Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 489b-503a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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 événements divers sous Domitien, NERVA ET TRAJAN [Myreur, p. 489b-503a]

Ans 93-102 

Ce fichier contient deux parties :

Myreur, p. 489b-498a (A.  Le pape Clet - Domitien et Jean l'Évangéliste - Apocalypse : Ans 93-95) [sommaire] [texte]

Myreur, p. 498b-503a (B.  Divers : Judée - Tongres - Trèves - Rome - Église primitive - Jean l'Évangéliste : Ans 96-102) [sommaire] [texte]

 


Introduction générale aux deux parties

 

[sommaire] [texte]

Jean, apôtre et évangéliste

La présente section est surtout consacrée à celui que la tradition chrétienne présente habituellement comme l'apôtre Jean, fils de Zébédée et de Marie-Salomé, le « disciple que Jésus aimait » et à qui il confia sa mère au pied de la Croix. Pour cette même tradition, l'apôtre est également l'auteur du quatrième évangile canonique et de l'Apocalypse. Cette vision des choses est contestée par l'exégèse contemporaine, mais pour Jean d'Outremeuse, l'apôtre Jean et l'auteur de l'Apocalypse ne sont qu'une seule et même personne.

À plusieurs reprises, dans les pages précédentes, le chroniqueur liégeois a parlé de Jean l'Évangéliste. Ainsi, au nombre des Mirabilia urbis Romae, il a mentionné, près de la Porta Latina, l'endroit où le sains Johans ewangelist fut cuys en oile (p. 59) et, dans le traité sur les Indulgentiae, en énumérant les indulgences disponibles dans les églises romaines, il a signalé que Saint-Jean-de-Latran abritait quelques-unes de ses reliques : un peu de la manne provenant de son tombeau à Éphèse, la tunique avec laquelle il ressuscita à Éphèse trois personnes mortes empoisonnées, la chaîne qui l'avait lié quand il vint d'Éphèse à Rome et les ciseaux qui servirent à le tondre sous Domitien (p. 76-77). Ces allusions ne peuvent être compréhensibles qu'aux lecteurs qui connaissent plus en détail la biographie (légendaire) de l'apôtre. On y reviendra.

L'auteur du Myreur a aussi présenté l'apôtre comme l'époux des Noces de Cana, celui qui, pour suivre Jésus, abandonna Marie-Madeleine, sa future épouse (p. 394). Il est aussi celui qui, lors de la Dernière Cène, s'est endormi sur les genoux de Jésus (p. 404) ; celui qui l'a suivi pendant sa passion (p. 407) ; celui à qui, au pied de la Croix, Jésus a confié sa mère (p. 413) ; celui qui est ensuite demeuré avec Marie, qui a assisté à sa mort et a transporté son corps dans la vallée de Josaphat (p. 445-448). Tous ces éléments sont conformes aux grandes lignes de la biographie traditionnelle du saint.

Toujours selon cette biographie (cfr Voragine, La légende dorée, ch. 65, Saint Jean devant la porte Latine, p. 373, éd. A. Boureau), l'apôtre, envoyé en mission en Asie, se trouve à Éphèse lorsque ses prêches attirent l'attention du proconsul romain, qui le fait arrêter et l'oblige à sacrifier aux dieux. Sur son refus, il est jeté en prison. « On envoie alors à l'empereur Domitien une lettre le désignant comme un magicien sacrilège, contempteur des dieux et adorateur du Crucifié ». Sur ordre de l'empereur romain, il est conduit sous escorte militaire d'Éphèse à Rome « où, après lui avoir coupé tous les cheveux par dérision, devant la porte de la ville qu'on appelle Latine, on le flagelle et on le jette dans un chaudron d'huile bouiillante sous lequel brûlait un feu ardent ». Mais Jean ressort indemne de ce bain. « À cette vue, Domitien fut stupéfait et craignit de le mettre à mort [...]. Comme l'apôtre n'avait pas renoncé à prêcher le Christ, l'empereur ordonna de le reléguer dans l'île de Patmos ». Un autre chapitre de Voragine (ch. 9, Saint Jean l'Évangéliste, p. 70-76 passim, éd. A. Boureau) raconte la suite : à Patmos, Jean, « dans la solitude, écrivit l'Apocalypse. La même année, l'empereur fut tué en châtiment de son extrême cruauté [...] et saint Jean, qui avait été injustement déporté dans cette île, put revenir à Éphèse [...] où il demeura jusqu'à l'extrême fin de sa vieillesse. Il avait quatre-vingt-dix-huit ans [...] quand lui apparut le Seigneur avec ses disciples, qui lui disait : 'Dimanche, tu viendras à moi' ».

Vient alors, toujours dans ce chapitre 9 de La légende dorée (p. 76, éd. A. Boureau), le récit de sa mort, le dimanche suivant, dans l'église d'Éphèse, un récit dont le chroniqueur liégeois pourrait fort bien s'être inspiré : « Jean fit creuser une fosse carrée près de l'autel et jeter la terre hors de l'église. Il descendit alors dans la fosse, tendit ses bras ouverts vers Dieu en disant [suit le texte d'une longue prière]. Et quand il eut achevé sa prière, une intense lumière brilla sur lui, si bien que personne ne put le voir. Lorsque cette lumière cessa, on trouva la fosse pleine d'une manne, qui, encore aujourd'hui, est produite en ce lieu et coule, du fond de la fosse, sous la forme d'une sorte de sable très fin, comme si c'était une source ».

Cette source très particulière à Éphèse et le bain d'huile bouillante dont le saint sort indemme à Rome ne sont que deux exemples parmi les nombreux faits miraculeux qui remplissent sa biographie. Les résurrrections notamment sont assez régulières, mais, en matière de miracles, le récit de Jacques de Voragine est beaucoup plus sobre que ne le sont des textes apocryphes, comme par exemple Les Actes de Jean (Écrits apocryphes chrétiens I, 1997, p. p. 972-1037), ou Les Actes de Jean à Rome (Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 703-708). Jean d'Outremeuse n'insiste guère non plus sur les miracles.

Mais ce qui différencie la version du Myreur de celle de la tradition, c'est que Jean y fait des remontrances à Domitien et veut lui expliquer les bases de la religion du Christ et la nécessité de se convertir pour éviter la damnation éternelle. Il lui fait ainsi des exposés assez détaillés sur le pater, le paradis, l'enfer (p. 490-494). Nous n'avons pas rencontré dans les textes antérieurs d'autres exemples de pareilles leçons de cathéchisme faites à Domitien. Mais chez Jean d'Outremeuse, les choses se terminent comme pour le reste de la tradition, à l'exception peut-être du délai de réflexion de trois mois demandés par l'empereur pour réfléchir et des détails de l'agôn qui s'engage entre Jean et le Diable, au terme duquel Domitien prend le parti du démon qui exige la mort de Jean. Chez Jean d'Outremeuse aussi, le disciple de Jésus est « mis à bouillir dans l'huile » (se le fist bolir en oyle), sans conséquences graves et se voit envoyé en exil à Patmos (p. 494-495). Nous n'avons pas trouvé non plus dans les textes antérieurs l'intervention d'un ange qui retire l'âme de Jean de son corps, l'emmène avec lui au paradis, lui dit d'écrire ce qu'il a vu, avant de ramener son âme dans son corps. « Il en résulta un livre que la Sainte-Église appelle l'Apocalypse de saint Jean » (p. 495-498). Mais le chroniqueur liégeois surprend le lecteur en faisant essentiellement de ce qui était annoncé comme la description du paradis, une longue énumération des peines de l'enfer, au nombre de neuf, adaptées aux types de fautes. C'est d'autant plus curieux, que rien de tout cela n'apparaît dans le texte de l'Apocalypse. On échappe difficilement à la conclusion que le chroniqueur n'a pas lu l'oeuvre dont il parle, ce qui est plutôt inquiétant concernant sa méthode de travail. Laisserait-il cours ici, une fois de plus, à son imagination débridée ?

Quoi qu'il en soit, selon le chroniqueur liégeois, saint Jean est rappelé d'exil à la mort de Domitien. Il regagne Éphèse, où il prêche et fait des miracles avant de devenir évêque de la ville (p. 499-500). C'est là qu'il meurt ou, plus exactement, qu'il disparaît miraculeusement dans l'église d'Éphèse (p. 502-503), exactement comme le raconte Voragine. Jean pénètre dans une fosse qu'il avait fait creuser près de l'autel, s'y agenouille et prie. « Alors survint une telle clarté que personne ne put regarder vers la fosse pendant une heure ». Et quand la clarté disparut, il n'y avait plus dans la fosse que de la manne et « dans la suite personne ne revit plus jamais saint Jean ».

On comprend mieux maintenant les citations des Mirabilia et des Indulgentiae, évoquées plus haut : l'endroit de son supplice près de la Porta Latina, où s'élevait l'église Saint-Jean-Porte-Latine (p. 59) et les trois reliques de Saint-Jean-de-Latran (p. 76-77) : un peu de la manne provenant de sa fosse à Éphèse, les ciseaux qui servirent à le tondre sous Domitien, la chaîne qui l'avait lié lorsqu'il fut conduit manu militari d'Éphèse à Rome. Rien toutefois dans Ly Myreur ne fait état de la tunique avec laquelle Jean ressuscita à Éphèse trois personnes mortes empoisonnées. Peut-être ce miracle de la tunique est-il lié à un récit de Jacques de Voragine (ch. 9, p. 73, éd. A. Boureau), où il n'est cependant question que de deux personnes empoisonnées. On notera que les traductions des Mirabilia et des Indulgentiae ont un statut particulier au sein du Myreur : Il n'y a pas nécessairement de correspondance étroite entre elles et le reste de la chronique.

La politique religieuse de Domitien

On a déjà parlé précédemment de la politique religieuse de Domitien (introduction aux p. 483-489). Historiquement parlant, il est totalement faux, contrairement à ce qu'affirme Jean d'Outremeuse (p. 498), que Domitien ait ordonné qu'on tue tous les Juifs de son empire. L'empereur n'a lancé aucune persécution religieuse, ni contre les Chrétiens, ni contre les Juifs. Ce qui est vrai, c'est que sous Domitien, « la taxe sur les Juifs fut exigée avec une rigueur toute particulière » (Suétone, Domitien, 12, 5 ; cfr à propos de cette taxe, Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 6, 6), mais c'est très loin d'être une persécution, à fortiori un projet de génocide, comme pourrait le laisser croire le texte du chroniqueur liégeois. La tradition médiévale est restée sous l'influence des historiens ecclésiastiques des IIIe et IVe siècles !

Les rapports entre l'empereur et l'église primitive

Bien que l'on ne connaisse pas grand chose d'historique sur l'Église du Ier siècle, qu'il s'agisse de ses « papes », de ses « saints » et aussi d'ailleurs de ses « martyrs », il est en tout cas certain ‒ cela a été dit ailleurs (introduction aux p. 479-489) ‒ que les prétendus rapports, mentionnés par notre chroniqueur, entre un « pape » et l'empereur romain de son époque sont totalement fantaisistes. Il ne faut pas avoir la moindre idée de la situation de l'Église au Ier siècle de notre ère à Rome et dans le monde romain pour croire un instant, comme le raconte Jean (p. 489), que l'empereur Domitien ait pu recevoir les remontrances du pape Clet, s'emporter contre lui mais ne pas oser le mettre à mort comme il l'aurait voulu. Ou pour imaginer que saint Jean l'évangéliste ait pu reprocher à l'empereur Domitien de ne pas croire en Dieu et de ne pas se faire baptiser comme tous les habitants de son empire (p. 490). Ou encore pour imaginer que l'empereur ait un jour demandé au saint un exposé sur les fondements de la religion chrétienne, sollicitant même un délai de réflexion. Soit dit en passant, on appréciera l'humour (involontaire ?) de Jean d'Outremeuse dans la notice où l'empereur de Rome demande à Jean l'évangéliste une traduction en roman du Pater noster latin (p. 490). Nous sommes effectivement, sans jeu de mot, dans le roman.

La mort de Domitien

Suétone (Domitien, XVII), traitant de la mort de Domitien, dit bien que « les conjurés avaient hésité sur le choix du moment et sur la façon d'agir, se demandant s'ils l'attaqueraient au bain ou à table », mais il ne précise pas l'endroit où eut lieu son assassinat.

Clet (pape)

La désignation de Clet comme successeur de Lin avait déjà été mentionnée p. 482-483. De son amour particulier pour les pauvres, signalé ici, on ne trouve aucune trace chez Martin d'Opava, dont la Chronique mentionne explicitement « qu'il (Clet) fut enterré au Vatican, près du corps de saint Pierre » (sepultus est iuxta corpus beati Petri in Vaticano), mais la date donnée par Martin (« le 6 des calendes de Mai » 6. Kal. Maii) diffère de celle de Jean d'Outremeuse (« le 18 décembre »).

Par contre, en ce qui concerne la formule d'ouverture des bulles pontificales, la correspondance entre Jean et Martin est très nette. Martin écrit en effet Hic pontifex invenitur primus posuisse in litteris suis salutem et apostolicam benedictionem. ‒ Pas un mot par contre chez Jean du fort encouragement du pape Clet à l'égard des pèlerinages ad sanctos et maxime ad limina sancti Petri, selon Martin ; Clet aurait même affirmé, toujours selon Martin, qu'une visite ad salutem sancti Petri « valait plus que deux années de jeûne ». Ces informations correspondent bien à une remarque que nous avons souvent été amené à faire, à savoir que Martin est bien une source privilégiée de Jean mais que le Liégeois conserve vis-à-vis de son modèle une certaine indépendance. Les analyses ultérieures iront dans le même sens.

Sur la prescription (apocryphe) du port du voile par les femmes dans les églises, cfr saint Paul, Corinthiens, I, XI, 2-16. On verra l'article Lin (pape) en français dans Wikipédia.

Clet et Anaclet

Nous n'examinerons pas ici le cas particulier d'Anaclet et de son rapport avec Clet, une question sur laquelle la tradition ancienne est très partagée. Pour Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique, III, 13 et 15) et Irénée de Lyon (Contre les hérésies, III, 3, 3) par exemple, Anaclet et Clet ne sont qu'une seule et même personne, tandis que dans le Catalogue Libérien et le Liber pontificalis, ils sont deux. C'est cette seconde branche de la tradition que suivent Martin et Jean, mais ce n'est pas celle-là qui l'a emporté : l'Annuario Pontificale actuel ne connaît plus de pape du nom d'Anaclet. Les noms et les dates que cet Annuario propose pour les successeurs immédiats de Pierre sont Lin (67-76), Clet (76-88), Clément (88-97) et Évariste (97-105).

