[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 28, juillet décembre 2014]

 

L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.)

Autour de la Naissance du Christ (Myreur, I, p. 307-347 passim). Commentaire.


 

Chapitre V : La Visitation et Jean Baptiste

 par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

<jacques.poucet@skynet.be>

 

 

 

La Visitation de Marie à Élisabeth

Source

 


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Toujours inspiré par le Romanz de saint Fanuel, Jean d’Outremeuse place la Visitation au moment où Joseph, très inquiet après avoir découvert la grossesse de son épouse mais entièrement rassuré par l’ange, a demandé pardon à Marie d’avoir douté d’elle. Celle-ci le lui a accordé volontiers et lui a demandé de la conduire chez sa cousine Élisabeth. L’ange de l’Annonciation avait en effet appris à Marie qu’Élisabeth, pourtant stérile et très âgée (cent ans pour Jean d’Outremeuse, ch. 1, § 11), attendait, elle aussi, un enfant. Joseph avait accepté, comme dans Le Romanz de saint Fanuel, où il était dit : Joseph son oirre [= voyage] apareilla / Et nostre dame ovec ala (vers 1323-1324). C’est par ces mots d’ailleurs que se terminait le § 16 du récit des Épousailles.

Le présent chapitre raconte la Visitation, mais Joseph ne joue aucun rôle actif dans Ly Myreur, pas plus qu’il n’en jouait d’ailleurs dans le Romanz de saint Fanuel. Il faut dire que rares sont les auteurs antérieurs à Jean d’Outremeuse qui envisageaient un déplacement du couple. On trouve le motif chez Jean d’Outremeuse, dans le Romanz et dans Li Espozalizi, mais ce n’est que dans le drame liturgique provençal que Joseph joue réellement un rôle, on le verra plus loin.

On a mis précédemment en évidence la grande influence du Romanz de saint Fanuel sur la version des Épousailles chez Jean d’Outremeuse. Cette influence subsiste dans le récit de la Visitation.

 

Plan

1. Luc (I, 39-45)

2. Les saluts - les réactions de l’enfant à naître - le Magnificat (§ 1-3)

3. Les indications de lieu et de date (§ 4-5)

4. Le nom de l’enfant et la guérison de Zacharie (§ 5-6)

5. Courte présentation de Jean Baptiste (§ 7)

6. La version de l’Espozalizi de Nostra Dona

7.Quelques mots en guise de conclusion

 


 

1. Luc (I, 39-45)

On n’oubliera pas que toute la tradition a été marquée par le récit de Luc (I, 39-80), le  seul évangéliste à faire état de la Visitation. Il la place immédiatement après l’épisode de l’Annonciation (Luc, I, 26-38), sans toutefois donner de détails sur la chronologie des faits ou les personnes qui auraient accompagné Marie (En ces jours-là, Marie partit et s’en alla en hâte vers la montagne, en une ville de Juda, I, 39). Il nous apprend simplement que Marie rendit visite à sa cousine, qu’elle demeura avec elle environ trois mois, et qu’elle s’en retourna chez elle (I, 56) – à Nazareth donc – avant la naissance de Jean-Baptiste.

Les centres d’intérêt de l’évangéliste sont ailleurs. Il traite d’abord des échanges verbaux entre les deux femmes (le salut d’Élisabeth auquel répond le Magnificat de Marie), évoque ensuite la circoncision de Jean Baptiste et la guérison de Zacharie, avant de terminer par un bref aperçu sur le Précurseur avant son entrée dans la vie publique. Une triple division qu’on retrouvera dans la version du chroniqueur liégeois, mais, on le verra, pareil rapprochement dans la structure – imposé en quelque sorte – n’implique pas une similitude de contenu.

 

2. Les saluts - les réactions de l’enfant à naître - le Magnificat (§ 1-3)

Alors que Luc (I, 40) était très concis : « Marie entra dans la maison de Zacharie, et salua Élisabeth », Jean d’Outremeuse fournit des détails : Élisabeth vient à la rencontre de Marie sur le seuil de la maison de Zacharie ; elle l’embrasse et lui fait fête, avant d’adresser un salut en bonne et due forme à sa cousine Marie, qu’elle qualifie de « mère de Dieu, roi de ce monde et du ciel » (§ 1).

