Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 401b-415a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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DE LA RéSURRECTION DE LAZARE à LA MISE AU TOMBEAU [Myreur, p. 401b-415a]

Ans 32-33

 

Introduction [sommaire] [texte]

Le présent fichier concerne une matière bien connue, suivant pour l'essentiel les textes évangéliques. Nous n'entreprendrons pas une comparaison détaillée du récit du Myreur avec ceux des Évangiles. Il y aurait pourtant, sur ce plan, bien des remarques à faire.

Il en est ainsi, par exemple, de Lazare, dont Jean fait un hardi chevalier mort dans une joute, ce qui n'a rien à voir avec le récit, très bref, de Luc (X, 38-42) et celui, beaucoup plus long, de Jean (XI, 1-44), mais ce détail précis pourrait provenir d'un développement apporté à la présentation de Jacques de Voragine lequel, dans La légende dorée (ch. 92, Sainte Marie Madeleine, p. 510, éd. A. Boureau), notait que « Lazare se consacrait [...] aux entreprises militaires ». Ainsi encore, dans les récits évangéliques de l'entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, les évangélistes, Jean (XII, 12-19), Marc (XI, 1-11) et Luc (XIX, 29-44), font simplement état d'un ânon ; Matthieu (XXI, 1-12) est le seul à mentionner un ânon et une ânesse. L'explication selon laquelle l'ânesse représenterait l’ancienne loi, et l’ânon la nouvelle ne fait pas partie du récit évangélique. Le récit de la Passion chez Jean contient aussi bien des éléments qu'on ne retrouve pas tels quels dans les récits évangéliques, comme le détail de ces quatre couronnes placées successivement sur la tête du supplicié : couronne d'aubépine, couronne de berbéris, couronne d'églantier et couronne de joncs. Généralement, il n'est question dans les Évangiles que d'une couronne d'épine. Autre détail encore : seul Matthieu (XXVII, 19) envisage une intervention de la femme de Pilate auprès de son mari, très discrète, puisqu'elle lui fait simplement envoyer un message ; chez Jean d'Outremeuse (p. 410), l'affaire prend beaucoup plus d'ampleur : le diable apparaît en songe à la femme dans son sommeil, l'effraye, la réveille, la fait pleurer et soupirer jusqu'au matin, quand elle fait alors part de sa vision à son mari, lui aussi fort ébranlé. Le chroniqueur liégeois est ici sous l'influence des apocryphes, notamment de l'Évangile de Nicodème (IV, 1 ; Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 268), où l'épouse est nommée Procla. Mais sur cette question Jean est relativement sobre, car d'autres traités apocryphes, comme Le Livre du Coq (VIII, 8-14 ; Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 187-189) accordent à Procla (ou Procula) un rôle beaucoup plus grand. Les évangiles apocryphes interviendront davantage plus loin dans Ly Myreur, surtout dans le long récit de la Descente aux Enfers, mais on en trouve déjà un avant-goût ici, où est relaté (p. 413) le désaccord entre Satan, le Diable, et Belzébuth, le prince des enfers. Bref, une comparaison détaillée entre ces passages du Myreur et les récits des évangiles (canoniques ou apocryphes) serait très intéressante.

Pour tout ce qui se rapporte à Marie-Madeleine, on trouvera plus de détails dans notre article des Folia Electronica Classica (t. 28, 2014) intitulé La Marie-Madeleine de Jean d'Outremeuse. Une figure évangélique vue par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle.

La description des bois de la Croix est à mettre en rapport avec l'histoire des Trois Tiges Merveilleuses (notamment p. 321-324) sorties de la bouche d'Adam. Les deux textes peuvent avoir été influencés, à des titres divers, par le ch. 64 (L'invention de la Sainte Croix) de La légende dorée de Jacques de Voragine (p. 363-365 ; éd. A. Boureau), dont l'introduction (p. 1227-1228) fournit de précieuses informations sur les sources antérieures, qu'il s'agisse du Libellus de crucis inventione lui-même ou des commentaires dont Jacques de Voragine s'inspire directement, à savoir ceux de Jean de Mailly et de Barthélemy de Trente. Il est également question du bois de la Croix dans la Vita Adae et Evae, 48, 3, et chez Pierre le Mangeur, Historia Scolastica, Ev., ch. LXXXI (de Probatica piscina) [Patrologia Latina, t. 198, 1855]. Le ch. 131 de Jacques de Voragine, sur l'Exaltation de la Sainte Croix (p. 752-759 ; éd. A. Boureau) n'offre aucune information utile sur la composition de l'Arbre de la Croix. On lira aujourd'hui : A.M.L. Prangsma-Hajenius, La Légende du Bois de la Croix dans la littérature française médiévale, Assen, 1995, 435 p. ‒ Une gravure moderne récente (12 octobre 2015) sur le sujet est visible sur l'Atelier en ligne de Hervey Noël, avec un commentaire discutable sur certains points : ainsi, le motif des quatre bois n'a rien à voir avec une quelconque obligation du droit romain ; il relève de la mythologie chrétienne des aromates (cfr J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990, p. 167-171, d'après A. Boureau, p. 1229). ‒ L'histoire de l'Invention de la sainte Croix par Hélène, la mère de Constantin, sera traitée par Jean en II, p. 58-61.

Une autre notice mérite également un mot d'explication. On sait par les Actes des Apôtres (XVII, 22-31) que l'apôtre Paul, en visite à Athènes, vit un autel dédié « Au Dieu inconnu » (Theos Agnostos, en grec) et qu'il en fit le thème d'un discours sur l'Aréopage. Jean utilise ici un passage de Pierre le Mangeur. Faisant dans son Historia Scolastica (In actus Apostolorum, ch. LXXXVII-XC) un lien avec la Lettre à Polycarpe de Denys l'Aréopagite, Pierre le Mangeur raconte que Denys « séjournant à Alexandrie remarqua l'éclipse de soleil qui arriva contre nature à la mort du Sauveur, et en conclut que quelque dieu inconnu souffrait. Ne pouvant alors en savoir davantage, il érigea, à son retour à Athènes, l'autel au Dieu inconnu, qui donna l'occasion à saint Paul de faire à l'Aréopage le discours que rapportent les Actes des Apôtres. » Denys l'Aéropagite en question ici n'est pas un saint, comme le suggère Jean.

Quant à Joseph d'Arimathie (ou Arimathée, les deux graphies existent) et à Nicodème, l'épisode de Joseph réclamant le corps de Jésus à Pilate pour le mettre dans un tombeau est présent dans les quatre évangiles canoniques (Matthieu, XXVII, 57 ; Marc, XV, 15, 43 ; Luc, XXIII, 51 ; Jean, XIX, 38), tandis que Nicodème n'intervient que chez Jean (III, 1-21 ; VII, 50-52 ; XIX, 38-42) : il est absent des synoptiques. Cela dit, aucun texte canonique ne fait état d'éventuels démêlés avec les autorités juives provoqués par leur intervention en faveur de Jésus. Ces développements ne se lisent que dans les apocryphes, en particulier dans l'Évangile de Nicodème ou Actes de Pilate, et dans la Déclaration de Joseph d'Arimathée ou Histoire de Joseph d'Arimathée, deux traités qui figurent en traduction française dans les Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, respectivement p. 249-297 et p. 329-354. À cet instant du récit, Joseph d'Arimathie est jeté en prison, épisode emprunté par Jean à l'Évangile de Nicodème (XII, 1-3, éd. Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 281-282). L'histoire de ces deux personnages reprend chez Jean (p. 422-423, et p. 425-427), qui n'a toutefois pas conservé tout ce qui se trouve dans les apocryphes à leur sujet. En bref, Joseph et Nicodème rentrent finalement en grâce auprès des responsables religieux juifs.

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Sommaire

* Les derniers jours de la vie publique de Jésus : Résurrection de Lazare à Béthanie et autres miracles - Entrée de Jésus à Jérusalem et pleurs sur la ville - Marie-Madeleine lave les pieds de Jésus - La trahison de Judas (32-33)

De la Dernière Cène à l'arrestation : La Dernière Cène - L'humble enfant à imiter, saint Martial de Limoges - Lavement des pieds et annonce du futur proche - Solitude et arrestation de Jésus au mont des Oliviers (33)

Début de la Passion de la part les Juifs : Couronnement d’épines - Reniement de Pierre - Chez Caïphe et les docteurs de la loi - Jésus maltraité et couronné de roseaux chez Pilate

Passion (suite) : Regret et mort de Judas, l'achat du calvaire - Pilate se décharge sur Hérode de l'affaire Jésus - Belzébuth et l'épouse de Pilate, Satan et les Juifs - Pilate, contre son gré, livre Jésus aux Juifs

Digression : les quatre bois de la croix

* Les derniers moments de la passion : Portement de la croix - Les femmes en pleurs - Inscription Rex Iudaeorum - Miracle de Longin

En prélude à la Descente aux enfers : désaccord entre Satan et Belzébuth

* Mort de Jésus et mise au tombeau : Jésus rend son âme à Dieu - L'autel au « Dieu Inconnu » - Joseph d'Arimathie et Nicodème ensevelissent Jésus et sont sauvés de la mort par le sabbat - Jésus, dans son tombeau, attend la Résurrection

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Les derniers jours de la vie publique de Jésus : Résurrection de Lazare à Béthanie et autres miracles (32) - Entrée de Jésus à Jérusalem et pleurs sur la ville - Marie-Madeleine lave les pieds de Jésus - La trahison de Judas (32-33)

[p. 401] [L’an XXXII - Jhesu-Crist fait ses apparans myracles] L'an del incarnation XXXII, commenchat Jhesu-Crist à faire ses apparans myracles, enssi com les sains ewangelistes racomptent en leurs ewangeiles.

[p. 401] [An 32 - Jésus accomplit des miracles publics] En l’an 32 de l’incarnation, Jésus-Christ commença à accomplir des miracles en public, comme le racontent les saints évangélistes dans leurs écrits.

