de nombreuses interrogations complexes impensables et restant sans réponse. Il renferme en lui toutes choses ; il est la clarté et les jours avec leurs biens. »

[Que c’est le jour] Adont dest l'emperere: « Or moy dis que ch'est jours ? » Secon respondit par l'escript : « Che est journée et estaublissemens de travalhe ; et est retournemens des XII signes commenchemens de cascon jours et perdurables conte, lyqueis jour prent et at sa clarteit à soleal qui reluist. »

[Ce qu’est le jour] Alors l'empereur dit : « Dis-moi maintenant ce qu'est le jour ? » Secundus répondit par écrit : « Il est la journée et l'organisation du travail. C'est aussi le retour des douze signes, début de chaque jour, compte éternel, jour qui prend et tient sa clarté du soleil qui brille. »

[Queile chouse est ly soleal] Adriain demandat : « Queile chouse est ly soleal ? » Secon respondit [p. 542] par escript : « Ly soleal est isnels de chiel enfremeteis del nuit, avironnement de chaleur, flamme nient defalans, resplendeurs sens dechaiement, celestiens trespasseurs, aournemens de jour, bealteit de chiel, grasce de nature et departeurs des heures. »

[Ce qu'est le soleil] Hadrien demanda : « Qu'est-ce qu'est le soleil ? » Secundus répondit [p. 542] par écrit : « Le soleil est la chaleur du ciel enfermée pendant la nuit, le déplacement de chaleur, flamme inextinguible, splendeur inaltérable, voyageur qui traverse le ciel, ornement du jour, beauté du ciel, grâce de la nature, répartisseur des heures. »

[Que c’est la lune] L'emperere demandat : « Que ch'est la lune ? » Secon ly respondit : « La lune est enssi en chiel com la porte de chiel, manson de soleal, anemie aux malfailteurs, confors de commenchemens et adreche de temps et de cheaux qui nagent, signe des solempniteis, recommenchemens des mois, euils del nuit, eslargeresse de rosée, message de temps. »

[Ce qu'est la lune] L'empereur demanda : « Qu'est-ce que la lune ? » Secundus répondit : « La lune est dans le ciel comme la porte du ciel, l'émule du soleil, l'ennemie des malfaiteurs, le soutien des commencements, l'indication du temps pour les navigateurs, le signe des solennités et des débuts de mois, l'oeil de la nuit, la distributrice de la rosée, l'annonce des temps. »

[Que c'est la terre] Et l'emperere demandat : « Que c'est la terre ? » Secon ly escript : « Terre est ly fondement de chiel porpensante de monde, commenchement de vie, garde de mere et nourice des fruis, covreture d'infeir, desnoieresse de toutes chouses, mere des nassans, nouriche des vivans, chambre de vie. »

[Ce qu'est la terre] L'empereur demanda : « Qu'est-ce que la terre ? ». Secundus écrivit : « La terre est la base du ciel, l'espace intermédiaire du monde [meditullium pour Vincent de Beauvais], le début de la vie, la protection et la nourrice des fruits, la couverture de l'enfer, la dispensatrice de tout, la mère de ceux qui naissent, la nourrice des vivants, la chambre de la vie. »

[Que c’est le chiel] Et demandat l'emperere : « Queile chouse est le chiel ? » Et Secon ly escript : « Ly chiel est rondeche, tournable, comble, haus et grans, terre des vivans. »

[Ce qu'est le ciel] L'empereur demanda : « Qu'est-ce que le ciel ? » Secundus écrivit : « Le ciel est circulaire, il peut tourner, il est plein, haut et grand, terre des vivants. »

[Qu’est bealteit] L'emperere demandat : « Queile chouse est bealteit ? » Secon escript : « C'est naturele prudenche, fortune de petit temps, fleur marcissant et humaine convoitiese. »

[Qu’est la beauté] L'empereur demanda : « Qu'est-ce que la beauté ». Secundus écrivit : « C'est la sagesse naturelle, la fortune éphémère, la fleur qui se fane, la concupiscence humaine. »

[Qu’est I homme] L'emperere demandat : « Queile chouse est uns hons ? » Secon escript : « Hons est pensée de chair et en chair veioir arme plaine de travalhe, habitacle de petit temps, receptacle de esperit, fantomme de temps, mireour de vie, portiers de lumiere, devastanche de vie, perdurable mors, servans de mors, trespassans aleirs et hosteis de luy-meismes. »

[Ce qu’est I'homme] L'empereur demanda : « Qu'est-ce qu'un homme ? » Secundus écrivit : « L'homme est esprit incarné, une âme véritable dans la chair, écrasée par les épreuves, habitacle éphémère, réceptacle des sensations, fantasme dans le temps, miroir de vie, porteur de lumière, preneur de vie, mort éternelle, serviteur de la mort, passant son chemin et se retirant de lui-même. »

Quant l'emperere entendit les responses de Secon, se ly at dit : « Sains hons, ilh moy dest voire chis qui dest que tu es proidhons et grans philosophe, je croie que en chi monde n'at parelhe de toy ; mains ch'est grant damaige que tu ne parolle, car adont chu seroit grant chouse de toy ; et portant je toy donray certaines rentes et gens qui toy serviront tous les jours de ta vie, car je voie bien que tu ne parleras jamais. » Adont li assennat rentes et gens qui le servirent tant com ilh viscat. Enssy soy departit l'emperere de Secon.

Quand l'empereur entendit les réponses de Secundus, il lui dit : « Saint homme, il m'a dit vrai celui qui a dit que tu étais un homme sage et un grand philosophe. Je crois qu'en ce monde personne ne t'est comparable, mais ton silence est un grand dommage, car en parlant tu ferais de grandes choses. C'est pourquoi, je te donnerai des revenus sûrs et des gens à ton service, tous les jours de ta vie, car je vois bien que tu ne parleras jamais. » Alors il lui accorda des revenus et des gens qui le servirent aussi longtemps qu'il vécut. Ainsi l'empereur se sépara-t-il de Secundus.

 

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