FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 28 - juillet-décembre 2014


 

La Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.

Un épisode de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle

 

par

Jacques Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


[Note liminaire: Une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.]


 

DeuXième partie : COmmentaire

 

Chapitre I : Le massacre des enfants (§ 2-12)

           

           

Fig. 1. Le Massacre des Saints Innocents

Vitrail de la Basilique Saint-Denis à Saint-Denis

Source 

 

L’épisode du Massacre des Saints Innocents fait encore aujourd’hui partie intégrante de l’imaginaire chrétien. Son historicité est généralement remise en question, tout comme d’ailleurs celle de la fuite en Égypte. Mais, rappelons-le, nous ne faisons pas l’histoire des événements mais celle des légendes.

Relevons toutefois quelques éléments d'information : le fait que les enfants soient célébrés comme des saints martyrs par les Églises (28 décembre en Occident ; 29 décembre en Orient) ne constitue en rien une preuve de leur existence historique ; Flavius-Josèphe est muet sur cet épisode et, si l’historien païen Macrobe (Saturnales, II, 4, 11) évoque bien un massacre d’enfants de moins de deux ans perpétrés par Hérode, il s’agit d’un témoignage du Vème siècle. Paul L. Maier, qui a beaucoup travaillé sur le sujet, note sobrement : « Most recent biographies of Herod the Great deny it entirely » (Paul L. Maier, Herod and the Infants of Bethlehem, dans E.J. Vardaman [Éd.],  Chronos, Kairos, Christos II, Mercer University Press,‎ 1998 [p. 169-189], p. 170). Pour sa part, J. Ratzinger (L’enfance de Jésus, Paris, 2012, p. 156) écrit : « Nous ne savons rien sur cet événement selon des sources non bibliques, mais, considérant toutes les cruautés dont Hérode s’est rendu coupable, cela ne démontre pas que ce forfait ne se soit produit ».

Les mentions dans les écrits canoniques et apocryphes

Matthieu (2, 16-18) est le seul des évangélistes à faire état de cette décision d’Hérode. Il l’a mise en rapport avec la prophétie de Jérémie (XXXI, 15) décrivant Rachel pleurant ses enfants réunis à Rama avant leur départ en exil à Babylone. Rachel était inhumée non loin de Bethléem (Gen., XXXV, 19) et l’évangéliste l’imagine sortie de son tombeau et accompagnant de ses cris ceux poussés par les mères des enfants. Le § 5 de Jean d’Outremeuse est tiré du récit évangélique.

            Le sujet est très présent chez les apocryphes, tantôt sous une forme très condensée comme dans le Protévangile de Jacques (XII, 1) et l’Évangile du Pseudo-Matthieu (XVII, 1), tantôt sous une forme amplifiée comme dans le Livre arménien de l’Enfance (ch. XIII), qui fait la part belle à l’imagination orientale. On en jugera par cet exemple.

Hérode lance à la recherche de Jésus une armée d’un million d’hommes qui circulèrent « dans toute l’étendue de l’empire », expression qui doit désigner les cantons du royaume, car les recherches furent menées dans quatre-vingt trois (ou quatre-vingt quatre, selon les variantes des manuscrits) villages. Les soldats tuèrent tous les enfants qu’ils y trouvèrent, au nombre d’environ mille trois cent soixante (ou mille quatre cent soixante, d’après les variantes). Curieusement on n’alla pas fouiller à Bethléem, qu’on avait décrite à Hérode comme une cité en ruines, alors qu’en réalité Jésus et les siens y étaient encore. Pour le rédacteur du Livre arménien de l’Enfance, la Sainte-Famille, dissimulée dans les ruines, ne partit en Égypte qu’après le massacre.

Fantaisies et exagérations bien sûr. Mais les rédacteurs médiévaux, ne disposant d’aucun élément précis, pouvaient – voire devaient – donner libre cours à leur imagination. Compte tenu de l’horreur du sujet (cfr l’article de Hendricks W. L., The Infancy Narratives as Texts of Terror. Verbal and Visual, dans Chronos, Kairos, Christos II, cité plus haut), le motif rencontra par contre un très vif succès dans l’iconographie. Mais c’est – comme dans le cas de notre étude sur la Chute des Idoles lors de la Fuite en Égypte – une dimension que nous laissons ici de côté.

 

Chez Jean d’Outremeuse

On ne s’étonnera donc pas que Jean d’Outremeuse, s’il part bien du récit canonique (cfr le message de l’ange et le rappel de la prophétie de Jérémie), ait éprouvé lui aussi le besoin de « fabuler » en racontant cette histoire. Écrivant au XIVe siècle, il a évidemment utilisé ses prédécesseurs, mais il est impossible de citer un nom. Dans son récit, on ne peut repérer que des motifs qui apparaissent aussi dans des textes parallèles. Nous les signalerons au passage. Mais, comme telle en tout cas, la composition qu’il propose est originale.