[Jhesu-Crist resuscitat le laisdre (ms. B : Lazaron) - Mervelhe de laisdre] En cel an meismes vint Jhesus en Bethanie, et là trovat-ilh Martha et Marie-Magdalene qui ploroient leur frere le laisdre, qui astoit mors et gisoit en bière. Et astoit jà li quars jours que ilh avoit esteit ochis à une jouste, car chu astoit uns hardis chevalier ; mains ilhs l'avoient tant lassiet, portant que elles ratendoient Jhesu-Crist. Et quant Martha entendit que Jhesus venoit, ilh alat encontre luy et ly dest : « Sire, se tu fusse venus plus tempre, mon frere ton bon amis ne fust pas mors. » Adont li respondit Jhesus : « J'ay bien la poioir delle resusciter. » Et Martha dest : « Je say bien qu'ilh resusciterat à jour de jugement. » Et Jhesus respondit : « Je suy li vie et la resurrexion de cheaux qui croient en moy. » Adont vint Jhesus à la sepulture où li corps Lazaron gisoit mors, et là plorat Jhesu-Crist, et apres chu ilh le sengnat de sa diestre main.Et puis dest Jhesus à laisdre : « Relieve-toy, car je suy por ty mult travelhiés. » Adont salhit sus li laisdre et dest à Jhesu-Crist : « Beais sire, tu soies li bien venus, car je suy par toy d'ynfeir issus, où j'ay esteit en tourment par l'espause de IIII jours tant seulement ; mains ilh moy semble que je y ay esteit IIIIm ans. »

[Jésus ressuscite le lépreux/Lazare (ms. B) - Miracle du lépreux] Cette année-là, Jésus vint à Béthanie, où il trouva Marthe et Marie-Madeleine pleurant leur frère le lépreux (Lazare dans ms. B), qui était mort et gisait en bière. Il y avait déjà quatre jours qu'il avait été tué dans une joute, car c’était un hardi chevalier. Mais elles l’avaient laissé ainsi aussi longtemps parce qu’elles attendaient Jésus. Quand Marthe entendit dire que Jésus arrivait, elle alla à sa rencontre et dit : « Seigneur, si tu étais venu plus tôt, mon frère, ton bon ami, ne serait pas mort. » Jésus lui répondit : « J’ai bien le pouvoir de le ressusciter ». Et Marthe dit : « Je sais bien qu’il ressuscitera au jour du jugement ». Jésus répondit : « Je suis la vie et la résurrection de ceux qui croient en moi ». Alors Jésus se rendit au tombeau où le cadavre de Lazare était étendu. Là il pleura, et puis il le bénit de la main droite. Jésus dit au lépreux : « Relève-toi, car tu me fais grande peine ». Alors le lépreux se leva et il dit à Jésus-Christ : « Beau Seigneur, bienvenu sois-tu, car grâce à toi, me voici sorti de l’enfer, où j'ai subi des tourments durant quatre jours seulement, mais il me semble pourtant y être resté quatre mille ans » (p. 413 et p. 418).

Mult fist Jhesus de grans et mervelheux miracles, dont les ewangelistes et Sainte-Engliese font mention, qui sieroient mult long à racompteir, de temps qu'ilh alat par terre [p. 402] awec ses apostles ; desqueis je moy taray à chest fois, et vous diray comment ilh souffrit mors por nos.

Jésus accomplit de grands et merveilleux miracles, signalés par les évangélistes et par la Sainte Église, lorsqu’il parcourut le pays [p. 402] avec ses apôtres mais il serait trop long de les raconter. Je n’en parlerai pas cette fois-ci, et je vous dirai comment il souffrit la mort pour nous.

[p. 402] [La passion Jhesu-Crist] Sour l'an del incarnation Nostre-Sangnour XXXIII, la vigiel de la Pasque Florie, appellat Jhesus dois de ses disciples et leur dest : « Saingnours, aleis au casteal qui est devant vos, et moy amineis l'aisne et son faon que vos y trovereis à une estaiche loiés, car demain vorai-ge aleir en Jherusalem sour cel bieste, ne je n'y veulhe aultre cheval avoir ; car je ne suy mie desquendus de chiel chà jus por orguelhe ne por felonie ne por riceche, fours que por eistre en tristeche por mes amis qui en ynfeir sont en prison à delivreir. » Adont sont tourneis les dois disciples et vinrent à casteal, et ont troveit la beste et son foan et les ont amyneis. Et lendemain est Jhesus sus monteis, et est venus vers la citeit de Jherusalem, et tous ses disciples vinrent apres.

[p. 402] [La passion de Jésus] L’an 33 de l’Incarnation de Notre-Seigneur, la veille de la Pâque fleurie, Jésus appela deux de ses disciples et leur dit : « Mes amis, allez au castel qui est devant vous, et amenez-moi l’ânesse et son ânon que vous trouverez attachés à un poteau, car demain je voudrais aller à Jérusalem monté sur cette bête. Je ne veux pas d’autre monture : je ne suis pas descendu du ciel en ce monde par orgueil, ou félonie, ou désir de richesses, mais seulement parce que je suis triste pour mes amis qui sont en enfer et qu’il faut délivrer de leur prison ». Les deux disciples partirent alors vers le castel. Ils y trouvèrent la bête et son ânon, et les amenèrent. Le lendemain Jésus monta sur l’ânesse, et arriva dans la ville de Jérusalem, suivi de tous ses disciples.

Et deveis savoir que le venredi apres, assavoir le XXVe jour de marche que ilh fut incarneis, et si morut à chi jour adont que la daute del incarnation commenche, qui laisoit son année parfaite ; et recommenchoit une aultre inparfaite et corant tout l'année, sique la venredi apres la vigiel del Pasque Florie commenchat l'an XXXIII.

Il faut savoir que le vendredi suivant était le 25 mars, date de son incarnation. Jésus mourut donc le jour où commence la datation par l’incarnation. Ce jour-là se termine une année complète et une autre année, incomplète, occupant toute l'année commence. Ainsi l’an 33 commença le vendredi suivant la vigile de Pâque fleurie.

[Jhesus vint en Jherusalem] Celle bieste dont je vos ay parleit senefioit la vielhe loy, et ly faon senefioit la novelhe loy. Quant les Juys entendirent la venue de Jhesu-Crist, si en fisent mult grant joie, et ont les voies jonchiés et de pailes et de beais draps aourneis où Jhesus devoit passeir. Et issirent de la citeit encontre luy en chantant et faisant grant fiestes ; et les maistres des Juys ly portoient grant honeur. Adont entrat Jhesus en temple, et demonstrat à eaux les saintes escriptures ; mains ilh ne pot oncques tant faire qu'ilh en posist à luy convertir adont unc tou seul.

[Jésus entre à Jérusalem] La bête dont je vous ai parlé représentait l’ancienne loi, et l’ânon la nouvelle. Quand les Juifs apprirent la venue de Jésus-Christ, ils s’en firent une grande joie ; ils couvrirent de paille et de beaux draps décorés les routes par où Jésus devait passer. Ils sortirent de la cité à sa rencontre en chantant et en lui faisant fête. Les maîtres des Juifs lui témoignaient beaucoup d'honneur. Jésus entra alors dans le Temple et leur expliqua les saintes écritures ; toutefois  il ne réussit jamais à convertir à sa doctrine, même pas un seul d’entre eux.

[Jhesus plorat sor Jherusalem - Del doleur de Jherusalem] Et les gens menues et les dammes chantoient et demynoient si tres-grant joie que chu astoit grant mervelhe ; mains quant Jhesus veit la grant fieste que elles fasoient, ilh commenchat à ploreir. Adont soy mervelhat sains Pire et dest à Jhesu-Crist : « Beais sires, porquoy ploreis-vos ? vos veiais la grant fieste que ons vos faite. » Jhesus respondit mult douchement : « Je pleure por ches gens qui si grant joie font de chu qu'ilh auront chi-apres si grant tristeche de fain, que la mere mangnerat son enfant. » Sains-Pire dest : « Sire, or moy dis dont leur venrat teile fain. » Jhesus respondit : « Portant que cheaux qui là [p. 403] sont, moy trahiseront et moy crucifieront ; de quoy pechiet ilh en serat teile venganche priese, que chesti citeit en serat tout destruit, et n'en remanrat pire sour pire qu'ilh ne doit estre reversée. Mains chu serat apres ma mort, portant que ilh m'ochiront à tort ; et se tu astoit adont en Jherusalem, tu y vierois si grant doleur descendre, que les femmes mangneront leurs enfans qu'elle auront en leurs flans porteis. »

[Jésus pleure sur Jérusalem - La douleur de Jérusalem] Les gens modestes et les femmes chantaient et affichaient une joie si grande que c’était vraiment étonnant. Et pourtant quand il vit la belle fête qu’on lui faisait, Jésus se mit à pleurer. Alors saint Pierre s’étonna et lui dit : « Doux sire, pourquoi pleurez-vous ? Vous voyez la grande fête qu’on vous fait ». Jésus répondit avec douceur : « Je pleure pour ces gens qui se réjouissent tellement de ce qui les accablera bientôt d'une famine telle qu'elle poussera la mère à manger son enfant ». Saint Pierre dit : « Seigneur, dis-moi d’où leur viendra pareille faim ». Jésus répondit : « Parce que ceux qui sont là [p. 403] me trahiront et me crucifieront. Et ce péché suscitera une telle vengeance que cette ville sera totalement détruite ; il n’en restera pas pierre sur pierre. Toutefois cela se passera après ma mort, parce qu’ils me feront mourir injustement. Si jamais tu te trouvais alors à Jérusalem, tu verrais tomber sur la ville un si grand malheur au point que les femmes en arriveront à manger leurs propres enfants, ceux qu’elles auront portés dans leurs flancs ».

Atant entrat Jhesus en la citeit, et les Juys commencharent à jatteir devant luy des palmes et des rains des arbres que ilh copoient, si que tout la voie en fut plaine ; et li fasoient les Juys sy grant fieste, que ch'astoit grant mervelhe.

Alors Jésus entra dans la ville, et les Juifs se mirent à jeter devant lui des palmes et des branches coupées aux arbres, et ils en couvrirent la route. Les Juifs lui faisaient une si grande fête que c’était vraiment une grande merveille.

[p. 403] [De Marie-Magdalene - Marie lavat les piés Jhesu-Crist de ses larmes] Et apres chu Jhesus et ses apostles herbeghont en la maison Symon le lepreux ; et oit là unc grant mangier, et fut Marthe la kensseresse. En Jherusalem avoit à chi jour une grant pecheresse, qui astoit entachié de VII pechiés mortels ; celle astoit nommée Marie-Magdalene, et astoit la soreur au Lazaron et à Martha. Quant Marie oyt la novelle que Jhesus astoit en la maison Symon, si at achateit le plus prechieux ongement que elle pot avoir, et se soy mist desous la tauble, et prist les piés Jhesu-Crist qui mult astoient creveis. Et por luy servir en greit, et affin que ilh ly pardonnast ses pechiés, elle commenchat mult fort à gemir et ploreir, et tant que de ses larmes furent les piés Jhesu-Crist tous molhiés, et puis elle jettat sus l'ongement. Et en apres elle les resuat de ses cheveals ; adont jettat chis ongement teile oudeur, que tout la maison en fut raemplie.

[p. 403] [Marie-Madeleine lave de ses larmes les pieds de Jésus] Après cela Jésus et ses apôtres furent accueillis dans la maison de Simon le lépreux. On y servit un grand banquet ; Marthe en était l’hôtesse. Vivait alors à Jérusalem une grande pécheresse, souillée des sept péchés mortels. On l’appelait Marie-Madeleine et elle était la sœur de Lazare et de Marthe. Quand Marie-Madeleine apprit que Jésus se trouvait dans la maison de Simon, elle acheta le parfum le plus précieux qu’elle put se procurer, se glissa sous la table et prit dans ses mains les pieds de Jésus qui étaient très douloureux. Et pour lui être agréable et pour se faire pardonner ses péchés, elle commença à gémir et à verser des larmes si abondantes que les pieds de Jésus en furent tout mouillés. Puis elle versa le parfum sur les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux : alors le parfum dégagea une odeur puissante qui se répandit dans toute la maison.

