[Extrait
de Folia Electronica Classica,
t. 28, juillet décembre 2014]
L’Évangile
selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.)
Autour de la
Naissance du Christ (Myreur, I, p.
307-347 passim). Commentaire.
Chapitre III : L’Annonciation
et la Virginité de Marie
par
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université
de Louvain
Icône de l’Annonciation à Marie. Mont Sinaï. Ste Catherine
Source : artbible.net
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Comme
l’indique son titre, le présent chapitre abordera la question de l’Annonciation
et aussi, dans la foulée, celle de la virginité de Marie, un élément fort
important tant dans le dialogue de Marie avec l’ange que dans la pensée
religieuse médiévale.
On
a vu dans le premier chapitre, chez Luc
l’évangéliste, que l’ange Gabriel avait annoncé à Zacharie la naissance du futur
Jean Baptiste. Immédiatement après cet épisode, le même Luc a mis en scène
Gabriel venant annoncer à Marie celle du Messie. Il est le seul des
évangélistes à proposer ces deux récits, qu’il relie d’ailleurs étroitement. Il
situe en effet l’apparition à Marie « au sixième mois », renvoyant
ainsi explicitement à ce qu’il venait de dire concernant Élisabeth, laquelle
aurait tenu sa grossesse cachée « pendant cinq mois ». Élisabeth en
était donc à son sixième mois lorsque l’ange Gabriel accomplit sa seconde mission.
Plan
1. Le récit de Luc
2. Fiançailles et mariage
3. Les récits médiévaux
4. Les précisions chronologiques (§ 1)
5. Les précisions topographiques (§§ 1 et 3)
6. L’ange apparaît à Marie en prières (§ 2)
7. La peur de Marie et l’enchanteur Turquin (§ 4)
8. Les échanges entre l’ange et Marie (§ 5-7)
9. La « conception par l’oreille » (§ 8)
10. La semblance
de la verrine (§ 9)
11. Les
anciennes versions françaises poétiques de l’Annonciation
12. En guise de conclusion
Pour
l’Annonciation à Marie, comme pour celle à Zacharie, le récit de Jean
d’Outremeuse est dans sa structure de base fidèle à celui de Luc, ce qui
n’exclut évidemment pas des différences de détails. Voici le texte de Luc (I,
26-38), dans la traduction d’A. Crampon :
(26) Au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, (27) vers une vierge qui était fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph ; et le nom de la vierge était Marie. (28) Étant entré où elle était, il lui dit : « Salut, pleine de grâce ! Le Seigneur est avec vous ; [vous êtes bénie entre les femmes]. »
(29) Mais à cette parole, elle fut fort troublée, et elle se demandait ce que pouvait être cette salutation. (30) L’ange lui dit : « Ne craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. (31) Voici que vous concevrez, et vous enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus. (32) Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il régnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura point de fin. »
(34) Marie dit à l’ange : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais point l’homme ? » L’ange lui répondit : (35) « L’Esprit-Saint viendra sur vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. C’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. (36) Et voici qu’Élisabeth, votre parente, a conçu, elle aussi, un fils dans sa vieillesse, et ce mois-ci est le sixième pour elle qu’on appelait stérile, (37) car rien ne sera impossible pour Dieu. »
(38) Marie dit alors : « Voici la servante du Seigneur : qu’il me soit fait selon votre parole ! » Et l’ange la quitta.
Luc
présente donc Marie comme « fiancée à Joseph ». Qu’est-ce à
dire ?
Les
coutumes matrimoniales de la Palestine au temps de Jésus, relativement bien
connues, comportaient trois étapes : promesse de mariage, fiançailles et
mariage. La promesse de mariage n’était qu’un simple engagement, sans rien de
définitif. Les fiançailles par contre étaient « un acte de la plus grande
importance, elles devaient durer une année entière et avaient un caractère
aussi définitif que le mariage lui-même. La fiancée qui manquait à sa promesse
était lapidée comme adultère. Toute une cérémonie avait lieu qui cimentait les
engagements pris et leur donnait quelque chose d'absolu ». Les fiançailles
entraînaient donc pour une fiancée des obligations proches de celles d’une
femme mariée, notamment celle de la fidélité.
Venait
finalement le mariage proprement dit où la fiancée était conduite en grande
cérémonie dans la maison de son époux (cfr par exemple l’ouvrage écrit par un
professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, E.
Stapfer, et intitulé La Palestine au
temps de Jésus-Christ, 6e éd., Paris, 1892). On songera dans les
évangiles à l’épisode des Noces de Cana.
Une
dernière note encore, celle d’A. Crampon (Nouveau
Testament, p. 1) : « Les fiancés n’habitaient point
ensemble ; mais le lien qui les unissait était si étroit, qu’on les
désignait déjà sous les noms de mari
et de femme, et qu’il fallait pour le
rompre, un écrit de répudiation, comme s’il se fût agi d’époux véritables (Deut., XXII, 23-24) ». Cette
précision va nous permettre de mieux comprendre un passage de Matthieu.
Cet
évangéliste, s’il n’a pas raconté l’Annonciation, a donné un récit assez
détaillé (I, 18-25) de la visite de l’ange venu calmer les inquiétudes de
Joseph. Ce dernier, ayant constaté la grossesse de sa « fiancée » alors qu’ils n’avaient
pas encore « habité ensemble », voulait la « répudier ».
L’ange qui lui apparaît pendant son sommeil le rassure : « Joseph, ne
crains point de prendre chez toi Marie, ton épouse,
car ce qui est conçu en elle est du Saint-Esprit ». Et
Joseph « prit chez lui son épouse ».
Le fait que Matthieu ait employé les termes « fiancée » et « épouse » pour désigner la même personne ne surprend donc pas.
3.
Les récits médiévaux
Mais
revenons à l’évangéliste Luc (I, 26-38). Son texte a bien évidemment été repris
par nos auteurs de référence. Il s’agit des apocryphes : Protévangile de Jacques (ch. 11 ; EAC, I, 1977, p. 92-93), Évangile
du pseudo-Matthieu (ch. 9 ; EAC,
I, 1977, p. 129), Livre de la Nativité de
Marie (ch. 9 ; EAC, I, 1977, p. 158) et Livre arménien de l’Enfance (ch. 5,
1-12 ; p. 89-101, éd. P. Peeters, Paris, 1914). Il s’agit aussi de
compilateurs-commentateurs, comme Pierre le Mangeur, dans son Histoire scholastique (ch. 2, de conceptione Salvatoris) et Jacques de
Voragine dans sa Légende dorée (ch.
50, sur l’Annonciation ; p. 258-266, trad. A. Boureau, 2004). Il s’agit
encore de ce qu’on peut appeler les traductions-adaptations de la Bible, comme
la Conception Nostre Dame (vv.
783-878) de Wace, écrite probablement vers 1130-1140, Li Romanz de Dieu et de sa mere d’Herman de Valenciennes (vv.
3299-3374), datant de la fin du siècle, et Le
Romanz de saint Fanuel (vv. 871-974), un peu plus récent (XIIIe siècle).
L’Annonciation apparaît également en bonne place dans le drame liturgique
provençal du XIIIe siècle intitulé L’Espozalizi
de Nostra Dona (vv. 257-358).
Il vaut la peine de noter qu’à l’exception du Romanz de saint Fanuel – une exception majeure sur laquelle nous aurons à revenir –, toutes les autres œuvres suivent la version de Luc et placent l’Annonciation à un moment où Marie était déjà « fiancée » à Joseph.
4.
Les précisions chronologiques (§ 1)
Quoi
qu’il en soit, le § 1 est riche en précisions, chronologiques d’abord. La
scène se passe le 25 mars, date à laquelle le calendrier liturgique célèbre la
fête de l’Annonciation. On le sait, tout comme on sait que la conception de
Jésus marque la fin de l’âge de l’exil de Babylone et le début d’un âge
nouveau, celui de l’Incarnation. L’apparition de l’ange se place donc en l’an 1
de l’Incarnation, année incomplète (imparfaite)
évidemment, puisqu’on en est encore au tout premier jour. Comme il l’écrit
lui-même, Jean d’Outremeuse est donc revenu « à sa matière », après
l’excursus chronologique des p. 336-337 du Myreur,
commenté dans le deuxième chapitre.
