Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant VII (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE VII
ARRIVÉE AU LATIUM - MENACE DE GUERRE
Intervention de Junon (5) : Junon reprend l'initiative [7, 540-622]
Junon somme Allecto de retourner aux enfers (7, 540-571)
Allecto, fière de sa mission accomplie, demande à Junon de continuer à semer la guerre. Mais la reine des dieux, soucieuse de ne pas mécontenter Jupiter, renonce aux services de la Furie et la renvoie dans les enfers. (7, 540-560)
Allecto rejoint le monde d'en-bas par un gouffre qui passait pour être une bouche des enfers. (7, 552-571)
Atque ea per campos aequo dum Marte geruntur, promissi dea facta potens, ubi sanguine bellum imbuit et primae commisit funera pugnae, deserit Hesperiam et caeli conuexa per auras Iunonem uictrix adfatur uoce superba ; |
Et tandis que dans la plaine Mars équilibre les combats, la déesse, forte de sa promesse accomplie, après avoir baigné la guerre dans le sang et fourni des victimes aux premiers combats, quitte l'Hespérie et, portée par les souffles célestes, s'adresse triomphalement à Junon, d'une voix pleine d'orgueil : |
7, 540 |
« En, perfecta tibi bello discordia tristi ; dic in amicitiam coeant et foedera iungant. Quando quidem Ausonio respersi sanguine Teucros, hoc etiam his addam, tua si mihi certa uoluntas ; finitimas in bella feram rumoribus urbes |
« La discorde menant à une guerre funeste est donc réalisée ! Va donc leur dire de redevenir amis et de conclure des accords ! Maintenant que j'ai inondé les Teucères de sang ausonien, je ferai davantage encore, si je suis sûre que telle est ta volonté ; répandant des rumeurs, je pousserai les villes voisines à la guerre ; |
7, 545 |
accendamque animos insani Martis amore, undique ut auxilio ueniunt ; spargam arma per agros. » Tum contra Iuno : « Terrorum et fraudis abunde est ; stant belli causae, pugnatur comminus armis, quae fors prima dedit sanguis nouus imbuit arma. |
j'embraserai les coeurs d'une folle passion guerrière : ainsi de partout viendront des renforts ; je sèmerai des armes à travers les champs ». Alors Junon lui répond : « C'en est assez des terreurs et de la ruse ; les causes de la guerre sont là, on se bat au corps à corps, avec des armes, d'abord prises au hasard, et qu'imprègne un sang frais . |
7, 550 |
Talia coniugia et talis celebrent hymenaeos egregium Veneris genus et rex ipse Latinus. Te super aetherias errare licentius auras haud pater ille uelit, summi regnator Olympi ; cede locis ; ego, siqua super fortuna laborum est, |
Que célèbrent de telles noces et le si grand Hyménée l'illustre rejeton de Vénus et le roi Latinus en personne. Mais Jupiter ne le voudrait pas te voir errer trop librement dans les hauteurs éthérées, lui qui règne en haut de l'Olympe. Quitte les lieux. Et si la fortune exige quelque peine de plus, |
7, 555 |
ipsa regam. » Talis dederat Saturnia uoces.
Illa autem attollit stridentis anguibus alas Cocytique petit sedem, supera ardua linquens. Est locus Italiae medio sub montibus altis, nobilis et fama multis memoratus in oris, |
je m'en occuperai moi-même ». Ainsi avait parlé la Saturnienne.