Clément Ier (Clément de Rome)

Le cas de Clément de Rome, pape de 98 à 101 dans le comput de Jean (de 88 à 97 de notre ère), pourrait faire l'objet d'une étude détaillée, passant successivement en revue les informations fournies à son sujet par le Catalogue Libérien, puis par le Liber Pontificalis, puis par Martin d'Opava, avant d'en arriver finalement à Jean d'Outremeuse. Le lecteur intéressé pourrait en retirer une idée assez concrète et précise de la manière dont travaillent sur leurs sources le chroniqueur d'Opava et le chroniqueur de Liège. Le matériel ainsi rassemblé permettrait en tout cas une comparaison facile avec la version de Jean d'Outremeuse. Nous nous bornerons à quelques éléments seulement.

La durée des pontificats (Clément et Anaclet)

D'entrée de jeu, Jean annnonce, pour le pontificat de Clément, une durée de trois ans, deux mois et six jours, alors que les listes présentées plus haut donnent neuf ans, deux mois et dix jours. Le chroniqueur explique lui-même (p. 500-502 passim) pourquoi il a estimé nécessaire de modifier les données de sa source. Ses longues explications mettent en évidence un de ses « dadas », en l'occurrence son goût très particulier pour les questions de chronologie. Certes elles nous paraissent un peu obscures, voire confuses, mais il s'en dégage le fait que Jean a soigneusement consulté d'autres chroniques (certaines très identifiables, comme celles d'Eusèbe, de Damase, de saint Jérôme, d'autres qui le sont moins) et qu'il y a trouvé pour la durée du règne de Clément des données différentes de celles de Martin : tantôt huit ans, dit-il, tantôt onze ans, deux mois et onze jours. Il pense pour sa part que le calcul de neuf ans, deux mois et dix jours, ne tient pas compte de la durée de l'exil du pape, qui dura cinq ans, onze mois et quatre jours. Son règne effectif n'aurait duré que trois ans, deux mois et six jours.

En réalité, le cas d'Anaclet, le successeur, est loin d'être clair. On l'a dit plus haut, certaines sources anciennes ne reconnaissent pas ce pape ou plus exactement l'identifient à Clet. Jean, pour sa part, ne doute pas de la réalité d'Anaclet. Il suit en cela les positions de Martin, du Liber Pontificalis et du Catalogue Libérien, pour qui Clet et Anaclet sont deux papes différents. N'empêche qu'à propos d'Anaclet aussi, Jean éprouve le besoin d'ouvrir une nouvelle discussion chronologique d'un autre ordre que la précédente.

Toujours d'après ses calculs, Clément fut envoyé en exil en l'an 101, le 23 février. Le siège resta vacant vingt-trois jours. Anaclet fut donc consacré le 17 mars de l'an 101 (si l'on compte vingt-huit jours pour février) et si son règne dura deux ans deux mois et treize jours, il mourut en l'an 104 (incomplet bien sûr). La discussion tend apparemment à expliquer pourquoi on peut passer de l'an 101 à l'an 104 avec un règne qui ne dure que deux ans deux mois et treize jours. Elle fait intervenir la notion d'année complète/parfaite et d'année incomplète/imparfaite, une notion que notre chroniqueur a déjà développée à plusieurs reprises (par exemple p. 92 ; p. 337 ; p. 347-349 ; p. 402). On épinglera sa remarque finale : c'est un « calcul que certains comprennent, que d'autres comprennent mal ou ne veulent pas comprendre ».

On épinglera aussi sa note sur son prédécesseur Eusèbe : « quelqu'un de têtu, tenant à ses opinions et souvent en désaccord avec ses confrères », et son observation sur l'importance de faire soigneusement intervenir dans les calculs les jours de vacance du siège : « celui qui les omettrait rencontrerait des difficultés et commettrait bien des erreurs ».

Jean a aussi relevé, toujours concernant la longueur des pontificats, que Martin attribue exactement la même durée de règne (« au jour près ») à Clément et à Anaclet (neuf ans, deux mois, dix jours). Son explication est intéressante. Il croit que Martin voulait parler là de Clément, et que les copistes ont commis une erreur en répétant deux fois la même série de chiffres. Ce qui n'enlève rien à son jugement précédent : en attribuant à Clément neuf ans, deux mois et dix jours, Martin s'est trompé. Jean suggère ici une autre erreur : celle de copistes qui auraient transporté également sur Anaclet ce que Martin avait écrit (erronément) sur Clément.

Nos faibles compétences ne nous permettent pas de prendre parti dans ces discussions délicates (et fort obscures). Bornons-nous à quelques observations générales sur l'approche de notre chroniqueur. Il est clair qu'à une indiscutable rigueur (parfois fatigante) dans les questions de chronologie, il joint un certain souci pédagogique : ainsi il définit ce qu'il faut entendre par la vacance du siège et l'importance de cette dernière pour des calculs corrects ; il rappelle aussi les erreurs qu'on peut commettre en ne tenant pas suffisamment compte du caractère complet ou incomplet des années qu'on fait intervenir. Il prend soin de consulter différentes sources. Il n'a pas peur de prendre des positions différentes de celles adoptées par ses prédécesseurs, voire de porter sur eux (ici Eusèbe) des jugements assez sévères. Il n'hésite pas à défendre avec vigueur ses propres points de vue.

La généalogie de Clément

Ainsi, par rapport à Martin, Jean fournit des informations complémentaires sur la parentelle de Clément. Selon lui, le pape Clément n'était pas, comme le pensent certains (alcuns quident que...) la même personne que Clément, évêque de Metz : c'était son oncle. Le chroniqueur liégeois avait déjà parlé de ce Clément, évêque de Metz au temps de Tongris, douzième roi de Tongres, et qui était, précisait-il alors, « un très saint homme qui expliquait fort bien la croyance et la foi en Jésus-Christ à tous les gens de bonne volonté » (p. 482). Jean avait déjà parlé une première fois (p. 452) de cet évêque de Metz,  pour signaler que Pierre l'avait envoyé en mission à Metz, et une seconde fois (p. 458), pour préciser qu'il y avait fondé une église en l'honneur de saint Pierre. Manifestement notre chroniqueur veut mettre Tongres en évidence.

L'ordre de succession des premiers papes

On vient d'évoquer la question d'Anaclet qu'une partie de la tradition ancienne identifiait à Clet, tandis qu'une autre parlait de deux papes différents, l'un précédant Clément, l'autre le suivant. La question est évidemment liée à l'ordre de succession des premiers papes, un point que le chroniqueur avait déjà abordé incidemment (p. 474), sans s'y attarder mais en évoquant les variations de la tradition ancienne. Jean ne semble pas mettre le présent développement en rapport avec le précédent.

Ainsi donc, pour une partie de la tradition (p. ex. Irénée, Contre les hérésies, III, 3, 3), Clément est le successeur direct de Pierre, avant Lin et [Ana]Clet ; pour une autre partie (Tertullien, De la prescription contre les hérétiques, XXXII), Clément est le troisième successeur de Pierre, après Lin et [Ana]Clet. Ces deux versions différentes furent enregistrées, à la fin du IVe siècle, par un auteur comme saint Jérôme (Les hommes illustres, XV) (cfr S. Mimouni-Maraval, Christianisme, 2006, p. 231).

Le Liber Pontificalis et la Chronique de Martin sont manifestement au fait du problème. Le texte du Liber Pontificalis est difficile à comprendre, mais il pourrait bien avoir conservé le souvenir d'une tradition selon laquelle Pierre, réglant sa succession, aurait confié la direction de l'église de Rome non pas à une seule, mais à trois personnes, « ordonnées évêques » par ses soins. On peut fort bien penser en effet, avec S. Mimouni-Maraval, Christianisme, 2006, p. 236, que la structure d'un « épiscopat monarchique » ne se soit pas imposée à Rome avant le milieu du IIe siècle. Et, pour en revenir à Clément, les chercheurs modernes n'hésitent pas à imaginer qu'il aurait pu n'être, dans l'Histoire, « qu'un des presbytres-évêques de Rome ».

Si ce fut effectivement le cas, cette situation dut poser des problèmes aux premiers historiens ecclésiastiques, pour qui il ne pouvait y avoir à la tête de l'église de Rome qu'un seul chef. La formule d'un groupe de trois personnes (quel que soit leur titre) succédant à Pierre pour diriger l'église de Rome était difficilement acceptable. On comprend que les trois personnalités contemporaines à qui Pierre aurait confié l'église de Rome soient devenues pour les premiers historiens trois « papes » se succédant dans le temps. On comprend aussi que Clément ait été placé en dernier lieu. C'était le mieux connu, sinon le seul vraiment connu, car il a laissé un écrit, L'Épitre aux Corinthiens, « dont l'authenticité ne fait aucun doute » et qui est aussi « le premier en date des textes patristiques » (S. Mimouni-Maraval, Christianisme, 2006, p. 236) (cfr infra). On comprend toujours que, pour tenter d'expliquer cette situation étrange, on ait imaginé l'histoire d'un Clément, désigné par Pierre, mais refusant la charge et obligeant presque Lin et Clet à l'occuper. Cette formule pouvait paraître étrange, et c'est pour l'appuyer qu'on aurait inventé une lettre envoyée par Clément lui-même à Jacques de Jérusalem.

Écrivant bien après le Liber Pontificalis, Martin faisait largement écho à cette histoire et à cette lettre, dont il livre même une citation très précise. Il n'a certainement pas inventé lui-même tous les détails qu'il transmet. Jean par contre ne s'attarde pas sur le sujet, se bornant à raconter très sobrement l'épisode.

Il est en tout cas certain que cette tradition d'une lettre attribuée à Clément et où sont relatées les circonstances de cette « passation de pouvoirs » était bien ancrée au Moyen Âge, si l'on en croit ce qu'on appelle les Fausses Décrétales du pseudo-Isidore. On sait que le mot « décrétale » désigne une lettre par laquelle le pape, en réponse à une demande, édicte une règle en matière disciplinaire ou canonique. Il se fait qu'on vit apparaître au IXe siècle une collection de fausses décrétales, attribuées à un certain Isidore Mercator, lui-même longtemps confondu avec Isidore de Séville. Largement diffusées à partir du IXe siècle, ces décrétales ont été considérées comme authentiques jusqu'au XVIIe siècle. Publiées par Paul Hinschius (Decretales Pseudo-Isidorianae, Leipzig, 1863, p. CCXXXVIII p.), elles sont facilement accessibles sur la Toile. Une nouvelle édition est en préparation dans les MGH.

Les premières décrétales de la collection sont celles attribuées au pape Clément Ier. Elles sont rassembées sous 85 (!) numéros (tituli). Les trois premiers racontent ainsi quod Petrus Clementem episcopum Romanis ordinaverit et ei cathedram tradiderat et quod Clemens procidens ad pedes beati Petri rogaverit excusans se et declinaverit honorem cathedrae vel potestatem, etc. (Hinschius, p. 1).

Ces décrétales ne semblent pas avoir influencé directement Jean. En ce qui concerne en effet les ordonnances proprement dites du pape Clément, on ne retrouve aucune correspondance précise entre les formulations de Martin et de Jean d'une part, du pseudo-Isidore de l'autre. Et cela vaut aussi pour les décrets des papes postérieurs, comme Anaclet par exemple qui « bénéficie » dans le Pseudo-Isidore de quarante et un titres dont aucun n'a de rapport avec les décisions qui lui sont attribuées par Martin et par Jean.

Nous en resterons là sur la succession des premiers papes pour évoquer les débuts de l'enregistrement des Actes des Martyrs.

Le début de l'enregistrement des Actes des Martyrs

L'information est présente en effet, sans modifications substantielles, dans le Liber Pontificalis, la Chronique de Martin et Ly Myreur. « Le pape Clément, écrit Martin, décida que les sept régions [de Rome] seraient partagées entre des notaires, qui devraient, chacun pour sa région, rechercher les gestes des martyrs ». On sait l'importance que revêt ce type de document dans la littérature hagiographique du christianisme. Selon le Dictionnaire Larousse, on rassemble habituellement sous le terme d'hagiographie « des récits, la plupart du temps anonymes et de valeur historique et littéraire très inégale, qui évoquent les persécutions subies par les premiers chrétiens. On distingue généralement trois types de documents : les procès verbaux du tribunal, plus ou moins remaniés (les Actes de S. Justin), qui sont des récits très dépouillés ; les rapports de témoins oculaires, qui portent le nom de Passions ou de Martyres (le Martyre de Polycarpe) ; les légendes de martyrs, le plus souvent destinées à légitimer un culte (le Martyre de S. Clément), qui sont de même nature que les Vies de saints, avec lesquelles on les confond parfois. » La tradition place donc Clément Ier à l'origine de ces documents.

L'exil et le martyre de saint Clément

L'exil de Clément avec les événements qui l'ont suivi (son corps retrouvé, ramené à Rome, enseveli dans l'église de Rome qui porte son nom) n'apparaît pas dans le Liber Pontificalis. Il est par contre raconté avec beaucoup de détails par Martin. Jean ne fait que résumer l'histoire.

