[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 28, juillet décembre 2014]

 

L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.)

Autour de la Naissance du Christ (Myreur, I, p. 307-347 passim). Commentaire.


 

Chapitre I : La parenté de Marie (notamment Élizabeth),

sa naissance et sa petite enfance

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

<jacques.poucet@skynet.be>

 

 

Giotto, Rencontre de Joachim et d’Anne à la Porte Dorée de Jérusalem

Chapelle des Scrovegni, Padoue (entre 1304 et 1306),

Source


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Ly Myreur des Histors est une chronique d’histoire universelle, comme il en existe beaucoup au Moyen Âge. Elle est conçue sur une base annalistique, ce qui veut dire qu’en principe, elle présente les événements par ordre chronologique, éventuellement même année par année. Mais en l’occurrence il y a loin de la théorie à la pratique. Souvent Jean d’Outremeuse n’hésite pas à interrompre la ligne du temps qui devrait lui servir de fil conducteur. Cela se produit notamment lorsqu’il introduit des digressions, et son œuvre en contient beaucoup.

C’est le cas de la vingtaine de pages (Myreur, I, p. 285ss) qui précèdent la notice que nous allons analyser. De nature géographique en grande partie, elles décrivent de nombreuses régions d’Asie, d’Afrique et d’Europe. Au milieu de la page 306, cette partie descriptive s’est arrêtée pour réintroduire la ligne du temps, et revenir à l’histoire d’Hérode, très exactement en l’an 572 de l’exil de Babylone, cinquième âge du monde dans le comput médiéval, comme nous aurons l’occasion de le préciser dans un instant.

Dans cette année 572, Jean d’Outremeuse considère comme dignes de mention trois événements. Les deux premiers concernent la vie d’Hérode : c’est d’abord une violente dispute entre Salomé, sœur du roi, et Mariamne, qu’il avait épousée en -37 de notre ère et que Salomé ne cessait de dénigrer et de calomnier ; c’est ensuite la sentence d’exil frappant Doris, l’épouse précédente d’Hérode. Le troisième événement est, le 11 juin de cette année-là, le mariage d’Anne avec Joachim, les parents de la vierge Marie (§ 1). Cela va donner à Jean d’Outremeuse l’occasion de présenter toute la parenté d’Anne, avec notamment ses trois maris et la descendance de chacun d’eux. Ici encore le temps va s’arrêter pour permettre à l’auteur de retranscrire une fiche généalogique très complexe et brassant plusieurs décennies (§§ 2-6). Le compteur reste cependant bloqué sur l’an 572.

Quand le récit en arrive aux événements des deux années suivantes (573 et 574), on retrouve, occupant plus d’une page de l’édition moderne (Myreur, I, p. 307-308), des détails sur l’histoire d’Hérode et de sa famille. Ils sont suivis par quelques lignes, signalant que le 8 décembre de l’an 574 eut lieu la conception de la vierge Marie (§ 7). Et comme Joachim, le père, appartenait à la lignie du roi David, le chroniqueur éprouve le besoin d’expliquer ce qu’il faut entendre par là (§ 8). Et pour ce faire, il arrête à nouveau le compteur, pendant plus de vingt pages (Myreur, I, p. 308-328), cette fois pour un excursus traitant de ces lignies et de leur histoire.

Toutefois ce type de développement ne lui fait pas perdre totalement le sens de la ligne du temps. En effet, il y expose dans un ordre globalement chronologique l’histoire de la création du monde, d’Adam et d’Ève, du paradis terrestre et de la faute originelle, des enfants du premier couple, de Noé et du déluge, de la reine de Saba, d’Abraham et du sacrifice d’Isaac, de Rebecca, d’Ésaü, de Jacob, pour aborder, in fine seulement, le cas des XII lignaiges Ysrael, assavoir des XII fis Jacob. Cela terminé, il estime pouvoir reprendre, comme il l’écrit (I, p. 328) ma droit matere, c’est-à-dire sa chronique, et rapporter alors les événements de l’an 575 avec notamment la naissance, le 8 septembre, de la Vierge Marie (§ 9).

Il consacre ensuite plus de six pages de l’édition moderne (Myreur, I, p. 329 à 335) au récit de nombreux événements qui prirent place entre 575 et 588. Ils se déroulent notamment en Palestine, à Rome, à Tongres, dans les Flandres, et impliquent plusieurs personnages importants, dont César et Antoine, Hérode et Auguste. L’énumération se termine (p. 335) par une notice sur un tremblement de terre en Judée, qui se produisit en l’an 588 de l’exil de Babylone. Le lecteur se voit ensuite ramené (§ 10) à l’an 589 et à l’histoire de Zacharie et d’Élisabeth.

On le voit, même si la démarche fondamentale est toujours annalistique, le parcours, lui, est parfois chaotique.

Si nous avons insisté quelque peu sur les techniques narratives de Jean d’Outremeuse, c’est pour faire ressortir un point que nous avons déjà signalé. L’étude d’un thème précis oblige le commentateur à travailler sur des textes qui ne se suivent pas toujours immédiatement, qui se trouvent parfois même placés à une certaine distance les uns des autres et qu’il s’agit dès lors de regrouper. Nous avons dû le faire dans le présent article traitant des événements entourant la Naissance du Christ, particulièrement dans le chapitre initial, qui concerne la famille de la Vierge Marie, sa naissance et sa petite enfance. Ce chapitre rassemblera en fait des données extraites des p. 307-308, 329 et 335-336 du Myreur des Histors. Nous avons toutefois veillé à signaler l’origine précise des blocs retenus et à évoquer brièvement les événements laissés de côté.

Quoi qu’il en soit, la matière de notre premier chapitre s’organise en deux parties. La première proposera un commentaire de la version que donne à lire le chroniqueur liégeois. Quelles sont les traditions dont il fait état ? La seconde signalera des épisodes intéressants, voire importants, qui sont racontés par d’autres auteurs mais qu’on ne trouve pas dans Ly Myreur. Pourquoi ? Indifférence ? Oubli ? Ostracisme ? Il est parfois bien difficile de trancher.


A. Les traditions retenues par Jean d’Outremeuse

 

Plan

1. La chronologie et les âges du monde (§ 1)

2. Les ancêtres directs de Marie et la Sainte Parenté (§§ 1-5)

3. L’introduction de saint Servais dans la famille de Jésus (§ 1)

4. Les dates de la conception et de la naissance de la Vierge Marie (§§ 7 et 9)

5. Joachim et ses origines (§ 8)

6. Naissance de Marie (§ 9)

7. Zacharie et Élisabeth - conception de Jean Baptiste (§§ 11-16)

8. Luc et Jean d’Outremeuse

9. Quelques observations générales

 


 

1. La chronologie et les âges du monde (§ 1)

En commentant plus loin, dans le deuxième chapitre [p. 52], des considérations chronologiques de Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 336-337), nous évoquerons plus à loisir le système chronologique qu’il utilise. Nous y verrons que, comme presque tout le Moyen Âge depuis saint Augustin, le chroniqueur liégeois distribue l’histoire du monde sur six âges. Celui de l’exil de Babylone, long de 589 ans, est le cinquième. L’Incarnation du Christ y met fin, ouvrant un nouvel âge, le sixième. Ce sera le dernier car il ne se terminera qu’avec la fin du monde.

