[Extrait
de Folia Electronica Classica,
t.
30, juillet décembre 2015]
L’Évangile
selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.)
Autour de la
Naissance du Christ (Myreur, I, p.
307-347 passim). Commentaire.
Chapitre VII : Après la naissance de Jésus
par
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université
de Louvain
Circoncision de Jésus
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Plan
A. Le texte de Jean d'Outremeuse
1. L'annonce aux bergers et l'apparition d'une étoile
2. La circoncision et le prépuce
3. Les prodiges marquant la naissance : l'eau qui se transforme en huile
b. L’origine et l’évolution du motif du « prodige de l’huile »
c. Les particularités de la version de Jean d’Outremeuse
d. L’influence du Romanz de saint Fanuel
e. Le lien avec le Transtévère et la Taberna Meritoria
f. Le Romanz de Fanuel et Ly Myreur
4. Les prodiges marquant la naissance : la couronne autour du soleil
5. Les prodiges marquant la naissance : la bête de Jérusalem - Hérode et l'étoile
A. Texte de Jean d’Outremeuse
Annonce aux bergers |
Annonce aux
bergers |
(1) Celle
jour que Dieu fut neis, vient I angle aux pastureals, et se leurs nunchat que
Dieu astoit neis de virgue en Bethleem, et l'alassent adoreir. (2) Adont
est aparut I estoile deseur Bethleem la citeit, qui fist les pastureals corir
vers Bethleem ; si troverent Jhesum droit en l'estauble, s'en furent
mult joians. |
(1) Le
jour de la naissance de Dieu, un ange vint annoncer aux bergers que Dieu
était né d’une vierge à Bethléem et leur dire d’aller l’adorer. (2) Alors
apparut au-dessus de la cité de Bethléem une étoile qui fit courir les
bergers à Bethléem ; ils trouvèrent directement Jésus dans l’étable, et s’en
réjouirent beaucoup. |
Del circoncision Jhesu-Crist |
La
circoncision de Jésus-Christ |
(3) AI
VIIIe jour fut-ilh baptisiet ou circonchis solonc le loy des Juys ; si
vos diray comment ilhs Iy trencharent del peais de son membre naturel ;
chu estoit la baptemme des Juys, et Dieu qui fut extrais des Juys fut
baptisiés ou circonchis solonc leur loy. (4) A
cel citeit de Bethleem fut la joie mult grant faite por cel nativiteit, et
disoit cascons que chu astoit Iy fis Joseph ; mains chu astoit gas. |
(3) Au
huitième jour, Jésus fut baptisé ou circoncis, selon la loi des Juifs. Je
vous dirai qu'ils tranchèrent un morceau de peau de son membre
naturel ; c’était le baptême des Juifs, et Dieu, issu de leur race, fut
baptisé ou circoncis selon leur loi. (4) En
cette cité de Bethléem, grande fut la joie à l’occasion de cette naissance,
et chacun disait qu’il était fils de Joseph ; mais on se trompait. |
Mervehle de la Tabarite
emeritoir |
Prodige de
Taberna Meritoria |
(5) Item
doit-ons savoir que ons true en la sainte escripture que le jour quant Dieu
fut neis avient à Romme mult grant myracle, car les riwes qui coroient là, et
par especial la Tybre, et une fontaine que ons nom la Tabarite emeritoir, qui
siet en [p. 345] Trans-Tyberin, devinrent oyle, et par tout le jour
jettont grans riwes. Et enssi apparut I circle entour le soleal, al manere
del arch celeste. (6) Item en la citeit de Jherusalem entrat à chi jour une bieste que oncques nuls hons n’avoit plus veyut, n'en ne savoit-ons dont elle venoit, ne queile bieste chu astoit : elle coroit par la citeit de Jherusalem, et disoit que Jhesus astoit neis de virgue, qui venoit tout le monde rachateir. |
(5) On
doit aussi savoir qu’on trouve dans la sainte écriture que le jour de la
naissance de Dieu, un très grand miracle se produisit à Rome. Les rivières
qui y coulaient, et spécialement le Tibre et une fontaine qu’on nomme la Taberna Meritoria, située dans le
Transtévère, se changèrent en huile, coulant à flots durant tout le jour. Un
cercle apparut aussi autour du soleil, comme un arc-en-ciel. (6) Ce jour-là entra dans la cité de Jérusalem une bête que personne n’a plus jamais vue ; on ne savait pas d’où elle venait, ni de quelle bête il s’agissait ; elle courait à travers la cité de Jérusalem, et disait que Jésus était né d’une vierge et qu’il venait racheter l’univers. |
De Herode
qui vouloit ochire l’enfant Del stoile
flammant |
Hérode voulait tuer l’enfant L’étoile flamboyante |
[p. 345, l. 6] (7) A cel jour astoit Iy roy
Herode en Jherusalem, qui oit mult grant duelhe de chu que la bieste disoit,
et jurat que ilh feroit l’enfant qui neis astoit ochire. (8) Adont regardat
Herode vers Orient, si at veyut le stoile flammant ; si appellat I sien
siervan, et Ii dest qu'ilh fesist les pas bien gaitier, car qui poroit
prendre l’enfant qui astoit neis, ilh donroit à cheIi si grant terre qu'ilh
seroit riche à tousjours, car ilh voloit l'enfant ardre et exilier. |
(7) Ce jour-là, le roi
Hérode se trouvait à Jérusalem. Il fut douloureusement affecté par ce que
disait la bête et il jura qu’il ferait tuer l’enfant qui venait de naître. (8) Alors Hérode
regarda vers l’Orient et vit l'étoile flamboyante ; il appela un de
ses serviteurs et lui dit de bien faire surveiller les lieux de passage. Celui
qui capturerait le nouveau-né recevrait de lui une si grande étendue de terre
qu’elle l’enrichirait à jamais. Il voulait anéantir l’enfant et l’écarter. |
1. L’annonce aux bergers
et l’apparition d’une étoile
On a dit dans le chapitre précédent que Jean d’Outremeuse avait cessé de suivre Li Romanz de saint Fanuel après l’épisode d’Anastasie et de son père. Le glissement s’était opéré dans la présentation des deux animaux de la crèche, au profit de la tradition de Pierre le Mangeur. Cette dernière est en tout cas très clairement à l’origine des informations des §§ 24 et 25 du chapitre VI.