Le martyre de saint Clément est raconté en détail dans la Passio sancti Clementis (Bibliotheca Hagiographica Graeca 350 pour la version grecque ; Bibliotheca Hagiographica Latina 1848 pour la version latine), contenant, comme c'est généralement le cas pour ce genre de textes, beaucoup de traits légendaires. Voici le résumé qu'en donne P. Duthilleul (Les reliques de Clément de Rome, dans Revue des études byzantines, t. 16, 1958, p. 85-98) : « Devant les succès apostoliques de Clément, en particulier auprès de Theodora et de Sisinnius, l'empereur Trajan décide qu'il sera déporté à Cherson s'il ne consent pas à sacrifier. L'évêque de Rome reste fidèle et il est envoyé dans la presqu'île lointaine où il est reçu avec enthousiasme par les nombreux chrétiens condamnés à extraire le marbre des carrières. Il leur procure miraculeusement de l'eau et, de ce fait, les foules accourent à lui pour recevoir le baptême. Cette fois, sur l'ordre de Trajan, il est jeté à la mer, une ancre au cou. Sur la côte, ses disciples se mettent en prière ; la mer se retire et, dans un temple de marbre, les chrétiens découvrent le sarcophage qui contient le corps de Clément. Désormais, le miracle du retrait de la mer se renouvellera chaque année à l'anniversaire du martyre, et de nombreux prodiges se produiront, en particulier celui d'un enfant oublié par ses parents près du tombeau et retrouvé sain et sauf au pèlerinage de l'année suivante. » (p. 85-86)

En 861, Constantin-Cyrille, frère de Méthode, aurait miraculeusement retrouvé dans une île voisine de la Chersonèse le corps de Clément et l'ancre de son martyre sous les ruines d'une église, et les aurait rapportés à Rome pour les déposer dans la basilique qui lui fut consacrée (Fr. Scorza Barcellona, Clemente I, santo, dans l'Enciclopedia dei Papi, une section de l'Enciclopedia italiana, chez Treccani, 2000.

On renverra à une page de S. Mimouni-Maraval (Christianisme, 2006, p. 232) les lecteurs qui s'interrogeraient sur la réalité historique de cette tradition qui apparaît à la fin du IVe siècle. Selon l'historien, elle « repose probablement sur un confusion avec Titus Flavius Clemens, qui est sans doute fort ancienne ». La légende, si légende il y a, est en tout cas solidement implantée dans la tradition. Elle figure en détail dans les Acta Sanctorum, à la date du 9 mars, vol. II, p. 19ss.

L'envoi de missionnaires

Sur la question des missionnaires, Jean innove, manifestant une nette originalité par rapport au Liber Pontificalis et à la Chronique de Martin. Manifestement, les envois de disciples en terres de mission l'intéressent beaucoup. Il avait déjà consacré plus haut plusieurs pages (p. 451-455) aux personnages envoyés par Pierre. La liste des envoyés est impressionnante. Il n'est pas seulement question d'Euchaire, de Valère et de Materne pour la Germanie (cfr les chapitres 4 et 5 de l'étude détaillée que nous leur avons consacrée dans le fascicule 37 (janvier-juin 2019) des FEC louvanistes), ni de saint Thomas pour l'Inde. Beaucoup d'autres évangélisateurs retiennent aussi son attention, dont ceux du Berry, du Mans, de Metz.

Le Clément de Metz, précise Jean à la p. 452, ne doit pas être confondu avec le pape du même nom, mais ils appartenaient tous les deux à la même famille. Dans un passage de la p. 500, c'est maintenant au pape Clément d'envoyer à son tour des missionnaires, et les terres de mission sont (il ne faut pas s'en étonner chez Jean) la Gaule : Fortien à Lyon, Paul à Narbonne, Gratien à Thours.

La place de la chaire de l'évêque

Un motif, absent du Liber Pontificalis, concerne la place de la chaire de l'évêque. Il est bien présent chez Martin sous la forme suivante : « Ce Clément décréta que la chaire de l'évêque devait être placée dans un endroit plus haut que les autres, afin que l'évêque qui y siégeait puisse voir tout le monde et qu'il soit vu de tous ». Jean ne le mentionne pas, preuve une fois de plus de la liberté qu'il se donne vis-à-vis de sa source.

Les écrits de Clément

Le Liber Pontificalis consacre aux publications du pape Clément deux notices différentes et séparées l'une de l'autre, la première lui attribuant « beaucoup de livres » (multos libros), la seconde « deux lettres dites catholiques » (duas epistolas quae catholicae nominantur). Martin n'a retenu que la première ; Jean, peu attiré par les activités littéraires du personnage, n'enregistre rien concernant les publications du pape. On ne s'en étonnera pas, quand on sait que Ly Myreur qui accorde tant de place à Virgile ne signale même pas qu'il est l'auteur de l'Énéide.

Pour en revenir aux écrits du pape Clément, précisons qu'on possède sous son nom deux Épîtres aux Corinthiens présentées dans les Premiers écrits chrétiens (PEC 2016), la première, authentique, de Clément de Rome, p. 38-72 [+ p. 1189-1196] (cfr supra), la seconde, apocryphe, du Pseudo-Clément de Rome, p. 73-84 [+ p. 1196-1201]. Signalons aussi qu'il existe sous son nom un certain nombre d'écrits jugés inauthentiques, notamment l'énorme ensemble, probablement du IVe siècle, appelé aujourd'hui Roman pseudo-clémentin (Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 1173-2003). On conçoit dans ces conditions que le Liber Pontificalis ait pu parler de « nombreux livres » (multos libros) et d'une « passion pour la foi chrétienne » (zelo fidei Christianae religionis).

Baptême et confirmation

Sur le décret de Clément sur le baptême et la confirmation, Jean semble s'être inspiré du texte de Martin d'Opava, tout en le résumant très fortement. Pour ces décrets de Clément, L. Weiland renvoie aux Decreta Clementis Pseudoisidoriana, dans l'édition d'Hinschius, c. 79, mais ce titulus ne correspond pas aux textes de Martin et de Jean.

Le canon de la messe, le choix de l'évêque, le Te igitur

Le chroniqueur liégeois ne dit rien des deux premières décisions, à savoir la mise au point du canon de la messe et les modalités de désignation des évêques. Martin est d'ailleurs le seul à les attribuer à Clément, le Liber pontificalis n'en soufflant mot. Quant à la troisième, le Te igitur à réciter « avant la consécration de l'hostie », elle n'apparaît ni dans le Liber, ni dans la Chronique, Jean est le seul à en faire état.

Les mesures du pape Anaclet

Nous dirons aussi un mot des mesures attribuées à Anaclet, « pape fantôme » pour certains auteurs anciens et modernes (cfr plus haut), mais que Jean (p. 502) prend sérieusement en compte. Il s'agit des barbes et des tonsures, de l'honneur dont on doit entourer les prêtres et de l'interdiction de dire la messe sans assistant.

Martin, après avoir présenté, comme le fera Jean, les divergences des historiens ecclésiastiques (Eusèbe, Damase) au sujet d'Anaclet, signalait lui aussi ces trois mesures, parfois dans des termes un peu différents : (a) Hic constituit, ut clericus nec comam nec barbam nutriat, (b) monuit, ut presbiteri pre ceteris honorentur, dicens quod deo sacrificantes non debent vexari, sed portari atque ab omnibus venerari ; et (c) voluit etiam, ut presbiteri, quando sacrificant, testes secum habeant maxime episcopi, ut domino perfecte sacrificare probentur.

Pour ces décrets d'Anaclet, L. Weiland (p. 410) renvoie aussi aux Decreta Anacleti, IX et X du Pseudo-Isidore, que voici dans l'édition P. Hinschius (p. 4) : IX. Vt perfecte sacrificantes deo non vexentur nec ipsi soli agant dum sacrificant, et X. Vt episcopus deo sacrificans plures testes habeat secum quam alii sacerdotes. On est bien dans le domaine du sacrifice divin, mais ces textes ne sont pas libellés de la même manière que chez Martin et chez Jean.

Un élément déterminant pour exclure l'influence directe de ces Fausses décrétales sur la rédaction de Martin (et donc de Jean) est le nombre très élévé de décrétales chez le pseudo-Isidore : quatre-vingt-cinq tituli pour Clément, quarante et un pour Anaclet. On pourrait dire la même choses pour les décrets d'Évariste et d'Alexandre, les papes suivants, mais nous n'approfondirons plus la question.

 


 

A. Clet, Domitien et Jean l'évangéliste - L'apocalypse [Myreur, p. 489b-498a]

 

Ans 93-95

 

Sommaire

* Le pape Clet, défenseur des chrétiens pauvres (93 ?)

* Saint Jean l'évangéliste présente à Domitien les bases de la religion du Christ et la nécessité de se convertir pour éviter la damnation éternelle (93)

* Saint Jean commente pour Domitien les différents passages du Pater Noster

* Saint Jean expose à Domitien les joies et les peines du paradis et de l'enfer

* Saint Jean veut convertir à la foi nouvelle Domitien, qui demande trois mois de réflexion

* Le diable monte Domitien contre saint Jean qui est mis à bouillir dans l'huile avant d'être envoyé en exil à Patmos (95)

* À Patmos, saint Jean, qui visite en esprit le paradis, écrit l'Apocalypse - Description des peines de l'enfer

 

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Le pape Clet, défenseur des chrétiens pauvres (93 ?)

 

[p. 489] [Cletus pape] A cheli temps astoit pape de Romme li thiers pape Cletus, qui devant avoit esteit evesque de Mes. Chis pape Cletus blamoit mult et reprendoit l'emperere Domitiain de chu qu'ilh faisoit ; de quoy l'emperere soy corochat fortement à luy. Et le fesist mult volentier ochier, mains ilh n'oisoit ; car chis pape Cletus astoit mult bien ameis de toutes gens, portant qu'ilh les demonstroit si douchement à toutes manieres de gens la voie de salut.

[p. 489] [Clet pape] À cette époque, le troisième pape de Rome était Clet, qui avait été précédemment évêque de Metz. Ce pape blâmait fortement l'empereur Domitien et lui reprochait ce qu'il faisait ; dès lors l'empereur fut très irrité contre lui. Il l'aurait volontiers fait mettre à mort, mais il n'osait pas le faire ; en effet le pape Clet était très aimé de tous, parce que, avec beaucoup de bonté, il montrait la voie du salut à toutes les catégories de la population.

[Cletus fut mult bon] Chis pape Cletus avoit si grant amour et cariteit aux cristiens, dont ilh astoit sovrains peire, que tous les povres qui avoient rechuit le sacrament de baptesme ilh les avoit en son escript, et les aidoit à sourtenir de tout chu que besongne leur astoit ; car ilh ne voult oncques souffrir que nuls cristiens fust [p. 490] mendians à cheaux qui n'astoient mie en vraie loy ne en bon foid creians.

[Clet est très bon] Ce Clet éprouvait tant d'amour et de charité pour les chrétiens, dont il était le père souverain, qu'il avait une liste de tous les pauvres qui avaient reçu le baptême. Il les aidait en les soutenant dans tous leurs besoins, car il n'a jamais voulu accepter qu'un chrétien aille [p. 490] mendier auprès de ceux qui ne respectaient pas la vraie religion et ne croyaient pas dans la foi juste.

 

Saint Jean l'évangéliste présente à Domitien les bases de la religion du Christ et la nécessité de se convertir pour éviter la damnation éternelle (93)

 

[p. 490] [Sains Johans ewangeliste prechat à l’emperere sa loy] L'an IIIIxx et XIIII, commenchat sains Johans ewangeliste à reprendre fortement l'emperere Domitiain de chu qn'ilh ne creioit en Dieu, et que ilh ne soy faisoit baptisier et toutes les gens de son empire ; de quoy ly emperere soy corochat mult fortement.

[p. 490] [Saint Jean l'évangéliste prêche sa loi à l’empereur] En l'an 93, saint Jean l'évangéliste commença à reprocher avec force à l'empereur Domitien de ne pas croire en Dieu et de ne pas se faire baptiser, lui et tous les habitants de son empire. Ces reproches irritèrent grandement l'empereur.

Si avient unc jour que ly emperere demandat à sains Johans qu'ilh ly devisast sa loy. Et sains Johans ly devisat mult diligemment, et dest finablement que cheaux qui ne creiront en Dieu qui fut crucifiés et ne prenderont baptesme, serons tous condampneis aux ynfers com chaitis ou ilhs auront à tousjoursmais paynes, duelhe et angousses ; et cheaux qui creiront fermement en Dieu, le roy de gloire, Jhesus, qui por tous ses amis à jetteir des paynes et del ordure d'ynfeir souffrit mort et passion en crois, et oussi qui prenderat baptesme en son nom, cheaux seront salveis et auront en paradis vie permanable, qui jamais ne prenderat fin, ains y serat chascon en joie.

Un jour l'empereur demanda à saint Jean de lui exposer sa doctrine. Saint Jean le fit avec beaucoup de zèle et termina en disant que tous ceux qui ne croiront pas dans le Dieu crucifié et qui ne se feront pas baptiser, seront condamnés aux enfers, où ils subiront, captifs pour toujours, des peines, des souffrances et des angoisses. Par contre, ceux qui croiront fermement en Dieu, le roi de gloire, en Jésus qui avait souffert sa passion et était mort sur la croix pour libérer tous ses amis des peines et de l'horreur de l'enfer, et ceux qui recevront le baptême en son nom seront sauvés et auront au paradis une vie éternelle, qui jamais ne finira, et chacun d'eux y vivra dans la joie.

Adont dest l'emperere à sains Johans : « Ors me dis : tous cheaux qui ont pris baptesme et croient en ton Dieu sont-ilh salveis et vont leurs armes en paradis sens aultrez chouses faire ? » Sains Johans respondit : « Qui croit en Dieu fermement et ait baptesme, ilh serat salveis, s'ilh est de bonne vie. » Et dest Domitiain : « Que vues-tu dire de bonne vie, et queis estas puet chu eistre ? » Respont sains Johans : « De eistre proidhons, sens faire à nulluy maul sens cause, et rendre grasce à Dieu des biens temporeis qu'ilh ly envoie. - » Et dest Domitiain : « Queile grasce ly doit-ons rendre ? est-chu or ou argent ?» 

Alors l'empereur dit à saint Jean : « Tu me dis maintenant que tous ceux qui ont reçu le baptême et croient en ton Dieu sont sauvés et que leurs âmes vont au paradis. Doivent-ils faire autre chose ? » Saint Jean répondit : « Celui qui croit fermement en Dieu et est baptisé sera sauvé, s'il mène une bonne vie ». Domitien dit alors : « Que veux-tu dire en parlant de bonne vie ? Qu'est-ce que cela peut être ? » Saint Jean lui répondit : « C'est être sage, sans faire de mal à personne sans raison, et rendre grâces à Dieu pour les biens temporels qu'il lui envoie ». Et Domitien dit : « Que doit-on lui rendre ? de l'or ou de l'argent ? »

[Sains Johans expoise à l’emperere le sainte Escriture] Et dest sains Johan : « Nenylh, mains de dire à luy bonnes orisons et loienges, enssi com ilh les at estaublit en terre. » Et dest l'emperere : « Or, me dis queiles sont ches orisons, et que chu est à faire ? » Respont sains Johans : « IIh en y at de pluseurs manieres, et toutes sont bonnes. » Et dest l'emperere : « Lesqueiles sont les plus especiauls ? » Respont sains Johans : « IIh y est la pater noster que Dieu fist luy-meismes, qui est teile. » Adont ly devisat sains Johans la pater noster, enssi com ilh giest en escript. Mains ly emperere ly dest que ilh ly declarast en romans chu qu'il disoit.