Ainsi donc (§ 1) Anne, mère de Marie, aurait épousé Joachim en l’an 572 de l’exil de Babylone, le 11 juin très précisément (§ 3). On a dit plus haut [p. 29] que Jean d’Outremeuse avait aussi rattaché à cette année-là deux événements concernant la vie d’Hérode : d’abord la dispute entre Salomé, sœur du roi, et Mariamne, qu’il avait épousée en -37 de notre ère ; ensuite, la sentence d’exil frappant Doris, l’épouse précédente d’Hérode. À titre indicatif, signalons que, transposée dans notre calendrier, cette année 572 correspondrait à -17 avant notre ère (589 - 572 = 17).

Il ne faut pas attacher trop d’importance aux dates de Jean d’Outremeuse. On connaît assez la chronologie du règne d’Hérode le Grand pour savoir qu’en -17, Mariamne était morte depuis quelque douze ans, exécutée sur l’ordre d’Hérode le Grand, et que Doris, la première épouse, ne fut chassée du palais qu’un peu avant la mort du roi en -4. On voit donc par là que, même pour des événements qui relèvent d’une période bien documentée de l’Histoire, les dates du chroniqueur liégeois ne sont pas fiables.

Que dire alors de celle qui concerne le mariage d’Anne avec Joachim et qui figure dans le premier paragraphe du texte retenu ? Cette précision fait partie des nombreuses fantaisies chronologiques chères au chroniqueur liégeois : à notre connaissance, elle ne se rencontre que chez lui et ne mérite pas d’autre commentaire.

 

2. Les ancêtres directs de Marie et la Sainte Parenté (§§ 1-5)

Ce n’est pas le cas des informations qu’il livre dans les paragraphes suivants. Ainsi, lorsqu’il affirme (§ 1 et 2) qu’Anne avait une sœur nommée Esmarie (en français Émérie), que cette dernière était la mère d’Élisabeth, laquelle avait épousé Zacharie et donné naissance à Jean Baptiste, Jean d’Outremeuse, s’il est toujours dans la fiction, n’innove pas. Pas plus qu’il n’innove lorsque, dans les paragraphes suivants (§ 3 à 6), il évoque les trois mariages d’Anne (le Trinubium), ce qui lui permet d’introduire toute la parenté de Jésus. Sur ces deux questions, il reprend en effet, non pas de l’Histoire authentique précisons-le, mais des traditions solidement attestées dès le XIIe siècle et qui furent imaginées pour combler les silences des textes canoniques.

En effet, à la différence de la généalogie de Jésus (cfr Matthieu, I, 1-17), celle de Marie ne figure pas dans les évangiles canoniques, qui ne livrent même pas le nom de ses parents. Pour savoir qu’ils s’appelaient Joachim et Anne, il faut se tourner vers les apocryphes, lesquels fournissent heureusement nombre de détails sur leur vie, en particulier sur les événements qui précèdent et suivent la naissance de leur fille Marie.

Les apocryphes ne s’intéressaient toutefois guère aux ancêtres d’Anne ni à ses proches parents, en d’autres termes à la parenté large de Jésus, cette parenté qu’on appelle parfois la « Sainte Parenté » pour la distinguer de la « Sainte Famille ». Ces deux expressions sont régulièrement utilisées. La seconde, bien connue, s’applique à la famille « nucléaire », constituée simplement de Jésus, de Marie et de Joseph ; la première, qui l’est moins, désigne « la lignée de sainte Anne, mère de la Vierge Marie, avec la postérité issue de ses trois mariages » (L. Réau, Iconographie de l’Art chrétien. II, 2. Nouveau Testament, Paris, 1957, p. 129).

En ce qui concerne la parenté au sens large de Jésus, la tradition avait dû mettre en place un réseau familial clair. C’était bien nécessaire, vu l’absence de précisions des textes canoniques en ce domaine.

Ainsi par exemple, chez Luc (1, 36), dans le récit de l’Annonciation, l’ange Gabriel, en signalant à Marie la grossesse d’Élisabeth, présente cette dernière, sans plus, comme sa « parente ». Quel était le degré exact de parenté entre les deux femmes ? Autre exemple : l’Épître aux Galates (1, 19), un écrit canonique, mentionne parmi les apôtres, un Jacques, « le frère du Seigneur ». Quel était le rapport entre Jésus et ce « frère » ? Et – troisième exemple – qui étaient exactement ces Maries dont les Évangiles signalent la présence autour de Jésus, jusqu’au pied de la Croix ? Lui étaient-elles apparentées et de quelle manière ?

On comprend que, sur ces questions comme sur tant d’autres, les auteurs ultérieurs aient cherché à la fois à combler les lacunes des textes canoniques et à répondre à la curiosité bien compréhensible des lecteurs.

Nous ne suivrons pas ici toute l’histoire de la construction. Nous dirons simplement que, dès le XIIe siècle, bien avant Jean d’Outremeuse donc, un vaste système familial était solidement en place. Sainte Anne recevant une sœur Esmarie (en français Émérie), mère d’Élisabeth, cette dernière devenait la cousine de la Vierge Marie, et leurs enfants (Jésus et Jean Baptiste) étaient étroitement apparentés. Quant aux trois mariages successifs de sainte Anne (Trinubium) – d’abord avec Joachim, puis avec Cléophas, puis avec Salomé –, ils présentaient aussi un autre avantage. Les « trois Maries » issues de ces unions successives, leurs époux (respectivement saint Joseph, Alphée et Zébédée) et les enfants nés dans les trois familles (dans la première, Jésus ; dans la deuxième, Jacques le Mineur et Joseph ; dans la troisième, Jacques le Majeur et Jean l’Évangéliste) formaient désormais une très large famille. Plusieurs des disciples de Jésus étaient des parents relativement proches.

Ainsi donc, en reprenant ces données ou, plus exactement, en les résumant, Jean d’Outremeuse n’innovait guère. Il travaillait sur des traditions soigneusement mises au point avant lui. On les rencontre en effet, sous des formes diverses et souvent même avec plus de détails, dans des ouvrages aussi différents que les commentaires de Pierre Lombard (Patrologie Latine, t. 192, col. 101-102), l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (ch. XLVII : De electione duodecim apostolorum), la Conception Nostre Dame de Wace (vv. 1135-120), Li Romanz de Dieu et de sa mere d’Herman de Valenciennes (vv. 3094-3133), quatre auteurs du XIIe siècle ; ou encore Le Livres dou Tresor de Brunetto Latini (I, 64 : Dou parenté Nostre Dame), La Légende dorée de Jacques de Voragine (ch. 127 : La Nativité de la Vierge Marie, fêtée le 8 septembre), deux auteurs écrivant autour des années 1265 ; ou encore L’histoire de Hainaut de Jacques de Guise (V, 50 : de tribus maritis, filiis et filiabus beatae Annae), un écrivain un peu plus tardif, du XIVe siècle, exact contemporain de Jean d’Outremeuse.

Bien sûr, comme c’est souvent le cas, Jean d’Outremeuse ne reproduit pas fidèlement les textes antérieurs. Ainsi par exemple Jacques de Voragine est plus précis et plus complet que lui dans son énumération des enfants issus du mariage d’une Marie avec Alphée : Marie eut quatre fils d’Alphée : Jacques le Mineur, Joseph le Juste, appelé aussi Barsabas, Simon et Jude. Par contre le chroniqueur liégeois sera le seul à attirer l’attention sur la variété des noms attribués à l’épouse d’Alphée : Marie Cléophas, comme dans la liturgie du 8 décembre, précisera-t-il, mais aussi Marie Jacques ou Marie Joseph. Il y a toutefois plus intéressant à relever en matière de variantes.