[Judas parlat de l’ongement dont Jhesus fut ongs] Et de chu soy taisirent bien tous les apostles fours que Judas, qui demandat à Jhesu-Crist por quoy ilh souffroit à degasteir si prechieux ongement qui valoit plus de IIIc deniers ; mies vasist que ilh fust donneis aux povres. Adont ly respondit Jhesucrist : « Judas, laisiés esteir Marie, car elle a tant faite que c'est mon amie ; je ly pardonne tous ses pechiés que elle at faite. »

[Judas parle du parfum dont Jésus fut oint] Devant ce geste, tous les apôtres se turent, à l’exception de Judas qui demanda à Jésus pourquoi il permettait de dépenser ce parfum précieux qui valait plus de trois cent deniers ; il eût mieux valu donner cet argent aux pauvres. Alors Jésus-Christ lui répondit : « Judas, laissez faire Marie, car elle a si bien agi  qu'elle est mon amie ; je lui pardonne tous les péchés qu’elle a commis. »

[Judas s’apensat de trahir Jhesus] De chu oit Judas mult grant duelh, et dest entre ses dens, sique nuls ne l'entendit fours que Jhesu-Crist, et dest en son cuer : « Je vos venderay aux Juys, qui moy donront de bon argent de vos. »

[Judas songe à trahir Jésus] Judas en fut très affecté et murmura entre ses dents ; personne ne l’entendit sauf Jésus. Intérieurement il dit : « Je vous vendrai aux Juifs, qui me donneront du bon argent en échange de votre personne ».

[Judas vendit Jhesu-Crist XXX deniers] Adont soy partit Judas de la maison Symon et vint aux Juys, qui entre eaux parloient coment ilhs poroient ochire Jhesu-Crist. Enssi que ilhs parloient, vint Judas et leur dest : « Saingnours, que moy voleis donneir de vostre [p. 404] argent, se je vos lievre mon maistre ? » Et cheaux li dessent : XXX deniers de leur monoie. Adont furent faites les convenanches de Judas et des Juys ; et les Juys, qui orent doubtanche que ilh ne soy repentist, li donnont tantoist les XXX deniers. Apres chu retournat Judas et revint à Jhesu-Crist, qui jà savoit sa pensée.

[Judas vend Jésus pour trente deniers] Alors Judas sortit de la maison de Simon et alla trouver les Juifs qui entre eux se demandaient comment ils pourraient tuer Jésus. Tandis qu’ils parlaient, Judas arriva et leur dit : « Messieurs, combien d'argent voulez-vous me donner [p. 404], si je vous livre mon maître ? ». Et ils lui dirent : trente deniers, de leur monnaie. Alors furent conclus les arrangements entre Judas et les Juifs. Ces derniers, craignant que Judas ne change d’avis, lui donnèrent aussitôt les trente deniers. Après quoi, Judas s’en retourna près de Jésus, qui connaissait déjà son projet.

De la Dernière Cène à l'arrestation : La Dernière Cène - L'humble enfant à imiter, saint Martial de Limoges - Lavement des pieds et annonce du futur proche - Solitude et arrestation de Jésus au mont des Oliviers (33)

[p. 404] [De jour del Cene]Adont appelat Jhesus dois de ses apostles, Piron et Johan, et leur dest : « Saingnours, aleis en la citeit, et dittes à une homme, que vos encontreis al porte qui enporte une jusce, que je veulhe à nuyt mangier ma cene en sa maison. » Adont s'en sont aleis les disciples, et ont faite chu que Jhesus leur avoit commandeit. Et quant vint al vesprée, si vient Jhesus et est entreis en la maison ; et puis se saieyerent tous à mangier. Judas ne s'aseiit pas derier, ains est assis par-devant Jhesu-Crist, et mangnat en la propre escuel Nostre-Saingnour ; car nostre sire l'amoit mult. Adont est endormis Johans ewangelistes sour les genos Jhesu-Crist, le roy de paradis.

[p. 404] [Le jour de la Cène] Alors Jésus appela deux de ses apôtres, Pierre et Jean et leur dit : « Mes amis, allez en ville, et dites à l’homme que vous rencontrerez à la porte,  portant une cruche, que je voudrais dîner cette nuit dans sa maison ». Les disciples partirent et firent ce que Jésus leur avait ordonné. Et quand vint le soir, Jésus se dirigea vers la maison et y entra. Tous s’installèrent à table pour manger. Judas s’assit non pas derrière mais devant Jésus-Christ et mangea dans la propre écuelle de Notre-Seigneur ; c'est que  notre sire l’aimait beaucoup. À ce moment-là,  Jean l’évangéliste  était en train de dormir  sur les genoux de Jésus-Christ, le roi du paradis.

 [Jhesus fist de pain son chair et sanc] Adont parlat Jhesus et dest à ses disciples : « Mes freres, sachiés que jamais ne mangneray plus awec vos jusqu'à tant que je seray resusciteit de la mort que je soufferay por vos. » Adont prist Jhesus le pain et le benite, et puis leur donnat et dest : « Useis chi pain, car chu est mon corps que vos mangiés, et chu que vos beveis est mon sanc, par lequeile vos sereis salveis, se vos reteneis bien comment vos deveis faire por l'amour de moy cheluy sacrement par-desus l'auteil ; car chu est la novelhe loy que je veulh que vos teneis de moy. Enssi aureis en ramembranche le corps de moy, quant vos me tenreis, et vos sovenrat de la doleur que vos me vereis souffrir, car ly uns de vos me trahirat et aux Juys me liverat ; mains mies venist por luy que ilh ne fust oncques neeis. »

[Jésus transforme du pain en sa chair et son sang] Ensuite Jésus prit la parole et dit à ses disciples : « Mes frères, sachez que je ne mangerai plus jamais avec vous, avant de ressusciter de la mort que je subirai pour vous ». Alors Jésus prit le pain, le bénit, puis le leur donna en disant : « Prenez de ce pain, car c’est mon corps que vous mangez, et ce que vous buvez est mon sang ; par eux vous serez sauvés. Retenez bien que vous devrez accomplir ce sacrement sur l’autel, pour l’amour de moi. C’est la nouvelle loi que je veux que vous gardiez de moi. Ainsi vous conserverez le souvenir de mon corps, quand vous me tiendrez, et vous vous souviendrez de la souffrance que vous me verrez endurer, car l’un de vous me trahira et me livrera aux Juifs. Mieux vaudrait pour lui qu’il ne fût jamais né ».

Quant les apostles entendent chu, si en furent tous enbahis ; n'y at celuy qui n'oit paour, et li demandat cascon por luy se ilh astoit chu. Et ilh leur respondit : « Ilh mangnoit et boit awec moy chi qui trahyr me doit, et qui la felonie at penseit de trahir le fis Marie. » A ches parolles at dit Judas : « Suy-je donc chu, maistre ? » « Dit tu l'as, Judas, » chu li respondit Jhesus.

Quand les apôtres entendirent ces mots, ils furent frappés d'étonnement. Tous furent effrayés et chacun, tour à tour, lui demanda si c’était lui. Jésus répondit : « Il mange et boit avec moi, celui qui doit me trahir, le félon qui a imaginé de trahir le fils de Marie ». À ces mots, Judas dit : « Suis-je donc celui-là, maître ? ». « Tu l’as dit, Judas », répondit Jésus.

Enssi lassarent les disciples chu esteir, et demandarent à Jhesus lyqueis d'eaux astoit tenus por plus grans, plus sains et plus loial ? Jhesus prist unc petit enfant et l'aseiit devant luy, et dest à ses apostles : « Cheaux [p. 405] seront les plus prisiés qui soy humilieront enssi com chis enfant, et qui soy tenront bas et petit ; ches qui sont garnis de si grans sens seront les plus grans en la royalme de chiel. Et chiaux qui maintenant soy portent grans et veulent eistre ensachiés, cheas seront humiliiés et pau y gangneront ; mains cheaz qui soy humilieront seront ensachiés. Mains je vos prie que vos soyés petis et humele, enssi qui est chist enfant, et enssi parvenreis à la gloire. » Chis enfes sour cuy Jhesus mist sa main fut sains Marseal, qui convertit la terre de Lymosin à la foid Jhesu-Crist, et fut ly disciple saint Pire ; et giiest son corps en Lymoge.

Alors les disciples en restèrent là. Ils demandèrent à Jésus lequel d’entre eux était considéré comme le plus grand, le plus saint et le plus loyal. Jésus prit un petit enfant, l’assit devant lui, et dit à ses apôtres : « Les plus estimés seront [p. 405] ceux qui s’humilieront comme cet enfant et qui resteront humbles et petits ; ceux qui ont cette grande sagesse seront les plus grands dans le royaume des cieux. Ceux qui maintenant se considèrent comme importants et veulent être élevés seront humiliés et obtiendront peu, mais ceux qui s’abaisseront seront élevés. Je vous le demande : soyez petits et humbles, comme l’est cet enfant, et ainsi vous parviendrez à la gloire ». Cet enfant sur qui Jésus posa la main devint saint Martial, qui convertit la terre du Limousin à la foi du Christ, et qui fut le disciple de saint Pierre. Son corps se trouve à Limoges.

[p. 405] [Jhesus lavat les piés des apostles] Apres chu est Jhesus leveis de la tauble, et mist del aighe en un bachin, et vint aux piés sains Pire por laveir ; mains sains Pire li dest : « Sires, lassiés chu esteir, car jà vostre corps ne laverat mes piés. » Et dest Jhesus : « Se je ne les leve, donc n'aras-tu jà part awec moy. » Adont sains Pire at respondut : « J'ay plus chier que tu moy leve piés et mains, que chu que je ne part à toy ; mains fais ton plaisier de moy. » Adont Jhesus lavat les piés sains Pire et des aultres apostles, et les resuat de linchoux dont ilh astoit chiens.

[p. 405] [Jésus lave les pieds des apôtres] Après cela, Jésus se leva de table, mit de l’eau dans un bassin et vint vers saint Pierre pour lui laver les pieds. Saint Pierre lui dit : « Seigneur, laissez cela, jamais vous ne me laverez les pieds ». Jésus dit : « Si je ne les lave pas, tu n’auras plus jamais part avec moi ». Alors saint Pierre répondit : « Je préfère beaucoup que tu me laves les pieds et les mains, plutôt que ne pas avoir part avec toi ; fais de moi selon ton plaisir ». Alors Jésus lava les pieds de saint Pierre et des autres apôtres, et les essuya avec le linge qui le ceignait.

Et puis s'est mult douchement assis entre eaux et leur dest : « Vous m'apelleis maistre et saingnour, dont vos demonstreis grant amour ; mains se je moy suy engenolhiés devant vos et vos ay laveit vos piés, c'este exemple que je vos donne que enssi vos vo deveis ly uns l'autre et eistre humeles, se vos voleis eistre awec moy en chiel là-sus.

Puis il s’assit très paisiblement parmi eux et leur dit : « Vous m’appelez maître et seigneur, me montrant ainsi un grand attachement ; mais si je me suis agenouillé devant vous et vous ai lavé les pieds, c’est un exemple que je vous donne. Vous devez vous comporter ainsi les uns envers les autres et être humbles, si vous voulez être avec moi au ciel, là-haut.