[Saint Jean expose à l’empereur la sainte Écriture] Et saint Jean lui dit : « Non, mais il s'agit de lui adresser de bonnes prières et des louanges, comme il les a établies quand il était sur terre ». L'empereur dit alors : « Maintenant dis-moi quelles sont ces prières, et que faut-il faire ? » Saint Jean répondit : « Il y en a de plusieurs sortes, et toutes sont bonnes ». L'empereur dit : « Lesquelles sont les plus particulières ? ». Saint Jean répondit : « Il y a le 'pater noster', que Dieu composa lui-même, et qui consiste en ceci ». Alors saint Jean lui expliqua le 'pater noster', tel qu'il est mis par écrit. Mais l'empereur lui dit de traduire en roman ce qu'il disait.

 

Saint Jean commente pour Domitien les différents passages du Pater Noster

 

[p. 490] [Sains Johans expoisat à l‘empereur en roman la pater noster - Pater noster, qui es in celis, sanctificetur nomen tuum] Adont ly expoisat sains Johans et dest enssi : « Pater noster, qui es in celis, sanctificetur nomen tuum. » Et puis dest : « Ch'est-à-dire : Peire nostre, qui es en chiel, donne que ton nom soit sanctifiés ; c'est-à-dire que nos, [p. 491] qui summes appelleis cristiens apres le nom de Jhesu-Crist, aions reclamour à la grasce de Sains-Esperis, qui sanctifiie l'arme et ly donne volenteit de Dieu servir et ameir. Car ly nom de Dieu est toudis sanctifiiés, et luy-meismes tous jours parfaitement ; mains nos n'estons mie santifiiés, jusqu'à tant que nos serons en paradis. Enssi s'ensiet que nos ly priions qu'ilh nos donne paradis. »

[p. 490] [Saint Jean expose à l‘empereur, en roman, le Pater Noster - Pater noster, qui es in celis, sanctificetur nomen tuum] Alors saint Jean expliqua et dit : Pater noster, qui es in celis, sanctificetur nomen tuum. Et il traduisit : « Notre père, qui es au ciel, fais que ton nom soit sanctifé. Cela veut dire que nous, [p. 491] qui sommes appelés chrétiens du nom même de Jésus-Christ, nous demandons à la grâce du Saint-Esprit de sanctifier notre âme et de lui donner la volonté de servir et d'aimer Dieu. Car le nom de Dieu est toujours sanctifié, et lui-même l'est toujours et parfaitement ; mais nous ne sommes pas sanctifiés, tant que nous ne serons pas au paradis. Dès lors nous le prions ainsi de nous donner le paradis. »

[Adveniat regnum tuum] Adveniat regnum tuum ; ch'est-à-dire : que Dieu nos maine en paradis. Car ch'est-à-dire : Sire Dieu, donne que sainte Engliese, chu est aux cristiens en cuy il rengne, vengne al royalme de paradis ; car Dieu ne soy regne mie en tous hommes, anchois y regne ly dyable, sicom ens payens, sarasiens et juys et tous mauls creians, et oussi ès mauls cristiens qui sont en pechiés morteils, où Dieu ne regne mie jusqu'à tant que ilhs sont confesseis.

[Adveniat regnum tuum] « Adveniat regnum tuum ; en traduction : que Dieu nous mène au paradis. Cela signifie : Seigneur Dieu, permets à la sainte Église, c'est-à-dire aux chrétiens sur qui elle règne, de parvenir au royaume du paradis. Car Dieu ne règne pas sur tous les hommes : le diable règne chez les païens, les Sarrasins, les Juifs et tous les mécréants, ainsi que chez les mauvais chrétiens en état de péché mortel. Sur ces derniers Dieu ne règne pas, tant qu'ils ne se sont pas confessés. »

[Fiat voluntas tua sicut in celo et in terra] Fiat voluntas tua, sicut in celo et in terra ; c'est-à-dire : sires, donnes-nos que ta volenteit soit faite de toutes chouses en terre enssi com en chiel. Car en chiel est ilh faite sa volenteit parfaitement des angeles, des archangeles, des thrones, des principals, des potesteis, des virtutes, des dominations, des cherubins et des seraphins, des patriarches, prophetes, apostles, martyres, confes, vergues et veves, et tous les esluis qui vivent devant Dieu et obeissent à ly, et n'ont jamais talent del pense ne faire le contraire que sa volonteit et son commandement. Et portant li priions : soit fait ta volenteit en terre enssi com en chiel, car en terre at bien des gens qui ne font mie tout la volenteit de Dieu.

[Fiat voluntas tua sicut in celo et in terra] « Fiat voluntas tua, sicut in celo et in terra ; c'est-à-dire : Seigneur Dieu, accorde-nous que ta volonté soit faite en toutes choses, sur la terre comme au ciel. Au ciel les anges, les archanges, les trônes, les princes, les puissances, les vertus, les dominations, les chérubins et séraphins, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les confesseurs, les vierges et veuves accomplissent parfaitement sa volonté, et tous les élus qui vivent en présence de Dieu lui obéissent et jamais ne pensent et n'agissent contre sa volonté ni ses ordres. Et nous le prions pour cela : que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, car sur terre nombreux sont ceux qui ne font pas du tout la volonté de Dieu. »

[Panem nostrum cotidianum da nobis hodie] Panem nostrum cotidianum da nobis hodie ; c'est-à-dire : nostre pain cotidiain nos donne huy. C'est-à-dire que ly hons, qui est de dois natures corporeile et spirituele, demande à Dieu qu'ilh ly donne cascon jour le pain de corps et del arme : ly pains del arme si est sainte doctrine et les predications de Dieu faire et mettre à œvre, car de chu vit ly arme ; et le pain de corps est la substanche de corps.

[Panem nostrum cotidianum da nobis hodie] « Panem nostrum cotidianum da nobis hodie, ce qui veut dire : donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. C'est-à-dire que l'homme, qui a deux natures, une corporelle et une spirituelle, demande à Dieu de lui donner chaque jour le pain du corps et de l'âme. Le pain de l'âme, c'est de faire et de mettre en oeuvre la sainte doctrine et les prédications de Dieu, ce dont vit l'âme. Le pain du corps, c'est la matière qui constitue le corps. »

[Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris] Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris ; c'est-à-dire : sires, pardonne-nos tous nos meffais, enssi com nos pardonnons nos meffaiteurs. Chi poiés savoir que chis qui vuet Dieu ly pardonne ses meffais et ses pechiés, ilh covient qu'ilh pardonne cheauz qui ly ont meffait ; et s'ilh ne vuet pardonneir, [p. 492] dont priiet-ilh à Dieu son dampnation ; car ilh ne prie altrement que Dieu ly pardonne ses meffais, enssi com ilh pardonne à cheaux qui ly ont meffait.

[Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris] « Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris, ce qui veut dire : Seigneur, pardonne-nous toutes nos fautes, comme nous pardonnons à ceux qui nous font du mal. Ceci nous apprend que celui qui veut obtenir de Dieu le pardon de ses méfaits et de ses péchés doit aussi pardonner à ceux qui lui ont fait du mal. Ne pas vouloir pardonner, [p. 492] c'est demander à Dieu d'être damné ; car pour être pardonné de ses méfaits, quelqu'un n'a pas d'autre façon de prier Dieu qu'en pardonnant aussi à ceux qui lui ont fait du mal. »

[Et ne nos inducas in tentationem] Et ne nos inducas in tentationem ; c'est-à-dire : sires, delivreis-nos et ne souffre que nulle temptation nos jette en pechiés, et que ly dyable n'ait poioir sour nos.

[Et ne nos inducas in tentationem] « Et ne nos inducas in tentationem signifie : Seigneur, délivre-nous et fais en sorte qu'aucune tentation ne nous pousse au péché et fais que le diable n'ait point de pouvoir sur nous. »

[Sed libera nos a malo] Sed libera nos a malo ; c'est-à-dire : sires, delivrés-nos des mals et des paynes, qui sont en chi siecle et en l'autre.

[Sed libera nos a malo] « Sed libera nos a malo veut dire : Seigneur, délivre-nous des maux et des peines qui existent en ce siècle et dans l'autre. »

[Amen] Amen ; c'est-à-dire : sire, otroie-nos et si confirme toutes les chouses que nos requerons à Dieu desus en la pater-nostre. »

[Amen] « Amen signifie : Seigneur, entends-nous et réalise toutes les demandes que nous faisons à Dieu ci-dessus dans notre Pater Noster. »

 

Saint Jean expose à Domitien les joies et les peines du paradis et de l'enfer

 

[p. 492] Et quant Sains-Johans oit enssi expoiseit la pater-nostre à l'emperere, se ly demandat l'emperere Domitiain : « Or, me dis : n'est-ilh rendus à ton Dieu aultre serviche que dire teiles chouses ? » Respons sains Johans : « Cascon fait penitanche solonc chu que sa conscienche ly apporte de faire, por acquiere pardon et la vie permanable où les grandes joies sont. »

[p. 492] Et quand saint Jean lui eut ainsi expliqué le Pater Noster, l'empereur Domitien lui demanda : « Maintenant dis-moi : ne doit-on rendre à ton Dieu d'autre service que de dire ce genre de choses ? ». Saint Jean lui répondit : « Chacun fait pénitence selon ce que sa conscience lui suggère de faire, pour obtenir son pardon et la vie éternelle, où existent les grandes joies ».

[Chi expoisat sains Johan à Domitiain les joies de paradis] Adont demandat l'emperere : « Queiles sont les joies de paradis ? » Respondit sains Johans : « Sire, chis qui ferat tant qu'ilh ait paradis por son habitation, ilh aurat toudis perpetueilement toutes les joies de monde que ons poroit deviseir ; mains une partie vos en deviseray. Qui serat en paradis ilh aurat toudis jour sens nuyt, sapienche sens defaute, jovente sens vilheche, santeit sens maladie, vie perpetuele sens morir, liieche sens tristeure, gloire sens molieste, assasis sens mangnier ne boire, la noble compangnie de la virge Marie, la mere de Dieu, des angles, archangles et tout le court de paradis, sens departir à tousjourmais, le loienge de Dieu sens cesseir, la cognissanche de la sainte et parfaite triniteit, le cleire veue de Dieu, toutes joies perpetuelment et repouse sens labeur, et tant d'aultres innumerables joies, qui n'est orelhe qui les poroit oïr, ne oelhe qui les poroit veir, ne si ne poroit en cuer d'homme monteir ne penseir les joies que Dieu at apparelhiet à cheaux qui l'ameront ; et aront si grant poioir, qu'ilh seront tantoist où ilh voront ; et passeront parmy les mures et toutes chouses sens rompir ne enperier, ne enssi traweir ; et serat cascon corps VII fois plus cleire com ly soleal ne soit. Tout chu est en paradis, et tout le contraire est en infeir. »

[Ici saint Jean expose à Domitien les joies du paradis] Alors l'empereur demanda : « Quelles sont les joies du paradis ? » Saint Jean répondit : « Seigneur, celui qui parviendra à avoir le paradis pour demeure, connaîtra toujours, perpétuellement, toutes les joies du monde qu'on pourrait évoquer. Je ne vous en citerai qu'une partie. Celui qui sera au paradis connaîtra éternellement le jour sans la nuit, la sagesse sans défaut, la jeunesse sans la vieillesse, la santé sans la maladie, la vie perpétuelle sans la mort, la joie sans la tristesse, la gloire sans le désagrément ; il sera rassasié sans manger ni boire ; il jouira de la compagnie de la Vierge Marie, Mère de Dieu, de celle des anges, des archanges et de toute la cour du paradis, sans partage à tout jamais, de la louange constante de Dieu, de la connaissance de la Trinité sainte et parfaite, de la claire vision de Dieu, de toutes les joies sans fin, du repos sans effort, et de tant d'autres joies innombrables, impossibles à entendre ou à voir par l'oreille ou l'oeil ; un coeur d'homme ne pourrait ni concevoir ni imaginer les joies que Dieu a préparées pour ceux qui l'aimeront. Ils auront de grands pouvoirs : ils arriveront immédiatement là où ils voudront aller ; ils traverseront les murs et tous les obstacles sans les rompre ni les abîmer ni les percer ; et leurs corps seront sept fois plus éclatants que le soleil. Tout cela se trouve au paradis, et tout son contraire en enfer ».

[L’emperere demandat à sains Johan l’estat d’ynfer] Adont demandat ly emperere : « Queile est ly estas d'ynfeir ? » Adont ly dest sains Johan : « II n'a estat en ynfeir que hisdeux et terribles paynes, car [p. 493] tos cheaux qui y sont à tousjours y sont travelhiés, mangniés de vermynes, de raynes, coluevres, crapaux, serpens, basiliques, dragons et scorpions ; et apres y sont les paines del grant paour et del hisdeur de la veue des diables, et les paines des erreurs, et les paine de famyne crueux, et la paine de seuf ardant, qui toudis dure sens solere, et la peine de froit sens extimation, et la paine de feu ardant que ons ne poroit estindre, et la paine de flareur de souffre, et les lis tenebreux, et la compangnie des dyables, et les enlongemens de paradis, et les paines d'aighe variant, et la paine del privation eterneile de la veuwe de Dieu, qui est ly plus grant de tout les altres.

[L’empereur interroge saint Jean sur la situation en enfer] Alors l'empereur demanda : « Quelle est la situation en enfer ? ». Saint Jean répondit : « En enfer il n'existe que des souffrances affreuses et terribles. [p. 493] Tous ceux qui s'y trouvent sont là pour toujours et sont torturés, rongés par la vermine, les grenouilles, couleuvres, crapauds, serpents, basilics, dragons et scorpions ; à cela s'ajoutent toute une série de peines : la peur et l'horreur qu'on éprouve à la vue des diables, les peines des erreurs, de la famine cruelle et de la soif brûlante, jamais apaisée, du froid sans mesure, du feu ardent impossible à éteindre, de la souffrance engendrée par la puanteur de soufre, les lieux ténébreux, la présence des diables et l'éloignement du paradis, les diverses peines de l'eau, et surtout la peine d'être privé éternellement de la vue de Dieu, ce qui est la plus grande de toutes les peines.