L’âge
de Marie est ici donné au jour près : la fillette a quatorze ans, sept
mois moins huit jours. Le compte était facile à faire, puisqu’elle était née le
8 septembre de l’an 575 de l’exil de Babylone (ch. 1, § 8).
Entre le 8 septembre de cette année-là et le 25 mars de l’an 1 de l’Incarnation,
Jean d’Outremeuse a compté sur son calendrier 14 ans et sept mois moins 8
jours. Il ne restait à fixer que l’heure de l’apparition de l’ange. C’était
probablement, « disent certains », au moment de la messe. On admirera
cette réserve prudente. Jean d’Outremeuse ne peut que garantir le jour :
il ne peut pas prendre sur lui de préciser l’heure !
Quoi qu’il en soit, selon lui, la fillette se trouvait à Nazareth et venait d’entrer dans son oratoire, un psautier en main.
5.
Les précisions topographiques (§§ 1 et 3)
Alors
que le § 1 avait localisé Marie chez elle à Nazareth, dans son oratoire,
on se serait attendu à ce que l’ange lui apparaisse à cet endroit. Or, le
§ 3 ne semble pas aller dans ce sens : Dieu lui envoie Gabriel,
« dans le temple ».
Si
le terme est employé dans son sens strict, il doit renvoyer au Temple de
Jérusalem, celui dans lequel, un peu plus haut (ch. 1, § 11 et
15), Jean d’Outremeuse avait présenté le prêtre Zacharie en train d’accomplir
les sacrifices. L’Annonciation aurait-elle eu lieu lors du séjour de Marie au
Temple ?
Il
existait en effet une tradition, solidement attestée à date ancienne déjà chez
les apocryphes et selon laquelle Marie enfant aurait été affectée au Temple, de
l’âge de trois ans jusqu’à celui de la puberté (cfr premier
chapitre). Mais les apocryphes ne plaçaient pas l’Annonciation pendant
le séjour de Marie au Temple, pas plus d’ailleurs que des
compilateurs-commentateurs comme Pierre le Mangeur et Jacques de Voragine, ou
des traducteurs-adaptateurs de la Bible, comme les poètes Wace ou Herman de
Valenciennes. Tous ces auteurs restaient fidèles au texte de Luc (I, 26), qui,
rappelons-le, situait l’événement expressis
verbis à Nazareth.
Un
texte du Romanz de saint Fanuel pourrait
nous aider à comprendre ce passage de Jean d’Outremeuse. Ce sont les vers
871-873 qui introduisent le récit de l’Annonciation en lui fournissant un cadre
temporel et local, mais ils doivent être interprétés correctement. Les
voici :
871 .Xiii. anz apres et un demi Douze
ans et demi après
Que sainte Marie nasqui, la naissance de sainte
Marie,
Dedenz le temple en est entrée elle est
entrée dans le temple.
Comme pucelle bien senée. Comme une demoiselle bien
savante,
875 Sor ses genoz tint son sautier, sur ses genoux
elle tint son psautier,
Si commença Deu a proier […] et commença à prier Dieu. […]
Dans ce contexte, le
mot « temple » ne peut certainement pas désigner le Temple de
Jérusalem où Marie a passé ses années d’enfance jusqu’à la puberté. À l’âge que
lui donne le rédacteur du Romanz (12
ans et demi), elle ne peut pas être entrée
au Temple ; c’est au contraire le moment où elle l’avait quitté, toute la tradition va dans ce
sens, même si l’âge précis de son départ varie (entre 12 et 14 ans). Comme le
mot « temple » peut aussi désigner un local de prière ou une église,
c’est indiscutablement le cas ici : Marie est en prière chez elle,
lorsqu’elle reçoit la visite de l’ange.
Nous ne devons donc pas
hésiter à donner au terme « temple » du
chroniqueur liégeois un sens plus général. Il n’y a pas de contradiction entre
l’« oratoire » du § 1 et le « temple » du § 3.
Jean d’Outremeuse reste fidèle à l’opinio
communis d’une Annonciation à Nazareth même.
On pourrait d’ailleurs se demander si les termes « temple » et « oratoire » utilisés ici par Jean d’Outremeuse ne pourraient pas correspondre au « sanctuaire » qu’était déjà sa chambre de toute petite fille, avant son entrée au Temple de Jérusalem. Un texte du Protévangile de Jacques (EAC, I, 1997, p. 87) rapporte que la mère de Marie, avant de confier sa fille de trois ans au Temple, avait transformé sa chambre de Nazareth en un véritable « sanctuaire » (trois mentions du mot sur les p. 87 et 88 de l’EAC). Mais Jean d’Outremeuse connaissait-il cet apocryphe ?
6.
L’ange apparaît à Marie en prières (§ 2)
On
vient donc de voir que Le Romanz de saint
Fanuel et Ly Myreur des Histors
plaçaient tous les deux l’Annonciation à Nazareth, conformément à la tradition, et qu’ils utilisaient tous les deux
aussi le terme temple pour désigner l’endroit où s’était retirée Marie pour
prier. Leurs versions se caractérisent aussi par l’emploi d’un même mot
« psautier » (psaltier chez
Jean, sautier dans Le Romanz) qu’on ne trouve pas dans les
autres récits de l’Annonciation. Nouvel élément à l’appui de la thèse d’une
influence du Romanz sur Ly Myreur. Nous en rencontrerons
beaucoup d’autres.
Or
donc, Marie a commencé ses prières lorsque l’ange lui apparaît dans une grande
lumière. La lumière est une donnée classique dans les récits d’apparition des
anges. Quant aux termes de la salutation, ils sont eux aussi classiques et font
aujourd’hui encore partie intégrante de l’Ave
Maria.
Le reste du § 2 développant les intentions de Dieu et précisant qu’il fit « s’ouvrir le ciel » pour le passage de l’ange pourrait-il sortir de l’officine de Jean d’Outremeuse ? En tout cas ce dernier se présente comme un narrateur omniscient : il connaît les pensées divines.
7.
La peur de Marie et l’enchanteur Turquin (§ 4)
Il
faut probablement lui attribuer aussi l’essentiel du § 4, qui exploite
dans un sens très particulier les termes évangéliques décrivant, chez la jeune
fille qui ne comprend pas très bien ce qui lui arrive, un « grand
trouble ».
Ce que Jean d’Outremeuse fait en effet éprouver à Marie, c’est une « grande peur » (grant paiour) : elle croit avoir devant elle un enchanteur bien connu dans la région, qui « prenait les apparences d’un ange et allait souvent coucher avec les pucelles ». Le nom de Turquin, répété trois fois, fait songer à l’histoire du viol de Lucrèce par Sextus Tarquin, le fils du roi Tarquin le Superbe. Cet épisode, bien connu au Moyen Âge, figure d’ailleurs en bonne place dans Ly Myreur (I, 98) : Tharquinus, son altre fis, estoit forbanis fours de Romme sens rapelleir, por tant qu’ihl avoit corrompue et violeit Lucrecie à forche, qui estoit une noble femme et de grant linage. Le chroniqueur liégeois doit l’avoir utilisé et adapté ici. En tout cas, aucun autre récit de l’Annonciation ne fait intervenir ce motif.
8.
Les échanges entre l’ange et Marie (§ 5-7)
Pour
l’essentiel, les échanges qu’on lit dans Ly
Myreur restent globalement fidèles au récit évangélique. L’ange :
« Tu concevras un fils particulièrement important ». –
Marie : « Comment est-ce possible ? Je ne connais pas
l’homme ». – L’ange : « Rien n’est impossible à Dieu, comme le
montre l’exemple d’Élisabeth ». – Marie : « Je suis la servante
du Seigneur ».