Il est plausible que le chroniqueur liégeois ait été influencé par le Romanz de saint Fanuel, où il est dit à propos de Marie :

                 Quant en l’ostel en est entrée,                             Quand [Marie] est entrée dans la maison,

1330         Elisabeth a encontrée.                                          Élisabeth est venue à sa rencontre.

                 Molt joieusement la salue,                                   Elle la salue très joyeusement,

                 Car grant joie ot de sa venue.                               Car elle se réjouissait beaucoup de sa venue.

Mais la grande originalité des § 2 et 3 est que le chroniqueur liégeois y a fortement retravaillé le passage évangélique.

Selon Luc, quand Élisabeth entendit le salut que lui adressait Marie à son arrivée, elle sentit son enfant « tressaillir dans son sein » (Luc, I, 41), formule qu’elle répétera dans sa réponse à Marie : « Votre voix […] n’a pas plus tôt frappé mes oreilles que l’enfant a tressailli de joie dans mon sein » (Luc, I, 44). Le chroniqueur liégeois a très lourdement « brodé » sur ce détail. Plus question chez lui d’un simple « tressaillement ». Le fœtus reconnaît à distance son Seigneur, puis, toujours dans le ventre de sa mère, « il se dresse sur ses pieds, joint les mains, lui rend grâce et lui adresse la parole », pour le remercier « de lui avoir donné assez de forces pour pouvoir se dresser là où il est » et aussi pour lui dire qu’il connaît le motif de sa venue : sauver le monde (§ 2).

Il est difficile de ne pas voir ici l’influence du Romanz de saint Fanuel, où on peut lire :

             Saint Jehan, qi estoit a nestre,                                       Saint Jean qui devait naître

             Connut son segnor et son mestre,                                reconnut son seigneur et son maître,

1335     Il se drecha sor ses .ii. pies,                                          il se dressa sur ses deux pieds,

             Et puis se rest agenoilliez.                                            et puis resta agenouillé.

             « Sire, dist-il, bien vieignes tu,                                     « Seigneur, dit-il, bienvenu sois-tu,

             Qui m’as doné tele vertu                                              qui m’a donné la force

             Que je me puis ceens drecier                                        de pouvoir me dresser ici,

1340     Et retorner et aaisier ;                                                    de me retourner à l’aise.

             Or sai ge bien certain[em]ent                                        Maintenant je sais avec certitude

             Que tu es Dex veraiement,                                           que tu es vraiment Dieu,

             Qui revenis ta gent salver                                             revenu pour sauver ton peuple

             Et de grans pechiés delivrer. »                                      et le délivrer de grands péchés. »

Avant le rédacteur du Romanz de saint Fanuel, d’autres auteurs de « gestes bibliques » avaient enregistré dans leurs poèmes le tressaillement du fœtus signalé par Luc. Ainsi Wace, dans la Conception Nostre Dame :

             Sis fiz el ventre s’esjoï,                                                Son fils dans son ventre se réjouit,

             D’amor et de joie s’esmut,                                           d’amour et de joie il bougea.

908       Sun seignor qui veneit conut.                                       Il reconnut son seigneur qui venait,

             Cil qui esteit encore a naistre,                                       celui qui devait encore naître

             Connut sun seignor e sun maistre.                               Reconnut son seigneur et son maître.

ou Herman de Valenciennes, dans Li Romanz de Dieu et de sa mere, lorsqu’il décrit la rencontre des deux cousines :

3381     Et lors se saluerent et se vont ambracent,                     Alors elles se saluèrent et s’embrassèrent,

             Molt bel s’antr’acolerent, grant joie vont menant.        s’étreignirent longuement, menant grande joie.

             Elysabeth s’estut, ne pot aller avant                              Élisabeth resta sur place, ne put avancer

3384     Por son fil qui s’aloit en son ventre movent                 à cause de son fils qui s’agitait dans son ventre.

Mais cela restait très sobre, fort éloigné des mouvements impressionnants de Jean Baptiste signalés dans le Romanz de saint Fanuel.