3. L’introduction de saint Servais dans la famille de Jésus (§ 1)

On songe notamment (§ 1) aux allusions de Jean d’Outremeuse, d’abord au père d’Anne et d’Émérie, Achar, mais surtout à un frère d’Élisabeth, qui se serait appelé Éliud, lequel aurait engendré un Émyb, père de saint Servais, évêque de Tongres. Les mobiles de cette seconde addition sont clairs : il ne s’agit plus de mettre au point la « Sainte Parenté », mais de rattacher à cette dernière, et ainsi à Jésus, un personnage du IVe siècle qui fut très populaire au Moyen Âge, en l’occurrence saint Servais qui fut evesque de Tongre, mais, précise immédiatement Jean d’Outremeuse, le siege astoit seant à Treit sour Mouse, aujourd’hui Maastricht (§ 1).

On sait en effet que saint Servais est « le premier évêque attesté de la Civitas Tungrorum, district romain qui allait de la Toxandrie jusqu’à l’Ardenne et qui deviendra plus tard le diocèse de Liège », qu’« à la cité romaine de Tongres, il préféra la ville mosane de Maastricht, établie à l’intersection des deux principaux axes de communication de la région, l’antique route Bavais-Cologne et la Meuse » et que cette dernière cité abrite aujourd’hui son sarcophage et ses reliques, qui sont encore objets de vénération (Wikipédia).

La simple insertion dans la « Sainte Parenté » d’un frère d’Élisabeth, du nom d’Éliud, permettait à saint Servais de devenir le petit-fils du frère de sainte Élisabeth, et d’être ainsi apparenté à saint Jean Baptiste et à Jésus.

Jean d’Outremeuse ne fait ici qu’une allusion rapide à cette généalogie, mais elle lui tenait à cœur. Lorsqu’il traitera de cet évêque beaucoup plus loin, à sa place dans la ligne du temps (Myreur, t. II, p. 64), il la reprendra, en insistant d’ailleurs sur sa valeur : Enssi fut à Jhesu-Crist prochain sains Servais et sains Johan-Baptiste, et à sains Johan ewangeliste, et à sains Philippe, et à sains Jaque, et à toute la lignie Jhesu-Crist ; et issit de la droite lignie royal le roi David, et des plus grans des juys, et de Judas Machabeus. Saint Servais s’inscrivait ainsi dans une prestigieuse lignée biblique.

Élargissement fantaisiste bien sûr, qui fait songer aux généalogies fictives des grandes familles du monde romain antique, lesquelles tenaient à se donner d’éminents ancêtres et n’hésitaient même pas, à l’occasion, à se rattacher à des divinités.

Bien qu’on connaisse l’intérêt du chroniqueur liégeois pour les « saints locaux », il ne faudrait toutefois pas lui attribuer la responsabilité de cet élargissement : le motif figure déjà au moins chez deux auteurs antérieurs. L’un est Jacques de Voragine, qui écrit au chapitre 127 de la Légende dorée consacré à La Nativité de la Vierge Marie :

Joachim épousa Anne, qui avait une sœur appelée Ismérie. Cette Ismérie mit au monde Élisabeth et Éliud, et Élisabeth donna le jour à Jean Baptiste. D’Éliud naquit Émineu, d’Émineu saint Servais, dont le corps est dans la ville de Maastricht, située sur la Meuse, dans le diocèse de Liège. (trad. A. Boureau, p. 729-730)

L’autre est Brunetto Latini, qui au chapitre 64 du premier livre de son Livres dou Tresor, intitulé Dou parenté Nostre Dame, écrit :

Ci dit li contes que Anna et Esmeria furent .ij. sereurs charnels. De cele Esmerie nasqui Elisabeth et Eleiuist [Eliuust, Eliuth, Eliud], de Eleiuist qui du frere Elisabeth nasqui Eminan, de Eminan nasqui sains Servais de cui li cors gist en terre de Sorges en l’eveschie de Liege.

Ces deux œuvres ayant été publiées dans les années 1265, Jean d’Outremeuse a donc pu les utiliser. Mais il est difficile de savoir laquelle d’entre elles aurait pu être sa source, ou s’il faut remonter plus haut encore pour la découvrir. Les noms du grand-père et du père de saint Servais, soumis à d’impressionnantes variations graphiques, n’autorisent aucune conclusion : Eliud, Eleiuist, Eliuust, Eliuth, pour le premier, Emyb, Emineu, Eminan, Emynar pour le second, rien que dans les manuscrits de Brunetto Latini. La mention Achar, de la lignie Juda, semble en tout cas propre au chroniqueur liégeois qui pourrait l’avoir ajouté motu proprio pour compléter vers le haut la généalogie.

Si par contre on ne s’intéresse plus seulement à la généalogie de saint Servais, mais à l’ensemble de la « Sainte Parenté », les correspondances entre Jean d’Outremeuse et Brunetto Latini sont telles qu’on devra plutôt conclure à l’utilisation de ce dernier par le chroniqueur liégeois. Les lecteurs intéressés par la Quellenforschung trouveront dans le tableau ci-dessous de quoi alimenter leur passion : à gauche Ly Myreur des Histors, à droite Li Livres dou Tresor.

La generation de sains Servais

De saint Johans Baptiste

Des parens la virge Marie et de sa naschence

Brunetto Latini,

livre I, deuxième partie, ch. LXIV

Dou parenté Nostre Dame

[p. 307, l. 1] En cel an meismes, le XIe jour de june, soy mariat Anne qui fut soreur à Esmarie charnel, filhe à Achar, de la lignie Juda, la mère Elizabeth et Eliud ; de Eliud, qui fut frere à Elizabeth, Emyb nasquit, et de Emyb nasquit sains Servais, qui fut evesque de Tongre ; le siege astoit seant à Treit sour Mouse ?

[p. 65] (1) Ci dit li contes que Anna et Esmeria furent .ij. sereurs charnels. De cele Esmerie nasqui Elisabeth et Eleiuist [Eliuust, Eliuth, Eliud, de Eleiuist qui du frere Elisabeth nasqui Eminan, de Eminan nasqui sains Servais de cui li [p. 66] cors gist en terre de Sorges en l’eveschie de Liege.

(2) Item Elisabeth, la filhe Esmarie, oit Zacharie le prestre de la loy à marit, dont naquit saint Johan-Baptiste en Jherusalem.

(2) De Elisabeth [suer Elyud], la feme Zacharie le prestre, nasqui Jehans Baptistes en un chastel de Judée [en Jerusalem].

(3) Et l’autre soreur ch’est sainte Anne, qui à jour deseurdit se mariat, et prist son promier marit Joachim, desqueis nasquit la benoite virgue Marie.

(3) De l’autre seror, ce est Anne la feme Joachim, nasquit Marie [feme Joseph qui fu] la mere Jhesu Crist [filz de Dieu].

(4) Et quant Joachim fut trespasseis, si soy remariat Anne à Cleophas, et Marie sa fille esposat Joseph, frere à Cleophas. De cheli Cleophas et Anne, nasquit l’autre Marie, qui fut la femme Alphei, de quoy nasquit saint Jacque le Petis et Joseph ; et sa mere fut nommee Marie-Jaqueline, portant qu’elle fut mere à sains Jaque le Petit, et fut enssi appelée Marie-Joseph. Et porchu je le devise enssi por la diversiteit des ewangelistes, car enssi est-ilh nommée en l’ewangile de la messe de Nostre-Dame : Marie Cleophe.