Allecto alors déploie ses ailes où sifflent les serpents, et, quittant les hauteurs célestes, se dirige vers le Cocyte. Il existe, au centre de l'Italie, au pied de hautes montagnes, un endroit célèbre, dont le renom s'est répandu dans maintes contrées, |
7, 560 |
Amsancti ualles ; densis hunc frondibus atrum urguet utrimque latus nemoris, medioque fragosus dat sonitum saxis et torto uertice torrens. Hic specus horrendum et saeui spiracula Ditis monstrantur, ruptoque ingens Acheronte uorago |
c'est la vallée d'Ampsanctus. Sur ses deux versants, la lisière d'un bois touffu entoure ce lieu sombre et, au milieu, un torrent bruyant au tourbillon sinueux fait retentir les rochers. On montre là un antre horrible et les soupiraux du cruel Dis ; dans une faille de l'Achéron, un gouffre énorme laisse voir |
7, 565 |
pestiferas aperit fauces, quis condita Erinys, inuisum numen, terras caelumque leuabat. |
des gorges pestilentielles, où est allée se cacher l'Érinye, divinité odieuse, soulageant ainsi la terre et le ciel de sa présence. |
7, 570 |
Junon ouvre les portes de la guerre (7, 572-622)
Junon est arrivée à ses fins. Chez les Latins, tous, à l'exception du roi Latinus, veulent la guerre : les bergers veulent venger Almo et Galèse ; Turnus et les partisans d'Amata haïssent les Troyens. Latinus, malgré son désir et ses prédictions, se sent impuissant à lutter contre Junon et se retire dans son palais. (7, 572-600)
Devant le refus obstiné de Latinus d'ouvrir les portes de la guerre, Junon en personne se charge d'accomplir ce rite, devenu traditionnel à Rome lors de toute déclaration de guerre. (7, 601-622)
Nec minus interea extremam Saturnia bello imponit regina manum. Ruit omnis in urbem pastorum ex acie numerus caesosque reportant |
Cependant la reine, la Saturnienne, n'en met pas moins la dernière main à la guerre. Tous les bergers quittent la mêlée et se ruent vers la ville où ils portent leurs morts : |
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Almonem puerum foedatique ora Galaesi implorantque deos obtestanturque Latinum. Turnus adest medioque in crimine caedis et igni terrorem ingeminat : Teucros in regna uocari, stirpem admisceri Phrygiam, se limine pelli. |
le jeune Almon et Galèse, au visage tout défiguré ; ils implorent les dieux et conjurent Latinus. Turnus est là et, au milieu du feu des accusations de meurtre, redouble la panique : on appelle les Troyens sur le trône ; la race phrygienne se mêle aux Latins ; lui est rejeté du palais. |
7, 575 |
Tum quorum attonitae Baccho nemora auia matres insultant thiasis neque enim leue nomen Amatae, undique collecti coeunt Martemque fatigant. Ilicet infandum cuncti contra omina bellum, contra fata deum peruerso numine poscunt, |
Alors, tandis que leurs matrones affolées par Bacchus, dansent dans les bois touffus, le nom d'Amata n'étant pas sans effet, les hommes affluent de partout et harcèlent Mars de leurs invocations. Et aussitôt tous, malgré les oracles, malgré le destin, exigent l'abominable guerre à cause d'une divinité fourvoyée. |
7, 580 |
certatim regis circumstant tecta Latini. Ille uelut pelagi rupes immota resistit, ut pelagi rupes magno ueniente fragore, quae sese multis circum latrantibus undis mole tenet ; scopuli nequiquam et spumea circum |
Ils se bousculent pour assiéger la demeure du roi Latinus. Lui résiste, tel un roc immobile au milieu de la mer, un roc qui, quand survient un fracas assourdissant, se maintient de toute sa masse, au milieu des vagues grondantes ; les récifs et les écueils écumants mugissent en vain autour de lui, |
7, 585 |
saxa fremunt laterique inlisa refunditur alga. Verum ubi nulla datur caecum exsuperare potestas consilium et saeuae nutu Iunonis eunt res, multa deos aurasque pater testatus inanis : « Frangimur heu fatis » inquit, « ferimurque procella ! |
et les algues qui viennent battre son flanc refluent vers la mer. Mais, puisqu'il n'a aucun pouvoir de vaincre une décision aveugle et puisque les choses obéissent à la volonté de la cruelle Junon, le vieillard, prenant maintes fois à témoin les dieux et les vents impalpables : « Hélas!», dit-il, « les destins nous brisent ! La tourmente nous emporte ! |
7, 590 |
Ipsi has sacrilego pendetis sanguine poenas,
O miseri. Te, Turne, nefas, te triste manebit supplicium, uotisque deos uenerabere seris. Nam mihi parta quies, omnisque in limine portus ; funere felici spolior. » Nec plura locutus |
Ô malheureux, vous en paierez la peine de votre sang sacrilège, Et toi, Turnus, ô malédiction !, un triste supplice t'attendra, et tu feras aux dieux des voeux qui viendront trop tard. Car, pour moi, le repos est arrivé ; je suis près de l'entrée du port ; mais je suis privé d'une mort sereine ». Il ne dit rien de plus, |
7, 595 |
saepsit se tectis rerumque reliquit habenas.