Dès le premier paragraphe du chapitre VII, Jean d’Outremeuse reprend Li Romanz. Des deux côtés, on rencontre un ange venu annoncer la naissance aux bergers, et, liée à cette annonce, l’apparition d’une étoile, la célèbre « étoile de Bethléem ». Et comme on le verra à la lecture des vers suivants, l’influence du Romanz sur le Myreur redevient nette :
En celui jor que Dex fu nez, |
En ce jour où Dieu naquit, |
|
Vint uns angles toz enpanez |
un ange tout entouré d’ailes s’approcha |
|
|
As pastors, si lor anonça |
des bergers, et leur annonça |
Dex estoit nez, qui tot cria : |
que Dieu était né. Il
cria : |
|
1715 |
« Alez molt tost en Belleent, |
« Allez
tout de suite à Bethléem, |
Si l'aourés devotement, |
Et adorez-le dévotement. |
|
Ne le tenez pas en vilté |
Ne le méprisez pas |
|
S'en viez dras est envolopé, |
s’il est enveloppé dans de vieux linges, |
|
Car ce est Dex tot vraiement, |
car, en toute vérité, c’est Dieu, |
|
1720 |
Qui est venuz salver sa gent. » |
venu
sauver son peuple. » |
Et une estoile est aparue |
Et une étoile est apparue |
|
Qui onques mes ne fu veue. |
qu’on n’avait pas vue auparavant. |
|
. |
Quant li pastor l'estoile virent, |
Quand les bergers
l’aperçurent, |
En la cité corant en vi[n]rent, |
ils arrivèrent en courant dans la cité. |
|
1725 |
En l'estable s'en sunt entré, |
Ils entrèrent
dans l’étable, |
Grant joie ont que Dex ont trové. |
et eurent grande joie d’y
trouver Dieu. |
|
Li angle chantent hautement : |
Les anges chantent à haute
voix : |
|
|
« Dex qui est pardurablement, |
« Dieu qui existe éternellement, |
|
Done nos joie et pais en terre, |
Donne-nous joie et paix sur terre |
1730 |
Et volenté de toi requerre. » |
Et
la volonté de te chercher. » |
Une des caractéristiques communes aux deux récits est
le lien étroit entre l’apparition de l’ange aux bergers et l’étoile qui les
fait se rendre à Bethléem. Le récit correspondant de Luc (III, 8-20) ne signale
aucune étoile. Des bergers sont là dans les champs, veillant la nuit sur leur
troupeau, lorsque :
Un ange du Seigneur parut auprès d’eux et la gloire du
Seigneur les enveloppa de clarté, et ils furent saisis d’une grande crainte.
(Luc, III, 9)
Dans l’épisode vu par l’évangéliste, c’est le seul phénomène lumineux digne de mention.
Dans les textes canoniques, l’étoile n’apparaît que dans l’évangile de Matthieu (II, 1-10) où elle est liée à l’histoire des Mages. Les rédacteurs du Romanz de saint Fanuel et du Myreur des Histors semblent être les seuls à imaginer que les bergers ont couru à l’étable, suite à « l’apparition d’une étoile au-dessus de la cité de Bethléem ».
Dans le § 8, le chroniqueur liégeois joue « cavalier
seul » en imaginant qu’Hérode, inquiet de
l’annonce d’une bête entrée dans la ville de Jérusalem, avait « regardé
vers l’Orient » et vu une étoile flamboyante. Dans la tradition canonique,
Hérode n’a aucun rapport avec l’étoile des Mages, et il apprendra la naissance
de Jésus par ses visiteurs orientaux, et non par une « bête que personne
n’avait jamais vue » et qui était « entrée dans la cité de
Jérusalem ».