« Saingnours, dest Jhesus, ilh serat toist temps que je vos veray tous esbahis ; et de grant paour cascon de vos moy refuserat et vos enconvenrat fuir por le paour del morir. Mains thier jour apres, moy quereis en Galilée, car là me poreis-vos troveir. » Adont li dest sains Pire : « Sire, jà ne m'avengne que je m'en doie enfuir ne toy lassier. » Et dest Jhesus : « Pyron, anchois que li cos chante, tu moy renoieras trois fois. » Et dest sains Pire : « Sire, chu ne dis mie, car je moy laroy anchois ochire. »

« Mes amis, dit Jésus, bientôt viendra le temps où je vous verrai tous bouleversés. Pris d’une grande peur, chacun de vous me reniera et vous déciderez de fuir par peur de mourir. Mais le troisième jour, vous me chercherez en Galilée, là où vous pourrez me trouver. » Alors saint Pierre lui dit : « Seigneur, que jamais il ne m’arrive de devoir m’enfuir et t'abandonner ». Et Jésus dit : « Pierre, avant que le coq chante, tu m'auras renié trois fois ». Et saint Pierre lui dit : « Seigneur, ne dis pas cela, je me laisserai plutôt tuer ».

« Saingnours, dest Jhesus, lassiés chu esteir ; mains cascon de vos aporte une espée por luy à defendre, et qui n'at [p. 406] nulle, se vende sa cotte et achatte une. » Et aportont dois espées, et Jhesus dest qu'ilh en avoient asseis.

« Mes amis, dit Jésus, laissez cela. Que chacun apporte une épée pour se défendre, et que celui qui n’en a [p. 406] pas, vende sa tunique et en achète une. » Ils apportèrent deux épées et Jésus dit que cela suffisait.

[p. 406] [Les anges confortont Jhesu-Crist] Puis sont tous entreis en unc vergier que ons nommait le mons Olivet, foursmis Judas. Et quant ilhs furent là venus, Jhesus apellat Pire, Johan et Jaque son frere, et les mynat unc pou long des aultres, et leur dest : « Mes freres, sachiés que ma chair at poieur del morir, mains remaneis chi unc pou li uns deleis l'autre. » Adont s'enclinat Jhesus en orison et dest : « Beais peire, je croy bien que tu pues faire tout ta volenteit, et que je ne moroie pas se ilh toy plaisoit ; mains ta volenteit en soit faite. » Adont vinrent les angeles conforteir Jhesu-Crist ; mains tout les fois que la paour li revenoit en sovenanche, ilh oroit son peire de grant cuer, et en souffroit teile angousse que son corps en suoit gottes de sancg jusque en terre. Et celle grant doleur ilh souffroit por nous pechiés.

[p. 406] [Les anges réconfortent Jésus] Puis tous se rendirent dans un verger qu’on appelait le mont des Oliviers, tous, hormis Judas. Une fois arrivés, Jésus appela Pierre, Jean et Jacques qu'il emmena un peu à l’écart. Il leur dit : « Mes frères, sachez que ma chair a peur de mourir, mais restez un peu ici l’un près de l’autre ». Alors Jésus se pencha pour prier et dit : « Père très bon, je suis sûr que tu peux agir selon ta volonté, et que si tu le voulais, je ne mourrais pas ; mais que ta volonté soit faite ». Alors les anges vinrent réconforter Jésus. Mais chaque fois que la peur le reprenait, il priait son père de tout son cœur, et il ressentait une telle angoisse que des gouttes de sang s'écoulaient de tout son corps jusqu’à terre. Et cette grande souffrance il la subissait pour nos péchés.

Apres, soy levat de son orison, et vint à ses disciples et les trovat endormis ; puis apellat sains Pire et li dest : « Pire, amys, enveile-toy ; ne pues-tu une heure voilier awec moy ? Envoiliés-vos et oreis à Dieu por vos pechiés. » Puis soy retournat Jhesus, et recommencbat à oreir à son peire. Apres retournat, et trovat ses disciples endormis. Et quant ilh veit chu, se soy remist en orison en priant tenrement à son peire. Et à la tirche fois ilh les appellat tous ensemble, et leur dest : « Saingnour, vos dormeis, mains Judas ne dort mie ; ains vint et amaine les Juys à cuy ilh m'at vendut, por moy livreir al mort. »

Après cela, il cessa de prier, se leva et revint vers ses disciples qu’il trouva endormis. Il appela saint Pierre et lui dit : « Pierre, mon ami, éveille-toi ; ne peux-tu donc pas veiller une heure avec moi ? Éveillez-vous et priez Dieu pour vos péchés ». Puis Jésus s’en retourna et se remit à invoquer son père. Après il revint, et trouva ses disciples endormis. Et quand il vit cela, il reprit ses oraisons en priant intensément son père. À la troisième fois il les réunit tous ensemble et leur dit : « Mes amis, vous dormez, mais Judas ne dort pas ; il arrive et amène les Juifs à qui il m’a vendu pour me livrer à la mort ».

[Jhesus fut pris et emyneis des Juys] A ches parolles vint là Judas à grant compangnie des Juys que ilh amynoit ; et apportoient belles lanternes et falloz por miez à veioir. Et Judas leur dest : « Saingnour, cheluy qui je baseray prendeis-le vos. » Atant vint Jhesus devant eaux et leur dest : « Cuy quereis-vos ? » De celle parolle que Jhesus dest furent les Juys si esbahis, que ilhs say lasserent cheioir à terre. Et quant ilhs furent releveis, se li respondirent : « Nos querons Jhesum. » Et Jhesus dest : « Chu suy-je chu. » Adont le baisat Judas en la bouche, et Jhesus ly dest : « Tu moy bais et se m'as trahis. » A chest parolle fut Jhesus emyneis ; mains quant sains Pire chu veit, si sachat son espée et ferit uns Juys, qui oit à nom Malchus, si que ilh li coupat l'orelhe ; mains Jhesus li sanat là-meismes.

[Jésus est arrêté et emmené par les Juifs] Sur ces paroles, Judas arriva, amenant avec lui un grand nombre de Juifs. Ils portaient de grandes lanternes et des flambeaux pour mieux voir. Judas leur dit : « Messieurs, celui à qui je donnerai un baiser, saisissez-le ». Alors Jésus vint devant eux et leur dit : « Qui cherchez-vous ? ». Les Juifs furent si effrayés par cette phrase qu’ils se laissèrent tomber à terre. Et quand ils se furent relevés, ils répondirent : « Nous cherchons Jésus ». Jésus leur dit : « Je suis celui que vous cherchez ». Alors Judas le baisa sur la bouche, et Jésus lui dit : « Tu me donnes un baiser, et tu m’as trahi ». Sur cette parole, Jésus fut emmené. Mais quand saint Pierre vit cela, il tira son épée et frappa un Juif, qui s’appelait Malchus. Il lui coupa l’oreille, mais Jésus le guérit sur le champ.

Début de la Passion de la part les Juifs : Couronnement d’épines - Reniement de Pierre - Chez Caïphe et les docteurs de la loi - Jésus maltraité et couronné de roseaux chez Pilate

[p. 406] [Jhesus fut coroneis de spines]Puis fut Jhesus enmyneis en unc jardin, et fut mult examineis des Juys. Et là le moquoient et despletoient les [p. 407] malvais Juys.Et li fisent une coronne des branches d'unne arbre espine, qui en cheli jardin creissoit, et avoit jà des fuelhes. Et cel coronne ilhs ly misent sour son chief, les espines tourneis vers la tieste ; et si trenchamment ly pressarent, que li sanc en issit en pluseurs lis, par fache, par les espalles et par le coul, desquendant jusqu'à terre.

[p. 406] [Jésus est couronné d’épines] Jésus fut alors emmené dans un jardin et interrogé par les Juifs. Et là, les Juifs perfides [p. 407] se moquaient de lui et l’outrageaient. Ils firent une couronne avec les branches d’une aubépine, qui poussait dans ce jardin et était déjà couverte de feuilles. Ils la placèrent sur sa tête, les épines tournées vers la tête, et la lui enfoncèrent si fortement que de nombreuses traînées de sang inondèrent son visage, ses épaules, et son cou, coulant jusqu’à terre.

[Le vertu del arbre espine] Et par cel coronne at ly arbre espine mult de belles viertus, et par especial qui sour luy le porte, ilh n'at garde d'oraige, ne d'alumeur, ne de tempeiste, ne en la maison où li arbre espine est ne puet mauls espirs approchier.

[Les vertus de l’aubépine] Cette couronne a donné à l’aubépine beaucoup de belles vertus. Ainsi notamment celui qui en porte sur lui ne craint nullement orages, incendies ou tempêtes, et les mauvais esprits ne peuvent approcher une maison où se trouve une aubépine.

[p. 407] [Sains Pire renoiat Jhesu-Crist] En cel jardin astoit Jhesus entre les fauses Juys ; et tous ses disciples astoient enfuis et l'avoient lassiet, fours que sains Pire et sains Johans ; ches dois le siwoient de long. Mains là soy doubtat sains Pire del morir ; se le laisat et entrat en une maison, et soy asseit au feu entre les Juys.

[p. 407] [Saint Pierre renie Jésus] Jésus se trouvait dans ce jardin avec les Juifs perfides. Tous ses disciples s’étaient enfuis et l’avaient abandonné, à l'exception de saint Pierre et de saint Jean qui le suivaient de loin. Mais là saint Pierre eut peur de mourir ; il quitta Jésus, entra dans une maison et s’assit près du feu parmi les Juifs.

Adont li dest une femme que ilh astoit des disciples Jhesu-Crist. Adont jurat sains Pire que ilh ne cognoissoit Jhesus. Mains Malchus, cuy ilh avoit coupeit l'orelhe, est avant salhut et li dest : « N'es-tu pas cheli qui moy ferit de ton espée, en jardin où li prophete Jhesus fut pris ? » Et sains Pire jurat grant seriment en disant : « Par ma foid, che ne suy-je pas. » Atant s'est sains Pire de là partis qui les Juys doubtoit. Mains enssi com ilh s'en devoit alleir, une aultre femme vint avant et jurat en disant : « Chis hons est uns des disciples le prophete Jhesus. » Et sains Pire respondit : « Par ma foid, je ne le vey oncques plus fours que à jour d'huy. » A cel propre parolle, li cos chantat, et Jhesus regardat saint Pire.

Alors une femme lui dit qu’il faisait partie des disciples de Jésus. Saint Pierre jura qu’il ne connaissait pas Jésus. Mais Malchus, à qui il avait coupé l’oreille, s’avança et dit : « N’es-tu pas celui qui m’a frappé de ton épée, dans le jardin où Jésus le prophète a été arrêté ? ». Saint Pierre fit un grand serment en disant : « Par ma foi, je ne suis pas cet homme ». Alors saint Pierre, qui redoutait les Juifs, s’en alla. Mais comme il était sur le point de partir, une autre femme s’approcha et jura en disant : « Cet homme est un des disciples du prophète Jésus ». Et saint Pierre répondit : « Par ma foi, je ne l’ai jamais vu avant ce jour ». À cette parole même, le coq chanta, et Jésus regarda saint Pierre.