(4) Et quant Joachins [ses barons] fu deviez, ele se maria à Cleophas ; de celui Cleophas et de Anna nasqui l’autre Marie, qui fu feme Alphei, de cui nasqui Jaques Alphei et Joseph. Por ce l’apele l’Escripture Jaques Alphei, ce est à dire fil Alphei ; et sa mere est apelée Marie de Jaque, porce que ele fu sa mere, autressi est ele apelée la mere de Joseph. Et tout ce avient par la diversité des evangiles [Evangelistes]. [D’autres variantes textuelles, nombreuses, n’ont pas été enregistrées ici].

(5) Et quant Cleophas fut deviés, si se remariat Anne à Salomé, de cuy naquit l’autre Marie, le femme Zebedei, le mere sains Johans ewangeliste et sains Jaque le Gran, qui gyst en Compostel. Et por chu est-ilh appelée Marie-Salomé et Marie Zebedei.

(5) Quant Cleophas fu mors, Anna fut mariée à Salomé, de cui nasqui l’autre Marie la feme Zebedei, de cui nasqui Jehans l’evangelistes et de saint Jaques ses freres : por ce est ele apelée Marie Salomé por son pere, autressi est ele apelée mere des fils Zebedei, por les diversitez des evangiles.

(6) Enssi oit sainte Anne III barons, et de cascon oit une Marie et enssi furent trois Marie, dont la promiere fut la mere Jhesu-Crist, le salveur de tout le monde et les autres vos ay dit desus.

(6) Et ainsi veez vos que Anne ot .iij. maris [barons], et de chascun ot une Marie. Et ainsi furent .iij. Maries, dont la premiere fu mere Jhesu Crist ; la seconde fu mere Jaque et Joseph ; la tierce fu mere de l’autre Jaque et de Jehan l’evangeliste.

 

Mais peut-être une recherche plus approfondie des sources pourrait-elle remonter plus haut encore.

On sait en effet par A. Boureau (p. 1373, n. 6, de son édition de La Légende dorée) que « cette étonnante généalogie de saint Servais est tirée de Barthélemy de Trente (ch. 170) », un auteur mort vers 1251. Mais elle serait plus ancienne encore, remontant, poursuit A. Boureau, à Hériger, abbé de Lobbes à la fin du Xe siècle et auteur d'une « Geste des évêques de Tongres, de Maastricht et de Liège » (Gesta Pontificum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium). Nous verrons en présentant le passage de Myreur, t. II, p. 64, qu'elle est plus ancienne encore, car Hériger précisément ne la cautionnait pas.

Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum : supplementum hagiographicum / Jean de Mailly ; éd. G.P. Maggioni, Florence, 2013, CXCVIII, 588 p. (Millennio medievale, 97. Millennio medievale. Testi, 21).

Bartolomeo da Trento. Liber epilogorum in gesta sanctorum, éd. E. Paoli, Florence, 2001, CCXLVII, 518 p. (Edizione nazionale dei testi mediolatini, 2).

Quoi qu’il en soit de la Quellenforschung, nous ne terminerons pas le présent développement sur sainte Anne et sa parenté sans signaler sur la Toile l’article récent (2014) de Jean Stouff, intitulé « Les trois maris de Sainte Anne, les sœurs de Marie et leur progéniture ou la Sainte Parenté de la Vierge » et dont l’orientation iconographique élargit fort heureusement le point de vue strictement textuel qui est le nôtre.

4. Les dates de la conception et de la naissance de la Vierge Marie (§§ 7 et 9)

Un mot maintenant sur les dates de la conception et de la naissance de la Vierge Marie. À la fin du VIIIe siècle, furent introduites à Rome les trois fêtes majeures de la Vierge, la Nativité (8 septembre), l’Annonciation (15 mars) et l’Assomption (15 août), déjà célébrées en Orient. Celle de sa Conception ne s’ajoutera que plus tard dans le calendrier liturgique, « au terme du lent et difficile développement de la doctrine de l’Immaculée Conception » (cfr la p. 1372 de l’édition A. Boureau de La Légende dorée).

On ne sait pas exactement pourquoi l’église orientale avait fixé la nativité de la Vierge au 8 septembre. Mais une fois cette date intégrée dans le calendrier liturgique occidental, il était facile de retrouver le jour de sa conception : c’était le 8 décembre, neuf mois exactement avant la naissance.

 

5. Joachim et ses origines (§ 8)

Au paragraphe § 8, à propos de Joachim et de ses origines, Jean d’Outremeuse introduit le long excursus de quelque vingt pages, dont il a été question plus haut [p. 29]. Le chroniqueur liégeois n’y perd cependant pas le sens de la présentation chronologique des faits, on l’a dit aussi. Il n’aborde le cas des XII lignaiges Ysrael, qu’après être remonté à la création du monde.

 

6. Naissance de Marie (§ 9)

Parmi les événements de l’an 575 de l’exil de Babylone (vers -12 avant notre ère), le chroniqueur signale, en mai, un grand tremblement de terre qui eut lieu à Chypre et détruisit plusieurs cités. Nous ne l’avons pas repris. Le deuxième est la Nativité de Marie, le 8 septembre, date, comme on l’a dit plus, de la fête de la Nativité de la Vierge dans le calendrier liturgique.

 

7. Zacharie et Élisabeth - conception de Jean Baptiste (§§ 10-15)

Les paragraphes suivants font entrer en scène Zacharie et Élisabeth, les parents de Jean Baptiste qu’on appelle souvent le Précurseur. Mais, conformément à la perspective annalistique qu’il adopte, l’auteur ne va pas mener leur histoire à son terme, c’est-à-dire jusqu’à la naissance de leur fils. Son récit ne concernera ici que les circonstances qui ont entouré la conception de celui-ci.

La date est donnée, au jour près, le 24 septembre de l’an 589 de l’exil à Babylone, soit la dernière année du cinquième âge du monde. Cette précision ne surprend pas. Le calendrier liturgique fixant la célébration de la Naissance du Précurseur au 24 juin, l’enfant ne pouvait être conçu que le 24 septembre, neuf mois jour pour jour avant qu’il ne vienne au monde. On se souviendra que notre chroniqueur avait daté avec la même précision (§ 7) la conception de la Vierge Marie.

Les événements ultérieurs apparaissant dans le récit de la Visitation, qui constituera la matière du cinquième chapitre [p. 99], Jean d’Outremeuse ne traitera ici que de l’histoire, racontée par Luc l’évangéliste, de l’apparition de l’ange à Zacharie, en train d’offrir un sacrifice au Temple de Jérusalem, pour lui annoncer qu’il sera le père d’un enfant qui se nommera Jean et qui baptisera Dieu dans le Jourdain.

Cette paternité était difficile à admettre, car Élisabeth, la femme de Zacharie, était stérile, et ils étaient tous les deux âgés d’au moins cent ans. On comprend donc que Zacharie ait effectivement hésité à croire l’ange. Mais Dieu peut tout et apparemment il vaut mieux ne pas mettre en doute une information qu’il fait transmettre par Gabriel, son messager habituel. Pour sa non creanche (§ 14), il sera frappé de mutité jusqu’à la naissance de l’enfant. Il ne reparlera que « lorsque celui-ci sera circoncis et appelé Jean » (§ 14).

