Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 347b-355a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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digressions chronologiques et théologiques : octavien auguste - naissance de pilate et de judas [Myreur, p. 347b-355a]

Autour des années 1-4 de l'incarnation

 

Introduction [sommaire et texte]

Les premières notices de ce fichier livrent une série de considérations chronologiques, témoignant une fois de plus de l'intérêt de notre chroniqueur pour cette question.

La naissance du Christ et sa mort sont des événements fondamentaux pour le monde chrétien et il était nécessaire de tenter d'en établir les dates avec précision. Parfois, pour souligner l'importance d'un événement, Jean accumule  les concordances (par exemple p. 20, p. 58, p. 188-189). Ici il s'appuie sur la discussion approfondie des propositions de ses prédécesseurs. Tout en faisant état d'au moins soixante-dix docteurs à s'être exprimés sur le sujet, il ne cite que neuf noms et deux d'entre eux seulement (Bède et Paul Diacre) bénéficient d'une citation textuelle, dont nous n'avons pas tenté de retrouver la référence exacte. Roger de Salerne et Méthode d’Auvergne n'apparaissent qu'ici et dans le prologue (p. 3) où Jean énumère ses sources. Il sont présents, là aussi, à côté d'Isidore de Séville, mais si ce dernier auteur est bien connu, on ne voit pas à quels écrits des deux autres personnages notre auteur fait allusion.

On doit toujours se méfier des garants avancés par Jean pour justifier ses positions, surtout quand ils font partie d'une liste (cfr les introductions à la p. 2, et aux p. 58ss). Une surprise de taille pour l'antiquiste est de voir apparaître dans la liste, et à deux reprises d'ailleurs, le nom de Tite-Live qui n'a jamais parlé de la naissance du Christ, pas plus que Pline d'ailleurs. Isidore, lui, signale la naissance du Christ, dans son Chronicon (Etymologiae, V, XXXIX, 26), ouvrant le sixième âge par une mention très courte qui date l'événement de la 56e année d'Octavien, soit l'an 5210 de la création (Octavianus ann. LVI. Christus nascitur. [VMCCX]). Quant à la Chronique d'Eusèbe-Jérôme (cfr p. 253 de l'édition en ligne de R. Pearse), elle mentionne bien la naissance de Jésus, mais avec beaucoup de précisions chronologiques (194e Olympiade, an 2015 de l'ère d'Abraham, 43e année d'Auguste et 33e année d'Hérode), qui ‒ sauf les années d'Auguste ‒ n'apparaissent pas chez Jean. Par contre, Jean est très proche d'Orose, et c'est probablement à ce dernier qu'il (lui ou sa source) a emprunté la formule attribuée ici à Tite-Live. Orose dit en effet textuellement (Histoires, VII, 2, 14) que c'est « quasiment à la fin de la quarante-deuxième année de l'empire d'Auguste César, premier de tous les empereurs de Rome, [...] que naquit le Christ ». On constate une fois de plus la légèreté avec laquelle le chroniqueur liégeois utilise ses garants. Nous n'en dirons pas plus sur ce point.

Jean se demande ensuite combien d'années séparent la naissance de Jésus de la fondation de Rome. C'est, il faut bien le dire, une autre « bouteille à encre » que la date de la fondation de Rome. Le chroniqueur liégeois enfile une série de propositions faites par d'autres (725, 734, 752 ans) avant de donner la sienne : 715 ans complets et 716 ans incomplets. Il revient ensuite sur la notion d'année complète et d'année incomplète, ainsi d'ailleurs que sur l'importance de la date du 25 mars, deux points déjà développés plus haut (p. 336-337). Rappelons qu'à cet endroit, il datait l'incarnation de l’an 5199 (« parfait ») et 5200 (« imparfait ») de la création du monde. Il nous apprend ici que cette date est également celle retenue par Bède et Paul Diacre. Mais il en mentionne d'autres : 5228 pour Méthode d’Auvergne, 4854 pour les Juifs, 6000 pour d'autres auteurs. Nous avouons ne pas toujours très bien le suivre. Par exemple, dans la même notice (p. 349, sur la fondation de Rome), on le voit signaler que Paul Diacre et Orose placent 725 ans entre le début de Rome et la naissance de Jésus, qu'ils ont raison en années complètes mais que cela correspond à 716 années incomplètes. Établir ainsi une équivalence entre 725 années complètes et 718 années incomplètes est incompréhensible. Mais nous trouvons-nous devant une erreur de raisonnement ou devant une problème de transmission du texte ? Mieux vaut, à la limite, ne pas trop nous attarder sur les argumentations du chroniqueur et retenir simplement deux choses : il accepte comme date de l'incarnation l'an 5199/5200 de la création ; il place entre la naissance du Christ et la fondation de Rome un intervalle de 715/716 ans.

La théorie médiévale des deux glaives est bien connue. La formulation du Myreur pourrait avoir été inspirée par le texte du Chronicon de Martin d'Opava (p. 406-407, éd. Weiland). Elle ne nécessite pas de commentaire particulier. Elle fait intervenir la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII sur l'unité de l'Église donnée le 18 novembre 1302. Certaines informations sur la famille d'Auguste mélangent l'histoire et la fiction. Ainsi Auguste-César et Octavien sont une seule et même personne. Qu'il ait eu pour mère une Hélène, soeur de Jules César et épouse d'un sénateur romain Galant, comme Jean le raconte ailleurs (p. 247, p. 350), relève de la fiction épique médiévale ; quant à Auguste descendant lointain d’Énée, c'est une fiction remontant à l'antiquité et appartenant à la tradition mythique de Rome.

La vision d'Octavien a fait l'objet d'une étude dans un article des Folia Electronica Classica (t. 29, 2015) intitulé Les « Marqueurs » de la Nativité du Christ dans la littérature médiévale. Un de ses chapitres est consacré à La vision d'Octavien.