Ils
contiennent toutefois des développements allant dans des sens différents :
Luc met une insistance particulière sur le sort extraordinaire de l’enfant à
naître, tandis que le chroniqueur insiste sur la virginité de Marie qui restera
intacte. L’ange : « Toute vierge que tu sois, tu as conçu un
fils », « en enfantant, tu demeureras vierge », « également
après l’accouchement ». – Marie : « j’ai voué à Dieu ma
chasteté », « comment une vierge pourrait-elle avoir un enfant sans
toucher un homme, ni trahir sa virginité ? ». – L’ange : Tu
enfanteras « sans rien perdre de ce dont tu as fait vœu », Dieu
« sauvegardera très bien ta chasteté ». Il est clair que le texte de
Jean d’Outremeuse traduit, beaucoup plus que celui de Luc, le souci d’affirmer
la virginité perpétuelle de Marie.
Il s’agissait en effet d’une question très importante au Moyen Âge et sur laquelle insistent tous les auteurs. Rien d’étonnant dès lors que, chez Jean d’Outremeuse, la suite immédiate du récit de l’Annonciation soit consacrée à ce sujet, avec la présentation d’abord de la curieuse théorie de la « conception par l’oreille », puis de la célèbre image de la verrière, censée faire comprendre d’une manière simple comment une femme peut concevoir et enfanter tout en restant vierge. Ce sont ces points-là qui vont maintenant nous retenir.
9.
La « conception par l’oreille » (§ 8)
Plaçons
d’abord le motif de la conception par l’oreille dans une perspective plus
large.
Est-il
nécessaire de rappeler – cfr dans le premier chapitre
les légendes de Fanuel et d’Anne – qu’on retrouve ici un motif régulièrement
présent dans les biographies légendaires des grands personnages ?
Celles-ci, pour mettre en évidence le statut tout à fait particulier de leurs
héros, ont l’habitude de ne pas les faire naître, « comme tout le
monde », c’est-à-dire de l’union sexuelle « normale » d’un homme
et d’une femme.
D’où,
dans le folklore et la littérature du monde entier, une foule de récits aussi
curieux que variés sur les conceptions et/ou les naissances merveilleuses de
dieux et de héros, de fondateurs d’empire, de villes, de religions, mais aussi
de grands bienfaiteurs, de sages ou de grands ancêtres. Sur cette question la
consultation sans a priori d’une encyclopédie des religions se révèle fort
instructive. Ainsi par exemple l’index de l’Enciclopedia
delle Religioni (Florence, 1970-76 en six volumes) renvoie, aux mots concepimento (miracoloso), « conceptio
per aurem, per os »,
ingravidamento straordinario, nascite miracolose e verginali, à une série
d’articles de synthèse, bien rédigés, érudits et clairs. Ils sont très utiles
pour aider le lecteur à relativiser les prétentions de certaines religions qui
« tiennent leurs mythes fondateurs et les miracles connexes pour des
réalités au sens strict plutôt que de les situer dans l’espace symbolique
relevant de l’imaginaire » (D. Donnet, dans les FEC,
t. 12, 2006).
Ces
conceptions/naissances merveilleuses peuvent revêtir des formes très diverses
et des modalités surprenantes, qu’on ne rencontre – faut-il le dire ? –
que dans les mythes, les légendes et les contes. Nous avons vu dans le
premier chapitre la naissance miraculeuse de saint
Fanuel (sa mère avait respiré une fleur particulière) et celle de sainte Anne
(née de la cuisse de son père). Ce ne sont que deux exemples parmi une foule
d’autres. Il faudrait un livre pour présenter et commenter tous les cas
recensés. Bornons-nous à en épingler quelques-uns, relativement bien connus.
Rome
et son empire doivent leur existence à des jumeaux, Romulus et Rémus, nés de la
rencontre du dieu Mars avec la vestale Rhéa Silvia. Alexandre le Grand, autre
grand fondateur d’empire, fut lui aussi conçu d’une manière miraculeuse : « Avant
la nuit où les époux furent enfermés dans la chambre, la fiancée eut
l’impression que, par un coup de tonnerre, la foudre lui tomba sur le
ventre ». Le roi Philippe, père d’Alexandre, aurait même vu Zeus
couché auprès de sa femme sous la forme d'un serpent (Plutarque, Vie d’Alexandre, 2-3).
Beaucoup plus tard, lorsque le grand conquérant passera par l’Égypte, les
prêtres du temple d’Ammon lui confirmeront qu’il était bien le fils de Zeus.
On pourrait multiplier les exemples. Nous n’en citerons qu’un, emprunté
au monde des croyances religieuses. Il concerne la naissance du futur Bouddha.
Celui-ci « choisit lui-même ses parents, alors qu’il était un dieu au ciel
des Tusita. La conception aurait été immaculée, le boddhisattva pénétrant dans le flanc droit de sa mère sous la forme
d’un éléphant ou d’un enfant de six mois. (Les versions anciennes parlent
seulement du rêve de sa mère : un éléphant entrant dans son corps [et
rendant la mère enceinte].) La gestation est également immaculée, car le boddhisattva se trouve dans une châsse
de pierre précieuse et non dans la matrice. Sa naissance a lieu dans un
jardin ; la mère s’accroche à un arbre, et l’enfant sort par son flanc
droit. » (M. Eliade, Histoire des
croyances et des idées religieuses. II, Paris, 1983, p. 75).
L’histoire
des religions connaît aussi des conceptions miraculeuses qui peuvent se faire
par la bouche (per os) ou encore par
l’oreille (per aurem).
Il
existe d’ailleurs une « symbolique sexuelle de l’oreille », comme
l’ont relevé dans l’ethnographie africaine J. Chevalier et A. Gheerbrant (Dictionnaire des symboles, Paris, 1982,
p. 709). Chez les Dogons et les Bambaras du Mali, notent-t-ils (p.
709), « l’oreille est un double symbole sexuel », à la fois
masculin et féminin. Et selon un mythe Fon, du Dahomey cette fois, « la
divinité créatrice Mawu, après avoir créé la femme, aurait tout d’abord placé
ses organes sexuels à la place des oreilles » (ibidem).
Ne
nous égarons toutefois pas. Jean d’Outremeuse (ou sa source) n’a pas feuilleté
une encyclopédie des religions ou un dictionnaire des symboles avant d’écrire
son Myreur. Il se base sur les
travaux des auteurs chrétiens qui, très tôt, ont beaucoup réfléchi sur la
virginité de Marie, censée avoir existé « avant, pendant et après
l’enfantement », comme d’ailleurs Jean d’Outremeuse, dans le récit de
l’Annonciation (§ 5), le fait dire à l’ange Gabriel.
Les
textes médiévaux sur le sujet sont extrêmement nombreux, car le problème de la
virginité de Marie a toujours beaucoup préoccupé les esprits. En fait la
doctrine catholique officielle sur Marie et son statut a mis des siècles à se
préciser, et les débats entre églises chrétiennes n’ont pas pris fin avec le
Moyen Âge. Ainsi l’Immaculée Conception (Pie IX en 1854) et l’Assomption (Pie
XII en 1950) ne sont des dogmes que pour les seuls catholiques ; les
orthodoxes et les protestants ne les acceptent pas comme tels.
Mais
restons dans le Moyen Âge pour présenter quelques aspects de l’évolution du
motif de la conception par l’oreille.
Dans
un long chapitre d’un ouvrage intitulé Le
Latin Mystique (3e éd., Paris, 1930, p. 319-341), Remy de
Gourmont a rassemblé une série de textes poétiques médiévaux qui exaltent une
Mère de Dieu (inviolata integra et casta)
dont chaque poète cherche à l’envi à célébrer la virginité en des termes dont
beaucoup paraissent ridicules à un lecteur moderne. À cette occasion, de
Gourmont rappelait qu’une grande dispute théologique s’était jadis élevée
« sur le point de savoir, par où, par quel pertuis, ce souffle ou ce
sperme essentiel [= celui de Dieu] avait pénétré dans les viscères sacrés de la
Vierge » (p. 337). Et cela nous conduit directement à ce qui nous retient
ici, la conception par l’oreille.
Sur
la conception de Jésus par l’oreille, la lecture d’un article, relativement
récent (1947) et approfondi (quelque 60 pages), de François Remigereau permet
de suivre dans le détail le développement de ce motif en Orient et en Occident.
Fr. Remigereau, Les enfants faits par l’oreille. Origine et fortune de l’expression, dans Mélanges 1945. 5. Études linguistiques,
Paris, 1947, p. 115-176 (Publications de la Faculté des Lettres de l'Université
de Strasbourg, 108).