En fait, en matière de manifestations Jean d’Outremeuse dépasse encore – et de beaucoup – les extravagances du Romanz. On s’en rend compte à la lecture du § 3. Il s’agit du Magnificat dont le Romanz ne parle pas et que l’évangéliste Luc (I, 46-55) met dans la bouche de Marie. Pour sa part, Jean d’Outremeuse le fait prononcer par le fœtus, qui parlait « si haut que sa voix sortait par la bouche de sa mère Élisabeth ». On pourrait difficilement imaginer mieux.

Bref, le chroniqueur liégeois, qui ici encore a comme modèle le Romanz de saint Fanuel, enjolive le tableau qu’il y trouvait. On ne se trompera guère en portant ces additions à son crédit.

* Iconographie : On trouvera un intéressant aperçu de l’iconographie de la Visitation sur le site Itinéraire iconographique.

 

3. Les indications de lieu et de date (§ 4-5)

L’évangéliste Luc plaçait la demeure de Zacharie et d’Élisabeth « en une ville de Juda » (I, 39), le terme désignant le pays, à savoir le royaume de Judée, une région montagneuse. Les exégètes modernes estiment généralement que la ville en question était Hébron, au sud de Jérusalem. Jean d’Outremeuse aurait-il pris ici Juda pour une ville ? Quand il parle du royaume, il utilise régulièrement le mot Judée. Ce détail est toutefois secondaire pour nous.

Jean d’Outremeuse ne pouvait pas ne pas dater l’événement. Il le place naturellement dans la première année de l’Incarnation, la conception de Jésus ayant déjà eu lieu quelques mois plus tôt, lors de l’Annonciation. Dans cette première année (imparfaite bien sûr), Jean d’Outremeuse date la visite du 24 juin, étant donné qu’il fait naître Jean Baptiste le jour même de la visite (§ 5) et que cette date marque, dans le calendrier liturgique, la fête de la Nativité de saint Jean Baptiste. On rappellera ici que, toujours selon Jean d’Outremeuse, le Précurseur avait été conçu le 24 septembre (cfr plus haut).

Lorsqu’il fait naître ainsi Jean Baptiste le 24 juin, c’est-à-dire le jour même de la Visitation, le chroniqueur liégeois, qui continue à suivre le calendrier, est donc cohérent avec lui-même. Il l’est toutefois moins avec l’évangéliste Luc (I, 56-58) qui dit explicitement que Marie resta avec sa cousine « environ trois mois » et qu’à son départ, le moment pour Élisabeth d’enfanter n’était pas encore venu.

Si l’on fait exception de Jean d’Outremeuse, aucun auteur, à notre connaissance, ne fait naître Jean Baptiste le jour même de la Visitation, même pas le Romanz de saint Fanuel, qui a eu tellement d’influence sur le chroniqueur liégeois. Après avoir rapporté les échanges et les saluts à l’arrivée de Marie dans la maison d’Élisabeth, le poète sans aucune transition note en trois vers la naissance du Précurseur :

1351     Nostre dame sainte Marie                                             Notre dame sainte Marie,

             Fu tant leenz en compaignie                                         resta en leur compagnie jusqu’à

             Que Jehan fu nez de sa mere.                                       ce que Jean naisse de sa mère.

avant de consacrer près de vingt vers à la question du nom à lui donner. Et c’est seulement alors, une fois Jean bautisié […] selonc la loi (v. 1371), c’est-à-dire circoncis, que le rédacteur notera le départ de Marie, après les relevailles d’Élisabeth :

             Quant la fame Zacarie                                                   Quand la femme de Zacharie

             Fu relevée et purifie,                                                     fut relevée et purifiée,

1375     Nostre dame s’en est alée                                             Notre-Dame est retournée

             En Nazareth en sa contrée.                                           À Nazareth, sa contrée.

Il est clair pour l’auteur du Romanz que Marie a attendu, avant de rentrer chez elle, non seulement la naissance du Précurseur, mais encore la fin des relevailles de sa cousine Élisabeth. Elle n’est donc pas repartie avant la naissance.