Un factionnaire du nom de Dismas à la sortie de Bethléem

Cette originalité se manifeste dès le § 4. Dans l’Évangile de Matthieu, Joseph semble sortir de Bethléem sans difficulté. Ce n’est pas le cas dans la version de Jean d’Outremeuse. Selon lui, le massacre avait été programmé à Bethléem pour le matin, mais, la nuit précédente, Hérode avait fait bloquer toutes les sorties par ses soldats. Lors de l’apparition nocturne de l’ange qui ordonne à Joseph de gagner l’Égypte, il est donc déjà trop tard : les portes sont gardées. Heureusement le factionnaire de garde, qui n’était pourtant pas très recommandable (qui astoit asseis fellons) mais que Dieu finalement inspira, laisse passer le groupe, car ilh ne savoit cuy ilh astoient.

Cette première originalité se double d’une seconde. Le factionnaire est nommé : Dismas. Jean d’Outremeuse ne dit rien de plus sur lui ici, mais n’importe quel lecteur de son époque pouvait l’identifier : c’est le « Bon Larron » des Évangiles, connu aussi dans nos textes sous le nom de Dimas, ou de Dysmas. Nous le retrouverons dans la suite de notre analyse, car le chroniqueur liégeois lui fait jouer un rôle important dans le récit de l’épisode égyptien (§ 26-39). Ici (§ 4), il introduit son nom, sans plus.

Ces détails narratifs, comme le verrouillage de Bethléem la nuit précédant le massacre, la nécessité et le danger pour la Sainte-Famille de devoir franchir une porte gardée, l’intervention précise d’un factionnaire qui la laisse passer, le nom même du garde, Dismas, sont à relever, car cet ensemble de motifs n’est que très rarement attesté dans les textes apocryphes.

Nous n’en connaissons qu’un seul exemple, beaucoup plus détaillé d’ailleurs. Il est lié à l’Évangile du pseudo-Matthieu, non à ses formes anciennes – remontant probablement au VIIe/VIIIe siècle – mais à une interpolation postérieure, de date incertaine, mais antérieure au XIIe siècle, découverte récemment dans un manuscrit du Grand Séminaire de Namur (Belgique) où elle est placée entre les ch. 19 et 20.

Cette longue interpolation, que nous examinerons en détail plus loin, évoque le projet meurtrier d’Hérode et fait de Dimas – c’est le nom qu’il porte dans ce récit – le fils d’un procurateur royal. Chargé de contrôler la sortie des jeunes enfants, il interroge longuement Joseph, qui se présente comme un malheureux réfugié en quête de nourriture et de travail. Finalement touché par la grâce divine, Dimas les laisse passer. Cette bienveillance lui attire les foudres de son père, qui sera convoqué devant Hérode pour avoir contrevenu aux ordres. Pour ne pas être puni lui-même, le père reniera son fils et le chassera. Dimas n’aura d’autre ressource que de devenir un brigand.

Par rapport à la simple mention d’un Dismas gardant la sortie de Bethléem, cette interpolation de l’Évangile du pseudo-Matthieu est fort élaborée, et n’a dans le détail que peu de rapport avec le récit de Jean d’Outremeuse. Leur seul point de contact est la présence, comme garde surveillant les portes, d’un personnage du nom de Di(s)mas, qui sera le Bon Larron du Calvaire.

Les enfants massacrés et leur statut

Il faut aussi relever, chez Jean d’Outremeuse, l’originalité de certains chiffres. Celui des enfants massacrés (quatre mille cent quarante, au § 6) dépasse même – et de beaucoup – ceux du Livre arménien de l’enfance. Celui de la limite d’âge (au § 2) – moins de quatre ans pour Jean d’Outremeuse – est également supérieur à celui des textes parallèles – généralement deux ans.

Original encore, ce besoin d’expliquer pourquoi les enfants sont devenus des saints (§ 6). En effet ils ne sont pas des martyrs au sens plein du terme. Ce titre n’est décerné qu’à ceux qui ont subi la mort pour avoir prêché et proclamé leur foi. Un contemporain de Jean d’Outremeuse, Ludolphe de Saxe, dans sa Vita Christi, énumère les trois types de martyrs qu’on peut rencontrer dans le Christianisme (La Grande Vie de Jésus-Christ : Tome 1. Génération et Vie Privée, par Ludolphe Le Chartreux. Nouvelle traduction intégrale avec préface et notes par le P. Dom Florent Broquin, Deuxième édition, Paris, 1883 p. 273-274, accessible sur la Toile).

L’histoire de la jeune Gonis et des enfants métamorphosés en singes

Mais ce qui est beaucoup plus significatif encore de l’originalité de Jean d’Outremeuse, c’est l’histoire de Gonis (§ 7-11). Cette jeune fille de bonne famille regrette de n’avoir pas d’enfant qui puisse être tué avec les autres et ainsi offert en sacrifice à Dieu (§ 7).