S’il n’est pas question de
présenter ici en détail, ni même de résumer, la démonstration de Fr.
Remigereau, nous en relèverons toutefois quelques points marquants.
Le
savant commence par analyser les positions des Pères de l’Église, grecs et
latins. S’ils sont, dans le droit fil du texte évangélique, « unanimes à
reconnaître le rôle de l’oreille, conjoint à celui de la voix de l’ange »,
ils ne le sont pas nécessairement « quant à la nature de ce rôle »
(p. 123). S’il y a bien eu une « divine semence spirituelle »
(expression de Jean Damascène, Patrologia
Graeca, t. 196, col. 66), les penseurs ecclésiastiques sont généralement
très prudents, surtout du côté latin, lorsqu’il s’agit de répondre avec
précision à la question très concrète : « par quel processus cette
semence pénètre-t-elle d’abord dans la Vierge pour la féconder ensuite »
(p. 123).
Certains
toutefois osent préciser. Ainsi, pour saint Proclus de Constantinople (Ve
siècle), « la sainte Vierge prêta son ventre, le Verbe y fit irruption par
l’oreille » (P.G., t. 65, col.
708). Saint Jean Damascène (VIIIe siècle) interpelle les oreilles de la
Vierge : « Oreilles, […] par lesquelles le Verbe est entré pour se faire
chair » (P.G., t. 96, col. 676).
Proclus ne croyait pas seulement à une conception auriculaire mais aussi à une
naissance auriculaire : « Il est sorti de la matrice comme il était
entré, par l’oreille » (P.G., t.
65, col. 692), tandis que Jean Damascène pense que la naissance eut lieu par la
voie normale : « La conception eut lieu par l’oreille, mais la
naissance se fit par la voie de sortie habituelle chez les
parturientes » ; il condamne d’ailleurs certains de ses contemporains
qui « prétendaient fabuleusement qu’il [le Christ] était venu au monde par
le flanc de la Mère de Dieu » (P.G.,
t. 94, col. 1161 pour les deux citations).
« On
aime, note Fr. Remigereau (p. 128), chez les Pères Grecs, cette clarté de la
pensée et cette franchise de l’expression, que l’on ne va plus retrouver chez
les Pères Latins ». Et il en fait la démonstration, avec érudition, dans
les p. 129-135, consacrées à saint Augustin, à saint Ambroise, à saint Bernard
et à Guerric, disciple de ce dernier. Nous ne reprendrons aucune des citations
rassemblées par le savant moderne, nous bornant à relever l’expression par
laquelle celui-ci caractérise leurs raisonnements : un « cliquetis de
textes et de mots ». Ce galimatias philosophico-théologique devait laisser
indifférent en Occident le commun des fidèles du Moyen Âge.
Heureusement
que ces derniers avaient à leur disposition les hymnes dont l’usage, depuis
saint Ambroise surtout, s’était généralisé en Occident. Et dans une partition
vocale, il fallait dire l’essentiel en quelques mots simples.
Au
cours du IVe siècle, saint
Éphrem, mort en 373, énonçait clairement l’idée d’une conception par
l’oreille dans l'hymne Joseph fut appelé
père par grâce (Hymne à Marie pour la
liturgie des heures, n° 21) :
Marie de Nazareth conçut le
Seigneur par l’oreille,
c’est-à-dire que la Parole de Dieu
entra par l’oreille
de Marie pour être par elle conçue.
Le poète Ennodius, au début du VIe siècle, mentionne
aussi la conception par l’oreille dans son hymne Vt Virginem foetam loquar (Patrologia
Latina, t. 63, col. 332, n° XIX, v. 10) :
Cum sola Virgo degeret Tout
en vivant seule, la Vierge
Concepit aure filium, a
conçu un fils par l’oreille
Stupente factum corpore… quel
miracle aux yeux de la nature !
Même
son de cloche, un siècle plus tard, chez Venance, évêque de Poitiers, dans la
troisième strophe d’une hymne chantée aux Vêpres de la Purification :
Mirantur ergo saecula Les
siècles sont dans l’admiration :
Quod angelus fert semina, Un
ange porte la semence,
Quod aure Virgo concipit Une
vierge conçoit par l’oreille,
Et corde credens parturit La
foi de son cœur la fait enfanter.
(trad.
F. Remigereau, p. 137)
Les poètes semblent avoir fait
beaucoup pour diffuser cette idée que la Vierge avait conçu par l’oreille. En
tout cas, au XIIIe siècle, en Occident, saint Bonaventure lança une strophe
bien frappée, destinée au chant liturgique, qui rencontra un vif succès et
occupa longtemps une place de choix dans les antiphonaires :
Gaude Virgo, mater Christi, Réjouissez-vous,
Vierge, mère du Christ,
Quae per aurem concepisti, Vous
qui avez conçu par l’oreille,
Gabriele
nuntio Grâce
au message de Gabriel.
(trad.
F. Remigereau, p. 140-143)
Si, après les discussions
théologiques et les beautés du chant liturgique, on ouvre le dossier des
apocryphes, on notera que les auteurs occidentaux ne semblent pas avoir retenu
le motif de la conception par l’oreille, qu’on ne rencontre, sauf erreur de notre
part, que du côté oriental, en l’occurrence dans le Livre arménien de l’enfance, dont la rédaction primitive ne serait pas postérieure au Ve siècle, mais qui
subit au fil des siècles de nombreux développements difficiles à démêler. Voici
en tout cas la traduction française du ch. V, § 9, décrivant l’Incarnation
proprement dite. Le passage cité prolonge le récit de l’Annonciation et suit
immédiatement l’adhésion de Marie aux paroles de l’ange :
Au même instant, comme la vierge sainte disait ces mots et s’humiliait, le Verbe de Dieu pénétra en elle par son oreille, et la nature intime de son corps animé fut sanctifiée, avec tous ses sens et ses douze membres [note du traducteur : les organes de ses sens], et fut purifiée comme l’or dans le feu. Elle devint un temple saint, immaculé, et le séjour de la divinité (du Verbe). Et au même moment commença la grossesse de la sainte Vierge. (trad. P. Peeters, Paris, 1914, p. 97)
*
Quoi
qu’il en soit, au moyen âge ce motif de la « conception par
l’oreille », avec éventuellement son corollaire de la « naissance par
l’oreille », était loin d’être inconnu. Il eut même des prolongements
ultérieurs inattendus. On citera ainsi son utilisation caricaturale en 1534 par
le Cordelier Rabelais qui, dans sa Vie
horrifique du Grand Gargantua (ch. VI, p. 72), fait naître son héros par l’aureille senestre (cfr F.
Remigereau, p. 156-167). Un siècle plus tard, en 1662, dans l’École des Femmes de Molière (vers 163 ; cfr aussi le vers 1493), l’ingénue Agnès
demandait à son tuteur Arnolphe « si les enfants qu’on fait se faisaient
par l’oreille » (cfr F. Remigereau, p. 115-119). Mais, après ce bref
intermède piquant, revenons à « notre matière », comme aurait Jean
d’Outremeuse.
Il est
peu vraisemblable que ce dernier ait eu accès au Livre arménien de l’enfance, et les apocryphes occidentaux, qu’il
pouvait utiliser, ne connaissent pas le motif. L’aurait-il emprunté aux
antiphonaires ? Ou à d’autres textes, chroniques, ou poèmes de
louanges ? Il est difficile de le savoir avec précision. Mais ce qui est
indiscutable, c’est que la conception par l’oreille était « dans l’air du
temps ».
Nous
pouvons en tout cas encore citer deux textes du XIIIe siècle qui utilisent le
motif, mais il doit en exister d’autres.
Le
premier est un poème de louange à la Vierge (Domna, des angels regina) écrit en provençal à la fin de la
première moitié du XIIIe siècle par Peire de Corbian, et dans lequel l’auteur
rappelle à Marie le message de l’ange : elle doit concevoir par l’oreille et
enfanter Dieu en restant vierge (Que
consebras per l’aurelha / Dieu que enfantes vergina). Ce serait même, pour
G. Gros (La « semblance » de la
« verrine », 1991, p. 230, un article dont on va parler dans un
instant), la première fois que ce motif apparaîtrait dans un texte en langue vulgaire.