Adont veiit-ilh bien que ilh avoit forfait ; si s'aseit et commenchat amoreusement à ploreir, et plorat tant que chu fut mervelhe.

Pierre comprit à ce moment qu’il avait commis une faute grave. Il s’assit et pleura amèrement ; il pleura à un point étonnant pour tous.

[Jhesus fut mervelheusement despletiés - De coronne de blanc espine] Apres chu fut Jhesus myneis par les Juys en uns altre jardin, devant les evesques et les maistres de la loy. Et fut encors examineis, et puis moqueis et delaidengiés, et coroneis d'unne coronne de une espine blanche que ons nom berberis, qui cressoit en cheli jardin.

[Jésus est extrêmement mal traité - La couronne d'épine blanche] Après cela, Jésus fut emmené par les Juifs dans un autre jardin, devant les prêtres et les docteurs de la loi. Il y fut encore interrogé, ridiculisé, flagellé et couronné d’une couronne faite avec une sorte d'épine blanche, nommée berbéris, qui poussait dans ce jardin.

[Del coronne de englaitier] Et puis ilh fut myneis en jardin Cayphas, et là fut-ilh coroneis de une coronne d'aigletier ; là fut-ilh examineis mult fortement. Et veissent mult volentiers que ilh le poissent entreprendre, parmy que ilhs awissent ocquison de ly mettre à mort. Et ly ametirent que ilh avoit dit que ilh destruroit le temple Salomon, et le reedifieroit dedens trois jours.

[La couronne d’églantier] Ensuite il fut emmené dans le jardin de Caïphe, où il fut couronné d’une couronne d’églantier. On l’y interrogea longuement. Les Juifs furent très satisfaits de voir qu’ils pourraient l’accuser, et aussi qu'ils auraient l’occasion de le mettre à mort. Ils l’accusèrent d’avoir dit qu’il détruirait le Temple de Salomon et le reconstruirait en trois jours.

[Des faux tesmons encontre Jhesu-Crist] Apres [p. 408] chu tesmongnarent faux tesmons, et que s'ilh n'avoit aultre chouse forfait ne dit, si avoit-ilh deservit la mort ; chu disoient-ilhs entre eaux. Apres chu demandat Cayphas à Jhesu-Crist que ilh voloit à chu respondre ? Et Jhesus ly respondit : « Je n'y veulhe aultre chouse respondre, fours que chu que j'ay tousjours preschiet est vray, enssi com tu l'as plusoirs fois oiit chu que je ay sermoneit. Et se tu ne l'as mie oiit, se enquiers comment chu at esteit. »

[Des faux témoins contre Jésus] Ensuite [p. 408] des faux témoins se présentèrent, disant que si Jésus n’avait commis que ce seul forfait, il méritait la mort. C’est ce qu’ils se disaient entre eux. Après cela, Caïphe demanda à Jésus-Christ ce qu’il désirait répondre. Et Jésus lui dit : « Je ne veux rien répondre d’autre que ceci : ce que j’ai toujours prêché est vrai. Tu as maintes fois entendu ce que j’ai dit dans mes sermons. Et si tu ne l’as pas entendu, informe-toi pour savoir comment cela s’est passé ».

[Jhesus fut buffeis] Atant salhit avant uns des servans Cayphas, et hauchat la palme et ferit Jhesu-Crist, et li donnat une grant buffe en disant : « Qui toy fait si fellement respondre à nostre evesque ? » Encor demandat Cayphas se ilh astoit le fis de Dieu ? Et Jhesus respondit : «Voirement je suy li fis de Dieu, et se jugeray et viefs et mors à jour de jugement ; et seront salveis cheaux cuy je voiray salveir, et seront dampneis cheaux cuy je voray dampneir. »

[Jésus est battu] Alors un des serviteurs de Caïphe se précipita en avant, leva la main et frappa Jésus. Il lui donna un grand coup en disant : « Qui te permet de répondre si grossièrement à notre évêque ? ». Caïphe demanda encore à Jésus s’il était le fils de Dieu. Jésus répondit : « Je suis vraiment le fils de Dieu et je jugerai les vivants et les morts au jour du jugement. Seront sauvés ceux que je voudrai sauver et damnés ceux que je voudrai damner ».

Quant Cayphas entendit chu, si at saisit Jhesu-Crist, et le sachat mult vilainnement. Et les aultres Juys ly ont covert le visaige, et le feroient des grandes buffes en demandant : « Prophetise qui est cheli qui t'at ferut ? » Adont fut Jhesus de tous costeis frappeis et moqueis.

Quand Caïphe entendit cela, il saisit Jésus et le secoua très violemment. Les autres Juifs lui couvrirent le visage et lui assénèrent de grands coups en demandant : « Devine qui t’a frappé ? ». Alors Jésus, frappé de toutes parts, fut objet de moqueries.

[p. 408] [Jhesus fut myneis à Pylate - Le coronne de jons mariens] Puis fut Jhesus pris, et fut enmyneis devant Pylate en sa chambre ; et là fut Jhesus assis en une chayer par les faux Juys. Et ly vestirent unc manteal de purpre, et ly fisent une coronne de joins mariens, desqueis joins la chambre Pylate astoit jonchie. Puis s'engennulhoient devant luy par mocquerie, et disoient : « Je toy salue, roy des Juys. »

[p. 408] [Jésus est conduit devant Pilate - La couronne de roseaux marins] Alors Jésus fut amené devant Pilate, dans sa chambre. Les Juifs perfides le firent s'asseoir sur une chaise. Puis ils le revêtirent d’un manteau de pourpre et lui firent une couronne avec les roseaux qui jonchaient la chambre de Pilate. Ensuite, par dérision, ils s’agenouillèrent devant lui en disant : « Je te salue, roi des Juifs. »

Et celle coronne des joins mariens fut cel que Jhesu-Crist oit sour son chief quant ilh fut mys en crois, et souffrit mors por nos à racheteir des paynes d'ynfeirs ; porquoy ons doit tenir cel coronne à plus prechieux que nuls des trois altres devant dittes. Et est cest coronne departie, car la motié est en Constantinoble, et l'autre motié est en la citeit de Paris.

Cette couronne de joncs fut celle que Jésus avait sur la tête quand il fut crucifié et souffrit la mort pour nous racheter des peines de l’enfer. C’est pourquoi on doit considérer cette couronne plus précieuse que les trois autres citées plus haut. Cette couronne a été partagée : une moitié se trouve à Constantinople, et l’autre dans la cité de Paris.

Passion (suite) : Regret et mort de Judas, l'achat du calvaire - Pilate se décharge sur Hérode de l'affaire Jésus - Belzébuth et l'épouse de Pilate, Satan et les Juifs - Pilate, contre son gré, livre Jésus aux Juifs

[p. 408] [Judas soy pendit par desperanche] Adont fut Jhesus regardeis de Judas qui bien aperchoit que ilh avoit maul faite. Si est venus aux Juys et leur dest : « Saingnours, por Dieu reprendeis tout vostre argent que vos m'aveis donneis, car j'ay vilainement trahit Jesu-Crist, si en seray dampneis. » Adont respondirent les Juys : « Que n'apartient au nos de chu que tu l'as enssi vendut, tous les pechiés en sont sour toy. » Quant Judas entendit chu, sy entrat en Temple, et se rejettat là tout leurs argent, puis s'en partit ; et soy desperat de chu qu'ilh avoit [p. 409] faite. Apres prist Judas sa chinture et le loiat en son coul, et se soy pendit à unc arbre que ons nom sahus ; et dest que Dieu n'avoit poioir de li pardonneir si tres-grant trahison qu'ilh avoit fait et procureit. Quant Judas fut pendus, li ventre li partit parmy, par où son espirs issit fours ; car ilh n'yssit mie par le bouche, portant qu'ilh en avoit baisiet la boche Nostre-Saingnour quant ilh le livrat aux Juys.

[p. 408] [Judas se pend de désespoir] Alors Judas regarda Jésus et comprit qu’il avait mal agi. Il alla trouver les Juifs et leur dit : « Messieurs, au nom de Dieu, reprenez tout l’argent que vous m’avez donné, car c'est par vilénie que j'ai trahi Jésus et pour cela je serai damné ». Alors les Juifs lui répondirent : « Cela ne nous importe en aucune façon que tu l’aies ainsi vendu ; tous les péchés sont pour toi ». Quand Judas entendit cela, il entra dans le Temple, y jeta tout leur argent, puis s’en alla, désespéré de ce qu’il avait [p. 409] fait. Ensuite il prit sa ceinture, l’attacha à son cou et se pendit à un arbre, qu'on nomme sureau. Il déclara que Dieu n'avait pas le pouvoir de lui pardonner tant était grande la trahison qu’il avait commise. Quand Judas se pendit, son ventre s'ouvrit par le milieu, et c'est par là que son esprit s'en alla. Il ne sortit pas de sa bouche, vu qu'elle avait baisé celle de Notre-Seigneur, quand il le livra aux Juifs.

[Des XXX denirs - De mont Calvaire] Et apres chu prisent les Juys les XXX doniers que Judas avoit là jetteit, et dessent : « Où metterons ches donirs, car ilh ne doit estre pais mis en Temple, portant qu'ilh vint de trahison ? »

[Les trente deniers] Les Juifs prirent les trente deniers que Judas avait jetés dans le Temple et dirent : « Que ferons-nous de ces deniers ? Ils ne doivent pas être conservés dans le Temple, parce qu’ils proviennent d’une trahison ».

[De mont Calvaire] Adont parlat uns des maistres des Juys, et dest qu'ilh en achateront unc lieu por pendre et destruire les malfaiteurs ; et là ilhs metteroient les corps de cheaux qui moront en la citeit de Jherusalem, de strangnes gens, sicom pelerins et aultres. Adont fut par les Juys achateit unc lieu qui astoit nomeis li mons Calvaire, où Jhesus souffrit la mort et gran passion por nos. Et là fut li argent aloweit.

[Le mont Calvaire] Alors un des maîtres des Juifs prit la parole. Il dit qu'avec cette somme on achèterait un lieu où pendre et laisser pourrir les malfaiteurs. Ils y mettraient aussi les corps des étrangers, pèlerins et autres, qui mourraient dans la ville de Jérusalem. Alors les Juifs achetèrent l'endroit, nommé mont Calvaire, où Jésus souffrit pour nous la mort et sa grande passion. C’est ainsi que fut employé l'argent.