Ici Jean commence un récit qu'il développe avec un grand luxe de détails, récit que l'on peut considérer comme une histoire parallèle de Pilate et de Judas. Un lecteur occidental qui ne connaîtrait de ceux-ci que l'image traditionnelle transmise aujourd'hui par le catholicisme peut être surpris par l'intérêt porté au Moyen Âge à ces deux personnages et par leur place dans la littérature apocryphe. Pour ne prendre qu'un exemple, dans le tome II des Écrits apocryphes chrétiens (EAC) de P. Geoltrain et J.-D. Kaestli (Paris, 2005, Gallimard, Pléiade), la traduction des textes relatifs à Pilate compte 172 pages (p. 241-413) et il ne s'agit que d'une partie appellée parfois le « Cycle de Pilate ». On verra à ce propos l'introduction de J.-D. Dubois aux p. 243-248 de ce volume. Quant au Judas non canonique, il est beaucoup question aujourd'hui de son Évangile découvert en 1978 dans une version en copte (IIIe siècle) et publié en 2006 (R. Kasser, etc., L'Évangile de Judas, Paris, 2006, 221 p.). Il est vrai que la vision du personnage peut surprendre, car il n'y apparaît pas comme un traître, mais comme le seul être à avoir compris le dessein profond de Jésus, qui lui aurait demandé personnellement de le livrer aux Juifs et aux Romains. Mais, outre cet Évangile de Judas, la littérature médiévale propose beaucoup d'autres textes consacrés à la légende de Judas Iscariote. ‒ Sur l'ensemble de la légende médiévale de Judas, avec toutes ses attestations (en latin ou dans les langues vernaculaires), rien de mieux n'existe, à notre connaissance, que l'importante étude de P.F. Baum, The Mediaeval Legend of Judas Iscariot, dans Publications of the Modern Language Association, t. 31, 3, 1916, p. 481-632. Ses recherches ont notamment montré que les manuscrits médiévaux proposent assez souvent ensemble les vies de Judas et de Pilate.

L'histoire de la conception et de la naissance de Judas racontée ici par Jean est tirée presque textuellement de la version présentée dans La légende dorée de Jacques de Voragine, au chapitre 41 (éd. A. Boureau, Paris, 2004, p. 222-225), pour la fête de Saint Mathias, le disciple qui a remplacé Judas. Elle représente le Type L dans le classement de P.F. Baum (p. 496-501), qui souligne le poids et la popularité exercés par cette version de la légende dans la suite de la tradition. Lorsque P.F. Baum passe en revue les versions françaises (p. 533-544), il affirme (p. 533) n'en connaître qu'une seule antérieure au XVe siècle, en l'espèce un petit poème de 676 vers, écrit en juin 1309 et, note-t-il, « rather pretentious ». C'est dire qu'il ne connaît pas Jean d'Outremeuse, pas plus que les spécialistes contemporains de la tradition des Mirabilia urbis Romae et de celle des Indulgentiae ne connaissent les traductions françaises de notre chroniqueur (cfr l'introduction aux p. 58-73).

En ce qui concerne le contenu de ce récit, on sera sensible aux motifs « folkloriques » qui le composent, comme celui de la femme enceinte apprenant en songe que l'enfant qu'elle porte causera un désastre (Hécube), ou celui de l'enfant abandonné dans une embarcation sur les flots, puis recueilli et élevé par une famille dirigeante (Romulus et Rémus, Moïse). On verra en apparaître d'autres plus caractéristiques encore, qui montrent que cette vie de Judas a été modelée (vers le XIIe siècle, selon A. Boureau, p. 1180) sur le modèle du mythe d'Oedipe.

En ce qui concerne la vie de Pilate, il n'existe, à notre connaissance, aucune étude comparable à celle de P.F. Baum sur Judas. En tout cas, le récit de la conception et de la naissance de Pilate chez Jean, se rapproche sans doute de celui donné par Voragine dans La légende dorée, au chapitre 51 traitant de La Passion du Seigneur, mais il n'en constitue toutefois pas une version fidèle. Plus détaillé, ce récit aurait plutôt été influencé (comme le note A. Boureau, p. 1200, n. 46, à la suite de l'éditeur G.P. Maggioni), par le de ortu Pilati, un texte présent dans le ms. B.N.F. lat. 4895a, ffos 118v-120v, qui contient aussi la vie de Judas (Baum, p. 487, Type Ro). Nous ne savons pas si ce de ortu Pilati a fait l'objet d'une édition moderne. En tout cas, un mss de Munich (codex ignot. 86), signalé comme datant du XIIe siècle, donne un De Pylato latin fort détaillé, qui a été retranscrit partiellement par Fr.J. Mone, Erzählungen zu den Sagen von Pilatus und Judas, dans Anzeiger für Kunde der teutschen Vorzeit, t. 7, 1838, col. 526-537. Ici aussi nous ignorons si ce de Pylato a fait l'objet depuis lors d'une édition complète en bonne et due forme.

Jean a morcelé la biographie des deux personnages. Celle de Judas se retrouve aux p. 353-354, (le présent fichier) et aux p. 387, 389, 392-393, 403-404, 406 et 408-409 (dans les fichiers suivants), et celle de Pilate à la p. 353 (le présent fichier), et aux p. 383, 387-388, 389, 393, 408, 409, 410-411, 412-413, 414, 428, 432-433, 436-438 (dans les fichiers suivants).

Entreprendre ici un commentaire détaillé n'est pas possible. Beaucoup de points peuvent porter à discussion, ne serait-ce qu'un simple détail, comme le lieu d'origine de Pilate. Selon Jean, Tyrus, son père, est ici (p. 352-353) roy de Magonchie en Espangne et un peu plus loin (p. 382-383), quand l'histoire semble reprendre à ses débuts, il est roi de Magunse, sans autre précision géographique. Or Magonchie, Magunche, Magunse, sont des graphies différentes pour Mayence, une ville d'Allemagne, et non d'Espagne. Jacques de Voragine (ch. 51) ne donne aucune précision géographique : « Il était un roi du nom de Tyrus ». Mais parmi les manuscrits de la Vie de Pilate en latin, certains (Berlin, Staatsbibliothek, Diez, C 4° 63) signalent simplement Erat Maguntie rex quidam nomine Tyrus, tandis que d'autres (Reims, CGM 1275) renvoient très explicitement à l'Allemagne : regem Tyrum nomine, Magunciensem natione, oppido videlicet appellatione peregrina Berleich nuncupato, in partibus Babenbergensium, etc. D'où proviendrait alors l'indication « en Espagne » de Jean (p. 352) ?