Mos erat Hesperio in Latio, quem protinus urbes Albanae coluere sacrum nunc maxima rerum Roma colit, cum prima mouent in proelia Martem, siue Getis inferre manu lacrimabile bellum |
s'enferma dans sa demeure et abandonna les rênes des affaires.
Dans le Latium d'Hespérie régnait une coutume qui devint aussitôt, sacrée pour les cités albaines, et que Rome, puissante entre toutes, respecte encore aujourd'hui, quand elle met Mars en branle pour le combat, quand elle se prépare à porter la guerre et ses larmes chez les Gètes, |
7, 600 |
Hyrcanisue Arabisue parant seu tendere ad Indos Auroramque sequi Parthosque reposcere signa. Sunt geminae belli portae sic nomine dicunt religione sacrae et saeui formidine Martis ; centum aerei claudunt uectes aeternaque ferri |
chez les Hyrcaniens et les Arabes, ou à partir pour les Indes, ou à poursuivre l'Aurore ou à reprendre aux Parthes leurs enseignes. Il existe deux portes de la Guerre – c'est leur nom – , consacrées par la religion et la crainte qu'inspire Mars le redoutable ; cent barres d'airain et la solidité indestructible du fer les ferment |
7, 605 |
robora, nec custos absistit limine Ianus ; has, ubi certa sedet patribus sententia pugnae, ipse Quirinali trabea cinctuque Gabino insignis reserat stridentia limina consul, ipse uocat pugnas ; sequitur tum cetera pubes, |
et Janus, leur gardien, ne s'éloigne jamais de leur seuil. Lorsque les Sénateurs ont décidé de la guerre, le consul en personne, remarquable dans sa trabée de Quirite, ceinte à la Gabienne, ouvre les portes qui grincent sur leurs gonds ; c'est lui qui appelle les combats, et tout le reste de l'armée suit, |
7, 610 |
aereaque adsensu conspirant cornua rauco. Hoc et tum Aeneadis indicere bella Latinus more iubebatur tristisque recludere portas. Abstinuit tactu pater auersusque refugit foeda ministeria et caecis se condidit umbris. |
tandis que les cornes d'airain approuvent de leur souffle rauque. C'est conformément à cet usage que l'on invitait alors Latinus à déclarer la guerre aux Énéades et à ouvrir les sinistres portes. Le vénérable roi s'abstint de les toucher et, se détournant, il évita cet odieux office et alla se cacher dans l'ombre obscure. |
7, 615 |
Tum regina deum caelo delapsa morantis impulit ipsa manu portas, et cardine uerso belli ferratos rumpit Saturnia postes. |
Alors la Reine des dieux descend du ciel et pousse de sa main, les portes trop lentes à s'ouvrir et, faisant pivoter leurs gonds, la Saturnienne rompt les battants de fer des portes de la Guerre. |
7, 620 |
Notes (7, 540-622)
Un sang frais (7, 554). Au début (cfr 7, 506-508), chacun s'était emparé de ce qui lui tombait sous la main, tantôt « un tison durci au feu », tantôt « un lourd bâton noueux », des armes de fortune en quelque sorte. Puis les choses se sont vite transformées (cfr 7, 523-527). On s'est battu avec des armes véritables, et le sang a coulé.
Trop librement (7, 557). Allecto est une déesse infernale ; elle ne peut rester trop longtemps sur terre. Junon semble craindre de mécontenter Jupiter, en contrariant l'ordre établi.
Ampsanctus (7, 565). C'est le site actuel d'Ansanto, à 35 km au sud de Bénévent. On y a retrouvé un sanctuaire de Mefitis (la déesse des exhalaisons pestilentielles sulfureuses venant du sol), tout près d'un étang fangeux en constante ébullition. Comme on l'a vu à propos de l'Albunée (7, 83) et surtout à propos du livre 6, les Anciens voyaient dans des manifestations telluriques de ce genre la preuve de la communication de l'endroit avec les Enfers. Rien d'étonnant dès lors qu'Allecto emprunte ce passage pour retourner dans le royaume infernal, dont le chant 6 a présenté plus en détail la géographie.
Dis (568). Dis ou Dis Pater est l'équivalent italique de Pluton, le roi des Enfers. Virgile le cite neuf fois dans l'Énéide. En latin, Dis veut dire « le Riche », ce qui n'a rien d'étonnant, puisqu'il règne sur un très grand nombre de personnes. Cfr 6, 127.