2. La circoncision et le prépuce
Dans Li Romanz
comme dans Ly Myreur, l’épisode qui
suit directement la visite des bergers est la circoncision. C’est d’ailleurs aussi
le cas chez Luc (III, 21) qui ne s’attarde toutefois pas sur l’événement :
Les huit jours étant accomplis pour sa circoncision,
il fut appelé du nom de Jésus, nom que l’ange lui avait donné avant qu’il eût
été conçu dans le sein maternel (trad. A. Crampon)
L’auteur du Romanz a éprouvé le besoin de donner des informations complémentaires sur la manière dont se faisait la circoncision. Il décrit l’opération avec précision, en insistant sur le fait que c’était le baptême de l’époque :
|
Sept jours après la naissance de Dieu, |
|
Si con trovomes en escrit, |
ainsi que nous le trouvons écrit, |
|
|
Li juis, qi la loi tenoient |
les Juifs qui connaissaient la loi |
Et qui a gouverner l'avoient, |
et qui avaient à la gérer |
|
1735 |
En l'estable s'en sont venu, |
vinrent
dans l’étable |
Ou l'enfant et la mere fu. |
où se trouvaient la mère et
l’enfant. |
|
Li mestre prestre dist avant : |
Le grand-prêtre
dit d’abord : |
|
« Faites nos tost venir l'enfant, |
« Amenez-nous
vite l’enfant, |
|
Lever l'estuet et baptisier. » |
il faut le lever
et le baptiser. » |
|
1740 |
.I. rasoir font apareillier. |
Ils
font préparer un rasoir. |
Entendez le baptisement |
Ecoutez le baptême |
|
. |
Que li juis font a l'enfant : |
que les Juifs
font à l’enfant. |
Onques n'i ot oile ne cresme, |
Il n’y eut ni huile ni chrême |
|
Quant il firent cel saint baptesme, |
quand ils pratiquèrent ce
saint baptême. |
|
1745 |
Mes que d'un rasoir bien trenchant |
Mais
d’un rasoir bien tranchant, |
Li trenchierent par de devant |
ils lui tranchèrent par devant |
|
|
De son membre le cuir en son, |
la peau au sommet de son membre. |
|
C'on claime circoncision. |
C’est ce qu’on appelle
circoncision. |
|
A icel jor qui donc estoit |
En ce jour dont il était
question, |
1750 |
Autre baptesme n'i avoit, |
il
n’existait pas d’autre baptême ; |
|
Mes que le membre li trenchoient |
ils coupaient simplement le
membre |
|
Au valleton q'il baptisoient. |
du petit garçon qu’ils baptisaient. |
Dans son § 3, Jean d’Outremeuse a fortement résumé et
simplifié son modèle, en conservant toutefois les données qu’il estimait les
plus importantes : on coupait le prépuce du petit garçon et c’était
l’équivalent du baptême. Précédemment, en racontant
l’épisode de la Visitation,
Jean d’Outremeuse avait (Myreur, I,
p. 341) mentionné la circoncision de Jean-Baptiste et établit une
équivalence entre celle-ci et baptême : alors l’enfant « fut
baptisé selon leur loi et fut nommé Jean ; et aussitôt qu’il fut
circoncis, son père Zacharie retrouva la parole » (ch. 5, § 6). Il sera
encore question chez Jean d’Outremeuse de circoncision rapportée au baptême à
propos du
bébé de cire de Gonis dans l’épisode du Massacre des Saints Innocents
(Myreur, I, p. 356 = § 9 de l’épisode
égyptien).
On a généralement oublié aujourd’hui que la
circoncision de Jésus –
thème important par ailleurs dans l'iconographie chrétienne – était jadis une
fête liturgique célébrée par l’Église catholique romaine le premier
janvier, c’est-à-dire, dans le décompte ancien, huit jours après Noël. Elle fut
supprimée par le pape Paul VI en 1974 et remplacée par une fête de la Sainte
Vierge. Disparaissait ainsi « la manifestation fondamentale de
la judéité de Jésus au profit d’une énième fête de la Vierge », comme l’écrit
René
Guyon, bibliste français hellénisant et hébraïsant, relevant qu’il existait
déjà dans
l’Église catholique de France treize fêtes mariales annuelles.
Luc, on l'a dit plus haut, est le seul des quatre évangélistes à mentionner
l’événement, qu’on trouve également chez Paul (Colossiens II, 11) et certains apocryphes. Parmi ces derniers, le pseudo-Matthieu (XVI, 1) ne fait qu’évoquer
la circoncision, mais d’autres lui accordent une place assez importante dans
leurs récits.
Ainsi, selon le Livre arménien de l’Enfance (XII, 2), le moment de circoncire l’enfant étant venu, Joseph quitte la grotte, se rend à Jérusalem pour en ramener un « homme sage, très miséricordieux, craignant Dieu et connaissant à fond les lois divines » du nom de Joël, lequel revient avec Joseph à la grotte pour accomplir la cérémonie sur l’enfant Jésus. « Et quand il eut approché le glaive, il n’en résulta pas d’entaille dans le corps de ce dernier. À cette vue, il [Joël] fut frappé de stupeur. »
De ce texte, il faut rapprocher la version qui figure dans une des deux recensions syriaques de la Caverne des Trésors. C’est Joseph qui officie, au crépuscule du huitième jour, et là, un peu comme dans le Livre arménien de l’Enfance :
Il [Joseph] accomplit la circoncision en ne retranchant rien de lui [l'enfant]. Comme le fer passe et tranche un rayon de soleil ou de lumière, sans rien en retrancher, ainsi le Messie fut circoncis mais rien ne lui fut enlevé. (Caverne des Trésors, XLVI, 17-18, trad. Su-Min Ri, Louvain 1987, p. 146)
La recension géorgienne est un peu différente. Elle ne fait pas intervenir Joseph mais va dans le même sens :
Il fut circoncis en vérité selon la loi, mais rien ne fut retranché de ses membres. Bien plutôt, ce fut à la façon d'une épée dégainée que l'on purifie sur la flamme du feu, et elle tranche la flamme et le feu ne souffre en rien du glaive et rien n'est prélevé sur lui. C'est ainsi que le Christ fit : il reçut la circoncision en vérité, mais rien ne fut retranché ni ne se détacha de lui. (Caverne des Trésors, XLVI, 15-18, trad. J.-P. Mahé, Louvain, 1992)
On songera au motif de la semblance de la verrine et aux positions de certains auteurs médiévaux sur la conception et la naissance de Jésus.