Encor y at des altres paines, car les dampneis sont plus dolans de leurs paines que les salveis ne soient de leurs joies ; et auront tosjours plus grant tristeurs de chu qu'ilh auront perdut paradis sens recouvranche. L'atre paine serat de chu que ons morat toudis, et ne cesserat jà par chu cest mort. Et tant d'autres paines at en ynfeir, que ons ne les poroit dire. »

Il y a encore d'autres peines, car les damnés souffrent plus de leurs peines que ceux qui sont sauvés ne jouissent de leurs joies ; et ils éprouveront une tristesse toujours plus grande d'avoir perdu le paradis sans recours. L'autre peine sera qu'on mourra toujours et qu'ainsi la mort ne cessera jamais. Et tant d'autres peines se trouvent en enfer qu'on ne pourrait les énumérer ».

 

Saint Jean veut convertir à la foi nouvelle Domitien, qui demande trois mois de réflexion

 

[p. 493] [Sains Johans preche douchement Domitian] Puis dest sains Johans à Domitiain : « Sire, je vos ay deviseit les grandes joies que ons at en paradis et les grans biens, et oussi par queile voie ons y puet parvenir ; en apres les grandes paynes et tourmens que ilh at en ynfeir, et la voie par laqueile ons y puet legierement parvenir. Se vos prie que vos oyeis et entendeis les parolles de Dieu, c'est-à-dire que vos vo retraiheis de maul et serveis Dieu, si lassiés vous faux ydolles qui n'ont forche ne vertut ; car les response qu'ils rendent chu est por vos à dechivoir, car chu sont dyables qui parollent dedens et se sont fait vos ydolles d'or et d'argent, de coevre ou de fust. Si les ont fait les hommes, et Dieu at fait les hommes qui ont fait vos ydolles par les noms des planetes de chiel que ly vraie Dieu at fait, comme ly soverain createur ; mains chu fait ly dyable qui les fait apelleir enssi, qui regne en elles. Vous aoreis Jupiter et Mars, et Apolliien et Venus : chu sont IIII planetes et creatures de soverain createur nostre sire Jhesu-Crist ; mains elles ne s'en songnent de riens, sicom j'ay dit, ains chu est ly dyable qui parolle en vous ydolles et qui vos dechoivent et ont dechut [p. 494] vos antecesseurs jusqu'à chi.

[p. 493] [Saint Jean prêche avec douceur devant Domitien] Saint Jean dit ensuite à Domitien : « Sire, je vous ai entretenu des grandes joies et des grands biens dont on jouit au paradis, ainsi que de la voie pour y parvenir ; ensuite, je vous ai parlé des grandes peines et des grands tourments régnant en enfer, et de la voie par laquelle on peut facilement y parvenir. Maintenant, je vous en prie, écoutez et entendez les paroles de Dieu, vous disant de vous abstenir du mal et de servir Dieu, en renonçant à vos fausses idoles qui n'ont ni force, ni vertu. Leurs réponses sont destinées à vous tromper : ce sont les diables qui parlent en elles. Elles sont faites d'or, d'argent, de cuivre ou de bois. Elles ont été faites par les hommes, mais c'est Dieu qui a fait les hommes qui les ont faites. Elles portent les noms des planètes du ciel réalisées par le vrai Dieu, le souverain créateur ; mais c'est le diable, qui règne en elles, qui leur a donné ces noms. Vous adorez Jupiter et Mars et Apollon et Vénus. Ce sont là quatre planètes, créatures du souverain créateur, notre Seigneur Jésus-Christ ; mais elles ne s'occupent de rien, comme je l'ai dit. Le diable parle dans vos idoles, qui vous trompent et ont trompé [p. 494] vos prédécesseurs jusqu'à maintenant.

 Mains oieis et reteneis la parolle de Dieu qui fist chiel et terre et paradis et tout chu que dedens est, et hommes et femmes, beistes et oyseals ; et fist oussi les dyables tout promierement et les jettat aux infeirs por leurs arguelh, sique leur creatour ; laisiés le serf, si creieis le maistre, et metteis à oevre chu que je dis, se yreis en paradis, car altrement yreis en ynfeir, se vos teneis vostre loy, que jà n’avengne. Beaux sires, sachiés le dyable bien gran duelhe avoir al oiir parleir de Dieu, car qui est de Dieu ilh oït volentier parleir de Dieu, et n'est de Dieu ilh ne le puet oiir. Bonne oevre fait chis qu'il oït, quant ilh retient et le met à cure ; et qui ne sceit les commandement de Dieu, si les demande, car chis qui les demande ilh demande la voie de paradis, et chis qui les ensengne et les dist ilh ensengne la voie de paradis. Et quant ilh remainte en bonnes oevres ilh en rechoit la coronne, car qui sofferat en chis siecle temptation, et ilh soit ferme et exproveit, ilh aurat la coronne que Dieu at promis à ses amis ; car Dieu qui est vray juge ly donrat à perpetuiteit. »

 Écoutez et retenez plutôt la parole de Dieu qui fit le ciel, la terre, le paradis et tout ce qui s'y trouve, hommes, femmes, animaux, oiseaux. Et tout d'abord Il fit aussi les diables, puis, en tant que leur créateur, il les jeta dans les enfers à cause de leur orgueil. Laissez le serviteur, croyez le maître, et mettez en oeuvre ce que je dis. Vous irez alors au paradis, sinon vous irez en enfer, si vous restez fidèle à votre loi présente. Puisse cela ne jamais arriver ! Beau sire, sachez que le diable souffre beaucoup à entendre parler de Dieu, car qui relève de Dieu aime entendre sa parole, et qui n'en relève pas ne peut l'entendre. Celui qui entend cette parole fait oeuvre bonne, s'il la retient et la prend en compte. Que celui qui ignore les commandements de Dieu, demande à les connaître, car ainsi il demande la voie du paradis, et celui qui les enseigne et les explique, leur indique celle du paradis. Et s'il persiste dans les bonnes oeuvres, il reçoit la couronne, car celui qui en ce siècle subira une tentation et restera ferme et solide dans l'épreuve, aura la couronne promise par Dieu à ses amis. Dieu, le vrai juge, la lui donnera pour toujours. »

[Domitian parolle à sains Johans] Adont dest Domitiain à sains Johans : « J'ay bien entendut chu que tu as chi declareit, et toy dis que je moy voray aviseir et toy responderay dedens III mois. »

[Domitien parle à saint Jean] Alors Domitien dit à saint Jean : « J'ai bien entendu ce que tu viens de déclarer et je te dis que je voudrais réfléchir et que je te donnerai ma réponse dans trois mois ».

 

Le diable monte Domitien contre saint Jean qui est mis à bouillir dans l'huile avant d'être envoyé en exil à Patmos (95)

 

[p. 494] [Ly dyable parolle à Domitiain] Atant soy partit sains Johans qui quidat bien avoir convertit le dyable et endormit ; mains ilh fut tout altrement, car ly vief dyable, qui tous jours est aparelhiés del faire mal et del defendre le bien à faire, entrat unc jour en une des ydolles et dest à Domitiain : « Empereire, porquoy tu lais enssi dechivoir de chesti mescreans qui toy vat sermonant de ses faibles, et, toy fait croire en son Dieu qui est à moy subgis ? Car je suy ly soverain Dieu qui soit, si toy prie que en moy aies ta creanche ferme ; si auras apres ton obiit ton habitation en mon paradis, et je veulhe que tu faiche tout ton visquant savoir à tes gens, com Dieu je toy constitue et te fais aoreir por moy. » Enssi enortat ly dyable Domitiain l'emperreur tant que, al chief des trois mois que sains Johans revienet à ly, ilh ly respondit que ilh ne faisoit que mentir et que sa creanche astait malvaise.

[p. 494] [Le diable parle à Domitien] Alors saint Jean se retira, croyant bien avoir détourné et endormi le diable ; mais il en alla tout autrement. Le diable, bien vivant, toujours prêt à faire le mal et à empêcher le bien, entra un jour dans une des idoles et dit à Domitien : « Empereur, pourquoi te laisses-tu ainsi tromper par ce mécréant, qui t'endoctrine avec ses fables et qui te fait croire en son Dieu, lequel m'est soumis ? Car c'est moi qui suis le dieu souverain et je te prie de croire fermement en moi. Après ton trépas, tu auras ta demeure en mon paradis. Je veux que, durant toute ta vie, tu fasses savoir à ton peuple que je fais de toi un Dieu et que je te fais adorer en mon nom. » Ainsi le diable exhorta si bien Domitien que, au terme des trois mois, quand saint Jean revient près de lui, Domitien lui répondit qu'il ne faisait que mentir et que sa croyance était mauvaise.

[Domitiain mist sains Johan bolir en l’oyle] Adont soy partit sains Johans tout corochiet de l'emperreur, mains unc pau apres ilh revient à l'emperere, et ly prioit todis de croire en Jhesu-Crist ; lyqueis le refusat por le conselhe de dyable, qui ly enortat de sains Johans mettre à mort par martyre ; se le fist bolir en oyle ; mains ilh ne ly grevat riens.

[Domitien met saint Jean dans de l'huile bouillante] Alors saint Jean, plein de colère, quitta l'empereur, mais peu après il revint vers lui et le pria à nouveau de toujours croire en Jésus-Christ. Domitien refusa, sur le conseil du diable qui le poussa à faire mourir saint Jean, en le martyrisant. Il le fit bouillir dans l'huile, mais Jean n'en fut nullement accablé.

[p. 495] [Domitiain envoiat sains Johan en exilhe] Si avient que ly dyable enortat tant Domitiain, qu'ilh envoiat sains Johans exilhe en une isle de mere, qui est appellée en latin Pathmos, l’an IIIIxx et XV.

[p. 495] [Domitien envoie saint Jean en exil] Ensuite, Domitien fut influencé par le diable au point qu'il envoya saint Jean en exil, en l'an 95, dans une île en mer, appelée Patmos en latin.

 

 À Patmos, saint Jean, qui visite en esprit le paradis, écrit l'Apocalypse - Description des peines de l'enfer

 

[p. 495] [L’angle ravit sains Johans en paradis] Si avint unc jour que sains Johans dormoit, et vint une angle à ly, et ly prist et ly ravit son arme de son corps, et l’emynat en paradis et ly dest : Quod vides scribe, ch’est-à-dire « escris chu que tu vois. » Et là le mynat l’angle par tous les lis de paradis, si qu’ilh veit de Dieu ; et puis le ramynat en son corps et rentrat ens ; si en fist unc libre que Sainte-Engliese appelle l'apocalips sains Johans.

[p. 495] [L’ange emporte saint Jean au paradis] Il se fit qu'un jour où saint Jean dormait, un ange vint vers lui, le saisit, enleva son âme de son corps et l'emmena au paradis en lui disant : Quod vides scribe, c'est-à-dire « Écris ce que tu vois. » L'ange alors le mena à travers tous les coins du paradis, si bien que saint Jean vit Dieu ; puis l'ange ramena l'âme de Jean qui rentra dans son corps. Il en résulta un livre que la Sainte-Église appelle l'Apocalypse de saint Jean.

[Sains Johans fist l’apocalips - Del citeit que sains Johans veit] Et chi libre contient tous les secreis et overs de paradis. Et par especial ilh contient en chi libre que ilh veit une citeit qui chaioit en unc puche d’abysme, laqueile astoit en trois parties et en cascon partie avoit IX voies. Et est ly fons d'abysme infer, et la citeit qui chaioit en puche seront les gens qui seront dampnées et perdus à jour de jugement. Et qu'ilh astoit en trois parties devisée signifie trois manires de gens : sarasiens, juys et cristiens. Et dist que les cristiens l’aront piour que n'aront les juys ne les sarasiens. Et chu est raison, car ilh ont teile chouse promis à Notre-Sangnour que les juys ne sarasiens ne promisent oncques. Et ches sont les faux cristiens qui bobent Dieu.

[Saint Jean écrit l’apocalypse - La cité visitée par saint Jean] Ce livre contient tous les secrets du paradis. On y lit en particulier que saint Jean vit tomber dans un puits profond, une cité composée de trois parties, comportant chacune neuf voies. Le fond de l'abîme était l'enfer, où, au jour du jugement, dans la cité tombée dans le puits, se trouveront les gens damnés et perdus. Les trois divisions de l'enfer correspondent à trois catégories de personnes : les Sarrasins, les Juifs et les Chrétiens. Selon le livre, les Chrétiens éprouveront une peur que ni les juifs ni les Sarrasins ne connaîtront. Ce qui est juste, car ils ont promis à Notre-Seigneur ce que n'ont jamais promis les Juifs ni les Sarrasins : ce sont les mauvais chrétiens qui se moquent de Dieu.

[Des IX paines d’ynfers, la promier - Contre les usuriers] Et les IX voies sont les IX paines d’ynfeir, dont la promier paine sy est de feu qui tant est chaux et grans, que se toutes les aighes de monde coroient toudis parmy n'en stinderoit mie unc seul carbon. Et portant dist nostre sire : « En ynfeir est ly feu qui jamais n'estinderat. » De cel peine doient avoir grant paour les useriers ; car sains Johans meismes en dist : « Fuons, fuons, car ly chiel et terre ardent. » Par le chiel ons entent les amis de Dieu qui ardent del amour nostre saignour por avoir et acquiere.

[La première des neuf peines de l'enfer - Contre les usuriers] Les neuf voies symbolisent les neuf peines de l'enfer. La première consiste en un feu si chaud et si puissant que toutes les eaux du monde qui le traverseraient en coulant n'en éteindraient pas une seule braise. C'est pourquoi Notre-Seigneur dit : « En enfer le feu jamais ne s'éteindra ». Cette peine doit faire grand peur aux usuriers, car saint Jean lui-même dit : « Fuyons, fuyons, car le ciel et la terre sont enflammés. » Par le ciel, on veut dire les amis de Dieu qui brûlent d'acquérir et de posséder l'amour de Notre-Seigneur.