 

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Sommaire

Précisions chronologiques : Date de la naissance de Jésus - Divergences selon les auteurs - Rapport avec la date de la fondation de Rome

Le système du double pouvoir : Pouvoir spirituel ou pontifical (Jésus premier pontife) - Pouvoir temporel ou impérial

Octavien-Auguste : Conquêtes et portrait - La vision d'Octavien et la religion nouvelle

Histoire parallèle de Judas et Pilate (I) : Les origines de Pilate - Les origines de Judas (2 et 3)

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Précisions chronologiques : Date de la naissance de Jésus - Divergences selon les auteurs - Rapport avec la date de la fondation de Rome

[p. 347] [De la nativiteit Jhesu-Crist] Or puisque je vos ay la veriteit compteit del incarnation et de la nativiteit Nostre-Saingnour Jhesu-Crist, si est raison que je die chu que alcons alligent en chi fait, qui revient tout à unc. Ilh est veriteit qu'ilhs ont mult de croniques qui ont esteis fais par pluseurs grans clercs et docteurs, et par especial : Ysidorus, Tytus Livus, Eusebius, Orosius, Beda le venerable priestre, Paulus le dyaque cardynale, Johans Crisostomus, Rogerius de Salerne, Methedius de Avergne, qui ont grant differenche ens es dautes. [p. 348] Si vous dirons promier comment dist Tytus Livus que Dieu fut neis l'an XLII del coronation l'emperere Octoviain, que ons appelle Augustus Cesaire. Ilh dient veriteit l'an XLII parfais et l'an XLIII imparfais, car Dieu fut neis le XXVe jour de decembre, et adont Octoviain avoit esteit XLII ans emperere le XXe jour de mois de octembre, si qu'ilh coroit el XLIIIe année chu qu'ilh at de XXe jour de octembre jusques à XXVe jour de decembre.

[p. 347] [Nativité de Jésus-Christ ] Maintenant que je vous ai exposé la vérité sur l’incarnation et la nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il convient que je vous dise ce que certains affirment à propos de ce fait, qui est unique. Les chroniques, il est vrai, sont nombreuses, écrites par plusieurs grands clercs et docteurs, et spécialement : Isidore, Tite-Live, Eusèbe, Orose, le prêtre Bède le Vénérable, le diacre cardinal Paul, Jean Chrysostome, Roger de Salerne, Méthode d’Auvergne ; elles présentent de grandes différences en ce qui concerne les dates. [p. 348] Nous vous dirons d'abord que, d'après Tite-Live, Dieu naquit l’an 42 du couronnement de l’empereur Octavien, appelé Auguste-César. Il a raison : (il s'agit de) l’an 42 parfait et de l’an 43 imparfait ; en effet Dieu est né le 25 décembre, et cette année-là, le 20 octobre, Octavien était empereur depuis quarante-deux ans et, du 20 octobre jusqu’au 25 décembre, il entamait sa quarante-troisième année.

[Jhesu-Crist visquat XXXIII ans et III mois] Et fut neis par nuit entre le dymengne à meynuit devant le lundi, si que ilh fut incarneis le venredi et neis le dymenche, et circonchis le lundi, et morut le XXVe jour de marche, qui astoit I venredi, par teile jour qu'ilh fut incarneis. Enssi demorat-ilh awec nos sour terre XXXIII ans et III mois solonc l'ewangeile qui dist : Jhesus erat incipiens quasi annorum XXXum, etc., ch'est-à-dire que Jhesus commenchat à faire ses apparans myracles de XXX ans, enssi com vos oreis chi-apres. Enssi visquat Jhesus XXXIII ans et III mois, mains les alcuns comptent ches trois mois por demy-an qui n'y puet eistre, car XXVe jour de decembre devant son crucifiement astoient acomplis XXXIII ans qu'ilh avoit esteit neis ; et puis oit de jour de sa nativiteit jusques à sa passion jenvier, fevrier et marche awec VII jour de decembre, qui cressoient oultre les XXV jours, et ilh faloient à marche ; chu sont trois mois tout à point, et enssi ilh auroit le terme que je ay desus deviseit que je true estre veriteit.

[Jésus vécut trente-trois ans et trois mois] Jésus naquit durant la nuit entre le dimanche et le lundi à minuit, il fut conçu un vendredi, naquit un dimanche, et fut circoncis un lundi ; il mourut le 25 mars, qui était un vendredi, le même jour que celui de sa conception. Ainsi il resta avec nous sur terre trente-trois ans et trois mois, selon l’évangile qui dit : Jhesus erat incipiens quasi annorum XXXum, etc., c’est-à-dire : Jésus commença à effectuer ses miracles publics dès ses trente ans, comme vous l’apprendrez ci-après. Ainsi Jésus vécut trente-trois ans et trois mois, mais certains prennent ces trois mois pour une demi-année, ce qui n'est pas exact, car le 25 décembre avant sa crucifixion, trente-trois ans étaient accomplis depuis sa naissance ; et puis, du jour de sa naissance jusqu’à sa passion, il y eut janvier, février, mars, avec les sept jours de décembre, qui manquaient à mars ; ce sont trois mois exactement. Ainsi on aurait le terme dont j’ai parlé ci-dessus et que je trouve être la vérité.

Et chu est solonc l'ewangeile et solonc Ysidorus, qui fut I gran docteur, qui dist qu'ilh astoient passeis del origination de monde, quant Dieu fut neis, Vm et IIc, une an moins, enssi com j'ay dit par-deseurs. Et Orosius et sains Eusebe le dient tout en teile maniere, qui ont les anchiens histoires mis en escripte. Et Tytus Livus le dist oussi. Et Beda dist : Unum tolle datis a mille quinque ducentis nascenti Deo tot Beda dat prothoplasto. C'este-à-dire : Tols unc del daute de Vm et IIc, tant donne Beda de promier fait homme jusques à la nascenche de Dieu. Item Paulius dist enssi : Anni novem nonaginta centum quinque milia, tempus erit quando venit qui creavit omnia. C'est-à-dire chu la meismes que Beda dist, car ilh dist : Vm cent nonante et nuef sierat li temps qui venrat chis qui tout at creieit.

Et cela est basé sur l’Évangile et sur Isidore, un grand docteur, qui dit que cinq mille deux cents ans moins un se sont passés depuis l’origine du monde jusqu’à la naissance de Dieu, ainsi que je l’ai dit plus haut. Orose et saint Eusèbe, qui ont consigné dans des écrits les histoires du passé, disent la même chose. Et c'est aussi ce que dit Tite-Live. Et Bède dit : Vnum tolle datis a mille quinque ducentis nascenti Deo tot Beda dat prothoplasto. C’est-à-dire : Enlève un de cinq mille deux cents. Ainsi compte Bède depuis le premier homme jusqu’à la naissance de Dieu. Et Paul Diacre dit aussi : Anni nouem nonaginta centum quinque milia, tempus erit quando uenit qui creauit omnia. Bède dit la même chose : cinq mille cent quatre-vingt-dix-neuf ans auront passé quand viendra celui qui a tout créé.