Restant dans un cadre plus classique, l’Évangile arabe de l’Enfance – autre nom de la Vie de Jésus en arabe – fait également place à la cérémonie de la circoncision, qui se voit prolongée par l’évocation du sort réservé au prépuce. Le récit est lié à Marie-Madeleine et nous l’avons déjà rencontré en analysant ailleurs l’épisode égyptien de l’enfance du Christ. Dans l’Évangile arabe de l’Enfance, c’est une des « sages-femmes » de la Nativité, Salomé, qui procède à l’opération. Voici le texte :
Quand furent (accomplis) les jours de la circoncision,
c’est-à-dire (quand vint) le huitième jour, la loi obligeait de circoncire
l’enfant. On le circoncit dans la caverne. La vieille femme israélite [c’est la
« sage femme » Salomé] prit le morceau de peau — d’autres disent
qu’elle prit le cordon ombilical — et le mit dans une fiole d’huile de nard
ancien. Elle avait un fils, parfumeur (de son état) ; elle lui en fit don,
lui disant : « Gardez-vous de vendre cette fiole de nard parfumé, quand
bien même on vous en offrirait trois cents deniers ». C’est cette fiole
que Marie la pécheresse acheta et répandit sur la tête de Notre-Seigneur
Jésus-Christ et sur ses pieds, qu’elle essuya ensuite avec les cheveux de sa
(propre) tête. (Évangile arabe de
l’enfance, V, p. 7, éd. P. Peeters, Évangiles apocryphes
II, Paris, 1914 = texte légèrement différent dans la Vie de Jésus en arabe,
VII, trad. EAC I, 1977, p. 214).
Le « Saint Prépuce » !
On l’a presque oublié aujourd’hui, mais cela n’a pas toujours été le cas. Il
fut longtemps vénéré en tant que relique et plusieurs églises affirmaient le détenir.
Si l’on peut croire François Brossier (Les
reliques à l'épreuve du doute, dans Le Monde de la Bible n° 190,
septembre-octobre-novembre 2009, p. 39), il y aurait même eu, au Moyen
Âge, jusqu'à quatorze « Saints Prépuces » conservés dans diverses
villes européennes.
Quoi
qu’il en soit, la vénération officielle et publique de ce qui était une
vénérable relique dura longtemps. Sur ce plan, le cas du village italien de
Calcata est resté célèbre, parce que, jusqu’en 1983, une procession en l'honneur
du Saint Prépuce parcourait les rues du village le 1er janvier. Mais le
vol du reliquaire et de son contenu mit un terme au rituel. Le journaliste
britannique Miles Kington, en parcourant – en vain d’ailleurs – l'Italie à sa
recherche, tourna pour la BBC un long documentaire (1997) consacré surtout à la
relique de Calcata et à sa disparition, mais abordant également le cas des
autres exemplaires existants du prépuce.
D’après le film, que j’ai vu retransmis sur une chaîne française, la disparition
resta inexpliquée,
et certains habitants de Calcata, interviewés par le journaliste,
désignèrent même le Vatican comme commanditaire du vol de cet objet, qui à
l’époque devenait peut-être un peu trop encombrant !
Le § suivant,
qui pourrait représenter une addition propre au chroniqueur liégeois, est
plutôt difficile à comprendre. Comme il concerne le nom de l’enfant, il semble
bien à sa place après la mention de la circoncision, la cérémonie précisément
où l’enfant recevait son nom. La circoncision étant une cérémonie joyeuse, on
comprend que « grande fut la joie alors à Bethléem ». On comprend
aussi que chacun ait pu penser et dire que l’enfant était le fils de Joseph.
Mais les derniers mots (mains chu astoit gas) interpellent. Le mot gas n’existe pas dans le Dictionnaire du Moyen Français.
S’agirait-il de gab, qui signifie
« plaisanterie » ? Oserait-on comprendre : « chacun
disait que Jésus était le fils de Joseph, mais c’était
une plaisanterie » ? Les habitants de Bethléem se seraient-ils moqués de
Joseph ? Il semble difficile d’attribuer à Jean d’Outremeuse cette idée. Le sens
serait-il : « on disait cela, mais ce n’était pas vrai » ? Bref, le passage est
assez difficile.
3. Les prodiges marquant la naissance :
l’eau qui se transforme en huile
Nous pourrons sur ce sujet être relativement bref, car nous avons longuement étudié ailleurs, dans un article consacré aux « Marqueurs de la Nativité » dans la littérature médiévale, l'histoire de motif qu’on appelle communément le « prodige de l’huile et dont le § 5 livre la version de Jean d’Outremeuse.
Ainsi
donc, selon lui, un mult grant myracle
se serait produit à Rome lors de la Nativité. Il aurait transformé en huile pendant
toute une journée les riwes qui coroient
là (« les rivières qui y coulaient »), et notamment l’eau du
Tibre et celle d’une fontaine que ons nom
la Tabarite emeritoir.
Jean d’Outremeuse prétend baser son récit sur la sainte escripture. Apparemment il caractérise ainsi tout écrit racontant des événements en rapport avec l’histoire de Jésus. En tout cas, la version qu’il adoptée et qu’il dit avoir trouvée en la sainte escripture ne se rencontre – telle quelle – nulle part ailleurs. La seule œuvre dont il se soit inspiré est ici encore le Romanz de Fanuel. La conception que Jean d’Outremeuse se fait de la Sainte Écriture est donc fort différente de la nôtre.
Essayons maintenant de remettre sa version à sa juste place dans l’évolution du
motif pour constater que le chroniqueur liégeois représente en fait le tout
dernier état d’une évolution pluriséculaire.
b. L’origine
et l’évolution du motif du « prodige de l’huile »
Rappelons d’abord brièvement l’origine et l’évolution de ce motif.
Tout est parti, on le sait, de la mention très brève d’un phénomène curieux qui eut lieu vers 48 avant Jésus-Christ et qui fut considéré par les Romains comme un prodige : un peu d’huile était sorti de terre au Transtévère, d’un endroit lié à un bâtiment appelé Taberna Meritoria et qui, à l’époque, était probablement un bâtiment militaire.