Cfr l’édition de F.J.M. Raynouard, Choix des poésies originales des troubadours,
t. 4, Paris, 1819, p. 465-467, XX (réimpression 1966).
Le second est L’estoire del Saint
Graal (début du XIIIe siècle), où l’auteur, un siècle avant Jean
d’Outremeuse, raconte, avec beaucoup de digressions, l’histoire de Joseph
d'Arimathie et de son fils Josephus rapportant le Graal en Angleterre. Un
passage de cette œuvre présentant la Sainte-Trinité décrit dans les termes
suivants la conception du Fils :
Il ne fu mie concheüs par assamblement d’ome et de feme, mais par l’aümbrement del Saint Esperit, qui descendi par l’orelle de la Puchiele dedens le glorieus vaissiel de son beneoit ventre. (ch. 84, éd. J.-P. Ponceau, t. 1, 1997, p. 55)
Il ne fut pas conçu par l’union de l’homme et de la femme, mais par l’opération du Saint-Esprit, qui descendit par l’oreille de la pucelle dans le récipient glorieux de son ventre béni. (trad. personnelle)
Ce texte est d’autant
plus intéressant qu’il contient une comparaison qui nous permettra d’introduire
notre commentaire du § 9 de Jean d’Outremeuse :
Et si nascui si sagement (plusieurs variantes, dont sainnemant et saintement) ke onques li puchelages de sa glorieuse mere n’en fu maumis ne a l’entrer ne l’issir, mais, tout autresi com li rais du soleil luist parmi la clere iaue, si qu’il est veüs jusc’au fons sans che qu’il ne desoivre mie les ondes de l’iaue ne ne depart, anchois remaint autresi clere et autresi biele come ele a devant esté, tout autresi entra li Fieus Dieu dedens le ventre de la Puchiele sans son puchelage maumettre ne empirier. (ch. 84, éd. J.-P. Ponceau, t. 1, 1997, p. 55-56)
Et il naquit d’une manière si douce (ou si sainte) que le pucelage de sa glorieuse mère ne subit pas le moindre dommage, ni à son entrée ni à sa sortie. Quand un rayon du soleil pénètre dans une eau claire, il est visible jusqu’au fond sans que n’aient été affectées et partagées les eaux qui restent aussi claires et aussi belles qu’avant. De même le Fils de Dieu entra dans le ventre de la pucelle sans mettre à mal ni abîmer son pucelage. (trad. personnelle)
C’est une réalité de la vie quotidienne que ce
bassin rempli d’eau que vient frapper un rayon de soleil. On aperçoit le fond
bien éclairé sans que la surface du liquide n’ait été affectée. La comparaison
est censée faire comprendre que la virginité de Marie puisse n’avoir été
affectée ni par la conception ni par la naissance du Christ.
Cette image du rayon de soleil eut beaucoup de
succès au Moyen Âge, sous une forme légèrement différente toutefois de celle
que nous venons de voir. En effet, l’image favorite des auteurs médiévaux
tentant d’« expliquer » la virginité de Marie n’était pas celle du
rayon de soleil frappant le fond d’un bassin rempli d’eau sans ternir la
surface de l’eau mais celle du rayon de soleil traversant un vitrail ou une
verrière sans les briser.
Nous n’avons trouvé la première, celle du bassin, que dans l’Estoire del Saint Graal. Par contre la seconde, celle de la verrière, dont fait précisément état Jean d’Outremeuse, est très largement représentée.
Note additionnelle de septembre 2019
Sur le motif de la conception par l'oreille, on verra également le gros article de J.M. Salvador González, "Per aurem intrat Christus in Mariam." Aproximación iconográfica a la "conceptio per aurem" en la pintura italiana del Trecento desde fuentes patrísticas y teológicas, dans 'Ilu. Revista de Ciencias de las Religiones, t. 20, 2015, p. 193-230, qui fait intervenir des peintures du Trecento ainsi que des témoignages de Pères de l'Église et de théologiens du Moyen Âge. Cet article est accessible sur le site d'Academia.edu.
10. La semblance de la verrine (§ 9)
Dans
l’expression « semblance de la verrine », le mot semblance est difficile à
traduire : « symbole », « comparaison »,
« image», « analogie », « allégorie » ? Le motif
en tout cas a fait l’objet de plusieurs études, la plus récente, à notre
connaissance, étant celle de G. Gros, parue dans Le Moyen Âge (t. 97, 1991, p. 217-257)
et intitulée « La ‘semblance’ de la
‘verrine’. Description et interprétation d’une image mariale ».
L’article contient beaucoup de bibliographie.
Dès le
début, G. Gros fixe le cadre chronologique et géographique de sa
diffusion : « Dans le trésor de la symbolique mariale, écrit-il,
l’image de la verrière est l’une des plus remarquables, à cause de son
extension géographique (du Portugal à la Suède) et de sa longévité (du XIIe au
XVIIIe siècle au moins) » (p. 217). Comme pour l’étude de Fr. Remigereau
sur la conceptio per aurem, citée
plus haut, il ne s’agit pas pour nous de la résumer avec précision mais d’en
présenter quelques aspects.
L’article
nous apprend d’abord que, si l’image commence à connaître un vif succès au XIIe
siècle, son origine est beaucoup plus ancienne. En langue latine, elle apparaît
pour la première fois au IVe siècle chez saint Athanase (Quaest., 19), dans « une formulation parfaite et chargée de
symbolique » (G. Gros, p. 218), puis au XIe siècle, chez Pierre Damien (Opusc., 1). En langue vernaculaire, on
la rencontre pour la première fois dans la
Conception Nostre Dame de Wace, composée entre 1130 et 1140. Elle n’y
apparaît toutefois pas dans le récit de l’Annonciation, mais dans celui de la
Nativité, et sert au poète à expliquer que Dieu est le Tout-Puissant et qu’il
peut donc :
1033 Faire virgene enfanter faire
enfanter une vierge
E sa virginité garder et
en sauvegarder la virginité.
1035 Une semblance vos dirai : Je
vous donnerai une analogie :
Issi cum li solelz sun rai de
même que le soleil, par la verrière,
Par la verrine met e trait fait
entrer son rayon et le retire
Qu’a la verrine mal ne fait, sans
faire de mal à la verrière,
Issi e molt plus sotilment ainsi,
et beaucoup plus subtilement,
Entra e issi chastement entra
et sortit chastement
1041 En Nostre Dame li fis Dé en
Notre Dame le fils de Dieu.
(v. 1035-1041, éd. J. Blaker, etc., Leyde, 2013)
D’autres
exemples sont présentés et commentés par G. Gros. Citons celui tiré du poème Les Joies Nostre Dame de Guillaume le
Clerc de Normandie, écrit au début du XIIIe siècle et présentant assez
longuement l’Annonciation et l’Incarnation (vv. 205-461). L’auteur fait d’abord
un acte de foi, proclamant en quelque sorte son credo :
Jeo crei de leial quer entier – Je crois
en toute loyauté –
408 James n’istrai d’icest sentier – jamais je
ne sortirai de cette voie –
Que la parole vint du père, que la
parole vint du père,
Qui de [la] virge fist sa mere, qui de la
vierge fit sa mère,
Et qu’ele fu apres l’enfant et
qu’elle fut après l’enfant
412 Aussi virge come devant, aussi
vierge qu’auparavant,
E sanz nule corrupcïon et
que sans nulle corruption
Vint li fiz Dei a nacion. le
fils de Dieu vint au monde.
Et,
immédiatement après, pour convaincre le Chaitif
Jüeuf, que nel vels creire (v. 415) (« le perfide Juif qui ne veut pas
y croire »), il lui assène comme prueve
(« preuve ») (v. 422) l’exemple du rayon de soleil traversant le
verre ou le cristal sans le briser :
Dunc ne veis tu par mi un veire Ne vois-tu
donc pas qu’à travers
Ou par mi un entier cristal un
vitrail ou un objet en cristal,
Sanz corrupcïon e sanz mal sans
dégât et sans mal,
Le rai del soleil trespasser le
rayon de soleil passe,
420 Et de l’autre part eschaufer et
d’autre part échauffe
E enluminer ceo qu’il trueve ? et
illumine ce qu’il trouve ?