[Des dautes del nascenche Jhesu-Crist] Item ilh sont bien LXX docteurs de celle opinion, et li englise le tient enssi com dit est ; [p. 349] mains ilh y at unc Rogiers de Salerne, qui le dist tout en teile manere com Beda, qui fut uns de souffisans philosophe de monde. Item Plinius, le gran philosophe, le tient enssi com Beda. Item Methodius de Alvergne dist qu'ilh y oit Vm IIc et XXVIII ans, et les Hebreiens dient IIIIm VIIIc et LIIII ans, et les aultres dient VIm ans.

[Dates de la naissance de Jésus-Christ] Item, au moins soixante-dix docteurs sont de cet avis, ce que l’Église considère correct. [p. 349] Roger de Salerne, un des sages compétents du monde, est du même avis que Bède. Pline, le grand philosophe, est aussi d'accord avec Bède. Méthode d’Auvergne parle de cinq mille deux cent vingt-huit ans. Les Juifs parlent de quatre mille huit cent cinquante-quatre ans, et d’autres parlent de six mille ans.

[p. 349] [Quans ans Rom fut fait devant Jhesu-Crist] Item ilh astoient passeis VIIc et XXV ans que Romme avoit esteit commenchié anchois le nativiteit Jhesu-Crist ; enssi le dist Paulius en ses histoires de Romme ; et Orosius l'escript enssi à Augustius. Item ilh y at des aultres qui dient VIIc et XXXIIII ans, et des altres VIIc LII ans. Mains Paulius et Orosius escrient vray des annéez parfaites ; mains anneis imparfaites ilh en y at VIIc et XVI.

[p. 349] [Combien d'années avant Jésus-Christ Rome fut-elle fondée ?] Avant la naissance de Jésus-Christ, sept cent vingt-cinq ans avaient passé depuis le début de Rome ; Paul (Diacre) le dit dans son Histoire de Rome ; et Orose écrit dans ce sens à Auguste. D’autres parlent de sept cent trente-quatre, d’autres encore de sept cent cinquante-deux ans. Mais Paul et Orose ont raison en ans complets ; soit sept cent seize ans incomplets.

Le promier jour de junne fut Romme parfaite. Si oit en junne devant le nascenche Jhesu-Crist VIIc et XV ans, et oit awec chu qu'ilh at entre ledit promier jour de junne jusques al XXVe jour de decembre, car ch'astoit sour une année corrant, portant que la daute soy renoveloit à XXVe jour de marche ; et aux olimpiades astoit le centesime et XCIII l'année seconde ; et nos disons et l'avons calculeit que ilh astoit, quant Dieu fut neis, cent et XCII olimpiades la tirche année de la troiseme part.

Rome fut achevée le premier juin. Et, avant la naissance de Jésus-Christ, en juin sept cent quinze ans s'étaient passés, si l'on compte le temps écoulé entre le premier juin et le 25 décembre, car c’était une année en cours, si bien que la date changeait le 25 mars. C’était la deuxième année de la cent quatre-vingt-treizième olympiade ; et nous disons et avons calculé que Dieu vint au monde pendant la troisième partie de la troisième année de la cent quatre-vingt-douzième olympiade.

Chu avons chi declareit, portant que li aulcuns truvent alcuns escriptures qui soy contralient, qui sont sovent revenant à unc propoise de une intention, quant ons l'at bien calculeit.

Nous avons précisé ceci ici parce que certains trouvent des écrits qui se contredisent ; souvent ils en viennent à proposer une opinion, alors que cela a été bien calculé.

 

Note : pour cette série de notices, A. Borgnet fait état de diverses variantes textuelles qui pourraient intéresser certains lecteurs. Nous ne les avons pas intégrées.

 

Le système du double pouvoir : Pouvoir sprituel ou pontifical - Pouvoir temporel ou impérial

 

[p. 349] [De regimen temporeile et spirituele] Or retournant à nostre mateire, vos saveis que nous avons parleit desus de unc seul regiment de Romme, assavoir del temporaliteit ; et chi apres est à parleir de double regimen, assavoir temporeis et spiritueis : ly spiritueis regimen se ferat par les papes del auctoriteit pontifical, et ly temporeis par les empereres.

[p. 349] [Les gouvernements temporel et spirituel] Maintenant revenons à notre sujet. Comme vous le savez, nous avons parlé jusqu'ici d’un unique pouvoir à Rome, le pouvoir temporel. Désormais, on doit tenir compte d'un double pouvoir, le temporel et le spirituel : le spirituel sera exercé par les papes, par l’autorité pontificale ; le temporel le sera par les empereurs.

[Jhesu-Crist li promirs pontifex] Laqueile spirituel rengne ou regimen de monde commenche à Jhesu-Crist, qui fut ly promirs tenant la digniteit pontificauls de tous presens et tous futures biens. Et ly temporeis commenche à Octoviain, qui est ly promier emperere, commenchant son rengne à la venue Jhesu-Crist ; si mettons son introïte adont, et lassons chu qu'ilh avoit par-devant regneit.

[Jésus-Christ : premier pontife] Le règne ou le gouvernement spirituel du monde commence avec Jésus-Christ, le premier à détenir la dignité pontificale sur tous les biens présents et à venir. Le pouvoir temporel commence avec Octavien, le premier empereur au pouvoir à la naissance de Jésus-Christ. Nous plaçons à ce moment-là le début de son règne, en laissant tomber ce qu’il avait fait auparavant.

Sour l'an deI origination de monde Vm IIc imparfait, fut neis Jhesu-Crist, [p. 350] ly fis de Dieu, ly promiers et soverains pontifex, qui tient le siege XXXIII ans et III mois.

Ainsi, en l'an 5200 (an incomplet), de l’origine du monde, naquit Jésus-Christ, [p. 350] le fils de Dieu, premier pontife souverain, qui occupa le siège trente-trois ans et trois mois.

[La generation Octoviain] A celle temps astoit Augustus Cesaire, qui astoit del generation de Romme de Gallant, le senatour, fis Octoviain, et sa mere fut Helaine, le soreur Julius Cesaire, del génération Eneas, le duc de Troie, desquendus, emperere, qui regnat apres chu que Dieu fut neis XIII ans, et s'en avoit regneit XLIII ; chu sont ensemble LVI ans.