C’est une version assez répandue dans la tradition, comme semble le montrer la présentation de la Visitation chez Jacques de Voragine (ch. 81, sur Saint Jean Baptiste) : 

La Vierge demeura donc avec sa cousine pour la servir pendant trois mois, et ce fut elle qui, de ses saintes mains, souleva l’enfant de terre quand il vint au monde, comme on peut le lire dans l’Histoire scolastique et qui remplit avec les plus grands soins l’office de garder l’enfant ». (trad. A. Boureau, p. 434-435)

Ce paragraphe de la Légende dorée apporte deux précisions, l’une, présente déjà dans le Protévangile de Jacques (Marie séjourne trois mois chez sa cousine) et l’autre, qui est pour nous une nouveauté (Marie soulève Jean Baptiste de terre à sa naissance). Elle figure effectivement au chapitre 3 de Pierre le Mangeur (« On lit dans le Livre des Justes, que la Vierge fut la première à le soulever de terre »). Cette dernière information est étrangère au Myreur des Histors et au Romanz de saint Fanuel.

 

4. Le nom de l’enfant et la guérison de Zacharie (§ 5-6)

Pour ce qui est du nom de l’enfant et de la guérison de Zacharie, le récit évangélique (Luc, I, 59-64) racontait :

Le huitième jour, ils vinrent pour circoncire l’enfant, et ils le nommaient Zacharie d’après le nom de son père. Alors sa mère, prenant la parole : « Non, dit-elle, mais il s’appellera Jean ». Ils lui dirent : « Il n’y a personne de votre parenté qui soit appelé de ce nom. » Et ils demandaient par signes à son père comment il voulait qu’on le nommât. S’étant fait donner une tablette, il écrivit : « Jean est son nom ; » et tous furent dans l’étonnement. À l’instant sa bouche s’ouvrit et sa langue (se délia) ; et il parlait, bénissant Dieu. (Luc, I, 59-64)

Le Romanz reste partiellement dans cette ligne quand il écrit :

             Zacarias ne pot parler,                                              Zacharie ne pouvait parler,

             Son non commence a embriever ;                              il se met à inscrire son nom.

             Une grieffe et .i. tablel prist,                                     Il prit un stylet et une tablette,

1360     En la cire point et escri[s]t                                       et écrivit dans la cire

             Que il aroit a non Jehans.                                         qu’il aurait comme nom Jean.

             « Par foi, dient totes les gens,                                  «Ma foi, disent tous les gens,

             Ainc mes n’oismes si fet non                                   jamais nous n’avons entendu pareil nom.

             En ceste loi que nos tenon.                                      Dans la religion que nous avons,

1365     Il n’iert ja ainsi apelez,                                             personne ne s’appelait ainsi.

             Dites encor, se vos volez,                                        Dites encore, si vous voulez bien,

             Par quel non on l’apelera. »                                     quel nom on lui donnera.»

             Zacarias le regarda                                                   Zacharie les regarda

             Et puis escrist autre foïe :                                       et écrivit une nouvelle fois :

1370     « Jehans ait non, nel lessiez mie. »                         «Qu’il s’appelle Jean, ne m’importunez pas.»

             Bautisié l’ont selonc la loi,                                      Ils l’ont baptisé selon la loi [= l’ont circoncis]

             Jehan le nomerent tot droit.                                     Et l’ont immédiatement nommé.

            

Si Jean d’Outremeuse s’inspire du Romanz, il a fortement résumé son modèle, réduisant l’épisode au strict minimum. On notera toutefois qu’il présente lui aussi la circoncision comme le baptême selon la loi juive.

Luc racontait ensuite que l’événement fut commenté « partout dans la montagne de Judée » et que tout le monde s’était demandé qui serait cet enfant. « Et en effet la main du Seigneur était avec lui » (Luc, I, 65-66). Et, dans la foulée de cette observation générale, l’évangéliste avait alors introduit le long cantique prophétique de Zacharie (I, 67-79). De ces développements canoniques, Jean d’Outremeuse n’a rien conservé. Il ne faisait que suivre en cela le Romanz.