[La seconde paine est le grand frois - Contre les orgulheux] Ly seconde paine est de froidure, qui est sy froide que se toutes les montangnes de monde astoient unc carbon ardant, et fuist là, si seroit-ilh tentoist estins, oussitoist que ly oulh clout ou ovre. De chesti payne doient avoir paour les orgulheux. Et por chu dist Ysaïe ly prophete : « La forche de pueple descenderat aux infers, et les orgulheux seront haiis et abassiés ; enssi com ly fors vins dechuit cheluy qui trop en boit, seront les orgulheus decheus ; mult est uns yvre homs decheus, car ilh ne part mie soilement [p. 496] le sien, ains depart awec tout son sens et cognissanche. » Et si avient oussi pluseurs fois que ilh chiiet en la merde et la longangne, sique les gens soy gabbent de luy. Et encor est plus decheus ly orgulheux, car par orguelh puet-ons perde le siege de paradis et les riceches permanables ; et se chiet-ons par orguelh en la merde et ordure d'ynfeir, et s'en gabent les gens. Et portant dist David que les droiturieres sont joians de la venganche que Dieu prent des orgulheux gens.

[La seconde peine est le grand froid - Contre les orgueilleux] La seconde peine est le froid, un froid tellement intense que si toutes les montagnes du monde formaient un charbon enflammé qu'on y introduirait, le feu serait éteint en un clin d'oeil. De cette peine doivent avoir peur les orgueilleux. C'est pourquoi le prophète Isaïe dit : « La force du peuple descendra aux enfers, et les orgueilleux seront haïs et abaissés ; de même qu'un vin fort abaisse celui qui en boit trop, les orgueilleux seront abaissés ; un homme ivre est très abaissé, car il ne se perd pas [p. 496] seulement lui-même, mais aussi perd entièrement son intelligence et sa connaissance ». Et souvent aussi il tombe dans l'ordure et la fange, si bien qu'il suscite la moquerie. L'orgueilleux est encore plus abaissé, car par orgueil, on peut perdre une place au paradis et les richesses éternelles ; on tombe par orgueil dans la fange et l'ordure de l'enfer, et on provoque les moqueries des gens. Et c'est pourquoi David dit que les justes se réjouissent de la vengeance de Dieu sur les orgueilleux.

[La tirche payne sont vers et serpens - Contre les detracteurs] La tirche payne est des viers et serpens et dragons ; de quoy nostre sires dist : « En ynfeirs est ly veirs qui jà ne morat. » De chesti paine doient bien avoir paiour cheaux que ont malvais langues, qui les mals parolles diient de leurs voisiens en derier. Et portant dist sains Jaque que à unc petit frain puet-ons meneir unc grant cheval, et à unc petit govrenal tourneir une grant nef, et à unc petit feu ardre unc gran bois.

[La troisième peine est causée par les vers et les serpents - Contre les détracteurs] La troisième peine est celle des vers, serpents et dragons. À ce sujet, notre Seigneur a dit : « En enfer se trouve le ver qui ne mourra jamais ». Cette peine doit être redoutée par les mauvaises langues, qui disent des méchancetés derrière le dos de leurs voisins. C'est pourquoi saint Jacques dit qu'on peut mener un grand cheval avec un petit frein, faire tourner un grand bâteau avec un petit gouvernail et, avec un petit feu, brûler un grand bois.

[Del mal lenge] La lengue est unc petit membre, mains elle at mult grant forche ; ly langue est ly feu qui embraise tout le corps ; les langues sont les plus trenchant espées qui soient, car ons fait de une langue teile plaie, c'est-à-dire ons en dist teile parolle, que jamais ne serat sannée. Ilh n'at femme en monde si bonne, que une lengne ne l'afolle de chi al cuer par males parolles de diffamation, que jamais n'arat honneur et sens cause. Ons ne puet plaie de laingue resaneir, qui auroit tous les cyrurgiens de monde. Ilh ist (correction Bo) de trop maul venyn de celle langue meisme de quoy nos loions Dieu, et de quoy nos disons nous orisons et benissons Dieu ; nos en disons maul et diffamons nos gens, qui sont fais à la semblanche de Dieu ; et c'este contre nature, car uns hons ne doit mie eistre bons et malvais ensemble, nient plus que de une fontaine ne puet issir dois aighes, ameire et douche.

[La mauvaise langue] La mauvaise langue est un petit organe, mais elle a une très grande force ; c'est un feu qui enflamme tout le corps. Les langues sont les épées les plus tranchantes qui soient, car avec une langue, d'un mot, on peut ouvrir une plaie qui jamais ne guérira. Il n'est aucune femme au monde, si bonne soit-elle, qui ne devienne folle en son coeur suite à des paroles méchantes et diffamatoires, au point de ne jamais retrouver son honneur, et cela sans aucune raison. Qui disposerait de tous les médecins du monde ne pourrait guérir d'une plaie que fait une langue. Un trop mauvais venin sort de cette langue même avec laquelle nous louons Dieu, le prions et le bénissons ; et avec cette même langue, nous disons du mal et diffamons nos semblables, faits à l'image de Dieu. C'est contre nature, un homme ne pouvant être à la fois bon et mauvais, pas plus que deux eaux, une amère et une douce, ne peuvent jaillir d'une fontaine.

[De la laingue] Et ly arbre qui bon fruit porte ne doit mie malvais fruit porteir, et enssi bouche qui bien dist ne doit mie dire maul. Et s'ilh savoit bien meismes que chu fuist veriteit, c'est trop grief pecchiet de diffameir aultruy, car ly mal avoigle et estaint le bien. Et portant dist sains Augustin que ch'est gran pecchiet de jugier les coraiges des gens, et grant fellonie de reprenre aultruy par suspicion.

[La langue] L'arbre qui porte de bons fruits ne doit pas en porter de mauvais ; de même une bouche qui dit du bien ne doit pas dire du mal. Et même si l'on sait que c'est la vérité, c'est un péché très grave de diffamer autrui, car le mal aveugle et éteint le bien. C'est pourquoi saint Augustin dit que juger le coeur des gens est un grand péché et faire des reproches à autrui sur des soupçons une grande méchanceté.

[La quarte payne - Contre les luxurieux] La quarte payne est de puour ou de flaireur, qui est si grant, car qui auroit toutes les ordures de monde ensemble, si seroit chu pou de [p. 497] flaireur envers la puour d'ynfeir. De chesti payne doient avoir grant paour les luxurieux. Et dist sains Johans Crisostome que ly hons soy delite en luxure, enssi com li crase pors fait en la longangne.

[La quatrième peine - Contre les luxurieux] La quatrième peine vient de la puanteur ou mauvaise odeur, si forte que si on réunissait quelque part toutes les ordures du monde, ce serait peu de [p. 497] chose en comparaison de l'odeur de l'enfer. Cette peine doit faire très peur aux débauchés. Saint Jean Chrysostome dit que l'homme se complaît dans la luxure comme le porc bien gras se complaît dans la fange.

[La Ve paine est baturs - Contre les yreux] La Ve payne est batures, car tout enssi com les fevres battent tendamment (avec tension, ardeur) le fier quant il est chaut, ains qu'ilh refroide, tout enssi battent les dyables les armes de cheaux qui encontre les commandement de Dieu ont visqueit, desqueiles ilh ne sont venus à confession et à cognissancbe de penitanche et de satisfaction. De cel payne doient avoir grant paour cheaux qui sont plains de yre et de maule volenteit et de mals penseez. Et cest paine est mult grant et mervelheux.

[La cinquième peine ce sont les coups - Contre les colériques] La cinquième peine, ce sont les coups car, tout comme les forgerons battent avec ardeur le fer quand il est chaud, avant qu'il ne refroidisse, ainsi les diables frappent les âmes de ceux qui ont vécu sans respecter les commandements de Dieu, s'ils ne se sont pas confessés et n'ont pas connu la pénitence et la satisfaction. Ceux qui sont remplis de colère, de mauvaise volonté et de mauvaises pensées doivent beaucoup redouter cette peine, qui est immense et étonnante.

[La VIe est de tenebres - Contre les avaricieux et convoiteux] La VIe payne si est des tenebres, qui sont tant espesses et obscures que ons les puet apongnier et tasteir com le graval. Et portant dist sains Poul : « Les convoiteux sont fontaines sens aighes ; à cheaux sont apparelhiés les tenebres d'ynfeir. » Et portant dist sains Jerome que toutes riceches que ons tient en avarische sont riceches de fellonie et de boisdie, se ons ne les donne aux povres pour l'amour de Dieu. Et David dist que cheaux qui soy fient en la grant riceche, que la mors permanable les mangnerat.

[La sixième est faite de ténèbres - Contre les avaricieux et envieux] La sixième peine est faite de ténèbres si épaisses et si obscures qu'on peut les empoigner et les tâter comme du sable. C'est pourquoi saint Paul dit : « Les envieux sont des fontaines sans eau, comparables aux ténèbres de l'enfer ». Dès lors saint Jérôme dit aussi que toutes les richessses détenues par avarice sont des richesses de méchanceté et de ruse, si on ne les donne pas aux pauvres pour l'amour de Dieu. Et David dit que la mort éternelle dévorera ceux qui mettent leur confiance dans de grandes richesses.

[La VIIe payne est honte - Contre les avoiles de cueur] La VIIe payne si est de honte ; et de cel doient avoir paour cheaz qui ont honte de pechier devant les gens, et si n'ont point honte de pechier devant Dieu, qui sceit le coraige de hommes et les voit.

[La septième peine est la honte - Contre les aveugles de coeur] La septième peine est la honte. Ceux qui doivent la redouter sont les gens honteux de pécher devant les gens, mais non de le faire devant Dieu, qui connaît et voit les sentiments des hommes.

[La VIIIe est paour - Contre les parjures et contre les jureurs] Ly VIIIe payne est de paour ; de chesti doient avoir paour tous cheaus qui plus dobtent les hommes que Dieu, et por les gens laissent-ilh pluseurs choses à faire que ilh ne lassent mie por Dieu, et n'ont point de honte de jureir et de parjurier Dieu. Et portant dist Ysidorus que chis qui jure par Dieu seulement, ilh fait le plus grant seriment que ons puet faire ; mains encordont tinent les simples à plus grant seriment quant ons jure les ewangelistes ou les aultres sains, mains chu n'est mie voire, car les ewangelistes ou les aultres sains n'ont mie fait Dieu, anchois les at Dieu fait et creeis, et se n'ont nulle force s'ilh ne leur vient de Dieu. Et la forche de Dieu ne vient mie de eaux. Et portant chu est plus grant seriment de jureir le creatour, que ilh ne soit de jureir les creatures.

[La huitième peine est la peur - Contre les parjures et ceux qui jurent] La huitième peine est la peur. Tous ceux qui redoutent davantage les hommes que Dieu et qui s'abstiennent, à cause des autres, de faire des choses dont ils ne se privent pas à cause de Dieu, doivent la craindre. Ces gens n'ont pas honte de jurer et de se parjurer devant Dieu. C'est pourquoi Isidore dit que celui qui jure au nom de Dieu seulement fait le plus grand serment possible. Pourtant les gens simples considèrent comme un plus grand serment le serment prononcé en jurant par les évangélistes ou les autres saints, mais c'est une erreur, car les évangélistes et les autres saints n'ont pas fait Dieu ; c'est Dieu qui les a faits et créés, et leur force est nulle, si elle ne leur vient de Dieu. La force de Dieu ne vient pas d'eux. Dès lors, c'est un plus grand serment de jurer par le créateur que par les créatures.

[La IXe payne sont loiiens ardans - Des membres dont ons at pechiet serat-ons loiiet] La IXe payne est des loiiens ardans, desqueiles les pecheurs seront loiiés par leurs membres dont ilh [p. 498] auront plus corochiet Dieu. De chu dist sains Augustin qu'ilh y at de cheaux qui dient qui ne les chaut del salveir les armes d'aultruy, mains qu'ilh puist le siene arme rendre à Dieu. Et de chu sont foux, et ne les sovient mie de maul pecheour qui n'avoit recheut c'on seul besant, se le refoiit desous terre, si en fut acuseis ; mains ilh ne fut mie acuseis por chu que ilh awist perdut, mains por chu que ilh le gardat sens gangnier ; por chi li commande Dieu à loier les piés et les mains, et jetteir en la foroaise tenebreuse d'ynfeir.

[La neuvième peine sont les liens ardents - Les membres par lesquels on a péché seront liés] La neuvième peine est celle des liens ardents par lesquels seront liés les membres par lesquels les pécheurs [p. 498] auront le plus offensé Dieu. À ce sujet, saint Augustin dit que certains prétendent n'avoir cure de sauver les âmes d'autrui, pourvu qu'ils puissent rendre leur âme à Dieu. Mais ce sont des fous : ils ne se souviennent pas du mauvais pécheur qui n'avait reçu qu'un seul besant et l'avait enfoui sous terre. Il fut accusé, non de l'avoir perdu, mais de l'avoir gardé sans le faire fructifier. Pour cela Dieu ordonne qu'il ait mains et pieds liés, et qu'il soit jeté dans la fournaise ténébreuse de l'enfer.

En guise de conclusion

 

[Qui pro alio orat pro seipso laborat] Chis reponte le besant son sangnour desous terre, qui li sapienche et l'entendement que Dieu ly at donneit enploie ens ès chouses terrines, et ne travelhe son corps des chouses celestines aqueir, ne del salut des armes à proier ; car ilh part à tous les biens que tous cheaux pour cuy ilh puet prier font entirement. Et por chu dist-ons : qui por aultruy prie por luy meismes labure.

[Qui prie pour autrui travaille pour lui-même] Celui-là cache le besant de son maître sous terre, et consacre à des choses terrestres la sagesse et l'intelligence que Dieu lui a données sans contraindre son corps à s'intéresser à des choses célestes et à prier pour le salut des âmes ; pourtant il a part entièrement aux biens réalisés par tous ceux pour qui il peut prier. C'est pour cela qu'on dit : qui prie pour autrui, travaille pour lui-même1.

Or vos ay deviseit chu que la citeit que sains Johan veit chaoir en puche signifie.

Voilà. Je vous ai expliqué ce que signifie la cité que saint Jean vit tomber dans le puits.