[La famille d'Octavien] En ce temps, Auguste César, de la famille romaine du sénateur Gallant, était le fils d'Octavien. Sa mère Hélène était la sœur de Jules César. Descendant d’Énée, duc de Troie, il était empereur et resta encore au pouvoir treize ans après la Nativité ; il avait déjà régné quarante-trois ans, ce qui fait un règne de cinquante-six ans.

[Octoviain astoit sire de tot le monde] Chis Octoviain astoit à chi temps sire de tout le monde, de orient en occident, de medis en septentrion, et par tout le cercle occeaine ; et toutes les nations des gens le tenoient à saingnour, tout en pais sens contradiction nuls.

[Octavien est le souverain du monde entier] À l'époque, il était le souverain du monde entier, de l’Orient à l’Occident, du Midi au Septentrion, et sur tout le cercle de l’Océan. Pour toutes les nations il était leur seigneur, la paix régnait partout, sans contestation aucune.

[Des II lumynars de monde] Et quant Jhesus fut neis, si oit à monde dois bons governeurs : chu sont dois fortes glaives spirituels et temporels, qui suffient à regiment del Engliese : chu sont les dois lumynars que Dieu at mis en firmament, lesqueiles sont del auctoriteit pontificaule et del poioir imperiale. Et enssi com ly soleal est ly gran lumynaire qui à chiel emperial prent sa clarteit, et la lune le petit lumynaire qui prent sa clarteit à soleal ; enssi est-ilh de pontifical qui represente le soleal et prent al diviniteit sa clarteit, et ly emperere qui represente la lune et prent à soleal sa clarteit ; c'este à entendre que ly emperere prent sa clarteit et son bien à pape, ch'est à Sainte-Engliese. Et enssi at dois fortes espées en terre venues à chi noveal regyment.

[Les deux flambeaux du monde] À la naissance de Jésus, le monde eut deux bons dirigeants : ce sont deux glaives puissants, le spirituel et le temporel, qui suffisent à régir l’Église. Les deux flambeaux que Dieu a mis au firmament représentent l’autorité pontificale et le pouvoir impérial. Et comme le soleil est le grand luminaire recevant sa clarté de l’empyrée, et la lune le petit luminaire qui la reçoit du soleil, ainsi le pouvoir pontifical représente le soleil et reçoit sa clarté de la divinité, et celui de l’empereur représente la lune et la reçoit du soleil. Cela signifie que l’empereur tient sa clarté et son bien du pape, qui appartient à la sainte Église. Et ainsi deux fortes épées sont apparues sur terre avec ce nouveau régime.

 

Octavien-Auguste : Conquêtes et portrait - La vision d'Octavien et la religion nouvelle

 

[p. 350] [De Octoviain qui conquist mult de paiis] Augustus Cesaire conquist plus de terre et de paiis que nuls altre devant luy, et ly donnat Dieu l'auctoriteit que ilh se pot appelleir sire de tout de monde, car ilh conquist al empire de Romme les royalmes de Egypte, de Calabre, Dalmatie, Pannonie, Acquitaine, Yliricum, Gresse, Wandalicos et tous les pors de mere et leurs citeis. Ilh desconfit les Daucos qui pluseurs fois avoient les Romans desconfis et ochis, et si en prist teile venganche qu'ilh en ochist Cm et si en prist XLm, se les amynat oultre le Riens en Galle. Augustus conquestat tout Persie, que nuls devant luy ne pot onques conquiere, et Armenie et Parthis ; et conquestat Sythie et Judée, qui devant ne cognissoient les Romans ; et conquist Barbarie et Palestine, [p. 351] et tout chu que les aultres n'avoient point conquis à leurs temps.

[p. 350] [Octavien conquiert de nombreux pays] Auguste César conquit plus de terres et de pays que tout autre avant lui et Dieu lui donna l’autorité lui permettant de porter le titre de seigneur de l’univers entier. En effet, il conquit pour Rome les royaumes d’Égypte, de Calabre, de Dalmatie, de Pannonie, d’Aquitaine, d’Illyrie, de Grèce, de Vindélicie, et tous les ports de mer et leurs cités. Il défit les Daces qui plusieurs fois avaient battu et tué des Romains, et il prit sur eux une telle revanche qu’il en tua cent mille et en captura quarante mille, qu’il amena outre-Rhin, en Gaule. Auguste conquit toute la Perse, que nul avant lui ne put jamais conquérir, ainsi que l’Arménie et les Parthes ; il conquit la Scythie et la Judée, qui auparavant ne connaissaient pas les Romains ; il conquit les Berbères et la Palestine, [p. 351] et tout ce que les autres n’avaient pas conquis en leur temps.

[Ly plus beais hons de monde, Augustus] Chis emperere fut li plus beais hons de monde de corps et de tous ses membres, et tenoit X piés de hault, et astoit gros et reons, et si bien fais qu'ilh n'y falloit riens ; et tout sa plus grant bealteit li gisoit en ses yeux, car quant alcuns le regardoit ès ses yeux, ilh ly sembloit que chu fussent raez de soleal qui issoient de ses yeux.

[Auguste, le plus bel homme du monde] Cet empereur fut le plus bel homme du monde, tant par son allure que son physique. Il avait dix pieds de haut, était fort et bien en chair, et si bien constitué que rien ne lui faisait défaut. Sa plus grande beauté était dans ses yeux, car quand quelqu’un le regardait dans les yeux, il croyait en voir sortir des rayons de soleil.

[De Octoviain et du chevalier qui parloit à ly] Si avint une fois que I chevalier parloit à ly ; si regardoit la bealteit de ses yeux, si tournat sa faiche d'altre costeit, et quant ons ly demandat porquoy ilh faisoit chu, si respondit portant que la lumiere de ses yeux ne poioit regardeir nient plus com le soleal.

[Octavien et le chevalier qui lui parla] Un jour un chevalier s’adressa à lui : tandis qu’il regardait la beauté de ses yeux, il détourna son visage d’un autre côté, et quand on lui demanda pourquoi il faisait ce geste, il répondit qu’il ne pouvait regarder l’éclat de ses yeux, pas plus qu'il ne pouvait regarder celui du soleil.