Et effectivement quand Zacharie sort du Temple, il est incapable de dire un mot au peuple, très surpris. Puis il rentra chez lui pour coucher avec son épouse (et puis soy cuchat awec sa femme) (§ 16).

C’est ainsi que saint Jean fut engendré, conclut le chroniqueur liégeois, qui termine par un jugement très élogieux porté sur Jean Baptiste : « Jamais femme ne mit au monde un homme plus grand, à l’exception de Jésus-Christ ». On voit dans quelle estime Jean d’Outremeuse et le Moyen Âge d’ailleurs tenaient le futur enfant.

On n’oubliera pas à ce propos que seuls Jésus, Jean et Marie sont célébrés le jour de leur naissance. « Ce privilège était réservé à ceux dont la naissance n’était pas marquée par la transmission du péché originel. Jean Baptiste et Marie étaient considérés comme sanctifiés in utero, comme lavés de tout péché et de toute trace de péché dans le ventre de leur mère » (cfr à la p. 1262 de l’édition A. Boureau de La Légende dorée la notule d’introduction du chapitre 127 sur la Nativité de la Vierge).

 

8. Luc et Jean d’Outremeuse

Mais revenons à l’histoire de Zacharie visité par l’ange chez Jean d’Outremeuse en la comparant à la version de Luc, qui lui sert de modèle.

a. le récit de Luc (I, 5-25)

Voici dans la traduction de la Bible du Chanoine Crampon, le récit que Luc place tout au début de son évangile, après un bref prologue de quelques versets seulement :

(5) Aux jours d'Hérode, roi de Judée, il y avait un prêtre, nommé Zacharie, de la classe d'Abia ; et sa femme, qui était des filles d'Aaron, se nommait Élisabeth. (6) Tous deux étaient justes devant Dieu, marchant dans tous les commandements et ordonnances du Seigneur d’une manière irréprochable. (7) Et ils n'avaient point d'enfants, parce qu'Élisabeth était stérile, et ils étaient l'un et l'autre avancés en âge.

(8) Or, comme il était de service devant Dieu au tour de sa classe, (9) il lui échut par le sort, selon la coutume du service divin, d’avoir à entrer dans le sanctuaire du Seigneur pour offrir l’encens. (10) Et toute la multitude du peuple était au dehors en prière, à l'heure de l’encens.

(11) Un ange du Seigneur lui apparut, debout à droite de l'autel de l’encens. (12) Zacharie, en le voyant, fut troublé, et la crainte le saisit. (13) Mais l'ange lui dit : « Ne crains point, Zacharie, car ta prière a été exaucée : ta femme Élisabeth t'enfantera un fils que tu appelleras Jean. (14) Et ce sera pour toi joie et allégresse, et beaucoup se réjouiront de sa naissance. (15) Car il sera grand devant le Seigneur. Il ne boira ni vin, ni rien qui enivre, et il sera rempli de l'Esprit Saint dès le sein de sa mère ; (16) il ramènera beaucoup des enfants d'Israël au Seigneur leur Dieu ; (17) et lui-même marchera devant lui avec l'esprit et la puissance d'Élie, pour ramener les cœurs des pères vers les enfants et les indociles à la sagesse des justes, afin de préparer au Seigneur un peuple bien disposé ».

(18) Zacharie dit à l'ange : « À quoi le reconnaîtrai-je ? Car je suis vieux, et ma femme est avancée en âge. » (19) L'ange lui répondit : « Je suis Gabriel, qui me tiens devant Dieu ; j'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette heureuse nouvelle. (20) Et voici : tu seras muet et ne pourras parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que tu n'as pas cru à mes paroles, qui s'accompliront en leur temps ».

(21) Cependant le peuple attendait Zacharie, et on s'étonnait qu’il s’attardât dans le sanctuaire. (22) Or, étant sorti, il ne pouvait leur parler, et ils comprirent qu'il avait eu une vision dans le sanctuaire ; et lui leur faisait des signes, et il resta muet. (23) Quand les jours de son service furent accomplis, il s'en alla en sa maison. (24) Après ces jours, Élisabeth, sa femme, conçut, et elle se tint cachée pendant cinq mois, disant : (25) « Ainsi a fait pour moi le Seigneur, au jour où il lui a plu d’ôter mon opprobre parmi les hommes. »

b. Luc et Jean d’Outremeuse

Si Jean d’Outremeuse s’inspire de de Luc, des différences toutefois séparent les deux récits. Relevons-en quelques-unes.

Certaines additions d’abord chez le chroniqueur liégeois. La première concerne les précisions chronologiques du § 10. Il a soigneusement daté la date de la conception de Jean Baptiste. On a expliqué plus haut pourquoi celle-ci avait été placée le 24 septembre et on a démonté le raisonnement suivi pour la fixer (9 mois avant la fête liturgique de la naissance du saint). Le goût de notre chroniqueur pour les dates est presque maladif. Ensuite il a précisé l’âge des époux, qui ne sont plus simplement « avancés en âge », comme chez Luc, mais qui ont « chacun au moins cent ans ». Sa tendance à l’exagération est elle aussi connue : en l’occurrence, cela ne fait que rendre que miraculeuse encore la grossesse tardive d’Élisabeth. Enfin, Jean d’Outremeuse joue le rôle du narrateur omniscient : ainsi il sait – ce que ne disait pas Luc – pourquoi Dieu a tant tardé à leur donner un fils : le Seigneur attendait « le bon moment ».

Sur un certain nombre de points par contre, Luc est plus précis et plus détaillé.

Ainsi Zacharie est « de la classe d’Abia » et Élisabeth « était des filles d'Aaron » ; Zacharie participait au service divin « au tour de sa classe », et, selon les usages, « le sort » l’avait désigné pour « entrer dans le sanctuaire du Seigneur et offrir l’encens » ; la foule attendait « au dehors en prière », lorsque l’ange lui apparut « à l’autel de l’encens ». Peut-être ces précisions techniques sur le service divin et son organisation manquaient-elles d’intérêt pour un lecteur médiéval ou n’étaient-elles plus très bien comprises au XIVe siècle.

Le discours de l’ange (§ 12) aussi est beaucoup plus succinct chez Jean d’Outremeuse. Du long texte de Gabriel, célébrant avec emphase chez Luc le rôle éminent du futur enfant, le chroniqueur liégeois n’a pas retenu grand-chose, se contentant d’une simple allusion au baptême dans le Jourdain.

Quelques autres différences sont également perceptibles. Ainsi le chroniqueur liégeois insiste plutôt platement sur la manière dont cet enfant doit être conçu : « Dès que tu as fini ton service, tu rentres chez toi et tu couches avec ta femme ». Le même § 16 enregistrera d’ailleurs, un peu de la même manière, l’obéissance de Zacharie (« puis il coucha avec sa femme »). Luc disait simplement d’une manière plus discrète : « Quand les jours de son service furent accomplis, Zacharie s'en alla en sa maison ».

La fin du récit de Jean d’Outremeuse, on l’a noté, souligne en tout cas l’importance qu’a le Baptiste aux yeux du rédacteur : « Jamais femme ne mit au monde un homme plus grand, à l’exception de Jésus-Christ » (§ 15). Peut-être compense-t-il ainsi les louanges que contenait sur Jean le discours de l’ange et qu’il a laissé tomber.