Matrones affolées par Bacchus (7, 580). Cfr la description que Virgile a donnée plus haut (7, 385-405) de ce cortège bachique.
divinité fourvoyée (7, 584). Junon.
Tel un roc (7, 586). Comparaison imitée d'Homère (IIiade, 15, 618-621), où les Grecs qui attendent le choc des Troyens sont comparés à un roc bravant la fureur des vents et des flots.
Sacrilège (7, 595). Parce qu'ils n'ont pas obéi à l'oracle de Faunus.
Triste supplice (7, 596). Turnus mourra de la main d'Énée à la fin du chant douze.
Abandonna les rênes (7, 600). Il se retire du pouvoir, refusant donc d'approuver et d'entériner la guerre. Il appartiendra à Junon d'ouvrir elle-même les portes de la guerre (7, 620-622).
Coutume (7, 601-610). Virgile utilise ici un vieil usage romain, censé remonter au roi Numa Pompilius, celui de laisser ouvertes en temps de guerre et fermées en temps de paix les portes du temple de Janus sur le Forum. Il attribue cette coutume aux cités latines et à Albe en particulier. En réalité, on est ici dans la poésie et non dans l'histoire. Tite-Live raconte (1, 19, 3) que le temple romain de Janus n'avait été fermé que deux fois depuis Numa, une fois à la fin de la première guerre punique, une seconde fois sous Auguste, en 29 a.C.n., après Actium. Auguste le fermera encore en 25 a.C.n., puis, plus tard, en 8 a.C.n. Les deux premières fermetures ont manifestement inspiré ce développement à Virgile, car l'empereur était fier de ces signes de la paix qu'il faisait régner partout (Cfr 1, 294n).
Gètes (7, 604). Les Gètes étaient un peuple scythe, installé dans l'actuelle Bessarabie (partie de la Moldavie et de l'Ukraine). Tacite (Annales, 4, 44, 1) signale un triomphe obtenu par Cneius Cornelius Lentulus pour une expédition victorieuse contre les Gètes. Le personnage était gouverneur de la province des Balkans sous Auguste, et les événements doivent dater de 10 a.C.n.
Hyrcaniens ou Arabes (7, 605). Aelius Gallus, gouverneur d'Égypte, pénétra en 24 a.C.n. en Arabie Heureuse (Arabia Felix). Par contre, on ne possède aucune information sur d'éventuelles campagnes menées sous Auguste en Hyrcanie, une région située au sud-est de la mer Caspienne. Le passage virgilien peut être une réminiscence d'un vers de Catulle (11, 5) mentionnant conjointement Hyrcaniens et Arabes, dans une énumération de peuples destinée à évoquer l'Orient dans son ensemble. L'Hyrcanie est aussi mentionnée en 4, 367.
Indes (7, 605). Après Actium, pendant l'hiver de 30 à 29 a.C.n., Octave reçut une ambassade d'Indiens. Dans les Géorgiques, 3, 27 également, en évoquant les Gangarides, Virgile a utilisé cette donnée d'histoire.
Poursuivre l'Aurore (7, 606). Tournure imagée pour marquer la pénétration romaine dans le lointain Orient.
Les enseignes des Parthes (7, 606). En 53 avant J.-C., les Parthes avaient défait l'armée de Crassus et emporté ses étendards. La diplomatie romaine n'eut de cesse de les récupérer. En 23 avant J.-C., le roi parthe Phréate avait promis à Auguste de les rendre ; ils ne furent renvoyés qu'en 20 avant J.-C.
Sa trabée de Quirite, ceinte à la Gabienne (7, 612). La trabée était une variété de toge ornée d'une ou de plusieurs bandes horizontales de couleur (pour plus de détails, cfr 7, 187). Dans certaines circonstances, on se drapait « à la Gabienne » (cinctus Gabinus), c'est-à-dire qu'on rejetait un pan de la toge sur la tête et qu'on se passait l'autre autour de la taille, un peu comme une ceinture. Mais tout est loin d'être clair dans le drapé exact de cette « mode gabienne » ; de même, le rapport qu'il entretient avec la ville de Gabies est loin d'être sûr.
Il appelle aux combats (7, 614). Les paroles consacrées étaient : « Qui veut le salut de l'État me suive » (Qui rem publicam saluam esse uult me sequatur).
La Reine des dieux (7, 620). C'est Junon, épouse de Jupiter, le roi des dieux. Deux vers plus loin, elle est appelée « la Saturnienne », une autre de ses dénominations courantes.
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