Et jasoiche qu'ilh astoit beais et bons, nientmoins ilh avoit grant default de visches, car ilh astoit I pou maul patiens et yreux, et couvertemeut envieux et dechivable ; ilh avoit convoities de domineir plus que nuls aultres. Toudis prendoit delectation en jeux de taubles ; ilh avoit abstinenche de boire et de mangnier et de dormir ; et astoit mult luxurieux, car entre XII concubines ou filhes avoit à constumme del dormir.

Si beau et bon qu’il fût, il n'était toutefois pas dépourvu de vices. Il était un peu impatient et colérique, et secrètement envieux et fourbe. Il avait plus que personne le désir de dominer. Il trouvait toujours grand plaisir à des jeux de trictrac et pouvait se passer de boire, de manger et de dormir. Il était fort débauché, car il avait l’habitude de dormir en compagnie de douze concubines ou filles.

[De sa femme Labia] Ilh avoit refuseit sa femme, qui avoit à nom Scriboin, de sa compangnie : et si tollit une aItre femme à son marit, qui avoit nom Labia, laqueile Lalia avoit de son marit II fils, dont ly I astoit nommeis Tyberius et li altre Druse.

[Sa femme Livie] Il avait répudié sa femme, qui s'appelait Scribonie, et avait enlevé à son mari une autre femme, qui se nommait Livie. Cette Livie avait deux fils d'un premier mari : l’un s'appelait Tibère et l’autre Drusus.

Et jasoiche qu'ilh fust mult luxurieux, toutvoies faisoit correxion à cheaux qui astoient troveis en fornication et en adulteir, si stroitement solonc la loy que ch'astoit mervelhe ; de parelhe fait envoiat-ilh Ovide, le poete, en exilhe si long que onques ne revienet à Romme.

Bien qu’il fût très débauché, il sévissait contre ceux qui étaient coupables de fornication et d’adultère, très strictement selon la loi et de façon étonnante ; c’est pour un fait de cet ordre qu’il envoya Ovide le poète en exil, un exil si long que jamais il ne revint à Rome.

[Paix par tout le monde] Teils fut Octoviain ; mains de corps et del main fut ly miedre chevalier de monde à son temps et qui plus conquestat, si com dit est, et se mist paix par tout le monde. Et mult de roys de tous paiis le venoient servir, por son bealteit à veir. Ilh ne voloit movoir nule garre encontre nulle personne, se ilh n'avoit juste cause ; de chu disoient ypluseurs qu'ilh astoit mult orguIheux.

[Paix partout dans le monde] Tel fut Octavien. Par la force et par les armes, il fut le meilleur chevalier de son époque et, comme on l'a dit, il fit le plus grand nombre de conquêtes, instaurant la paix à travers le monde entier. Beaucoup de rois de tous pays venaient le servir et contempler sa beauté. Il ne voulait faire la guerre à personne, sans cause juste. Un très grand nombre de gens le disaient fort hautain.

[p. 352] [Les Romans velent adoreir Octoviain] Chis Octoviain, devant chu que Dieu fust neeis, se voloit faire adoreir com Dieu de vie, et si en oit sa conscienche mult en muit, car ses gens l'enmovirent à chu qui tousjours ly disoient : « Nos toy volons adoreir, car tu es Dieu de vie ; et se tu ne l'estois, les grandes prosperiteis que tu as ne toy venroient mie enssi de jour en jour succedant. »

[p. 352] [Les Romains veulent adorer Octavien] Cet Octavien, avant la naissance de Dieu, voulait se faire adorer comme le Dieu vivant et il en eut la conscience très ébranlée, car ceux de son entourage l’y poussait, en ne cessant de lui répéter : « Nous voulons t’adorer, parce que tu es un Dieu vivant. Si tu n’étais pas un dieu, tu ne remporterais pas de tels succès, jour après jour ».

[De Sibille Tyburtine - Ce qu’elle dist à Octaviain] Mains ilh le refusoit toudis, tant que une fois ilh en demandat respli del respondre dedens III jours ; si mandat Sibilhe Tyburtine, la sage clergeresse, et ly dest chu que les senateurs ly requeroient del faire, à cuy elle Sibilhe demandat III jour de respit, et puis se responderoit al emperere. Apres les III jours revint Sibilhe al emperere, et dest en teile manere : Judicii signum tellus sudore madescit, / Et celo rex adveniet per secla futurus, etc.

[Ce que la Sibylle Tiburtine dit à Octavien] Mais il refusait toujours, jusqu’au jour où il demanda un délai de trois jours avant de leur répondre. Il convoqua la Sibylle Tiburtine, la sage prophétesse, et lui fit part de ce que les sénateurs lui demandaient de faire. Elle sollicita elle aussi un délai de trois jours avant de répondre. Au terme des trois jours, elle revint chez l’empereur et lui dit ainsi : Signe du jugement, la terre s'imbibe de sueur, / Et du ciel viendra le futur roi pour les siècles, etc.

[L’auteit de chiel] Tantost qu'elle oit chu dit, ly chiel s'aovrit si clerement que Octoviain le veit, et grant splendeur en lanchat sor ly, et veit en chiel une tres-belle vergue estante sour I alteit, unc fis tenant entre ses bras. De chu oit grant mervelhe Octoviain ; mains ilh oiit une vois qui li dest : Hec ara filii Dei est, ch'est-à-dire : « Chis alteis est ly fis de Dieu. »

[L’autel du ciel] Aussitôt qu’elle eut dit cela, le ciel s’ouvrit si largement et lança sur lui tant de clarté qu'Octavien eut une vision. Il vit dans le ciel une très belle vierge debout sur un autel, tenant un enfant dans ses bras. Octavien en fut tout émerveillé, et entendit une voix disant : Hec ara filii Dei est, ce qui signifie : « Cet autel est celui du fils de Dieu ».

[Octaviain croit en Dieu] Tantoist que Octoviain l'entent, ilh ne se pot sourtenir, ains chaiit à terre en adorant Dieu. Quant ilh dest celle vision aux senateurs, s'en ont oyut mult grant mervelhe ; si lassarent alleir la requeste que ilhs faisoient al emperere de luy adoreir, et demorat la chouse enssi.

[Octavien croit en Dieu] Dès qu’il entend ces paroles, incapable de rester debout, Octavien tombe à terre en adorant Dieu. Quand il parla de cette vision aux sénateurs, ils en furent très étonnés. Ils renoncèrent à leur requête de pouvoir adorer l’empereur, et la chose en resta là.