 

5. Courte présentation de Jean Baptiste (§ 7)

De l’enfant, Luc (I, 80) se borne à dire : « il croissait et se fortifiait en esprit, et il demeura dans le désert jusqu’au jour de sa manifestation devant Israël ». Jean d’Outremeuse n’est pas très explicite non plus ici sur le personnage de Jean Baptiste, dont il sera longuement question plus loin aussi bien dans Ly Myreur (I, p. 385-401) que dans les évangiles.

Toutefois les précisions sur ses vêtements et sa nourriture intriguent un peu. Matthieu (III, 6) et Marc (I, 6) avaient traité ce sujet, en donnant tous les deux le même texte : « Et Jean avait un vêtement de poils de chameau et, autour de ses reins, une ceinture de cuir ; il mangeait des sauterelles et du miel sauvage ». Mais les différences avec la version de Jean d’Outremeuse sont trop importantes pour qu’on puisse penser que le chroniqueur liégeois ait suivi ici les textes évangéliques.

C’est une fois de plus le Romanz de saint Fanuel qui apporte la solution. Il suffit de voir comment le poète présente Jean Baptiste à la fin de l’épisode de la Visitation. Il y est question non seulement de vêtements et de nourriture, mais aussi de l’ermitage et de l’âge qu’avait Jean Baptiste quand il y entra. La dame en question est Marie, dont le poète vient de signaler le départ :

             De la dame lairons ester,                                              Sur la dame, nous en resterons là,

             De S. Jehan voudron parler                                          nous voudrions parler de saint Jean.

             Quant ot .XV. ans en son aage,                                    Quand il eut l’âge de 15 ans,

1380     Si entra en .I. hermitage,                                               il entra en un ermitage,

             Ou il soufri mainte dolor                                              où il souffrit beaucoup

             Por l’amistié nostre segnor.                                          pour l’amour de Notre-Seigneur.

             Ainques ne fist si grant froidure                                   Même par les plus grands froids,

             Ne fust toz nus sanz vesteure,                                      il était tout nu sans vêtements,

1385     Fors seulement que il faisoit,                                        sauf ceux qu’il se fabriquait,

             En la forest ou il estoit,                                                 dans la forêt où il était,

             Ses vestements de jonc marage,                                   en joncs de marécage.

             Quant il aloit par le boscage.                                        Quand il allait dans le bocage,

             Molt i mena honeste vie,                                              il menait une vie très simple ;

1390     Onques de pain n’i menga mie,                                    jamais il ne mangea de pain,

             Fors les racines q’il tenoit                                            simplement les racines qu’il trouvait

             Dedenz le bois ou les queroit.                                      dans le bois où il les cherchait.

 

Telle est indiscutablement l’origine des passages où Jean d’Outremeuse parlait de Jean Baptiste, de l’ermitage où il entra à l’âge de 15 ans, de ses vêtements et de sa nourriture. Ici encore il s’inspire de très près du Romanz.

Faisons remarquer, pour mémoire, que plus loin dans Ly Myreur (I, p. 395), lorsque le chroniqueur liégeois décrira le genre de vie de Jean Baptiste au début de sa prédication, il utilisera des termes relativement proches de ceux qu’on trouve ici au § 7 :

Et astoit Johans vestus d’onne haire, qui astoit faite de polhe de chamot, et avoit une chainture sus les rains, qui astoit de cure de berbis atout le poilhe [= cuir de brebis avec le poil]. Et vivoit saint Johans mult saintement, car ilh ne mangnoit que de une manere de rachines ; et bevoit de l’aighe qui plovoit des nues, plus sovent que aultre aighe.

Et Jean était vêtu d’une chemise, faite de poils de chameau et avait autour des reins une ceinture faite d’une toison de brebis. Jean vivait très saintement, car il ne mangeait que d’une sorte de racines, et buvait plus souvent l’eau qui tombait des nuées qu’une autre eau.