[Jhesus fut enmyneis à roy Herode] Apres, en revenant à ma matere, Pylate apellat Jhesus et demandat : « Prophete, dont es-tu ? N'ois-tu mie comment chez Juys toy accusent ? Dis-moy se chu qu'ilh dient est voir, ou ilhs le dient por malvaisteit. » A chu ne respondit riens Jhesus. De quoy Pylate mult soy mervelhat ; puis apellat les Juys et leurs dest : « Saingnours, chis hons n'at mie deservit la mort, solonc chu que je puy à luy veioir ne enquerir ; mains prendeis luy et l'enmyneis à Herode Philippe, le roy de Judée. »

[Jésus est conduit chez le roi Hérode] Mais je reviens à mon sujet. Pilate appela Jésus et lui demanda : « De qui es-tu le prophète ? N’entends-tu pas comment ces Juifs t’accusent ? Dis-moi si ce qu’ils disent est vrai ou s’ils parlent par pure méchanceté ». Jésus ne répondit rien à cela, ce dont Pilate fut très surpris. Il s'adressa alors aux Juifs et leur dit : « Messieurs, cet homme n’a pas mérité la mort, d'après ce que je peux voir et apprendre à son sujet. Mais prenez-le et conduisez-le chez Hérode Philippe, le roi de Judée ».

[La paix entre Herode et Pylate] Adont fut Jhesus enmyneis devant Herode Philippe, qui en fist grant fieste et dest : « A bien sois-tu venus, prophete, j'ay mult oiit parleir des grans myracles que tu as faite de mors resusciteir, des avoigles relumyneir, et pluseurs aultres grandes mervelhes ; si toy prie que tu veulhes faire devant moy aulcuns myracles, sique mes gens les voient, et je toy feray delivreir. » Adont ne respondit Jhesus riens ; de quoy Herode Philippe fut mult corochiés, et revoiat enssi Jhesu-Crist à Pylate. Et adont fut fait la paix entre Herode et Pylate, où ilh avoit longtemps esteit grant guerre. Adont Pylate mandat les maistres de la loy et leur dest : « Saingnours, que demandeis à chist homme ? Je ne puy en luy troveir ocquison par laqueile ilh oit la mort deservit. Se vos voleis, je vos le renderay ; si soit batus et delaidengiés, [p. 410] et puis s'en vois quitte solonc vostre loy. »

[La paix entre Hérode et Pilate] Alors Jésus fut emmené devant Hérode Philippe, qui s’en réjouit grandement et dit : « Sois le bienvenu, prophète. J’ai beaucoup entendu parler des grands miracles que tu as accomplis : ressusciter des morts, rendre la vue à des aveugles, et beaucoup d’autres grands prodiges. Je t'en prie, accepte de faire devant moi quelques miracles, pour que mes gens les voient, et je te ferai libérer ». Alors Jésus ne répondit rien. Hérode Philippe en fut très irrité et renvoya Jésus-Christ à Pilate. À ce moment, la paix revint entre Hérode et Pilate, qui avaient été longtemps en grand conflit. Pilate fit venir les docteurs de la loi et leur dit : « Messieurs, que reprochez-vous à cet homme ? Je ne puis trouver en lui une raison qui lui aurait valu la mort. Si vous voulez, je vous le rendrai ; qu’il soit battu et insulté, [p. 410] et puis qu'il s’en aille, libéré selon votre loi ».

A cel temps astoit la constumme, quant ons prendoit une homme à la Pasque, queilconques chouse qu'ilh awist fait, et li peuple li vosist ravoir, que ons ne le poioit escondire ; et portant Pylate leur voloit rendre Jhesu-Crist. Mains ilhs ne le voirent mie avoir, ains commenchont à crieir que Jhesus fust crucifiiés ; et si leur fust rendus Barrabas, qui en prison astoit, portant que ilh avait ochis une homme.

En ce temps-là, la coutume voulait qu'à la Pâque, un homme emprisonné, quelle que soit la faute qu’il avait commise, ne pouvait voir sa libération refusée si le peuple voulait le récupérer. Et c’est pourquoi Pilate voulait leur rendre Jésus-Christ. Mais les Juifs ne voulurent pas le libérer et crièrent que Jésus devait être crucifié. On leur rendit alors Barabbas qui était en prison pour avoir tué un homme.

[p. 410] [Ly dyable vot encombreir la passion Jhesu-Crist Item, la nuit, quant Jhesus fut pris, s'aparut Belzebus, le prevos d'ynfeir, devant le lit de la femme Pylate, et li dest : « Garde bien que Jhesus ne soit ochis, car se ilh est ochis, mies vairoit par toy que tu ne fusse oncques née ; car tu en seras livrée à perpetuel tourmens ; mains fais tant à ton saingnour Pylate que ilh ne soit mie ochis. »

[p. 410] [Le diable veut intervenir dans la passion de Jésus] La nuit où Jésus fut arrêté, Belzébuth, le prévôt de l’enfer, apparut devant la couche de l'épouse de Pilate et lui dit : « Veille à ce que Jésus ne soit pas mis à mort, car s’il est mis à mort, mieux vaudrait pour toi n'être jamais née, car tu seras livrée à des tourments perpétuels ; aussi fais comprendre à ton seigneur Pilate que Jésus ne doit pas être tué ».

[De la femme Pylate] Tout chu veit et oiit la damme en dormant ; si en oit teile paour que elle envoilat, puis plorat et sospirat jusques à jour. Et quant elle fut levée, elle mandat tout chu à Pylate, que de chu soy gardast que ly sains prophete ne soit ochis ; et ly mandat tout chu que dit est, et comment ly dyable li astoit apparut en dormant et mult l'avait manechiet. Quant Pylate entendit chu, si fut mult esbahis, et voit bien que par envie astoit Jhesus enssy meneis. Et vient aux Juys, se leur dest : « Saingnours, queis mauls at fait chis hons, cuy vos voleis ochire ? IIh ne puet enssi estre mys à mort sens jugement ; mains lasiel aleir. »

[La femme de Pilate] La dame vit et entendit tout cela durant son sommeil. Elle fut si effrayée qu’elle s’éveilla, puis pleura et soupira jusqu’au matin. Au lever, elle fit part de sa vision à Pilate, pour qu'il évite de faire mourir le saint prophète. Elle lui raconta tout ce que nous avons dit, c'est-à-dire que le diable lui était apparu dans son sommeil et l’avait fortement menacée. Quand Pilate entendit cela, il fut très ébranlé et comprit que la haine était la cause du traitement réservé à Jésus. Il vint vers les Juifs, disant : « Messieurs, quel mal a fait cet homme, que vous voulez tuer ? Il ne peut être mis ainsi à mort sans jugement ; laissez-le aller ».

[Sathanas conselhe de Jhesus metre à mort] Enssi com Pylate parlait aux Juys, vint Sathanas, li prinche d'infeir, et si enortoit et conselhoit les Juys que ilhs metissent Jhesus à mort, et ne le laiassent mie escappeir. Adont les Juys ont respondut à Pylate, que Jhesus soit encors bien examineis et diligemment. Et Pylate li demandat : « Ors moy dis se tu es li roy des Juys ? » Et dest Jhesus : « Tu le dis, voirement le suy-je. » Et dest Pylate : « Que as-tu fais contre le loy des Juys qui toy ont livreit à moy ? » Et dest : « Je ay prechiet la loy solonc l'Escripture ; car mon rengne n'est pas chà-jus, ains est en paradis là-sus. »

[Satan conseille de mettre Jésus à mort] Pendant que Pilate parlait ainsi aux Juifs, arriva Satan, le prince de l’enfer, exhortant les Juifs et leur conseillant de mettre Jésus à mort et de ne pas le laisser échapper. Les Juifs répondirent alors à Pilate que Jésus devait être interrogé encore plus soigneusement. Pilate lui demanda : « Maintenant dis-moi si tu es le roi des Juifs ». Et Jésus dit : « Tu le dis ; vraiment je le suis ». Et Pilate dit : « Qu’as-tu fait contre la loi des Juifs, qui t’ont livré à moi ? ». Et Jésus dit : « J’ai prêché la loi selon l’Écriture ; car mon royaume n’est pas ici-bas, mais au paradis, là-haut ».

Adont dest Pylate az Juys : « Saingnours, lassiés Jhesu-Crist alleir, car je ne true en ly ocquison de mort. » Quant les Juys oirent chu, si commenchont à crieir en disant : « Crucifiiet serat li faux prophete. » Adont lavat Pylate ses mains devant tous les Juys, et leur dest : « Chi moy delievre-je de sa mort, car vos l'aveis à tort accuseis et [p. 411] condampneis. » Adont ont escriet les Juys : « Sa mort et son sanc soit sour nous et sour nos enfans ; car chu n'est mie pechiet de luy ochire. » Adont leur livrat Jhesu-Crist.

Alors Pilate dit aux Juifs : « Messieurs, laissez Jésus libre, car je ne trouve aucune raison de le mettre à mort ». Quand les Juifs entendirent cela, ils commencèrent à crier en disant : « Le faux prophète doit être crucifié ». Alors Pilate se lava les mains devant tous les Juifs et dit : « À présent je me dégage de sa mort, car vous l’avez  accusé et [p. 411] condamné à tort ». Les Juifs s'écrièrent : « Que sa mort et son sang retombent sur nous et nos enfants : le mettre à mort n’est pas un péché ». Et Pilate leur livra Jésus-Christ.

[Jhesus fut battu de scorgies, et apres recoronneis] Puis fuit Jhesus myneis en une plache, et là fut-ilh devestut et tout loiiet à une estaiche ; et là fut-ilh crueusement batus de scorgiies. Apres l'ont rasis en une chaier, et li fut sa coronne remise sour son chief.

[Jésus est fouetté, puis une nouvelle fois couronné] Alors Jésus fut mené sur une place, où il fut dévêtu et lié à un poteau, pour y être cruellement fouetté. Ensuite on le fit se rasseoir sur une chaise, et sa couronne lui fut remise sur la tête.

Puis vint encors Pylate, et le prent par la main et dest : « Chis hons que vous voleis ychi enssi ochire n'at mie mort deservit ; laissiés son corps aleir. » Adont criarent les Juys : « llh soy fait roy de nostre royalme, et nos n'avons aultre roy que Cesar. Se tu le lais escappeir, tu ne seras jamais ly amys Cesar. » Et adont dest Pylate : « Ors ilh soit crucifiiés ; mains, par ma foid, ch'est vostre roy. » Et respondirent les Juys : « Nous n'avons aulre roy que Cesar. »

Pilate revint et le prit par la main en disant : « Cet homme que vous voulez ici mettre à mort n’a pas mérité de mourir ; laissez-le aller ». Alors les Juifs crièrent : « Il se déclare roi de notre royaume, et nous n’avons d’autre roi que César. Si tu le laisses s'échapper, tu ne seras jamais l’ami de César ». Et Pilate de dire : « Qu’il soit donc crucifié ; mais, par ma foi, c’est votre roi ». Les Juifs répondirent : « Nous n’avons d’autre roi que César ».

Digression : les quatre bois de la croix

[p. 411] [De quelle bois la croix Jhesus fut] Adont fut la crois aportée. Si vos dirons comment et de queile bois el fut faite. Nous trovons en la Sainte-Escripture qu'elle fut faite de quattres manieres de bois, assavoir : de cypresse, de palmier, de cedre et de olivier. De ches IIII manieres de bois fisent les Juys la crois tout de certaine scienche.

[p. 411] [Le bois dont est faite la croix de Jésus] Alors on apporta la croix. Nous vous dirons comment et de quel bois elle fut faite. Nous trouvons dans la Sainte Écriture qu’elle était composée de quatre sortes de bois, à savoir cyprès, palmier, cèdre et olivier. Les Juifs utilisèrent ces quatre types de bois pour la croix pour des raisons précises.