Si les auteurs païens se contentèrent d’enregistrer l’événement comme un prodige parmi beaucoup d’autres, les Chrétiens s’y intéressèrent très fort. Ils l’amplifièrent, lui donnèrent une interprétation chrétienne et le considérèrent comme un de ces nombreux phénomènes extraordinaires du passé païen, qui, à leurs yeux, annonçaient ou marquaient la naissance du Christ.
Alors que l’événement avait eu lieu plusieurs décennies avant la Naissance, il fut déplacé dans le temps par certains chrétiens et censé se produire au moment de celle-ci. L’huile devint alors le symbole de la grâce et de la miséricorde divine se répandant sur la Terre. En outre le modeste écoulement des débuts connut, au fil des siècles, une amplification de plus en plus large : il se transforma très vite dans la tradition en une source (ou une fontaine) d’huile (fons olei) qui aurait coulé en abondance, une journée entière sans interruption, pour atteindre le Tibre.
c. Les particularités
de la version de Jean d’Outremeuse
Deux particularités de la version de Jean d’Outremeuse peuvent être relevées.
D’abord, le miracle ne consiste pas chez lui en un écoulement plus ou moins important d’huile, comme c’est le cas au départ de la tradition du prodige de l’huile et dans la plus grande partie de son développement. Le chroniqueur liégeois utilise un motif différent, celui de la transformation d’eau en huile. S’il est relativement rare dans cette tradition, on le rencontre toutefois chez Godefroi de Viterbe, chez Barthélemy de Trente, qui l’a transmis à Jacques de Voragine à titre de variante et dans Li Romanz de saint Fanuel. C’est certainement à cette dernière œuvre, qu’il connaît fort bien, que Jean d’Outremeuse a repris le motif de la transformation.
Le second point, plus importants, concerne les éléments sur lesquels porte cette transformation. Chez Godefroi de Viterbe, Barthélemy de Trente et Jacques de Voragine, celle-ci n’affecte que la fontaine (ou la source) du Transtévère. Chez Jean d’Outremeuse, elle touche également « les rivières de Rome et spécialement le Tibre ». Et sur ce point, nous sommes – mais en partie seulement – dans la ligne du Romanz de Fanuel. Il est temps de se reporter au texte de ce poème.
d. L’influence du Romanz de saint Fanuel
Après avoir demandé à son public attention et silence pour le récit des merveilles qui marquèrent la naissance du Christ, l’auteur du Romanz évoque brièvement, en deux vers seulement (vers 1771-1772), le miracle de la transformation de l’eau en huile :
1767 |
|
Ouvrez vos cœurs et vos oreilles |
Si escoutez molt granz merveilles |
et écoutez les très
grandes merveilles |
|
|
qui a Rome avindrent le jor |
qui se
produisirent à Rome le jour |
1770 |
que Dex nasqui por nostre amor. |
où
Dieu naquit par amour pour nous. |
La grant riviere et tot le Toivre |
La grande
rivière et tout le Tibre |
|
qui cort a Rome devint oile. |
qui coule à Rome devinrent huile. |
avant de passer au prodige de la « bête de Jérusalem », qui nous occupera ultérieurement.
Ces vers 1771-1772 ont influencé Jean d’Outremeuse. On ne
s’expliquerait pas autrement que Li
Romanz et Ly Myreur soient les
deux seuls témoins de toute la tradition à faire état d’un Tibre dont les eaux
se seraient transformées en huile le jour de la Nativité. Le Tybre du chroniqueur liégeois est évidemment
le Toivre du Romanz de saint Fanuel.
Restons
un instant sur le vers 1771 du Romanz. Avant de mentionner le Tibre, l’auteur du poème signalait, sans autre
précision, que la grant riviere aussi
fut transformée ce jour-là en huile. Ne nous préoccupons pas trop pour le
moment de ce que le rédacteur du Romanz avait à l’esprit en utilisant cette
expression. Interrogeons-nous plutôt sur
ce qu’en a fait Jean d’Outremeuse. Et sur ce point, il est difficile de ne pas
penser que le chroniqueur liégeois a rendu les vers 1771-1772 du Romanz (les riwes qui coroient là, et par especial la Tybre) par les mots
du Myreur : La grant riviere et tot le Toivre / Qui cort a Rome.
En
utilisant le pluriel au lieu du singulier, le chroniqueur liégeois amplifiait fortement le récit, la
transformation en huile concernant désormais « [toutes] les rivières de
Rome, dont le Tibre ». Avait-il conscience de ce qu’il faisait ? Ou voulait-il
réellement augmenter encore l’ampleur du miracle ? Qui pourrait le
dire ? En tout cas, il s’écarte très nettement de la tradition
« classique » sur le prodige de l’huile, poussant même
l’amplification plus loin qu’aucun auteur antérieur ne l’avait fait.
e. Le lien avec le
Transtévère et la Taberna Meritoria
La
suite immédiate ne manque pas d’intérêt. Après s’être sensiblement écarté de la
tradition, le chroniqueur liégeois va, dans un certain sens, y revenir. Il
introduit en effet dans son récit un élément important de cette tradition, à
savoir le lien du prodige de l’huile avec le Transtévère et la Taberna
Meritoria. Cette donnée
traditionnelle apparaît dans son texte : …et une fontaine que ons nom la Tabarite emeritoir, qui siet en
Trans-Tyberin.
Revoilà
donc l’expression Tabarite Emeritoir.
C’est le seul endroit du Myreur où
elle est utilisée, mais son sens ne fait aucun doute. Elle ne peut correspondre
qu’à la Taberna que les autres textes
appellent généralement Meritoria, plus
rarement Emeritoria, parfois Domus Meritoria, et dont – redisons-le – il a été longuement question dans notre article
précédent. Cette Taberna
/ Domus devait s’appliquer à l’origine à un bâtiment, probablement
militaire.