Quant à la fin du récit de Luc (I, 24-25), on en chercherait en vain la trace à cet endroit du Myreur. Mais c’est normal. L’organisation annalistique du récit a imposé à Jean d’Outremeuse de le reporter dans le récit de la Visitation qui se trouve plus loin dans Ly Myreur (I, p. 340-341) et qui constituera notre chapitre cinquième.

 

9. Quelques observations générales

Dans ce premier chapitre, Jean d’Outremeuse a abordé deux sujets principaux. D’abord sainte Anne et sa parenté, assez étendue ; ensuite Zacharie et Élisabeth, un vieux couple, qui donnera miraculeusement naissance à saint Jean Baptiste, dit le Précurseur.

La large parenté de sainte Anne, qu’il s’agisse de sa sœur Émérie et de la descendance de celle-ci, ou qu’il s’agisse de ses trois maris successifs, qui lui donnèrent chacun une fille appelée Marie, est une construction savante qui ne repose sur aucun texte canonique. Elle fut imaginée par les apocryphes pour tenter d’expliquer les liens précis de Jésus avec certains personnages (masculins ou féminins) qui apparaissaient en relation particulière avec lui dans les Évangiles. Mais les évangélistes n’étaient ni loquaces ni précis sur les questions de parenté : ils ne livraient même pas le nom des parents de la « première » Marie, fille d’Anne et de Joachim, qui sera la mère de Jésus.

Le tableau complexe que donne à lire Jean d’Outremeuse comporte plusieurs couches, au moins deux. L’une est relativement ancienne : elle rassemble d’une part Anne avec ses trois maris et leur descendance, et d’autre part la sœur d’Anne avec sa fille Élisabeth (« La Sainte Parenté »). L’autre est plus récente ; la sœur d’Anne n’aurait pas eu seulement une fille, mais aussi un fils, lequel aurait été le grand-père de saint Servais. Cette extension n’avait d’autre but que celui de valoriser le grand évêque de Tongres en le rapprochant au plus près de Jésus et de Jean Baptiste.

Nous pensons avoir découvert la source du tableau proposé par le chroniqueur liégeois : il a pratiquement recopié le chapitre 64 (intitulé Dou parenté Nostre Dame), de la deuxième partie du premier livre du Livres dou Tresor de Brunetto Latini, un contemporain de Jacques de Voragine.

Le second sujet abordé par Jean d’Outremeuse concerne Élisabeth et Zacharie, avec le récit de l’apparition de l’ange à Zacharie occupé au service divin dans le Temple. Nous avons en particulier comparé le récit du chroniqueur liégeois à celui de l’évangéliste Luc, sans relever d’éléments dignes d’être mentionnés. À part peut-être le goût du chroniqueur pour les précisions chiffrées et sa propension à exagérer. Chez Luc, Zacharie et Élisabeth sont simplement « avancés en âge », tandis que chez Jean d’Outremeuse, « ils avaient chacun au moins cent ans ».

Mais en voilà assez pour le commentaire du texte que le chroniqueur liégeois nous donnait à lire. Venons-en maintenant à la seconde partie, qui portera moins sur ce qui figure chez Jean d’Outremeuse que sur ce qui n’y figure pas. C’est qu’il existe des épisodes, intéressants voire importants, racontés par d’autres auteurs mais absents du Myreur. Voici quelques-uns de ces « silences » et quelques réflexions à leur sujet.

 


 

B. Les traditions absentes chez Jean d’Outremeuse

 

Trois épisodes, parfois abondamment traités par des auteurs antérieurs à Jean d’Outremeuse et liés à la Vierge Marie, ne se retrouvent pas dans Ly Myreur des Histors. C’est le cas :

1. de Joachim et d’Anne, un couple stérile, qui donne naissance à Marie,

2. de Marie, consacrée à Dieu, qui passe son enfance au Temple,

3. de la conception miraculeuse de saint Fanuel et de sainte Anne.

Ce sont ces épisodes qui vont maintenant nous retenir. Avec eux, on ne quitte pas le chapitre de la parenté de Marie.

 

1. Joachim et Anne, un couple stérile, donne naissance à Marie

Les parents de Marie, on l’a dit, n’ont pas de nom dans les Évangiles canoniques, mais la tradition chrétienne, aussi bien catholique qu’orthodoxe, leur a donné ceux de Joachim et d’Anne ; elle en a même fait des saints, célébrés le 26 juillet en Occident. En réalité, les apocryphes étaient beaucoup plus prolixes à leur sujet que ne le laisserait croire le récit des Ly Myreur des Histors analysé dans notre première partie. Une histoire notamment qu’on racontait sur eux traitait de la stérilité de leur couple et du miracle qui leur permit d’avoir une fille promise à un grand destin : celui de devenir la mère de Jésus.

L’histoire d’Anne et de Joachim avant la naissance de leur fille se trouve déjà dans les évangiles apocryphes : Protévangile de Jacques (ch. 1-5 ; EAC, I, 1977, p. 81-86), Évangile du pseudo-Matthieu (ch. 1-3 ; EAC, I, 1977, p. 119-123), Livre de la Nativité de Marie (ch. 1-5 ; EAC, I, 1977, p. 151-154), considéré comme une « adaptation libre » du précédent (EAC, I, 1977, p. 143), ainsi que dans le Livre arménien de l’Enfance (ch. 1, 1-2, 9 ; p. 69-76, éd. P. Peeters, Paris, 1914). L’épisode a été repris dans la Légende dorée, au chapitre 127, traitant de la Nativité de la sainte Vierge Marie (p. 730-752, trad. A. Boureau, 2004). Il est aussi abondamment traité dans des romans bibliques français du XIIe siècle, comme la Conception Nostre Dame (vv. 179-570) de Wace, écrite probablement vers 1130-1140, ou comme Li Romanz de Dieu et de sa mere d’Hermann de Valenciennes (vv. 2742-2974), datant de la fin du même siècle. Tous ces textes, on le voit, sont largement antérieurs à Jean d’Outremeuse.

 

Le récit de l’Évangile du pseudo-Matthieu

Comme ils racontent fondamentalement la même histoire avec quelques variantes mineures et qu’il serait trop long de les présenter et de les commenter en détail, nous ne retiendrons qu’une seule version, celle qui se donne à lire dans l’Évangile du pseudo-Matthieu (ch. 1 à 3 ; EAC, I, 1977, p. 119-123). Par rapport au récit plus sobre du Protévangile de Jacques, qui lui est antérieur, celui du pseudo-Matthieu ne recule pas devant les amplifications et les additions.

En ces jours-là, il y avait en Israël un homme du nom de Joachim, de la tribu de Juda. Et il était le berger de ses propres brebis, craignant Dieu dans la simplicité de son cœur. Il n’avait d’autre souci que celui de ses troupeaux. De leur profit il nourrissait tous ceux qui craignaient Dieu. Il offrait double don à ceux qui mettaient leur vie au service de la piété et de la Loi, et simple don à ceux qui les servaient. Qu’il s’agisse d’agneaux, de chevreaux, de laine, ou de n’importe lequel de ses biens, de tout ce qu’il possédait, il faisait trois parts. Il donnait la première aux veuves, aux orphelins, et aux pèlerins et aux pauvres, la deuxième à ceux qui se vouaient au service de Dieu, la troisième lui revenait à lui et à sa maisonnée.