Ou demandes tu autre prueve ? Ou
demandes-tu une autre preuve ?
Maleüros, que diras tu ? Malheureux,
que diras-tu ?
424 Ne veiz tu bien ceste vertu ? Ne
vois-tu pas cette force ?
Li rais trespasse la verrine Le
rayon traverse la verrière
E en remaint tute enterine et
elle reste tout entière,
Ne ja por le rai del soleil, et
jamais par le rayon du soleil
428 Tant ne sera chaut ne vermeil, elle ne
sera chaude ou rougie.
Ainsi pout la parole al pere Ainsi
a pu la parole du père
Char prendre en la beneüree prendre
chair en la bienheureuse
432 Que Deus aveit aseüree que
Dieu avait convaincue
E esleue a son armaire, et
élue en son cœur
Por nostre delivrance faire, pour
notre délivrance,
Sanz li corrumpre ne malmettre. sans la
corrompre ni la malmener.
436 Chaitif, tu te prenz a la lettre, Perfide,
tu t’en prends à la lettre,
Qui t’oscira, jeo n’en dot
mie ! qui
te détruira, je n’en doute pas !
Mes l’espirit nus vivefie.
Mais
l’esprit nous vivifie.
(repris de G. Gros, p. 223-224)
La
citation est peut-être un peu longue, car l’image est dédoublée et largement
développée dans une apostrophe, le tout à des fins démonstratives.
Elle est évoquée plus brièvement, en rapport avec
la Nativité plutôt qu’avec l’Annonciation, dans la Bible des sept états du monde, composée par Geufroi de Paris, vers
1243 :
Adonques fu nez Jhesucrist, Alors
naquit Jésus-Christ,
Li filz au roi de paradis, le
fils du roi du paradis,
Sanz cris, sanz lermes et sanz
plour, sans
cris, sans larmes et sans pleurs,
Sanz angoisse et sanz dolour. sans
angoisse et sans douleur.
Autresi coume la verriere Tout
comme la verrière,
Qui est toute saine et entiere, qui est
intacte et entière
Quant li soulail outre s’en passe, quand le
soleil la traverse
Ne li voirres ne fraint ne quasse, et ne se brise
et ne se casse,
Si fu la mere au Tout
puuissant : ainsi
fut la mère du Tout Puissant :
Chaste fu après et devant.
elle
fut chaste après comme avant.
(éd. P. Meyer, 1909, p. 283-284)
L’auteur anonyme du Romanz
de saint Fanuel, qui date du début du XIIIe siècle, y a recours à deux
reprises, une fois dans le récit de l’Annonciation (vv. 963-974) :
963 Tout autresi com vos veez, De
même que vous voyez,
Quant li solax est haut leve quand
le soleil est haut levé
965 Et il tresperce la verriere, qu’il
traverse la verrière,
La ou ele est la plus entiere, là où
elle est tout entière,
Si com li solaus vient et va et
que le soleil vient et va
Et la verriere mal n’en a sans
que la verrière en souffre,
Et li solax retret s’alaine et
qu’il retire son rayon,
970 Et la verriere remaint saine, en
laissant la verrière intacte,
Tout aussi et plus sainement, tout
aussi et plus sainement,
Ce sachiés vos certainement, sachez-le
certainement,
S’esconsa Dex dedenz Marie, Dieu se
cacha en Marie,
Que la Virge n’en senti mie
sans
que la Vierge l’ait senti.
(éd. C. Chabaneau, 1885, p. 181)
une seconde fois, et
presque dans les mêmes termes, mais en rapport avec la Nativité, aux vers
1559-1568 (éd. C. Chabaneau, 1885, p. 196). Seule la finale diffère :
1565 Trestout autresi sainement, Tout
aussi sainement,
Ice sachiés vos vraiement, sachez-le
vraiment,
Nostre Dame s’en delivra, Notre
Dame s’en délivra,
C’onques son cors n’en viola cela
jamais ne viola son corps.
(éd. C. Chabaneau, 1885, p. 181)
Ce double emploi est à
signaler, car Jean d’Outremeuse lui aussi utilise l’image à deux reprises, une
fois dans le récit de l’Annonciation, une autre fois dans celui de la Nativité,
alors que les auteurs antérieurs au Romanz
de saint Fanuel ne faisaient, semble-t-il, intervenir la semblance qu’une fois, soit pour
l’Annonciation, soit pour la Nativité. Un élément de plus qui nous pousserait à
voir dans le Romanz le modèle de
Jean d’Outremeuse.
Comme
dernier exemple, on prendra celui de Rutebeuf, au XIIIe siècle, qui mentionne
la comparaison à plusieurs reprises. Voici une citation tirée du Miracle de Théophile, rédigé
probablement entre 1258 et 1261 :
492 Si com en la verriere Et
comme en la verrière
Entre et reva arriere entre
et revient en arrière
Li solaus que n’entame, le
soleil sans l’entamer,
Ainsinc fus virge entiere ainsi
restas-tu vierge intacte,
Quant Diex, qui es cies iere, quand
Dieu qui était au ciel
497 Fist de toi mere et dame
fit
de toi sa mère et sa dame.
(vv.
492-497, ed. E. Faral et J. Bastin,
Rutebeuf, Œuvres complètes, Paris, Picard, 1959)
Nous
nous arrêterons ici, en signalant toutefois que le matériel sur lequel a
travaillé G. Gros est beaucoup plus riche que le laisserait croire le choix de
nos citations. Mais toute étroite que soit notre sélection, elle suffira,
croyons-nous, à montrer le succès de la célèbre semblance et son origine religieuse indiscutable.
Nous
aimerions encore faire une observation qui n’est pas formulée expressis verbis par G. Gros mais qui
concerne l’utilisation du motif de la conception par l’oreille. Les nombreuses
citations de la semblance de la verrine que donne G. Gros sont toutes
liées à la virginité de Marie, qu’il s’agit, sinon de prouver, en tout cas
d’expliquer, mais, à moins d’erreur de notre part, aucune d’entre elles
n’apparaît en même temps que la théorie de la conception auriculaire, qui
semble ainsi totalement absente des textes cités.
Or
Jean d’Outremeuse, lui, a intégré dans son récit les deux motifs, celui de la
conception par l’oreille et celui de la semblance
de la verrine, très répandus chacun
de leur côté mais qui apparemment ne seraient pas souvent réunis.