Mais
la tradition ne fait jamais de la Taberna
Meritoria une fontaine. Sur ce point, Jean d’Outremeuse s’est donc trompé. Une
erreur, qui, dans un certain sens, peut s’expliquer, parce qu’une partie très
importante de la tradition fait précisément sortir de ce bâtiment l’huile qui,
à une certaine époque, se mit à couler dans la zone du Transtévère.
Cette version liant le Transtévère, la Taberna et le prodige de l’huile est ancienne puisqu’elle commence au Ve siècle avec Eusèbe-Jérôme (E taberna meritoria trans Tiberim oleum terra erupit fluxitque tota die sine intermissione significans Christi gratiam ex gentibus), et avec Orose (trans Tiberim e taberna meritoria fons olei terra exundauit, ac per totum diem largissimo riuo fluxit), et qu'elle se retrouve encore, presque dans les mêmes termes, chez Martin d’Opava au XIIIe siècle (Hoc ipso die quo natus fuit trans Tiberim de taberna emeritoria fons olei e terra manavit ac per totum diem largissimo rivo fluxit, éd. L. Weiland, 1872, p. 408).
En réalité, il pourrait fort bien se faire que Jean d’Outremeuse n’ait pas connu le lien existant dans la tradition entre les trois points (le Transtévère, la Taberna et le prodige de l’huile), mais seulement celui reliant le Transtévère au prodige de l’huile. On citera à ce propos le passage de Ly Myreur, I, p. 331-332, où le chroniqueur liégeois traite de l’an 579 de l’exil à Babylone (dix ans avant Jésus-Christ dans notre comput).
Après quelques notices concernant la vie d’Hérode, Jean d’Outremeuse était revenu aux événements de Rome pour y signaler des prodiges survenus dans la cité en cel temps. C’était celui de l’huile, qui s’accompagnait d’un autre concernant le soleil. Nous sommes donc dix ans avant la Nativité :
En cel temps, en Trans Tyberim à Romme, apparut I fontaine qui jettoit oyle à si grant planteit, que li riwe en corroit par si grant habundanche que ch’estoit mervelhe. (Myreur, I, p. 331-332)
À cette époque [du temps d’Hérode, en -10], au Transtévère à Rome, apparut une fontaine qui déversait une telle quantité d’huile qu’elle coulait à flots, avec une telle abondance que c’en était merveille. (trad. personnelle)
Le prodige de l’huile est décrit ici sous une forme beaucoup plus classique que celle de la transformation en huile des rivières de Rome, qui apparaît au § 5 du chapitre que nous examinons. Sa chronologie aussi n’est pas habituelle : il n’est pas lié à la naissance. En surtout aucune précision n’est donnée sur l’endroit précis d’où partait le flot d’huile : on y mentionne simplement le Transtévère, sans qu’il soit question de la Taberna Meritoria.
*
Mais qu’en est-il finalement de la Taberna Meritoria ? Était-elle connue de Jean d’Outremeuse ?
Oui, il la connaissait, ou plus exactement il aurait dû la connaître, parce qu’il avait rencontré l’expression beaucoup plus haut dans son œuvre lorsqu’il traduisait en français les Mirabilia urbis Romae, en Myreur, I, p. 68. Il s’était en effet trouvé devant le texte latin :
Trans Tiberim, ubi nunc est Sancta Maria, […] fuit ibi domus Meritoria, ubi merebantur milites qui gratis serviebant in senatu (Mirabilia, ch. 31, V.-Z., Codice topografico, III, 1946, p. 64)
qu’il avait rendu de la manière suivante :
Item, à Sainte-Marie trans Tyberim […] fut la maison de deserte, où ons deservoit aux chevaliers chu qu’ilh faisoient por les senateurs, et demoroient là lesdits chevaliers. (Myreur, I, p. 68)
*
Dans le texte qui nous occupe ici (Myreur, I, 344-345 – notre chapitre VII, § 5), l’expression Tabarite emeritoir utilisée par le chroniqueur correspond sans le moindre doute à l’expression Taberna Meritoria. Jean d’Outremeuse l’avait traduite en I, 68 par maison de deserte, sans commettre de véritable contresens, la Taberna étant réellement un bâtiment. Le fait qu’il en fasse ici une fontaine montre qu’il a perdu tout souvenir de cette traduction.
Il n’aura cependant pas perdu le souvenir de la tradition, largement répandue, qui faisait précisément sortir de ce bâtiment l’huile qui, à une certaine époque, se mit à couler dans la zone du Transtévère. Des textes (Eusèbe, Orose, Martin d’Opava) vont dans ce sens et Jean d’Outremeuse lui-même, quelques pages plus haut (en I, 331-332), avait signalé l’apparition au Trastévère d’une fontaine où de l’huile jaillissait à gros bouillons, sans toutefois mentionner la Taberna et en datant le phénomène des années 10 avant Jésus-Christ, sous Hérode.
*
En présentant en I, 344-345 cette transformation qu’il qualifie de mult grant myracle, Jean d’Outremeuse avait-il conscience qu’il avait déjà un peu plus haut (I, p. 331-332) fait intervenir un phénomène de ce genre ? C’est difficile à dire.
Les textes sont fort différents. Une raison assez forte devrait toutefois nous inciter à ne pas conclure trop vite à une indépendance totale entre I, 344-345 et I, 331-332 : des deux côtés le prodige de l’huile est immédiatement suivi par un prodige solaire, un cercle ici, trois cercles là-bas, autour du soleil, où intervenait une allusion à l’arc-en-ciel (al manere del arch celeste ici, sicom ly arc Dieu là-bas). Mais revenons à l’essentiel.
f. Le Romanz de Fanuel et Ly Myreur
Il reste en effet que, dans la description par Jean d’Outremeuse du mult grant myracle censé avoir marqué à Rome la naissance de Jésus, l’influence du Romanz de Fanuel, qui a été déterminante, a dû également l’amener à se positionner. Reprenons les choses et tentons de reconstituer sa démarche.