Pour lui qui agissait ainsi, Dieu multipliait les troupeaux, à tel point qu’il n’y avait personne dans le peuple d’Israël qui pût lui être comparé. Cela, il commença de le faire à l’âge de quinze ans. A vingt ans, il prit pour femme Anne, fille d’Isachar, de la tribu et du sang de David. Et, bien qu’ayant demeuré vingt ans avec elle, il n’en avait pas d’enfants (p. 119-120)

On comprend dans ces conditions que ce juste ait très mal pris l’affront qu’il reçut un jour d’un responsable du Temple :

Et voici que, pendant une fête, Joachim se tenait parmi ceux qui offraient l’encens au Seigneur, tout en préparant ses offrandes en présence de Dieu. Et le scribe du Temple, nommé Ruben, s’approcha de lui et lui dit : « Tu n’as pas le droit de te trouver au milieu des offrandes de Dieu, car Dieu ne t’a pas béni au point de te donner une postérité en Israël. » Après avoir subi cet affront en présence du peuple, il quitta le Temple de Dieu tout en pleurs et ne retourna pas dans sa maison, mais partit vers ses troupeaux, emmenant avec lui ses bergers vers les lointaines montagnes. Ainsi, pendant cinq mois, sa femme n’eut aucune nouvelle de lui. (p. 120)

L’attention du rédacteur se fixe alors sur l’épouse, qui, tout en pleurs dans le jardin de sa maison, prie le Seigneur : « Pourquoi m’as-tu enlevé mon mari ? Voilà cinq mois passés et […] je ne sais pas s’il est mort ni où je puis faire sa tombe ». Anne, voyant un nid de passereaux dans un laurier, se plaint même amèrement :

« Seigneur, Dieu tout puissant, qui as donné progéniture à chacune de tes créatures, aux bêtes sauvages, aux bêtes de somme, aux serpents, aux poissons et aux oiseaux, tous se réjouissent en leurs petits, m’as-tu seule exclue du don de ta bonté ? Tu le sais, Seigneur, dès le début de mon mariage j’ai fait vœu, si tu me donnais un fils ou une fille, de l’offrir au service de ton saint Temple. » (p. 120-121)

C’est alors que Dieu lui envoya un ange pour lui dire :

« Ne crains rien, Anne, car ta postérité est dans le dessein de Dieu et ce qui sera né de toi sera un objet d’admiration pour tous les siècles jusqu’à la fin du monde. » (p. 121)

Puis le messager disparaît. Et Anne, tremblante, « entra dans sa chambre, se jeta sur son lit et, comme morte, demeura en prière tout le jour et toute la nuit ». S’ajoute ici une petite scène domestique, une sorte d’altercation entre la maîtresse et sa servante :

Puis elle appela à elle sa servante et lui dit : « Tu vois bien que je suis veuve et angoissée et tu n’as même pas voulu entrer chez moi ? » Alors, celle-ci, en maugréant, répondit : « Si Dieu a fermé ton sein et t’a enlevé ton mari, qu’est-ce que moi je puis faire pour toi ? » Et, à ces paroles, Anne pleurait encore davantage. (p. 122)

Une nouvelle fois le décor change. Joachim est dans les montagnes où il fait paître ses troupeaux, lorsque lui apparaît un jeune homme qui lui demande pourquoi il ne retourne pas chez sa femme. Joachim lui répond : 

« Pendant vingt ans elle a été ma femme ; mais maintenant, parce que Dieu n’a pas voulu m’accorder d’enfants d’elle, je suis sorti du Temple accablé d’injures. Pourquoi retournerais-je vers elle, une fois jeté dehors ? Désormais je resterai ici avec mes brebis, aussi longtemps que Dieu me laissera en vie. Mais par les mains de mes serviteurs, je rendrai leur part aux pauvres, aux veuves, aux orphelins et aux serviteurs de Dieu. » (p. 121)

L’ange alors – car c’était un ange – se dévoile et délivre son message, faisant l’éloge au passage de la petite fille à naître :

« Je suis un ange de Dieu, apparu aujourd’hui à ta femme au milieu de ses larmes et de ses prières, et je l’ai consolée. Sache qu’elle a conçu une fille de ta semence. Celle-ci sera le Temple de Dieu et l’Esprit saint reposera en elle et elle sera bienheureuse plus que toutes les saintes femmes. [...] Descends donc de la montagne et retourne auprès de ton épouse, et tu la trouveras enceinte, car Dieu a suscité en elle une postérité et l’a rendue mère de l’éternelle bénédiction. » (p. 121-122)

Tout ému, Joachim se méprend sur son interlocuteur, veut l’adorer, lui demande sa bénédiction et l’invite même à entrer sous sa tente pour se restaurer. Mais l’ange remet les choses au point : « Je ne suis comme toi que le serviteur de Dieu ; il ne m’appartient pas de te bénir ; ce que je mange et je bois est invisible aux mortels ; offre à Dieu ce que tu avais l’intention de me donner ». Alors Joachim offrit au Seigneur un agneau sans tache, et l’ange, « accompagné par l’odeur du sacrifice, comme avec la fumée, remonta au ciel ». « Alors Joachim tomba face contre terre et resta ainsi depuis la sixième heure jusqu’au soir », prostré.

Ses serviteurs, à qui il raconta ce qui venait de se passer, l’exhortèrent à obéir et à retourner auprès de sa femme. Mais il hésitait encore lorsqu’il s’endormit. Le même ange lui réapparut dans son sommeil pour lui demander de « descendre de la montagne et de retourner vers Anne,

car les œuvres de miséricorde accomplies par toi et ta femme ont été énumérées en présence du Très-Haut. Et il vous a été donné une postérité telle que n’en ont eu ni n’en auront jamais ni prophètes ni saints depuis le commencement du monde. » (p. 122-123)

Joachim raconta son rêve à ses serviteurs, et tous décidèrent de redescendre « sans précipitation en faisant paître nos troupeaux ».

Le retour leur prit trente jours, et au moment où ils arrivaient au terme du voyage, un ange apparut à Anne pour lui « dire d’aller à la porte qu’on appelle Dorée à la rencontre de [s]on mari, car il reviendra aujourd’hui ». Ce qu’elle fit immédiatement.

Et debout, à la porte, elle attendit longtemps, tout en priant. Et alors que, par suite de cette longue attente, elle en défaillait presque, élevant son regard elle vit Joachim qui arrivait avec ses troupeaux. Anne courut vers lui et se suspendit à son cou en rendant grâce à Dieu et en disant : « J’étais veuve et voilà que je ne le suis plus ; j’étais stérile et voilà que j’ai conçu. » Et toutes leurs connaissances et voisins se réjouirent, de sorte que tout le pays et les gens d’alentour les félicitaient de cette bonne nouvelle. (p. 123)

Et arrivée au terme de sa grossesse, Anne mit au monde une fille qu’elle appela Marie. Telle est l’histoire de Joachim et d’Anne, les parents de Marie.

À ce long développement, on ajoutera deux remarques. D’abord, que cet épisode de la rencontre à la Porte Dorée a connu un grand succès dans l’iconographie chrétienne, et que la lecture d’un article récent (2012) de Jean Stouff, intitulé « La Rencontre à la Porte Dorée et ses sources » et accessible sur la Toile, élargira avec bonheur le point de vue textuel qui est le nôtre. Ensuite, que cette histoire d’une stérilité qui se termine heureusement fort bien fut en partie modelée sur celle d'Anne, mère de Samuel dans l’Ancien Testament (Samuel I, ch. 1, 1-20).