Ce
qui nous donne l’occasion de rappeler que dans le texte de L’estoire del Saint Graal cité plus haut, les deux motifs se
suivaient :
Il ne fu mie concheüs par assamblement d’ome et de feme, mais par l’aümbrement del Saint Esperit, qui descendi par l’orelle de la Puchiele dedens le glorieus vaissiel de son beneoit ventre […] Et si nascui si sagement (plusieurs variantes, dont sainnemant et saintement) ke onques li puchelages de sa glorieuse mere n’en fu maumis ne a l’entrer ne l’issir, mais, tout autresi com li rais du soleil luist parmi la clere iaue, si qu’il est veüs jusc’au fons sans che qu’il ne desoivre mie les ondes de l’iaue ne ne depart, anchois remaint autresi clere et autresi biele come ele a devant esté, tout autresi entra li Fieus Dieu dedens le ventre de la Puchiele sans son puchelage maumettre ne empirier. (ch. 84, éd. J.-P. Ponceau, t. 1, 1997, p. 55-56)
Il [= Jésus] ne fut pas conçu par l’union de l’homme et de la femme, mais par l’opération du Saint-Esprit, qui descendit par l’oreille de la pucelle dans le récipient glorieux de son ventre béni. […] Et il naquit d’une manière si douce (ou si sainte) que le pucelage de sa glorieuse mère ne subit pas le moindre dommage, ni à son entrée ni à sa sortie. Quand un rayon du soleil pénètre dans une eau claire, il est visible jusqu’au fond sans que n’aient été affectées et partagées les eaux qui restent aussi claires et aussi belles qu’avant. De même le Fils de Dieu entra dans le ventre de la pucelle sans mettre à mal ni abîmer son pucelage. (trad. personnelle)
Note additionnelle de septembre 2019
La semblance de la verrine, pour expliquer la virginité perpétuelle de Marie, fait intervenir l'argument de l'analogie. Les auteurs médiévaux eurent également recours à ce type de raisonnement pour expliquer d'autres "mystères de la foi", comme ceux de l'eucharistie par exemple. Ainsi pour expliquer que le corps du Christ puisse être présent dans son intégralité dans chaque hostie consacrée ou même dans chaque parcelle de cette hostie, ils feront appel à l'analogie du sceau, ou de la parole ou du miroir. On verra sur ce point les textes cités dans l'étude d'A. Cicade, Une catéchèse orthodoxe sur l'eucharistie : le dialogue de Samon de Gaza avec le Sarrasin Ahmed (2014), notamment les p. 19-20. Ainsi, pour faire comprendre le phénomène, Eutychius de Constantinople (De paschate et de eucharistia, 2, dans PG 86b, 2393), signale ce qui se passe avec le sceau et la parole : "De même qu'un seul et unique sceau transmet ses caractères et toutes ses formes aux choses qu'il imprime tout en demeurant le même après cette transmission, ni diminué ou modifié en fonction des supports qui le reçoivent, même s'ils sont nombreux ; ou comme une seule et même parole prononcée de manière audible, demeure en celui qui l'a prononcée tout en pénétrant l'oreille de ses auditeurs, de sorte que nul ne reçoit plus ou moins qu'un autre, mais elle est indivisée et tout entière en tous, fussent-ils dix-mille et même plus." Quant à Thomas d'Aquin (Le sacrement de l’eucharistie envisagé au point de vue des dix prédicaments, 7), il associe les images de la parole et du miroir : "Par la vertu de la consécration, un seul Christ, parfait et intègre, se trouve en divers endroits, comme une parole se communique, toujours identique à elle-même. Quand l'hostie se divise, Jésus s'y trouve comme un même visage dans les fragments d'un miroir brisé." Cet article est accessible sur le site d'Academia.edu. On s'y reportera pour plus de détails sur le contexte, les références et les traductions.
Nous pensons avoir dit l’essentiel pour commenter l’Annonciation vue par Jean d’Outremeuse. Nous voudrions maintenant, pour terminer par quelques illustrations complémentaires, présenter les versions de l’Annonciation que donnent à lire les trois versions françaises poétiques qui nous servent régulièrement de points de comparaison.
11.
Les anciennes versions françaises poétiques de l’Annonciation
On
commencera par la Conception Nostre Dame
de Wace (entre 1130 et 1140), où l’auteur a utilisé le motif de la semblance de la verrine
dans le récit de la Nativité. Il place l’Annonciation après la cérémonie des
épousailles. Joseph est rentré chez lui à Bethléem pour préparer son mariage,
tandis que Marie, elle, retournait en Galilée, à Nazareth, accompagnée de sept
jeunes filles.
Son
récit (vv. 783-878) est relativement classique, malgré quelques amplifications.
L’ange Gabriel se manifeste dans une vive lumière (o grant clarté, v. 785) et salue Marie, au nom de Dieu, dans les
termes qui sont ceux de l’Ave Maria.
Précision amusante : la jeune fille n’est pas frappée par l’apparition de
l’ange comme telle (elle a déjà vu tellement d’anges ; notamment lors de
son séjour au Temple !), mais par le contenu de la salutation :
La virgene n’est pas commeüe La vierge
n’est pas ébranlée
De la clarté qu’ele a veüe par
la clarté dont elle a vu
Angeles issi a li venuz. sortir
l’ange, venu à elle.
Mais de ce sol se merveilla Mais
elle s’étonna seulement
Qu’en tel guise la salua. qu’il
la saluât de cette manière.
Merveille sei del salu Elle
s’étonne de ce salut
800 Qui onques mais diz ne li fut. Qui
jamais ne lui avait été adressé.
Quand
l’ange a terminé son discours, où il a beaucoup été question de sa virginité
qui restera intacte :
Virgene es e virgene concevras Tu es vierge
et vierge tu concevras,
844 E issi virgene enfanteras. et
maintenant vierge tu enfanteras,
E virgene apres e virgene avant, Et vierge
avant et vierge après,
E virgene alaiteras enfant et
vierge, tu allaiteras ton enfant
quand il lui a annoncé
que sa cousine Élisabeth était enceinte, quand Marie a eu donné son Fiat (Ancele sui Nostre Seignor, v. 858), elle conçoit sans atteinte à sa
virginité. Si l’auteur insiste sur le rôle de rédempteur que va jouer l’enfant
à naître, il ne donne aucune précision sur la manière dont eut lieu la
conception.
*
Dans Li Romans de Dieu et de sa mere d’Herman
de Valenciennes (vers 1190), le
récit de l’Annonciation et du dialogue de Marie avec l’ange se trouve aux vv.
3298-3374, après la cérémonie des épousailles, lorsque Joseph est reparti à
Bethléem après avoir déposé Marie en Galilée, avec trois jeunes filles pour la
garder et s’occuper de la maison. L’Ange, qui lui apparaît, la salue avec ce
qui ressemble fort à l’Ave Maria :
Ce dist Gabbïaus, l’angles :
« Ave, bele Marie, Gabriel
l’ange dit ceci : « Salut, belle Marie,
De la grace de Deu soies tu
replenie, de la
grâce de Dieu sois remplie,
Diex soit ensamble o toi, cui tu
ies bone amie, que Dieu soit
avec toi, dont tu es la bonne amie,
3305 Sor trestoutes moilliers soies tu beneïe parmi toutes les femmes
sois bénie,
Et li fruiz de ton ventre
dont seras esjoie. » toi, et le fruit de ton ventre qui sera ta
joie. »
La
jeune fille est fort effrayée (molt
espoorïe) (v. 3307), mais l’ange la rassure : Dieu l’aime, elle est
l’amie de Dieu et le sera toujours. Il délivre alors son message :
Tu avras .i. anfant et si
conceveras, Tu
auras un enfant et tu concevras ;
Quant nez sera lui sires, Jhesu
l’apeleras. quand sera
né le seigneur, tu l’appelleras Jésus.
3317 Tu seras bien laitïe, tres bien le
norriras. Tu seras
bien pourvue en lait, tu le nourriras très bien.
Rois sera et au siege roi David
regnera. Il sera roi
et régnera sur le trône de David.
ce qui n’est pas nécessairement
fait pour l’apaiser. Très doucement elle murmure :
3320 Je ne connois pas l’ome, ne tu nel me
nonmas, Je ne connais pas
l’homme, tu ne l’as pas nommé ;
Et diz q’avrai anfant, le père ne
sai pas. tu dis que
j’aurai un enfant, je ne connais pas le père
ne comprenant pas
qu’elle puisse avoir un enfant « sans l’homme à qui elle a été
donnée » (v. 3326). L’ange lui explique comment les choses vont se
passer : le Saint-Esprit viendra sur elle et la couvrira de son
ombre (dou saint esperit seras tu
aombree, v. 3329) ; son fils sera le fils de Dieu ; elle sera la
reine du monde et elle sera aussi couronnée au ciel (Roïne seras ci, et ou ciel coronnee, v. 3331.
L’archange
la met alors au courant de la grossesse d’Élisabeth, sa parente (vv.
3301-3356). La Vierge répond en récitant le Magnificat
(vv. 3360-3372). Elle termine son cantique par la célèbre citation de Luc, I,
38 :
3373 Je sui l’ancele Dieu, ne sai que plus te
die, Je suis la servante
de Dieu, je ne sais que dire de plus,
3374 Soit selonc ta parole issi com l’ai
oïe ! qu’il
en soit selon ta parole comme je l’ai entendue !
Une chose frappe dans cette version
de l’Annonciation. Les paroles de l’ange, comme celles de Marie, n’insistent
pas sur la question de la virginité. Rien de particulier non plus n’est dit sur
la conception, rien en tout cas sur la conceptio
per aurem, et on ne rencontre aucune allusion à la célèbre comparaison avec
la verrière.