Jouant en quelque sorte à la maman, comme une petite fille, elle se façonne une poupée de cire qu’elle fait semblant de nourrir au sein. Dieu fait alors un miracle (Gran myracle demonstrat là Dieu, § 9) : il donne la vie et la parole à ce bébé de cire, qui ira jusqu’à s’exprimer en théologien (distinguant circoncision, baptême de l’eau et baptême de sang), un peu comme le fait Jean d’Outremeuse dans un autre passage intitulé Del circonsision Jhesu-Crist (Myreur, I, p. 344).

Quant à Gonis, loin de chercher à protéger son enfant, comme une mère « normale », elle veille à attirer sur lui l’attention des soldats. Il mourra percé d’une épée et sans répandre une seule goutte de sang. Son meurtrier verra le ciel s’ouvrir et des anges venir chercher l’âme du bébé pour la présenter « à un Seigneur qui était très beau ».

L’histoire de Gonis et du miracle de la poupée de cire qui prend vie ne semble avoir aucun parallèle dans les versions connues de l’épisode égyptien. Il en est de même du deuxième miracle rapporté par Jean d’Outremeuse, celui de la métamorphose des enfants en singes. Les deux épisodes sont très contrastés. Dans l’un, une jeune fille aurait voulu être mère pour offrir son enfant à Dieu ; dans l’autre, des mamans veulent – assez normalement – sauver la vie de leurs enfants et tentent de les dissimuler aux soldats. La réaction divine est pour nous un peu inattendue : Dieu n’apprécie pas leurs réactions négatives qui le mettent en colère (de coy Dieu soy corochat, § 10). Il transforme les enfants en singes.

Il existe pourtant dans les traditions parallèles sur le massacre des enfants des cas où Dieu laisse des mères sauver leurs enfants. Ainsi, dans le Protévangile de Jacques (XXII, 3),  Élisabeth, ayant appris qu’on cherchait pour le tuer son fils Jean – le futur Baptiste –, le prend et se réfugie dans la montagne. N’y trouvant pas de cachette, elle s’arrête et soupire : « Montagne de Dieu, reçois-moi, une mère avec son enfant ». « Et aussitôt la montagne se fendit et la reçut. Et cette montagne laissait transparaître la lumière pour elle ; car un ange du Seigneur était avec eux, qui les protégeait ».

La scène apparaît sur une icône du XVIe siècle, dite « de la Nativité du Christ », conservée à Rouen, et riche en représentations diverses (С. Bortoli, Une nouvelle collection d'icônes en France : le fonds Henri Collin du musée des Beaux-Arts de Rouen, dans Revue des études slaves, t. 63,1, 1991, p. 245-260 [accessible par Persée]). Une illustration représente en effet Élisabeth portant dans ses bras le Précurseur et se dissimulant aux yeux d'un soldat d'Hérode qui la menace de sa lance.

Dans cette même icône, une autre illustration livre une scène de sauvetage différente, qu’explicite une inscription très précise : « Nathanaël allongé sous le figuier ». En-dessous du texte, une mère « dépose sous un arbre un enfant nimbé, enveloppé dans des langes ». Mme Bortoli signale que « ni l'office du jour, ni les Évangiles apocryphes ne parlent de Nathanaël échappant à la mort pendant le massacre des Innocents, comme ce fut le cas pour Jean Baptiste ». Mais, depuis lors, l’éditeur de la Vie de Jésus en arabe, ch. 43 (EAC I, 1997, p. 230) a fait état d’une version syriaque, qui présente Nathanaël, alias Nicodème, comme « le seul enfant qui échappa au massacre des Innocents grâce à la présence d’esprit de sa mère qui le dissimula dans un figuier. » L’icône analysée date du XVIe siècle, on l’a dit, mais les traditions qu’elle met en scène remontent beaucoup plus haut.

On est très loin avec ces deux exemples d’une colère divine frappant les enfants que leurs mères auraient essayé de soustraire à la folie meurtrière des soldats d’Hérode. Les métamorphoses en singes semblent propres à Jean d’Outremeuse. Nous n’en avons en tout cas pas trouvé de passages parallèles.

Le récit se termine (§ 12) par les moqueries avec lesquelles le roi Hérode accueille le rapport du « meurtrier » de l’enfant de cire. Quant ilh oit chu dit, Herode s’en moquat. Encore un de ces détails concrets auxquels Jean d’Outremeuse a l’habitude de recourir pour donner vie à ses récits. Rappelons qu’on en a déjà rencontré plusieurs dans l’épisode, comme les portes de Bethléem gardées et le factionnaire complaisant, l’origine noble de Gonis, le fait qu’elle allaite et berce la poupée de cire, qu’elle chante pour attirer l’attention des soldats. Peut-être après tout, la métamorphose en singes d’enfants dissimulés par leurs mères  dans des arbres appartient-elle à la même catégorie.

 

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Bruxelles, 5 octobre 2014


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