 

6. La version de l’Espozalizi de Nostra Dona

Nous dirons un mot pour terminer de l’Espozalizi de Nostra Dona, le drame provençal du XIIIe siècle, dont il a été question dans le chapitre quatrième à propos des Épousailles de Marie et de Joseph. Dans le récit de la Visitation (vv. 359-462), peu de choses sont à signaler, même pas en ce qui concerne les mouvements in utero de saint Jean. Élisabeth dit simplement à sa cousine :

             Que tantost quan me saludetz                                  Lorsque tout à l’heure vous m’avez saluée,

388       Del sanh esperit m’esscalfetz,                                  de l’Esprit Saint vous m’avez réchauffée

             Que tanfort m’a illuminat                                         et Il m’a tant illuminée

             Que ins el ventre m’es bolegat                                  que dans mes entrailles a remué,

             Mo filh, que se pogues per Dieu,                              mon fils, qui, si cela se peut grâce à Dieu,

392       De grat parlera am lo tieu.                                         volontiers parlera au vôtre.

  (trad. G. Lefebvre, 1958, p. 79)

On épinglera cependant les derniers vers (vv. 391-392), qui font penser au passage de Jean d’Outremeuse où Jean Baptiste s’adresse à Jésus, les enfants étant tous les deux dans le ventre de leurs mères.

Outre la forme théâtrale qu’il adopte, une autre particularité du récit de la Visitation est que Marie, avec la permission de Joseph, part chez sa cousine, en compagnie de quelques chaperons, et que Joseph, inquiet de son retard, vient l’y rechercher. Ainsi dans le Romanz de saint Fanuel, dans Ly Myreur et dans l’Espozalizi, Joseph et Marie sont censés se trouver ensemble chez Élisabeth. Dans le drame liturgique, Zacharie se déclare d’ailleurs honoré « d’avoir sous son toit l’épouse et l’époux » (vv. 447-448). Mais les détails ne sont toutefois pas les mêmes dans l’Espozalizi et dans les deux autres œuvres. En tout cas, on ne trouve pas de traces nettes d’une influence de l’Espozilizi sur Jean d’Outremeuse.

Que dire au terme de ce chapitre ?

 

7. Quelques mots en guise de conclusion

Si, dans son récit de la Visitation, Jean d’Outremeuse a conservé la structure de base qui remonte à Luc, il s’est écarté du texte de l’évangéliste sur de nombreux points, profondément influencé qu’il était par le Romanz de saint Fanuel. C’est que, ici comme dans les épisodes précédents, le chroniqueur liégeois avait certainement ce poème sous les yeux. Parfois il le suit d’assez près, comme lorsqu’il décrit l’ermite que fut Jean Baptiste avant son entrée dans la vie publique (§ 7) ; parfois il le résume, comme dans l’histoire de Zacharie consulté sur le nom à donner à l’enfant ; parfois il en reprend des éléments qu’il amplifie, en en exagérant les traits sans beaucoup de mesure.

C’est particulièrement le cas des mouvements impressionnants qu’il n’hésite pas à attribuer à Jean Baptiste, encore dans le ventre de sa mère. On songera à sa description du bébé se dressant sur ses deux pieds, puis s’agenouillant, joignant les mains, rendant grâces à l’enfant Jésus lui aussi dans le sein de sa mère et lui parlant notamment pour le remercier de lui avoir donné la force d’exécuter tous ces mouvements. Le sommet de la démesure, si l’on peut dire, est atteint lorsque Jean Baptiste se met à réciter le Magnificat d’une voix si haute qu’elle « sortait par la bouche de sa mère ». Jean Baptiste, il est vrai, toujours selon Jean d’Outremeuse, allait naître ce jour-là quelques instants plus tard. Mais c’est quand même un bel exploit, qui frise le miracle !

Le chroniqueur n’a manifestement pas peur d’innover. Et cela frappe d’autant plus que l’auteur du Romanz ne mentionnait même pas le Magnificat et que, pour la tradition, qui suit généralement le récit évangélique, c’est Marie elle-même qui récite cette prière, le plus souvent lors de la Visitation, parfois lors de l’Annonciation même (comme chez Herman de Valenciennes, vv. 3357-3374)

 [à suivre]


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