En arrivant aux vers 1771-1772 qu’il avait à adapter :
1771 |
La grant riviere et tot le Toivre |
La grande
rivière et tout le Tibre |
1772 |
qui cort a Rome devint oile. |
qui coule à Rome devinrent huile. |
le chroniqueur liégeois a d’abord rencontré
le « prodige de l’huile », qu’il connaissait mais qui se présentait
dans son modèle sous une forme qui ne lui était pas familière : celle de
la transformation d’eau en huile. Une autre surprise, si l’on peut utiliser ce
terme, l’attendait au vers 1771 dont le sens n’était pas clair : à quoi
pouvait bien correspondre une formule comme « la grande
rivière et tout le Tibre » ?
Il
a d’abord modifié son modèle en introduisant un pluriel au lieu du singulier et
en remplaçant le grant riviere et tot le
Toivre par la formule les riwes… et
par especial la Tybre (« les rivières et spécialement le Tibre »).
Il a dû ensuite se souvenir de la fontaine du Transtévère qu’il connaissait (cfr
Myreur, I, p. 331-332), qui occupait
tant de place dans l’ensemble de la tradition et où il était également question
d’huile, mais dans des conditions différentes.
Ne
retrouvant pas ce motif dans son modèle, le chroniqueur liégeois a dû se sentir
obligé de l’ajouter et de l’intégrer à son adaptation. Ce qu’il a fait, avec –
il faut bien l’admettre – une certaine dose de maladresse. Le Romanz de saint Fanuel mettant l’accent
sur une transformation d’eau en huile, Jean d’Outremeuse aura conservé le
prodige traditionnel du Transtévère, en lui appliquant le motif non plus d’un
jaillissement d’huile mais celui d’une fontaine crachant de l’huile en lieu et
place d’eau.
Bref,
on a l’impression qu’à cet endroit précis, Jean d’Outremeuse s’est rendu compte
qu’il devait s’écarter du Romanz de saint
Fanuel, ce dernier omettant – selon lui – une donnée importante de la
tradition, à savoir la fontaine du Transtévère.
Selon
lui, disions-nous. C’est qu’en définitive le lecteur moderne reste libre de se
demander si par le singulier La grant
riviere, l’auteur du Romanz de saint
Fanuel, moins ignorant peut-être de la tradition que ne le croyait Jean
d’Outremeuse, n’aurait pas voulu faire une allusion, poétique et savante,
précisément à cette fontaine du Transtévère qui le jour de la Nativité s’était
mise à couler à gros bouillons vers le Tibre, comme une véritable rivière. La grant riviere du Romanz n’aurait-elle pas précisément renvoyé à cette fontaine de la
tradition ?
Peut-être après tout, le Romanz de saint Fanuel aurait-il mentionné subtilement la fontaine du Transtévère, sans que le chroniqueur liégeois ne saisisse l’allusion ?
Quoi
qu’il en soit, Jean d’Outremeuse va abandonner ici Li Romanz de
saint Fanuel, qui
lui servait de modèle depuis longtemps et dont l’influence explique fort
bien la présence dans Ly Myreur des
deux éléments rares dans la tradition que sont le changement d’eau en
huile et la double mention des rivières et du Tibre. Le chroniqueur liégeois a abandonné le Romanz pour utiliser (directement ou non)
une autre source qui, au prodige de l’huile, joignait un prodige céleste.
Serait-ce celle qui avait inspiré Jean d’Outremeuse en I, 331-332 ?
4. Les prodiges marquant la
naissance : la couronne autour du soleil
Outre
le prodige de l’huile qu’il a profondément modifié par rapport à la
version la plus courante, Jean d’Outremeuse a également repris à la tradition
le prodige du cercle autour du soleil. La transformation ici sera ici beaucoup
plus légère.
En
fait, ce motif qui touche le soleil a, lui aussi, une histoire qui a été, elle
aussi, examinée dans notre
discussion sur les
prodiges célestes en tant que « marqueurs de la
Nativité ». Il y fut également question d’autres prodiges, comme celui
des trois soleils par exemple.
Le
fait est qu’on constate en Myreur, I,
p. 331-332 et en Myreur, I, p.
344-345, la présence, successive et dans le même ordre, de deux prodiges
particuliers, celui de l’huile et celui d’un soleil entouré d’un ou de trois
cercles. Mais la description précise de ces phénomènes n’est pas la même des deux
côtés. On l’a vu plus haut pour le prodige de l’huile, il en est de même du
prodige céleste. Qu’on en juge. On a d’un côté :
En
cel temps, en Trans Tyberim à Romme, apparut I fontaine qui jettoit oyle à si
grant planteit, que li riwe en corroit par si grant habundanche que ch’estoit
mervelhe. Item, adont apparurent trois
cercles entour le soleal, sicom ly arc Dieu. (Myreur, I,
p. 331-332)
À cette époque
[du temps d’Hérode, en -10], au Transtévère à Rome, apparut une fontaine qui
déversait une telle quantité d’huile qu’elle coulait à flots, avec une telle
abondance que c’en était merveille. Alors
aussi apparurent trois cercles entourant le soleil, comme des arcs-en-ciel.