Celle vision fut elle propre chambre l'emperere Octoviain en capitoil, où maintenant est li engliese Sainte-Marie, al alteit de Dieu de chiel. Apres ceste vision, ne passat gaire que Octoviain alat en Orient, et le conquist, sicom dit est par-desus, quant ilh soy fist appelIeir al revenir Augustus. Deispuis celle heure qu'ilh oit la vision veyut, creit Octovian en Dieu, mains ilh ne l'oisoit dire ; sovent li sovenoit de Virgile et de sa doctrine.

Cette vision eut lieu au Capitole dans la chambre d'Octavien, où se trouve l’église Sainte-Marie, à l’autel du Dieu du ciel. Peu de temps après cette vision, Octavien partit en Orient et en fit la conquête, comme on l’a dit un peu plus haut. À son retour il se fit appeler Auguste. Des le moment où il eut cette vision, Octavien crut en Dieu, mais il n’osait pas le dire ; souvent il songeait à Virgile et à sa doctrine.

  

Histoire parallèle de Pilate et de Judas (1ère partie) : Les origines de Pilate - Les origines de Judas (2 et 3)

 

[L’an II - De Tyrus, roi d’Espagne] Item, le seconde année del incarnation Nostre-Saingneur Jhesu-Crist, en mois de may, avient que ly roy de Magonchie [p. 353] en Espangne astoit alleis cachier en une forest ; si s'enbatit si avant qu'ilh enlongat mult sa citeit. Si commenchat à regardeir en l'aire, car ilh astoit mult bons astronomiens ; se veit ly roy, qui astoit nommeis Tyrus, que s'ilh gisoit awec une femme celle nuit, ilh engenroit unc enfant qui venroit en grant prosperiteit, et averoit grant signorie en pluseurs provinches et ysles de mere.

[L'an II - Tyrus, roi d’Espagne] La seconde année de l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, au mois de mai, il advint que le roi de Magonche [p. 353] en Espagne était allé chasser dans une forêt. Il s’y enfonça si profondément qu’il s’éloigna beaucoup de sa ville. Il se mit à regarder en l’air, car il était excellent astronome. Ce roi, nommé Tyrus, apprit que s’il couchait avec une femme cette nuit-là, il engendrerait un enfant qui était destiné à connaître une grande prospérité et à posséder un grand pouvoir, en plusieurs provinces et plusieurs îles.

[Comment Pilate fut engenreit] Mains portant qu'ilh astoit trop eslongiet de la citeit de Magunche, se ne poroit gesir awec sa femme ; se corit tant parmy le forest, qu'ilh trovat la filhe de I moisnier qui astoit nomée Pyla, awec laqueile ilh soy cuchat ladit nuit ; si engenrat I fis qui fuit puis en grant prosperiteit.

[Comment Pilate est engendré] Mais comme il était trop loin de Magonchie et ne pouvait donc pas coucher avec sa femme, il parcourut la forêt jusqu’au moment où il rencontra la fille d’un meunier, nommée Pyla, avec laquelle il coucha cette nuit-là. Il engendra un fils qui connut ensuite une grande prospérité.

Lendemain al matin, quant ly roy soy partit, se dest al femme qu'elle gardaste bien le fruit qu'elle avoit conchuit, et quant ilh astoit neis se le nommast Tyrus, apres luy, et ly envoiaste tantoist. Puis s'en partit ly roy, et la femme revient à la maison son pere, et portat son temps.

Le lendemain matin, au moment de partir, le roi dit à cette femme de bien garder le fruit qu’elle avait conçu, de le nommer Tyrus, d’après son nom à lui, quand il naîtrait, et de le lui envoyer aussitôt. Puis il s’en alla et Pyla revint chez son père pour y achever sa grossesse.

Et quant li enfe fut neis, et ons le duit nommeir, si avoit la femme obliet le nom de roy, altrement qu'elle disoit que ilh ly sembloit que ilh astoit nommeis Tus, ou bien semblant. Se dest que portant que elle n'astoit pais de chu certaine, se li donnat le nom de son pere, le moisenier, qui astoit nommeis Poncius ; chu fut son propre nom ; et le sournommat apres lée Pila, et dest qu'ilh ly sembloit que ly roy astois nommeis Tus, se li mettit awec le sien nom : si oit nom Pilatus. Et chu fut chis qui depuis fut prevost de Judée, sicom vos oreis.

Quand l’enfant fut né et qu'il fallut lui donner un nom, la femme avait oublié celui du roi. Elle croyait, disait-elle, qu'il s'appelait Tus, ou un nom ressemblant. Mais n’en étant pas certaine, elle décida de lui donner celui de son père le meunier, qui s’appelait Pontius. Tel fut le nom de l’enfant. Elle le surnomma Pyla d’après son nom à elle, et croyant que le roi s'appelait Tus, elle l'ajouta au sien : l'enfant reçut ainsi le nom de Pilatus. C'est ce personnage qui fut plus tard prévôt de Judée, comme vous l’apprendrez.

En cel an meismes, envoiat Pila son fis à son père, le roy de Magunche, et ilh en fist grant fieste, et le fist bien nourir awec unc sien frere, enfant de son eaige, cuy ly roy avoit engenreit en la royne sa femme ; mains pusedit avient grant mechief entre eaux dois.

En cette même année, Pyla envoya son fils à son père, le roi de Magonchie, qui lui fit grande fête, et le fit élever avec son frère, un enfant du même âge, que le roi avait eu de la reine son épouse. Par la suite une grande mésentente éclata entre ces deux garçons.

[p. 353] [L’an III - De Judas qui trahit Jhesu-Crist] Item, à cel temps, avoit en Judée I homme qui astoit issus de la droit lignie Judas, le fis Jacob ; si astoit nomeis Ruben, et sa femme Cyboria ; si astoient bonnes gens selonc leur loy.

[p. 353] [An 3 - Judas qui trahit Jésus-Christ] À cette époque vivait en Judée un homme issu en droite ligne de Judas, fils de Jacob ; il s’appelait Ruben et sa femme s'appelait Cyboria. C’étaient de braves gens, qui vivaient selon leur loi.

[La mere Judas veit en vision chu qu’il feroit] Si avient que le thier an del incarnation Jhesu-Crist, le VIIe jour de mois de junne, ly proidhomme jut awec sa femme, si engenrat I fis ; puis endormirent ; si vient à la femme à vision en songnant qu'ilh li fist pawour. Si despertat, et commenchat à souspireir et à gemir [p. 354], enssi com gran maul li dewist advenir.