*
Le Romanz de saint Fanuel (XIIIe siècle)
consacre ses 850 premiers vers aux ancêtres directs de la Sainte Vierge, sa
mère Anne et le père de cette dernière, saint Fanuel, ainsi qu’à la parenté de
Marie au sens large (« Les Trois Maries »). Commence alors, après
quelque 20 vers d’introduction, une nouvelle section, que certains manuscrits
intitulent Li romanz de l’annonciation
Nostre Dame et de la naissance Nostre Seigneur. L’auteur y jette en quelque
sorte son lecteur in medias res.
Il
présente Marie âgée de 12 ans et demi ; elle se trouve chez elle dans son
oratoire, où, le psautier sur les genoux, elle commence à prier (vv. 871-875).
Dieu alors décide qu’il en voloit fere sa
mere (v. 880).
Pour
le reste, la version de l’Annonciation est relativement fidèle au récit
évangélique, avec la salutation classique, l’annonce de la grossesse de sa
cousine Élisabeth, la promesse que Marie restera vierge (Bien gardera ta chasteé, v. 942), et son accord final (Ancele sui nostre segnor / face de moi tot
son plaisir, vv. 944-945). Le résultat est immédiat : quand l’ange
s’en alla, Fu ele sempres enseignier / de
la celestial lignie « elle fut immédiatement marquée de la lignée
céleste » (vv. 957-958).
Marie
est enceinte, mais le poète n’envisage nulle part le mécanisme de la
conception. Aucune allusion en particulier à une éventuelle conceptio per aurem. Il ne reprend,
comme nous l’avons dit un peu plus haut, que la comparaison bien connue du
rayon de soleil qui tresperce la verriere
(v. 965) en la laissant intacte, pour conclure :
971 Tout aussi et plus sainement, tout
aussi et plus saintement,
Ce sachiés vos certainement, sachez-le
comme certain,
S’esconsa Dex dedenz Marie, Dieu se
cacha en Marie,
974 Que la Virge n’en senti mie. sans que
la Vierge n’en sente rien.
Il interrompt alors la narration
pour rappeler brièvement à ses lecteurs le sort réservé à l’époque à une fille
enceinte qui n’avait pas de mari : elle devait être lapidée et il n’y
avait aucun moyen d’y échapper. Ce qui lui permet d’annoncer à son auditoire
l’épisode dont il va traiter dans la suite, à savoir les épousailles de Marie
et de Joseph.
On a déjà eu l’occasion de noter que Jean d’Outremeuse avait un certain nombre de points en commun avec le rédacteur du Romanz de saint Fanuel. Nous nous en rendrons mieux compte encore dans la suite, particulièrement dans le récit des épousailles de Marie et de Joseph, qui occupera le quatrième chapitre.
Note additionnelle de septembre 2019
Sur le motif de la conception par l'oreille, on verra également le gros article de J.M. Salvador González, "Per aurem intrat Christus in Mariam." Aproximación iconográfica a la "conceptio per aurem" en la pintura italiana del Trecento desde fuentes patrísticas y teológicas, dans 'Ilu. Revista de Ciencias de las Religiones, t. 20, 2015, p. 193-230, qui fait intervenir des peintures du Trecento ainsi que des témoignages de Pères de l'Église et de théologiens du Moyen Âge. Cet article est accessible sur le site d'Academia.edu.
12.
En guise de conclusion
Le
cadre donné par Luc, seul évangéliste à avoir raconté l’Annonciation, a
évidemment influencé les auteurs ultérieurs, comme Jean d’Outremeuse et les
adaptateurs-traducteurs français qui le précèdent. Toutes les versions
parallèles présentent cependant des différences, entre elles d’abord, avec leur
modèle lointain ensuite, et les comparaisons permettent de faire ressortir
certaines caractéristiques du chroniqueur liégeois.
On
retrouve ainsi l’intérêt de ce dernier pour les précisions, surtout
chronologiques (l’âge de Marie), les détails de la vie quotidienne (l’oratoire,
la messe, le psautier), voire la magie et la matériel antique (Turquin,
l’enchanteur). Les échanges entre l’ange et Marie se caractérisent aussi chez
lui par l’insistance mise sur la question de la virginité, qui occupe une
grande place dans la pensée religieuse médiévale. Jean d’Outremeuse la
développera d’ailleurs immédiatement en présentant la théorie de la conception par
l’oreille et la semblance de la verrine, une analogie censée faire
comprendre d’une manière simple comment Marie a pu concevoir et enfanter tout
en restant vierge.
Ces
deux motifs ont occupé une grande partie de notre commentaire, qui a pu
bénéficier de deux articles très riches, l’un de François Remigereau sur la
conception par l’oreille, l’autre de Gérard Gros sur l’analogie avec la
verrière. Ils nous ont fourni notamment un bref historique des deux sujets
ainsi qu’un choix de citations bien utiles.
On
nous reprochera peut-être d’avoir consacré beaucoup trop de temps à ces deux
motifs, mais ils nous intéressaient personnellement parce que nous ne les
connaissions pas. Il n’en avait jamais été question dans la formation
religieuse que nous avons reçue. Celle-ci d’ailleurs ne mettait jamais non plus
la Nativité de Jésus en rapport avec les conceptions et naissances
merveilleuses de grands personnages, largement répandues dans le monde, comme
nous l’avons vu dans le chapitre premier en
commentant l’histoire de saint Fanuel et de saint Anne.
On
a l’impression que la situation en ce domaine n’a guère évolué. Un exemple
récent nous a frappé. L’hebdomadaire belge Le
Vif. L’Express, dans son numéro 51 de décembre 2014 (celui de la Noël),
contient un dossier (p. 40-60) au titre accrocheur : Jésus. 50 clichés crucifiés par les historiens. Toutes les révélations
des derniers travaux des exégètes. Nous l’avons acheté parce que nous
voulions savoir ce que les « derniers travaux des exégètes » « révélaient »
de neuf sur la virginité de Marie
Nous
avons trouvé dans cet article beaucoup de notices bien rédigées et bien
informées, mais la lecture du « cliché » n° 12 (Marie, restée vierge ?) nous a laissé sur notre faim. Il
fournit bien quelques informations sur la position des églises chrétiennes face
à la conception virginale de Jésus et la virginité perpétuelle de Marie,
quelques informations aussi sur l’historique de ce dernier motif ainsi que sur
le développement du culte marial. Mais rien dans cette notice de synthèse ne
permet au lecteur de réaliser combien ce motif de la naissance virginale est
répandu dans les mythologies et les folklores de la planète. Doit-on en
conclure que les exégètes récents en sont toujours à prendre la virginité de
Marie comme une réalité au sens strict plutôt que de la situer là où elle
devrait se trouver, à savoir « dans l’espace symbolique relevant de
l’imaginaire » (D. Donnet, cfr plus haut) ?
Oserais-je
à ce propos évoquer un souvenir personnel qui remonte maintenant à plusieurs
décennies ? À propos de la Naissance de Jésus, je faisais un jour
remarquer à un collègue théologien, prêtre et par ailleurs professeur
d’histoire des religions, la présence de nombreux cas de conceptions et de
naissances virginales dans toute une série de récits mythologiques et
folkloriques. Sa réponse m’a éclairé sur ce qu’était le « religieusement
correct » en matière de doctrine catholique : « Partout
ailleurs, c’est de la légende ; chez nous [entendez : pour les
catholiques], c’est de l’Histoire ». Sur ce plan, les choses ne semblent
guère avoir changé.
Mais
revenons à Jean d’Outremeuse et à ses caractéristiques. Parmi ses originalités,
nous avons aussi noté que, sauf erreur de notre part, il était le seul auteur à
signaler l’une après l’autre la conception auriculaire et l’analogie de la
verrière. Nous avons également fait remarquer que le second motif était utilisé
à deux reprises dans Ly Myreur, une
fois dans le récit de l’Annonciation et une autre fois dans celui de la
Nativité, et que Jacques d’Outremeuse partageait cette particularité avec
l’auteur du Romanz de saint Fanuel. En réalité, comme nous allons nous en
rendre compte, il existe beaucoup d’autres points communs entre les deux
œuvres. C’est particulièrement vrai dans le récit des épousailles de Marie et
de Joseph, qui va maintenant nous occuper.
Décembre 2014 avec quelques additions de septembre 2019
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