 

1 Paragraphe difficile à comprendre et de la traduction duquel nous ne sommes pas sûrs. Y aurait-il là une allusion à la parabole évangélique des talents (Matthieu, XXV, 14-30) ou des mimes (Luc, XIX, 12-27) ? Mais dans ces textes, le serviteur qui n'a pas fait fructifier son dépôt est puni !

 


 

B. Divers : Judée - Tongres - TRèves - Rome - église primitivE - Jean l'Évangéliste [Myreur, p. 498b-503a]

 

Ans 96-102

 

Sommaire

* Divers : massacre des Juifs par Domitien (96) - Trécanus treizième roi de Tongres (97) - Europe païenne

* Saint Materne ressuscité devient évêque de Trèves et opère de nombreuses conversions (97)

* Assassinat de Domitien - Couronnement de Nerva - Saint Jean est rappelé d'exil et gagne Éphèse où il fait des miracles (97)

* Tremblement de terre en Syrie - Le pape Clément succède à Clet (98) - Trajan succède à son frère Nerva (99)

* Mesures prises par le pape Clément - Son exil

* Conquêtes de Trajan en Orient (100) - Saint Materne à Trèves - Saint Jean, évêque d'Éphèse (101)

* Le pape Anaclet : questions chronologiques (101 ?) - Ses mesures

* Disparition miraculeuse de saint Jean dans une fosse de l'église d'Éphèse (102)

 

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Divers : Massacre des Juifs par Domitien (96) - Trécanus, treizième roi de Tongres (97) - Europe païenne

 

[p. 498] [L’an IIIIxx et XVI] Item, l'an IIIIxx et XVI, commandat par tout son empire Domitiain l'emperere que ons ochesist tous les Juys qui astoient issus de la royal lignie le roy David : portant les faisoit ochire, que nuls hons ne fust demoreis apres la destruction de Jherusalem, qui les Juys vosist jamais rassembleir por leur regne tenir.

[p. 498] [An 96] En l'an 96, l'empereur Domitien ordonna que l'on tuât tous les Juifs issus de la lignée royale du roi David, à travers tout son empire. Il les faisait tuer pour qu'il ne reste plus personne, après la destruction de Jérusalem, qui ait la possibilité de rassembler les Juifs pour conserver leur royaume.

[L’an IIIIxx et XVII - Trecanus, li XIIIe roy de Tongre] Item, l'an IIIIxx et XVIIe morut Tongris, ly XIIe roy de Tongre ; apres luy fut roy son fis Trecanus, lyqueis fuit ly XIIIe roy de Tongre, et regnat XII ans acomplis.

[An 97 - Trécanus, treizième roi de Tongres] En l'an 97, mourut Tongris, le douzième roi de Tongres. Son fils Trécanus lui succéda et fut le treizième roi de Tongres. Son règne dura douze années complètes.

[Toutes les nations de Europe sont issus des Sarasiens] Item, vos deveis savoir que les Romans n'astoient mie juys, ains astoient sarasins. Et oussi astoient tous cheaux qui habitoient adont par tout l'yle d'Europe ; car nus juys ne demoroit par-dechà mere et toutes les nations qui sont par-dechà mere sont tous issus des Sarasiens.

[Toutes les nations d'Europe sont issues des païens] Vous devez savoir aussi que les Romains n'étaient pas Juifs, mais païens. Tous ceux qui habitaient la zone de l'Europe étaient païens aussi. En effet il n'y avait pas de Juif qui habitait de ce côté de la mer, et toutes les nations qui vivent de ce côté de la mer sont issues des païens.

 

Saint Materne ressuscité devient évêque de Trèves et opère de nombreuses conversions (97)

 

[p. 498] [Sains Materne fut evesque de Trieve - Dieu relonghat la vie sains Materne XXXans awec les XL jadit] A cel temps astoit sains Materne evesque de Trieve, car sains Valeir trespassat l’an IIIIxx et X, en fin de jenvier, et nos comptons XVII : jà astoient passeit VII ans que ilh astoit trespasseit, et que sains Materne fut fais evesque. Alqueile ilh prist, l'an IIIIxx et IIII, une grief maladie ; car ilh ne devoit plus vivre por les XL ans qui astoient passeis que Dieu ly avoit prolongiet sa vie, quant ilh fut resusciteit enssi com dit est. A chesti fois fust-ilh mors, se Dieu ne ly awist encors prolongeit sa vie XXX ans awec les IIII que ilh avoit regneit. [p. 499] Et sachiés que sains Valeir fut ensevelis deleis son predicesseur sains Euchars ; si avoit regneit, quant ilh morut, XV ans.

[p. 498] [Saint Materne est évêque de Trèves - Dieu prolonge la vie de saint Materne de trente ans, en plus des quarante évoqués plus haut] À cette époque, saint Materne était évêque de Trèves, car saint Valère était mort en l'an 90, fin janvier, le 17, selon nos propres calculs : sept ans déjà étaient passés depuis son décès et la désignation de saint Materne comme évêque. Celui-ci avait contracté en l'an 84 une grave maladie. Il ne devait plus vivre, vu qu'étaient passés les quarante ans pendant lesquels Dieu avait prolongé sa vie, quand il ressuscita, comme on l'a dit (cfr p. 452-453). Cette fois-là, il serait mort si Dieu ne lui avait accordé trente ans de vie supplémentaires, en comptant les quatre ans où il avait régné. [p. 499] Et sachez que saint Valère fut enseveli près de son prédécesseur, saint Euchaire. Quand il mourut, il avait régné quinze ans.

En cel an meismes morut ly dus d'Escoche, qui astoit bon chevalier.

En cette même année, mourut le duc d'Écosse qui était un bon chevalier.

[Sains Materne convertit mult de gens] Quant sains Materne fut fait evesque, ilh prechoit mult diligemment la foid Jhesu-Crist, et fist plus asseis à son temps que ilhs n'avoient eaux trois fait le temps devant, enssi com vos oreis chi-apres.

[Saint Materne convertit une multitude de gens] Quand saint Materne fut évêque, il prêcha avec ardeur la foi en Jésus-Christ, et à lui seul il fit beaucoup plus pendant ce temps qu'ils n'avaient fait à eux trois précédemment, comme vous l'apprendrez ci-après (p. 509-512 et surtout p. 523-535).

 

Assassinat de Domitien - Couronnement de Nerva - Saint Jean rappelé d'exil gagne Éphèse, où il fait des miracles (97)

 

[p. 499] [Domitiain fut ochis] En cel an IIIIxx et XVII, morut l'emperere Domitiain qui avoit regneit XIII ans, X jours moins. Si fut ochis de ses gens meismes dedens son palais, seiant à tauble, le XVe jour de jenvier ; car ilhs ne poloient plus endureir la grant payne, honte et travalhe qui les faisoit toudis traire. Adont jugarent les senateurs que tout chu que ilh avoit fait en sa regnation qu'ilh ne fuist de nulle valeur, car ilh n'avoit riens fait par conselhe ne par jugement, fours que par forche.

[p. 499] [Domitien est tué] En cette année 97, l'empereur Domitien mourut, après avoir régné durant treize ans moins dix jours. Le 15 janvier, il fut tué par son entourage à l'intérieur de son palais, tandis qu'il était à table. Ses gens ne pouvaient plus supporter les énormes souffrances, les humiliations et les tourments qu'il leur infligeait sans cesse. Alors les sénateurs jugèrent comme sans aucune valeur tous les actes de son règne : il n'avait rien fait avec réflexion et jugement, il n'avait jamais agi que par la force.

[Sains Johans fut rapeleis de son exilhe] Adont fut rappelleis sains Johans ewangeliste, qu'ilh avoit envoiet en exilhe ; mains enssitoist que ilh fut fours de exilh, ilh s'en alat demoreir en la citeit de Ephese, en laqueile ilh prechat la foid Jhesu-Crist et convertit mult grant peuple à Dieu.

[Saint Jean est rappelé de son exil] Alors saint Jean l'évangéliste, que Domitien avait envoyé en exil, fut rappelé. Aussitôt libéré, il alla demeurer à Éphèse où il prêcha la foi en Jésus-Christ, et convertit à Dieu une très nombreuse population.

Item, tantoist quant Domitiain fut mors, les Romans coronarent Nerva, son fis, lyqueis regnat une an trois mois et V jours. Ilh fut asseis proidhons solonc sa loy, et ne resemblat de riens son peire Domitiain ; ains defist et donnat congier del defaire tout chu que son peire avoit faite.

Dès que Domitien fut mort, les Romains couronnèrent son fils Nerva, qui régna durant un an, trois mois et cinq jours. Il fut très sage, selon sa loi, et ne ressembla en rien à son père Domitien. Il défit et laissa défaire tout ce que son père avait fait.

[Sains Johans convertit tot la citeit d’Ephese - Sains Johans fist l’englise d’Ephese] Item, en cel an meismes, fist sains Johan en la citeit de Ephese mult de beaux myracles, parmy lesqueiles ilh fist tant qu'il convertit tout la citeit entirement ; car entres les altres ilh resuscitat IIII mors qui astoient mors subitement. En cel an edifiait sains Johan, en la citeit de Ephese, une engliese en l'honeur de Dieu et de sa benoite Virge mere.

[Saint Jean convertit toute la cité d’Éphèse - Saint Jean construit l’église d’Éphèse] En cette même année, saint Jean accomplit dans la cité d'Éphèse de nombreux et beaux miracles, grâce auxquels il réussit à convertir entièrement toute la ville. Entre autres, il ressuscita quatre personnes, mortes subitement. Cette année-là, saint Jean édifia dans la ville d'Éphèse, une église en l'honneur de Dieu et de sa bienheureuse Vierge mère.

 

Tremblement de terre en Syrie - Le pape Clément succède à Clet (98) - Trajan succède à son frère Nerva (99)

 

[p. 499] [An IIIIxx et XVIII] Item, l'an IIIIxx et XVIII, en mois d'avrilh, tremblat fortement la terre en Surie.

[p. 499] [An 98] En l'an 98, au mois d'avril, la terre trembla fortement en Syrie.

[Li pape ordinat] En cel an meismes, le XVIIIe jour de decembre, morut Cletus ly pape de Romme, si fut ensevelis deleis le tombe sains Pire. Chis fut ly promiers qui escript en ses bulles : Salutem et apostolicam benedictionem, c'est-à-dire : Salut et benediction apostolique.

[Ordonnance pontificale] En cette même année, le 18 décembre, mourut Clet, le pape de Rome, qui fut enseveli près de la tombe de saint Pierre. Il fut le premier à écrire dans ses bulles : Salutem et apostolicam benedictionem, c'est-à-dire : 'Salut et bénédiction apostolique'.

[Clemens ly IIIIe pape] Apres Cletus fut esluis Clemens, ly evesque de Hostie. Alcuns quident que chis Clemens fust evesque de Mes, mains chu [p. 500] fut son oncle. Chis fut de la nation de Romme del region de Celimonte. Si oit nom son pere Faustin, et tienet le siege III ans dois mois et VI jours.

[Clément quatrième pape] Après Clet, Clément, évêque d'Ostie fut élu pape. Selon certains, ce Clément fut évêque de Metz, mais en fait c'était [p. 500] son oncle (p. 452, p. 458, p. 482). Le pape Clément était Romain, de la région Célimontane (du Mont Caelius). Son père s'appelait Faustin. Il occupa le pontificat durant trois ans, deux mois et six jours.

[Trajanus, le XVe emperere] Item, l’an IIIIxx et XXIX, en mois de may, le XXXe jour, morut Nerva, ly emperere de Romme ; si fut apres luy coroneis son frere Trajanus, ly fis Domitiain, qui regnat XIX ans et VIII jours.

[Trajan, quinzième empereur] En l'an 99, le trentième jour du mois de mai, mourut Nerva, l'empereur de Rome. Son frère Trajan, fils de Domitien, lui succéda comme empereur. Son règne dura dix-neuf ans et huit jours.

 

Mesures prises par le pape Clément - Son exil

 

[p. 500] [De Clemens le pape qu’ilh fist] Chis pape Clemens envoiat sains Fortien à Lyon sus le Royne por prechier la foid Jhesu-Crist, et à Nerbonne Paulus ‒ mains che ne fut mie sains Poul l’apostle ‒ et à Thours Gratiain. Chis Clemens fist les VII regions devideir par les notaires feables et curieux d’escrire les giestes des martyres. Et si ordinat à dire en la messe : Te igitur, devant le consecration de hoste.

[p. 500] [Les actes du pape Clément] Le pape Clément envoya saint Fortien à Lyon sur le Rhône pour prêcher la foi en Jésus-Christ. Il envoya Paul ‒ pas saint Paul l'apôtre ‒ à Narbonne, et Gratien à Thours. Clément partagea les sept régions entre sept notaires dignes de confiance chargés d'écrire les actes des martyrs. Il ordonna de dire à la messe : Te igitur, avant la consécration de l'hostie.

Chis Clemens, jasoiche qu’ilh fuit esluis depart sains Pire à eistre pape apres luy et del tenir le siege de Romme, toutevois ilh destraindit Lynus à chu q’ilh tienet le siege, et Cletus apres.

Ce Clément avait été désigné par saint Pierre pour être pape après lui et occuper le siège de Rome, mais il avait obligé d'abord Lin à occuper la charge, puis Clet après Lin.

[Sains Clemens pape fut jetteis en la mere] Chis pape Clemens fut envoiet en exilh en l’isle de Crisone, et si fut al derain jetteis en la mere où ilh jut longement ; et puis si fut troveis par sains Cyrille, evesque de Moraine, et mis à salveteit jusques à temps le pape Nicholay, le promier de chi nom, qu’ilh fut raporteis à Romme en son engliese que on avoit fondeit en nom de ly, où ilh fut ensevelis honorablement.

[Le pape saint Clément jeté dans la mer] Ce pape Clément fut envoyé en exil dans l'île de Cherson [= la Chersonèse Taurique] et finalement jeté à la mer, où il resta longtemps. Il fut ensuite retrouvé par saint Cyrille, évêque de Moravie, et mis en sécurité jusqu'à l'époque du pape Nicolas I, où il fut ramené à Rome dans l'église qu'on avait fondée en son nom et où il fut enseveli avec honneur.

[L’ordinanche del confirmation apres le baptesme] Chis Clemens ordinat la confirmation apres le baptesme, et cascon vray cristien soy fesist confermeir.

[Décret sur la confirmation après le baptême] Ce Clément imposa la confirmation après le baptême, ordonnant à chaque vrai chrétien de se faire confirmer.