[La mère de Judas voit en songe ce qu’il fera] La troisième année de l’Incarnation de Jésus-Christ, le 7 juin, le brave Ruben se mit au lit avec sa femme et engendra un fils ; puis ils s’endormirent. La femme eut un songe, une vision qui lui fit peur. Elle se réveilla et commença à soupirer et à gémir, [p. 354] comme si un grand malheur devait lui arriver.

Quant Ruben entendit comment sa femme soy maintenoit, se li dest : « Je moy mervelhe comment et por coy tu essi corochié. » Et celle ly respondit : « Quand tu jesis à nuit awec moy, je sçay bien que je conchus I fis qui, par songne, me faite entendant que ilh destruirat le peuple des Juys. » Respont Ruben : « Ch'est uns mauls esperit, et chu que tu le dis demontre grant felonie, car ilh n'est mie digne del racompteir ; je voy bien que tu es temptée de maule esperis. » Adont jurat Cyboria, s'ilh astoit neis, que elle l'ochiroit ou le feroit ochire par altruy, car elle l'avoit enssi songiet, et bien creioit qu'ilh avenroit trestout enssi.

Quand Ruben entendit comment sa femme se comportait, il lui dit : « Je m’étonne et me demande comment et pourquoi tu es si contrariée ». Et elle lui répondit : « Quand tu as couché cette nuit avec moi, je sais que j’ai conçu un fils qui détruira le peuple des Juifs, comme un songe me l’a fait entendre. » Ruben répondit : « C’est un mauvais esprit et ce que tu dis prouve une grande fourberie ; ce n’est pas digne d’être raconté ; je vois bien qu'un mauvais esprit te tente ». Alors Cyboria jura que s’il venait au monde, elle le tuerait ou le ferait tuer, car elle avait vu cela en songe et croyait bien que tout se passerait ainsi.

[Judas fut enfanteit] Enssi ratendit Ciboria le jour de son enfantement à poine et en tristeur, et tant qu'elle s'acuchat, le VIIe jour de marche tantost ensiwant, d'onc mult beal fis ; et astoit la lune novelle. Ruben s'avisat adont, et dest que chu sieroit trop grant doleur, se tant de maul avenoit par son fis, com sa femme avoit songiet ; et si avoit del ochire tres-grant piteit.

[Judas est mis au monde] Ainsi Cyboria attendit le jour de son accouchement dans la peine et la tristesse, et finalement, le 7 mars suivant, elle donna naissance à un fils très beau. C’était la nouvelle lune. Ruben prit alors une décision, se disant que ce serait trop douloureux, si, comme l'annonçait le songe de sa femme, un grand malheur arrivait à cause de son fils. Mais le tuer l'apitoyait fort.

[Judas fut mis sur un bateal] Atant le mist en unc batel, sens circonchier ne baptizier, mains ilh escript en une brieflet que ilh astoit nomeis Judas ; et enssi ilh le nommoit, car ilh astoit descendus de la lignie Judas, le fis Jacob ; puis mist en bateal grant planteit de beais draps d'oir et de soie, com se ilh fuist fis de roy, puis le laisat alleir par mere. Et les ondes le jettarent en une isle, qui est appellée Scarioth ; et à cheluy isle prist Judas son sornom, car quant ilh s'en partit, ilh cuidat eistre neis el isle deseurdit.

[Judas est mis sur un bateau] Alors il le mit dans une barque sans le circoncire ni le baptiser, mais il écrivit sur un billet qu’il s’appelait Judas. Il l'appela ainsi, car il était issu de la lignée de Judas, fils de Jacob. Puis il mit dans la barque une grande quantité de magnifiques draps d’or et de soie, comme s’il était un fils de roi. Il laissa alors la barque flotter sur la mer. Les vagues la jetèrent sur une île, appelée Iscariote. Judas reçut son surnom de cette île, car quand il la quitta il croyait bien être né dans l’île en question.

[Judas arriva en l’isle Scarioth] Enssi com Judas astoit ariveis en l'isle Scarioth, avient que la royne de la terre vient à rivaige awec ses pucelles ; et quant elle veit l'enfant qui flotoit sour l'aighe, se le prisent et dessent qu'ilh sembloit bien eistre issus de royal lignie, quant elles regardarent les draps et qu'ilh trovarent la lettre. Si veirent qu'ilh astoit nommeis Judas ; se dest la damme : « Se je avoie solas d'homme de si noble lignie, je awisse enfant, sique ma terre ne fuisse mie perdue apres moy. » Celle royne ne pot oncques devant avoir enfant, sique cascuns disoit qu'elle astoit brehangne. Et portant elle prist l'enfant qui jovene astoit, et le fist nourrir ; et disoit partout sa terre que chu estoit son fis. Et ses gens en estoient mult lies, et ly roy meismes le cuidoit, car ilh avoit esteit longtemps fours de son paiis ; [p. 355] et la damme ly faisoit croire qu’ilh l’avoit lassiet enchainte. Ne demorat guere que la reyne conchuit, de son saingnour le roy de Scarioth, unc fis qui ne fut mie XIII mois plus jovene que Judas. Ches dois crurent ensemble et aleveis, mais puisedit furent ambedois perdus, enssi comme vos oreis chi-apres.

[Judas arrive dans l’île d’Iscariote] Alors que Judas était arrivé dans l’île d’Iscariote, la reine de ce pays vint vers le rivage avec ses demoiselles de compagnie. Quand elle vit l’enfant qui flottait sur l’eau, elles le prirent et, après avoir examiné les draps et trouvé la lettre, elles dirent que l’enfant semblait bien être de lignée royale. Elles virent qu’il s’appelait Judas. La dame dit : « Si j’avais le soutien d’un homme de si noble lignée, j’aurais un enfant et mon pays ne disparaîtrait pas après moi. » Cette reine n’avait jamais pu avoir d’enfant, et chacun disait qu’elle était stérile. C’est pourquoi elle prit l’enfant qui était tout jeune, et le fit élever. Elle disait dans tout le pays que c’était son fils. Son peuple était très heureux et le roi lui-même le croyait. Il avait été longtemps absent [p. 355] et la dame lui faisait croire qu’il l’avait laissée enceinte. Il ne se passa guère de temps avant que la reine ne conçoive du roi d’Iscariote, son seigneur, un fils moins de treize mois plus jeune que Judas. Les deux enfants grandirent et furent élevés ensemble, mais ensuite tous deux furent perdus, comme vous l’apprendrez ci-après

 

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