Si vos dirons porquoy : promirs, ilhs quidarent que Jhesu-Crist dewist là demoreir pendant, tant que son corps poroit dureir. Et portant ilhs fisent le piet de la crois de cedre, car cedre est bois qui ne puristpoint en terre, ne en aighe, ne en seche, ne en fresse ; et ilhs voloient qu'ilh durast là longement pendant : por faire à ly plus grant despit.

Nous vous dirons pourquoi. En premier lieu, ils crurent que Jésus-Christ devrait rester suspendu aussi longtemps que son corps pourrait subsister. Dès lors, ils firent le pied de la croix en cèdre, le cèdre étant un bois qui ne pourrit pas dans la terre, qu'elle soit humide, sèche, ou fraîche. Ils voulaient laisser le corps suspendu longtemps, pour lui manifester le plus grand mépris.

Secondement, ilhs quidoient que ly corps Jhesus dewist tant pendre, que ilh dewist pourir et flaireur jetteir. Si soy avisarent portant que ilh feroient le boige de la crois de bois de cypres, qui est uns bois bien odorans, affin que la flaireur de son corps ne grevast aux trespassans la voie. Et portant qu'ilh Ii voirent faire plus grant despit, ilhs ne vorent mie prendre ne coupeir aultre arbre de cypres, fours que cheli que gisait en fosseit, enssi com dit est, qui astoit lais et obscure. Mains jasoiche que ilh astoit ordeis, ilh astoit mult plus digne que nulle aultre que ons posist avoir coupeit. Et oussi Dieu voloit avoir celuy-meismes qui venoit de la bouche et de frut, delqueile li monde astoit dampneis, et le voloit en cheluy rachateir. Et chu fut chestuy, car les grains vinrent de [p. 412] propre arbre de quoy Adam mangat la pomme ; lesqueis grains furent mis en la propre boche qui mangnat la pomme, dont chis arbre issit, enssi com dit est chi-devant. Et en teile manere, de la pomme et de la boche qui le siecle dampna, issit le bois qui portat le fruit qui le siecle rachatat, et de celle dampnation le jettat.

En second lieu, ils pensaient que le corps de Jésus, destiné à rester si longtemps suspendu, devrait pourrir et dégager une odeur nauséabonde. Ils décidèrent donc de faire le fût de la croix en bois de cyprès, un bois sentant bon, pour éviter aux passants la puanteur désagréable du corps (en décomposition). Et toujours pour l’humilier davantage, ils ne voulurent ni prendre ni abattre un autre cyprès, que celui qui gisait dans un fossé, comme dit plus haut (p. 324), laid et noirci. Mais tout sale qu’il était, cet arbre était de loin le plus digne d'être coupé. Dieu s'était réservé l'arbre même qui provenait de la bouche et du fruit, qui avaient causé la damnation du monde. Il voulait que cet arbre rachète le monde. C'était cet arbre-là, dont les graines provenaient du [p. 412] pommier même dont Adam mangea la pomme. Ces graines furent mises dans la bouche même qui mangea la pomme, dont cet arbre sortit, on l’a dit plus haut (p. 320). Ainsi donc, de la pomme et de la bouche qui condamnèrent le monde est sorti le bois qui porta le fruit qui le racheta et le délivra de la damnation.

Tirchement, les Juys fisent le treverse de la crois de palme, portant que en vies Testament, quantaucuns avoit victoire ons le coronoit de palme ; et ilhs quidoient avoir vancut Jhesu-Crist, portant fisent-ilh le treverse de palme.

Troisièmement, les Juifs firent la traverse de la croix en bois de palmier, car, dans l’Ancien Testament, on couronnait de palmes celui qui avait remporté une victoire. Les Juifs croyaient avoir vaincu Jésus-Christ : c’est pourquoi ils firent la traverse en bois de palmier.

Quartement, ilh fisent le table de son title de olivier, portant que li olivier signefie paix, ensi que li hystoire de Noyel le tesmongne, quant li colons aportat li rain de olivier qui signifioit estre pais entre Dieuet homme ; et par enssi les Juys quidoient avoir pais apres la mort Jhesu-Crist ; car ilh disoient que Jhesus avoit mis discorde entre eaux et grant guerre en muit, de quoy ilhs le haioient.

Quatrièmement, ils firent la planche de l’inscription en bois d'olivier, l’olivier signifiant la paix, comme en témoigne l’histoire de Noé, lorsque la colombe rapporta le rameau d’olivier, symbole de paix entre Dieu et l’homme. Ainsi les Juifs croyaient connaître la paix après la mort de Jésus-Christ, prétendant qu’il avait mis la discorde entre eux et provoqué une grande guerre, ce pourquoi ils le haïssaient.

Les derniers moments de la passion : Portement de la croix - Les femmes en pleurs - Inscription du Rex Iudaeorum - Miracle de Longin

[p. 412] [Jhesus portat sa croix] Quant la crois fut enssi faite, si fut Jhesus appelleis, car ilh n'y oit Juys qui la crois vosist porteir ; et portant ilh le misent sour les espalles Jhesu-Crist. Et ilh l'emportat jusques en monte Calvaire.

[p. 412] [Jésus porte sa croix] Quand la croix fut ainsi fabriquée, on appela Jésus, car aucun Juif n’aurait voulu la porter ; c'est pourquoi on la mit sur les épaules de Jésus-Christ. Il la porta jusqu’au mont Calvaire.

Et enssi com Jhesus montoit la montangne en portant la crois, mult de bonnes femmes en ploroient. Mains Jhesus leur dest : « Ne ploreis pas pour moy, car je vay où je veulh et doy aleir ; mains de vos et de vous enfans ploreis del grant doleur qu'ilh vos avenrat, car li temps venrat que ilh diront : « Las ! porquoy fummes oncques neeis ne conchus ne engenreis. Et poront avoir grant joies celles qui oncques n'orent d'enfans. » Enssi disoit Jhesus ; mains oncques por chu les Juys ne soy amendarent ; et enmynoient awec eaux dois larons por crucifiier deleis Jhesus.

Tandis que Jésus gravissait la montagne avec la croix, beaucoup de braves femmes pleuraient. Mais Jésus leur dit : « Ne pleurez pas sur moi, car je vais où je veux et dois aller ; mais pleurez sur vous et vos enfants, à cause du grand malheur qui vous arrivera. Le temps viendra en effet où on dira : " Hélas ! pourquoi un jour avons-nous été mis au monde, conçus et engendrés ? " Et les femmes qui n’eurent jamais d’enfants pourront se réjouir ». Ainsi parlait Jésus, mais jamais les Juifs ne s'amendèrent pour autant. Ils emmenaient aussi avec eux deux larrons, pour les crucifier près de Jésus.

[Jhesus fut claweis en la crois] Et quant ilhs furent venus sus le mont de Calvaire, si ont Jhesus claweit en la crois, et puis ont la crois amont drechiet. Adont escript Pylate deseur la crois : Jhesus Nazarenus, rex Judeorum. Mains les Juys ly escriarent : « Tu n'as pas droit escript, car ilh n'astoit mie roy des Juys; mains escris que ilh l'astoit, enssi com ilh disoit.» Adont dest Pylate : « Chu que j'ay escript, je l'ay [p. 413] escript. »

[Jésus est cloué sur la croix] Quand ils furent arrivés sur le mont Calvaire, ils clouèrent Jésus sur la croix, puis la redressèrent. Alors Pilate fit écrire sur la croix : Jhesus Nazarenus, rex Judeorum. Mais les Juifs lui crièrent : « Tu n’as pas correctement écrit, car il n’était pas le roi de Juifs ; écris plutôt qu'il  disait  être le roi des Juifs ». Mais Pilate dit : « Ce que j’ai écrit, je l’ai [p. 413] écrit ».

[p. 413] [Longis ferit Jhesu-Crist de sa lanche - Myracle] Adont vint là unc chevalier qui astoit nomeis Longis, qui gotte ne veioit, ains astoit avoigle. Chis demandat une lanche, et le fist asseneir contre le costeit de Jhesu-Crist, puis le ferit par teile virtut, que ilh li perchat le costeit et ovrit la chair, sique sanc et aighe en issit et vint parmy le hauste de la lanche et coulat sus les mains Longis ; et ilh en frotat ses yeux, et tantoist ilh fut relumyneis. Se priat Jhesu-Crist merchi ; et ilh ly pardonnat tous ses pechiés.

[p. 413] [Longin frappe Jésus-Christ de sa lance - Miracle] Alors arriva un chevalier, nommé Longin ; il ne voyait rien du tout, car il était aveugle. Il demanda une lance, la dirigea sur le flanc de Jésus, puis le frappa avec une telle force qu’il lui perça le côté et mit sa chair à vif. Un mélange de sang et d’eau en sortit, qui s'écoula le long de la hampe sur les mains de Longin. Celui-ci s’en frotta les yeux et aussitôt il recouvra la vue. Il implora la pitié de Jésus-Christ, qui lui pardonna tous ses péchés.

En prélude à la Descente aux Enfers : Désaccord entre Satan et Belzébuth

[p. 413] [Sathanas nunchat au enfers la venue de l’arme Jhesu-Crist] Enssi com les Juys crucifiioient Jhesu-Crist, avoient ilh toudis Sathanas deleis eaux, qui les enortoit del faire de pies que ilh poioient ; car ly dyable ne savoit mie que ilh dewist tant perdre à la mort, com ilh perdit. Et se le faisoit portant que ilh voloit l'arme Jhesu-Crist porteir en ynfeir.

[p. 413] [Satan annonce dans les enfers l’arrivée de l’âme de Jésus-Christ] Lorsqu’ils crucifiaient Jésus, les Juifs avaient toujours près d’eux Satan qui les exhortait à faire le plus de mal possible. Le diable ignorait qu’il aurait tellement à perdre de la mort du Christ, ce qui se passa. Il agissait ainsi parce qu’il voulait emporter l’âme de Jésus en enfer.

Quant Sathanas veit bien que Jhesus astoit pres de la mort, et que ilh ne poioit escappeir, ilh soy partit de là et vient droit en ynfeir. Et dest aux aultres dyables que ilhs fesissent grant joie ; « car j'ay tant fait, dest-ilh, que vos vereis bientoist venir l'arme de chi prophete chà ens, dont les gens fasoient si grant fieste por les mervelhes qu'ilh faisoit, les avoigles relumynoit et toutes aultres maladies regarissoit. Maintenant ilh mourt en la crois ; les Juys par mon enortement le font crucifiier, et son arme veireis maintenant chà ens avaleir. Si en devons grant fieste myneir. »

Quand Satan vit que Jésus allait mourir et ne pouvait plus y échapper, il quitta les lieux et se rendit directement en enfer. Il dit aux autres diables de beaucoup se réjouir : « car, leur dit-il, j’ai fait en sorte que vous verrez bientôt arriver ici l’âme de ce prophète que les gens fêtaient tellement pour les miracles qu’il accomplissait : il rendait la vue aux aveugles et guérissait toutes les autres maladies. Maintenant il meurt sur la croix ; les Juifs, sur mes conseils, le font crucifier, et vous verrez maintenant son âme descendre ici. Nous devons pour cela organiser une grande fête ».