 

Conquêtes de Trajan en Orient (100) - Saint Materne à Trèves - Saint Jean évêque d'Éphèse (101)

 

[p. 500] [L’an cent - Trajanus l’emperere conquist pluseurs paiis] Item, l’an del incarnation cent, assemblat l’emperere Trajanus ses oust et passat mere ; si entrat en terre d’Egypte et asseghat Babylone et la citeit del Caire, et les remit en sa subjection com par-devant, parmy tregut paiant. Apres il entrat en Aise et conquit grant partie de la terre ; puis conquist Surie et Hermenie et Mesopotaine et jusques à la Roige mere, puis revient à Romme.

[p. 500] [L’an 100 - L'empereur Trajan conquiert de nombreux pays] En l’an 100 de l'incarnation, l’empereur Trajan rassembla ses armées et traversa la mer. Il pénétra en terre d'Égypte, assiégea Babylone et la cité du Caire, et remit les habitants en sa sujétion, comme auparavant, imposant le payement d'un tribut. Ensuite il pénétra en Asie et conquit une grande partie du territoire jusqu'à la mer Rouge : Syrie, Arménie et Mésopotamie. Après quoi, il rentra à Rome.

[L’an C et I - De sains Materne] Item, l’an C et I, en mois d’avrilh, fondat Materne, evesque de Trieve, une engliese à Trieve, en l’honneur de sans Pire l’apostle.

[L’an 101 - Saint Materne] En avril de l'an 101, Materne, évêque de Trèves, fonda dans cette ville une église en l'honneur de l'apôtre saint Pierre.

[De sains Johan ewangeliste] A cel temps astoit sains Johans ewangeliste en grant autoriteit en la citeit de Ephese, dont il astoit evesque.

[Saint Jean l'évangéliste] En ce temps-là, saint Jean l'évangéliste jouissait d'une grande autorité dans la ville d'Éphèse, dont il était l'évêque.

 

Le pape Anaclet : questions chronologiques - Ses mesures (101 ?)

 

[p. 500] [Anacletus, ly Ve pape] Item, l’an deseurdit CI, en mois de fevrier le XXIIIe jour, fut envoiet en exilh ly pape Clemens, enssi com dit est par-dessus, quant ilh oit visqueit el papaliteit trois ans dois mois et VI jours ; et visquat [p. 501] apres en exilh V ans XI mois et IIII jours. Portant dist Martiniain en ses croniques qu'ilh fut pape IX ans, II mois et X jours, mains ilh marist enssi ; c'est bien voire qu'ilh visquat tant de jour qu'ilh fuit esluis pape, mains ilh ne fut mie toudis pape, car quant ilh fut envoiet en exilh, si eslisit ly college uns aultre, Anacletus, qui fut del nation grigois, del royalme de Athennes. Et oit son pere à nom Antyochus, et tienet le siege dois ans II mois et XIII jours, et si vaquat le siege XXIII jours.

[p. 500] [Anaclet, sixième pape] En l'an 101 cité plus haut, le 23 février, le pape Clément fut envoyé en exil, comme on l'a dit plus haut, alors qu'il exerçait la papauté depuis trois ans, deux mois et six jours. Il vécut [p. 501] en exil pendant cinq ans, onze mois et quatre jours. Martin dit dans ses chroniques qu'il fut pape durant neuf ans, deux mois et dix jours, mais il se trompe : il vécut réellement tout ce temps-là après son élection comme pape, mais ne resta pas toujours pape, car quand il fut exilé, le collège désigna un autre pape, Anaclet, un Grec du royaume d'Athènes. Son père s'appelait Antiochus. Cet Anaclet occupa le siège deux ans, deux mois et treize jours ; le siège était resté vacant vingt-trois jours.

[Que ch’est-à-dire le sige vacant] Ors vos vuelhe dire et declareir que ch'est à dire de celle siege vacant : ch'est le terme qui pent entre l'obit del pape et le election del aultre, car qui ne les mettroit ilh auroit grant empechement et erreur. Et encor n'y sceit-ons si bien prendre garde, que ilh n'y ait del erreur asseis par le defaulte de calculeir les dautes parfaitement.

[Que veut dire « siège vacant »] Je veux maintenant vous expliquer ce que signifie (l'expression) « siège vacant » : elle désigne la période qui sépare le décès d'un pape de l'élection de son successeur. Celui qui omettrait de compter (ces jours) aurait des difficultés et ferait des erreurs. Et encore on ne peut assez veiller à éviter beaucoup d'erreurs, faute de calculer les dates avec précision.

Car nos prendons maintenant que chis pape Anacletus regnat dois ans II mois et XIII jours ; si fut consecreis le XXIVe jour apres chu que Clemens fut envoiés en exilh, qui XX jour en mois de marche et XXV jour en mois de marche mue li daute ; et les II ans qu'ilh regnat metteis awec les cent et I qu’ilh fut consacreis, chu serat cent et trois. Or vint apres sour V jours le muanche del an, en queile muanche ilh regnat II mois et XIII jours, si qu'ilh morut en l'an C et IIII imparfais. Et chu ly unc l'entent bien et ly aultre l'entent male ou ne le vuelt entendre.

Ainsi donc, considérons que Anaclet régna comme pape deux ans, deux mois et treize jours ; il fut consacré le vingt-quatrième jour après l'envoi de Clément en exil. Mais en mars, quand on passe du 20 au 25, l'année change. Si l'on ajoute les deux ans de son règne à l'an 101, date de sa consécration, on arrive à 103. Mais, après cinq jours (en mars) a lieu le changement d'année. Et comme il régna deux mois et treize jours après le changement, il mourut donc en l'an 104, incomplet. Ce calcul, certains le comprennent, d'autres le comprennent mal ou ne veulent pas le comprendre.

[D’Anacletus] Et, d'aultre part, sains Eusebe en ses croniques se taiste de chis pape Anacletus, et dist que c'est Cletus ; mains ly pape de Rome, Damase, en ses croniques des papes qu'ilh escript à sains Jerome, le met Cletus et Anacletus por II papes. Et enssi furent-ilh dois que chu soit voirs : Cletus fut de la nation de Romme, et fut ly fis Mylian (Emiliain, ms B), et Anacletus fut de la nation grigois de Athennes, et son peire oit nom Antyochus ; si que ch'est grand differenche et raison à esgardeir. Mains vraiement nos creions que sains Eusebe estoit de sa tieste et tenoit trop fort son opinion, car ilh soy discorde mult fortement aux aultres croniques en pluseurs lis.

[Anaclet] D'autre part Eusèbe, dans ses chroniques, se tait sur ce pape Anaclet et dit qu'il s'agit de Clet. Mais Damase, le pape de Rome, dans ses chroniques pontificales écrites à saint Jérôme, considère Clet et Anaclet comme deux papes différents. Et c'est vrai qu'ils furent deux : Clet était originaire de Rome et était le fils d'Émilien, tandis qu'Anaclet était un Grec d'Athènes et son père se nommait Antiochus. C'est une grande différence et il faut en tenir compte. Nous croyons vraiment que saint Eusèbe était têtu et tenait très fort à ses opinions : en de nombreux endroits, il est souvent en désaccord avec les autres auteurs de chroniques.

Encors dist sains Eusebe en ses croniques de sains Clement le pape, [p. 502] qui fut envoiés en exilh, qu'ilh tienet le siege XI ans II mois et XI jours. Et les aultres, assavoir : Damaise le pape et l'archeveque de Tusantin, et solonc l'escripture et l'ystoire de Sainte-Engliese et ens croniques sains Jerome, ont escrit VIII ans ; ilh escrisent ens aultres croniques, specialment Martiniain, IX ans II mois X jours. Et fait Martinian mension de Anacletus, car ilh escript qu'ilh regnat IX ans II mois X jours ; c'est altretant ne jour plus ne jour moins, mains ilh met à Clemens nos creions, et que ly erreur vient par les escrivens.

Saint Eusèbe dit encore dans ses chroniques, à propos du saint pape Clément [p. 502] envoyé en exil, qu'il occupa le siège durant onze ans, deux mois et onze jours. Et les autres, c'est-à-dire le pape Damase, l'archevêque de Tusantin (?), les auteurs de l'histoire de la Sainte-Église ainsi que saint Jérôme dans les chroniques, ont écrit huit ans. On trouve dans d'autres chroniques, notamment chez Martin [p. 410, éd. Weiland], neuf ans, deux mois et dix jours. Concernant Anaclet, Martin écrit aussi qu'il régna neuf ans deux mois et dix jours ; c'est la même durée, au jour près, mais nous croyons qu'il parle là de Clément et que l'erreur vient des copistes.

[Anacletus ordinat les clercs del raseir leur corones et barbes] Chis pape Anacletus ordinat à Romme que tous clers alassent et fussent sens barbes et les fesissent soyent raseir, et fesist cascon une coronne sour son tieste, por ensengne avoir, et por savoir lyqueis est clers ou nom.

[Anaclet ordonne aux clercs de raser leurs tonsures et leurs barbes] Ce pape Anaclet ordonna à Rome que tous les clercs se déplacent sans barbe et se fassent souvent raser ; il ordonna aussi que chacun ait une tonsure au sommet du crâne, comme signe caractéristique, pour que l'on sache s'il était clerc ou non.

[Que ons doit honoreir le preistres] Item, chis pape ordinat et amonestat tous clers par epistles escript que deseurs toutes aultres gens fussent honnoreis les priestres, en disant que ilh sacrificent Dieu ; se les doit-ons portant plus presier que nuls aultres gens, et porteir plus grant reverenche.

[On doit honorer les prêtres] Ce pape ordonna et prescrivit par écrit à tous les clercs d'honorer les prêtres plus que les autres personnes, et cela parce qu'ils célèbrent le sacrifice de Dieu. C'est pour cela qu'on doit les apprécier plus que tous les autres et leur témoigner un plus grand respect.

[Nuls ne doit dire messe sens tesmons] Et ordinat que nuls priestre ne sacrifiaste Dieu, c'est-à-dire ne desist messe sens tesmons, et maiement les evesques, affin que ilh ont sacrifiiet Dieu tout parfait provent.

[Nul ne doit dire la messe sans témoins] Et il ordonna qu'aucun prêtre, et particulièrement les évêques, ne célèbre le sacrifice de Dieu, c'est-à-dire ne dise la messe sans témoins, afin de montrer qu'ils ont célébré le sacrifice d'une manière parfaite.

 

Disparition miraculeuse de saint Jean dans une fosse de l'église d'Éphèse (102)

 

[p. 502] [L’an C et II - Le trespas de sains Johans ewangeliste] Item, l'an C et II, fist Dieu savoir à sains Johans ewangeliste par le Saint-Espir que ilh trespasseroit de chi siecle, et ly nomat le propre jour. Adont assemblat sains Johans le peuple cristien qui par luy astoient convertis, par-dedens l'engliese que ilh avoit en cel citeit fondeit, et chantat messe par-devant eaux. Et apres la messe ilh leur commandat à faire une fosse en terre de costé l'ateit. Et quant elle fut faite sains Johans entrat ens, et soy mist en genols, si jondit ses mains vers le chiel et fist son orison à Dieu. Adont vint là une si grant clarteit que nuls ne pot vers la fosse regardeir par le espause de une heure. Apres finat chest clarteit, et, quant elle fut finée, le peuple qui amoit fortement sains Johans vient à corant à la fosse por savoir que ilh ly falloit ; mains, quant ilh vinrent là, si trovarent la fosse plaine de manne, ne oncques puis nuls d'eaux ne veis sains Johans, ne se ne pot oncques en la fosse aultre chouse troveir. En teile manere trespassas sains Johans, ly vraie disciple Jhesu-Crist, qui avoit les dignes previleges de [p. 503] l'amour Jhesu-Cris.

[p. 502] [L’an 102 - Mort de saint Jean l'évangéliste] En l'an 102, Dieu fit savoir par le Saint-Esprit à saint Jean l'évangéliste qu'il passerait de ce siècle, et il lui en précisa le jour. Alors saint Jean rassembla, dans l'église qu'il avait fondée dans la ville, les gens qu'il avait convertis au christianisme et il chanta la messe devant eux. Après la messe, Jean leur ordonna de creuser une fosse dans la terre à côté de l'autel. Quand elle fut achevée, il y entra, s'agenouilla, joignit les mains levées vers le ciel et pria Dieu. Alors survint une telle clarté que personne ne put regarder vers la fosse pendant une heure. Puis la clarté disparut et, quand ce fut fini, le peuple qui aimait beaucoup saint Jean accourut vers la fosse pour savoir s'il avait besoin de quelque chose ; mais quand ils furent sur place, ils trouvèrent la fosse pleine de manne, et aucun d'eux ensuite ne vit plus jamais saint Jean et ne put trouver autre chose dans la fosse. Ainsi trépassa saint Jean, le vrai disciple de Jésus-Christ, qui bénéficiait des dignes privilèges de [p. 503] l'amour de Jésus-Christ.

[L’an quant sains Johan trespassat] Et trespassat en l'an de son eaige IIIIxx et XIX parfais et imparfais cent ; et fuit ly derain de tous les XII apostles qui soy partit de chi siecle morteile. Encors ajourd'huy qui yroit en l'engliese de Ephese troveroit-ilh de costé l'auteit la fosse plaine de manne, par quoy pluseurs gens vuelent dire que ilh est monteis en chiel en corps et en armes. Et les alcuns dient que ilh giest en la fosse tou vief, portant que ly manne soy remuet et crolle toudis si fort que ons le voit. Et de ches II chouses feroit bien Dieu se ilh ly plaisoit à faire ; car ilh en ovrat à son commandement, et chu fut droit.

[L’année de la mort de saint Jean] Il trépassa à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans complets et de cent ans incomplets. Il fut le dernier des douze apôtres à quitter ce siècle mortel. Aujourd'hui encore, celui qui irait dans l'église d'Éphèse trouverait à côté de l'autel la fosse pleine de nourriture. Beaucoup de gens comprennent par là qu'il est monté au ciel corps et âme, mais certains disent qu'il gît dans la fosse tout vivant, parce que la nourriture remue et retombe si fort qu'on le remarque. Dieu pourrait faire les deux choses, si cela lui plaisait ; car [Jean] agit selon ses commandements, et il fit bien.

 

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