(trad. personnelle)
et de l’autre :
Item doit-ons
savoir que ons true en la sainte escripture que le jour quant Dieu fut neis
avient à Romme mult grant myracle, car les riwes qui coroient là, et par
especial la Tybre, et une fontaine que ons nom la Tabarite emeritoir, qui siet
en Trans-Tyberin, devinrent oyle, et par tout le jour jettont grans
riwes. Et enssi apparut I circle entour
le soleal, al manere del arch celeste. (Myreur, I, p. 344-345)
On doit aussi savoir qu’on trouve dans la sainte
écriture que le jour de la naissance de Dieu, un très grand miracle se
produisit à Rome. Les rivières qui y coulaient, et spécialement le Tibre, ainsi
qu’une fontaine qu’on nomme la Taberna Meritoria, située dans le Transtevère,
se changèrent en huile, coulant à flots durant tout le jour. Un cercle apparut aussi autour du soleil,
comme un arc-en-ciel.
Les différences sont évidemment moins sensibles dans la
présentation du prodige solaire que dans
celle du prodige solaire : d’un côté un cercle, de l’autre trois cercles
autour du soleil, avec dans les deux cas une allusion à
l’arc-en-ciel. Pareille mention de trois cercles autour du soleil est également
curieuse. Sauf erreur de notre part en effet, les prodiges
« solaires » mentionnés dans la tradition consistent soit en trois
soleils qui finissent par n’en plus former qu’un, soit en un cercle autour du
soleil, une sorte d’arc-en-ciel, l’image de la Vierge et de l’Enfant pouvant
éventuellement s’introduire dans le cercle.
*
Nous avons relevé dans la tradition plusieurs notices mentionnant dans le même ordre les deux prodiges, même si leurs descriptions et leurs ancrages chronologiques ne se recouvrent pas exactement.
C’est le cas de Martin d’Opava (XIIIe siècle, éd. L. Weiland, 1872, p. 408), de Paul Diacre (VIIIe siècle, VII, 8 ; éd. A. Crivellucci, 1914, p. 100-101 ; cfr aussi M.G.H, A.A, II, 1879, p. 119), de la Cronica pontificum et imperatorum Tiburtina (vers 1200, ed. O. Holder-Egger, 1903, M.G.H., Scriptores, 31. Annales et chronica Italica aevi Suevici, 1903, p. 228, l. 36 - p. 229, l. 2), mais toutes font état d’un seul cercle autour du soleil, jamais de trois. La version proposée par Jean d’Outremeuse en Myreur, I, p. 331-332 apparaît donc isolée.
*
Une dernière remarque : quand on est habitué aux mentions du prodige de l’huile dans la tradition, une absence saute aux yeux. Aucun des textes de Jean d’Outremeuse n’évoque les interprétations chrétiennes de ce prodige, un aspect des choses auquel pourtant beaucoup auteurs médiévaux s’étaient arrêtés.
5. Les prodiges marquant la
naissance : la bête de Jérusalem - Hérode et l’étoile
Le dernier prodige cité par Jean d’Outremeuse est celui de l’apparition dans les rues de Jérusalem d’une bête inconnue annonçant « que Jésus était né d’une vierge et venait racheter l’univers ». Vu sa place dans le récit, ce prodige peut certainement être considéré comme un « marqueur de la nativité », au même titre que les précédents.
L’épisode de la « bête parlante » de Jérusalem évoque celui du « bœuf parlant » de la campagne romaine, un événement remontant, lui, à la fin de l’antiquité romaine, bien attesté dès cette époque, que Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 243-244) connaissait et avait d’ailleurs utilisé comme prodige annonciateur de la mort de César, dans le strict respect de la chronologie et de l’interprétation antiques.
Mais ce « bœuf parlant » n’a guère de rapport avec la « bête parlante » de Jérusalem. D’où proviendrait cette notice ? Le chroniqueur liégeois l’aurait-t-il trouvée quelque part ? Nous n’avons pas découvert des attestations antérieures à Jean d’Outremeuse, mais il en existe peut-être. En tout cas, sur le plan narratif, l’épisode a l’avantage de faire passer le récit de Rome à Jérusalem et d’y introduire Hérode. En tout cas, ce qu’annonçait la bête avait fort affecté le roi qui se trouvait alors à Jérusalem, et « il jura de faire tuer l’enfant qui venait de naître ».
Jean d’Outremeuse innove par rapport au texte
canonique, car, chez Luc, Hérode n’apparaît dans le récit qu’avec l’arrivée à
Jérusalem des Mages, qui viennent l’interroger dans son palais.
La suite aussi est propre au chroniqueur liégeois. Hérode
est censé « regarder vers l’Orient et apercevoir l’étoile
flamboyante ». Il ne peut s’agir que de l’étoile dont le chroniqueur venait
de parler un peu plus haut au § 2 et qui était apparue au-dessus de Bethléem
pour indiquer aux bergers des environs l’emplacement de la crèche. Bethléem se
trouvant au sud de Jérusalem (une dizaine de kilomètres), la précision
géographique (vers Orient) ne doit
pas plus être prise au sens strict que l’indication qui figure, à propos des
rois mages cette fois, dans la suite du récit et selon laquelle les
« trois rois virent l’étoile apparue en Orient le jour où Dieu vint
au monde » (VIII, 5). Cette dernière indication aussi est relativement
vague : elle provient vraisemblablement du texte
évangélique (Matthieu, II, 2) où les mages déclarent à Hérode qu’ils
avaient vu « à l’Orient » l’étoile du nouveau roi des Juifs.
Voulant éliminer l’enfant, Hérode donne l’ordre de faire surveiller les lieux de passage et offre une récompense somptueuse à qui capturerait le nouveau-né. Ce détail aussi semble être une innovation de Jean d’Outremeuse, qui, dans un certain sens, « place ses pions » pour la suite du récit. L’« alerte rouge » ainsi déclenchée expliquera par exemple que, toujours chez Jean d’Outremeuse, les rois mages soient arrêtés à la frontière de la Judée (VIII, 8) et amenés devant Hérode.
[à suivre]
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