Belsebus, quant ilh entendit chu que Sathanas le dest, si commenchat à crier : « Laron puant, tu as esteit trop nonsachant, car se li prophete mourt et son arme vengne chà ens, nos serons tous perdus en tous poins ; car ilh romperat toutes nos portes, et si oisterat toutes les armes que nos avons des sains peires, patriarches et prophetes. Ne sceis-tu pais quant Lazaron fut mors se vint son arme chà ens ; mains IIII jours apres ilh nos le retollit, et le remist en corps Lazaron et le resuscitat ; car chu est Jhesus, qui est li droit fis de Dieu ? »

Quand Belzébuth entendit ce que leur disait Satan, il se mit à crier : « Larron puant, tu as vraiment été trop insensé, car si le prophète meurt et si son âme descend jusqu'ici, nous serons tous perdants sur tous les plans. Car il brisera toutes nos portes et nous enlèvera toutes les âmes que nous détenons, des saints pères, des patriarches et des prophètes. Ne sais-tu pas que lorsque Lazare mourut, son âme échoua ici ? Mais que quatre jours après, il nous la reprit, la remit dans le corps de Lazare et le ressuscita ? Car ce Jésus est vraiment le fils de Dieu ». (p. 401 et 418)

[Sathanas fut mult batus] Adont fut Sathanas emyneis devant les aultres dyables, et fut tant batus que, se ilh posist morir, ilh fust mors. Et li fut commandeis, puisque par son enortement astoit Jhesus mors, que, s'ilh descendoit aux ynfers, que ilh ly alast defendre l'entrée. Enssi fut Sathanas batus.

[Satan est fortement battu] Alors Satan fut amené devant les autres diables qui le battirent si fort que, s’il avait été mortel, il serait mort. Et comme la mort de Jésus était due à ses exhortations, Satan reçut l'ordre d'aller défendre l'entrée des enfers, si Jésus y descendait. C’est ainsi que Satan fut battu.

Mort de Jésus et mise au tombeau : Jésus rend son âme à Dieu - L'autel au « Dieu inconnu » - Joseph d'Arimathie et Nicodème ensevelissent Jésus et sont sauvés de la mort par le sabbat - Jésus, dans son tombeau, attend la Résurrection

[Jhesus rendit son espir à Dieu] Et Jhesus pendoit en la crois, qui commendat sa mere à saint Johans ewangeliste, et dest : « Femme vochi ton enfant ; » et puis dest à sains Johans : « Vochi ta mere. » Apres tout [p. 414] chu commandat Jhesus son espir ès mains de son peire. Et quant ons ly oit donneit fel et asil, ilh rendit son espir. Adont tremblat la terre, et ly soleal et la lune obscuront, les pires fondirent, les oyseals lassarent le voleir, et avinrent tant de signes que tous cheaux qui là astoient furent mult esbahis.

[Jésus rend son âme à Dieu] Jésus, suspendu sur la croix, recommanda sa mère à saint Jean l’évangéliste, disant : « Femme, voici ton enfant » ; puis il dit à saint Jean : « Voici ta mère ». Après quoi [p. 414], Jésus remit son esprit dans les mains de son père. Il  rendit l'esprit quand on lui eut donné du fiel et du vinaigre. Alors la terre trembla, le soleil et la lune s’obscurcirent, les pierres se fendirent, les oiseaux cessèrent de chanter et de nombreux signes se produisirent qui étonnèrent tous les assistants.

[Sains Denys dest que li dieu de nature avoit à soffrir] Adont astoit en Athennes sains Denys, qui là tenoit les escolles de philosophie, qui dest que li Dieu de nature avoit trop à souffrir à celle heure, où li siècle defineroit ; si edifiat unc alteit en nom de Dieu nient cognuit, cheli jour meismes que Dieu fut crucifiiés.

[Saint Denys dit que le dieu de la nature devait souffrir] Saint Denys, qui tenait à Athènes les écoles de philosophie, se trouvait alors dans la ville. Il dit que le dieu de la nature avait trop à souffrir à cette heure où le siècle prendrait fin. Il édifia un autel au nom du Dieu inconnu, le jour même où Dieu fut crucifié.

[Joseph et Nychodemus ensevelirent Jhesu-Crist] Et enssi, com à heure de vespre, vient Joseph de Arymathie à Pylate, et li priat qu'ilh ly vosist donneir le corps de Jhesus en gueridon de chu que ilh l'avoit servit si longement. Quant Pylate entendit Joseph, se li otriat et li donnat le corps Jhesus. Apres apellat Joseph Nychodemus et pluseurs aultres, et oistarent Jhesus de la crois ; et fut enwolpeis en unc mult belle syndonne, puis fut mys en unc monement de pire tout nuef, où nuls n'avoit onques jut.

[Joseph et Nicodème ensevelissent Jésus-Christ] Vers l’heure des vêpres, Joseph d’Arimathie vint chez Pilate et lui demanda de bien vouloir lui confier le corps de Jésus en récompense de ses longs services. Quand Pilate entendit Joseph, il accepta et lui confia le corps de Jésus. Joseph appela alors Nicodème et plusieurs autres. Ils retirèrent Jésus de la croix, l’enveloppèrent dans un très beau suaire, puis le placèrent dans un monument de pierre tout neuf, où personne n’avait jamais été déposé.

Et quant les Juys veirent que Pylate avoit donneit le corps Jhesus à Joseph, et que Joseph l'avoit ensevelit, se quisent Joseph, et cheaz qui awec luy avoient esteit, pour lapideir. Mains Nychodemus s'apparut promier à eaux, et chis astoit unc des prinches des Juys, et leur demandat qu'il avoient à besongnier en la synagoge, et qui les avoit assembleit sens luy ? Ilhs respondirent : « Por toy à lapideir et Joseph, qui aveis consenti del dependre Jhesus. Et vos volons de nostre compangnie oisteir, et volons que vostre compangnie soit awec Jhesus en siecle advenir. » Respont Nychodemus : « Je le veulhe et prie-je à luy que ilh me l'otroie. »

Quand les Juifs virent que Pilate avait laissé le corps de Jésus à Joseph, lequel l’avait enseveli, ils convoquèrent Joseph et ceux qui l’avaient accompagné, pour les lapider. Nicodème se présenta d’abord à eux. C’était un prince chez les Juifs. Il leur demanda ce qu’ils avaient à faire à la synagogue et qui les avait réunis sans son accord. Ils répondirent : « Pour vous lapider, toi et Joseph, qui avez accepté de dépendre Jésus. Nous voulons vous exclure de notre compagnie et vous placer dans celle de Jésus dans les siècles à venir ». Nicodème répondit : « Je  le souhaite et prie Jésus de m'accorder cette faveur ».

 A celle parolle vint Joseph, et dest aux Juys : « Saingnours, por quoy asteis-vos corochiés encontre moy, portant que j'ay demandeit le corps Jhesus à Pylate ? Je l'ay mis en monement, et l'ay enwolpeit en unc beal syndone. Si ay mys une pire sus le monement ; et, par ma foid, vos n'aveis mie bien ovreit envers luy, qui l'aveis crucifiiet et ferus de la lanche. »

Sur ce arriva Joseph qui dit aux Juifs : « Messieurs, pourquoi êtes-vous fâchés contre moi, parce que j’ai demandé le corps de Jésus à Pilate ? Je l’ai déposé dans un tombeau, enveloppé dans un beau suaire et j'ai mis une pierre sur le monument. Par ma foi, vous n’avez pas bien agi envers lui, vous qui l’avez crucifié et frappé de la lance ».

Quant les Juys l'oiirent enssi parleir, si furent mult corochiet, et l'awissent lapideit, s'ilh ne fust chu que ilh astoit semedis, car ilhs ne voloient mie brisier le sabbat. Et le prisent en disant : « Nos ne volons mie meffaire contre toy, portant qu'ilh est li jour de sabbat ; mains apres chu nos toy [p. 415] crucifierons et donrons ta chair aux oysealz de chiel et aux biestes de la terre ; car tu n'es mie digne d'avoir sepulture. »

Quand les Juifs l’entendirent parler ainsi, ils furent très fâchés. Ils l’auraient lapidé si ce n’eût été samedi, car ils ne voulaient pas rompre le sabbat. Mais ils l’arrêtèrent en disant : « Nous ne voulons en rien te faire de mal, parce que c’est le jour du sabbat ; mais une fois le sabbat passé, nous te [p. 415] crucifierons et donnerons ton corps aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la terre, car tu n’es pas digne d'avoir une sépulture ».

 Respondit Joseph : « Cest parolle est semblant à la parolle l'orguelheux Goliad, qui devant David deleidengat Dieu. Et Dieu dest par le prophete : à moy serat la venganche, et je le renderay.' Pylate, vostre prevost, dest Joseph, ne dest-ilh mie à vos, quant ilh devant le peuple lavat ses mains : Je n'ay culpe de la mort de chest homme justes ? Et adont vos respondis à grant vois : Sa mort soit sour nos et sour nous enfans. Dont je ay grant paour que ly ire de Dieu ne descende sour vos et sour vos enfans, sicom vos aveis dit, et Dieu l'at bien oiit. »

Joseph répondit : « Cette parole ressemble à celle de l’orgueilleux Goliath, qui injuria Dieu devant David. ‘Et Dieu dit par le prophète : à moi sera la vengeance et je la rendrai’ ». Joseph poursuivit : « Pilate, votre prévôt, ne vous a-t-il pas dit quand il se lava les mains devant le peuple : "Je ne suis pas responsable de la mort de ce juste" ? Et alors, vous avez répondu à voix haute : "que sa mort soit sur nous et nos enfants". Dès lors j’ai bien peur que la colère de Dieu ne descende sur vous et vos enfants, comme vous l’avez dit, ce que  Dieu a bien entendu ».

De chu soy corocharent les Juys ; si ont enclous Joseph en une mult petit et obscure chartre, en laqueile ilh n'avoit nulle fenestre ne aultre issue que l'ussurie, laqueile fut bien fermée par les Juys et sailée par les maistres de la loy.

Suite à cela, les Juifs furent très en colère. Ils enfermèrent Joseph dans un cachot très petit et très obscur, qui n’avait aucune fenêtre et pas d’autre issue qu’une porte. Celle-ci fut bien fermée par les Juifs et scellée par les docteurs de la loi.

[Jhesus resuscitat] Apres misent les Juys des chevaliers tous armeis devant le sepulcre Jhesu-Crist por gardeir ; mains ilhs ne le porent si bien gardeir que à thier jour Dieu ne le resuscitast. Et issit de sepulcre, quant retoumeis fut de puant infeir.

[Jésus ressuscite] Ensuite les Juifs postèrent des chevaliers tout armés devant le sépulcre de Jésus-Christ, pour le garder. Mais la garde qu'ils assurèrent n'empêcha pas Dieu de le ressusciter le troisième jour. Jésus sortit en effet du tombeau, une fois revenu du puant enfer.

 

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