Mais ce que nous voulions surtout faire observer dans le commentaire de Jean d’Outremeuse, c’est que notre chroniqueur n’a rien retenu de l’épisode, largement attesté dès les apocryphes, de la naissance miraculeuse d’une petite Marie dans le couple, réputé stérile, de Joachim et d’Anne.

 

2. Marie, consacrée à Dieu, passe son enfance au Temple

Jean d’Outremeuse n’a pas retenu non plus un autre épisode, largement attesté pourtant, de la petite enfance de Marie, à savoir son séjour au Temple.

En effet, dans la foulée du récit précédent, les apocryphes racontaient que la petite fille, que ses parents avaient fait vœu d’offrir à Dieu, avait été placée par eux au Temple dès l’âge de trois ans, qu’elle y avait mené une vie exemplaire à tous les points de vue, mais qu’au moment de la puberté (12 ans, 13 ans, 14 ans selon les textes), elle avait dû le quitter pour ne pas « souiller le Sanctuaire ». Les prêtres avaient alors envisagé, selon l’usage, de la marier.

Ici aussi nombreux sont les textes qui détaillent l’enfance de Marie au Temple, qu’il s’agisse du Protévangile de Jacques (ch. 6-8 ; EAC, I, 1977, p. 87-89), ou du pseudo-Évangile de Matthieu (ch. 6-7 ; EAC, I, 1977, p. 124-126), ou du Livre de la Nativité de Marie (ch. 6, 1-7, 3 ; EAC, I, 1977, p. 154-155), ou du Livre arménien de l’Enfance (ch. 3, 2 ; p. 78, éd. P. Peeters, Paris, 1914), ou de la Conception Nostre Dame (vv. 571-636) par Wace, ou encore du Romanz de Dieu et de sa mere (vv. 3040-3093) par Herman de Valenciennes. Tous ces textes, bien antérieurs à Jean d’Outremeuse, racontent fondamentalement la même histoire, avec des variations peu significatives pour nous.

 

Le récit de la Conception Nostre Dame, de Wace

Nous ne présenterons qu’une seule version, celle de la Conception Nostre Dame, de Wace, écrite probablement vers 1130-1140.

Aux vers 571-606, le poète, qui vient de raconter l’heureuse naissance de Marie chez Anne et Joachim, fait le récit de l’entrée de la petite fille au Temple. Elle a trois ans lorsque ses parents l’y conduisent, comme le leur avait demandé l’ange qui avait annoncé sa naissance. Et déjà à ce moment-là, un petit miracle se produit. Il n’est pas raconté partout de la même manière, mais voici la version de Wace.

Pendant que ses parents faisaient leurs offrandes, la fillette avait gravi d’elle-même, comme une véritable adulte, les quinze marches du Temple, pourtant bien hautes. Le Seigneur voulait montrer par là le haut destin qui lui était promis (vers 573-590 passim):

Al temple aveit .xv. degrez […]

Bien halt les ot l’om faiz e granz.

La meschinete de .iij. ans

Al premier de desoz s’est mise,

De l’un a l’altre amont s’est prise

[...]

Toz les .xv. degrez monta,

Sanz conduit e sanz compaignie,

Sans meneor e sanz aïe.

Altresi est amont alee

Come se fust feme formee.

luec volt Damnedés mostrer

Qu’il la volt cresitre e halt lever,

De vertu en vertu monter

Et de bien en bien amender.

Le temple avait quinze marches. […]

On les avait faites bien hautes et grandes

La fillette de trois ans

est montée sur la première,

puis s’est mise à passer de l’une à l’autre.

[...]

Elle monta toutes les quinze marches,

sans être aidée ni accompagnée,

sans guide et sans soutien.

Elle est montée tout comme

si elle était une femme adulte.

Par là, Dieu entendait montrer

qu’il  voulait la grandir et l’exalter,

la faire monter de vertu en vertu

et la rendre toujours meilleure.

      

Joachim et Anne quittent alors leur fille Marie qu’ils laissent au Temple pour y être éduquée et élevée avec d’autres jeunes vierges.

Suit une description (vv. 604-642), un peu longue et un rien répétitive, de l’attitude exemplaire qui fut celle de Marie pendant toutes ces années. Pour faire court, on dira qu’elle y menait la vie d’une petite moniale, pieuse, instruite, soucieuse de perfection, qu’elle y brillait par toutes les vertus, en particulier la bonté, la sainteté, la chasteté, et qu’elle y recevait même la visite d’anges, venus s’entretenir avec elle (vers 611-612) :

 

Angele sovent a li parloent

Qui por garder la visitoent

Des anges souvent lui parlaient

Qui pour la garder la visitaient.

Il n’est toutefois pas précisé chez Wace, comme chez certains apocryphes, que des anges la nourrissaient.

Rien d’étrange évidemment à ce que la petite fille soit un exemple, un modèle, une perfection : comme elle devait devenir la mère de Dieu, celui-ci en quelque sorte « préparait sa maison » (Deus Nostre Sire n’a cure / d’entrer en malvaise maison / se primes n’a confection, vv. 630-632).

Jean d’Outremeuse n’a rien raconté de ce long séjour dans le Temple et de la vie exemplaire que la petite Marie y mena.

 

3. La conception miraculeuse de saint Fanuel et de sainte Anne

Venons-en maintenant au troisième récit antérieur à Jean d’Outremeuse et dont on ne retrouve pas trace dans Ly Myreur des Histors. À la différence des deux précédents, il ne figure pas dans les apocryphes. En fait il n’est attesté que dans un poème anonyme postérieur (XIIIe siècle), le Romanz de Saint Fanuel. Il a suscité l’intérêt des spécialistes de la mythologie et du folklore universels.

 

Le récit lui-même

En fait, le titre complet de cette œuvre est le Romanz de Saint Fanuel et de Sainte Anne et de Nostre Dame et de Nostre Segnor et de ses Apostres. On conçoit qu’il soit régulièrement abrégé en Romanz de saint Fanuel. Le poème commence par la présentation des ancêtres directs de la Sainte Vierge, en l’occurrence sainte Anne et le père de celle-ci, saint Fanuel. Son intérêt pour nous est de raconter que ces deux personnages auraient bénéficié d’une conception merveilleuse, pour ne pas dire miraculeuse. Et, à notre connaissance, c’est la première fois dans la littérature qu’il en est question.

Dès le début de l’œuvre, le conteur annonce à son auditoire ce double prodige :

             Je vous dirai, se vous volés,                                        Je vous dirai, si vous voulez,

             Si com li rois Jesus nasqui,                                          comment le roi Jésus naquit,

             Et qui sa mere engenui,                                                et qui a engendré sa mère,

35         Et com Sainte Anne fut portée,                                   et comment sainte Anne fut portée.

             Qui ains ne fu d’ome engenrée,                                    Elle ne fut pas engendrée par un homme,

             Mais par le terdre d’un coutel                                     mais par un couteau essuyé

             En la cuisse saint Fanuel.                                             sur la cuisse de saint Fanuel.

             La la porta si longuement                                             Là, il la porta aussi longtemps

40         Si com mere fait son enfant.                                         Qu’une mère porte son enfant.

 

Ainsi donc sainte Anne n’aurait pas été engendrée normalement. Elle serait née de la cuisse de son père, saint Fanuel, un personnage – c’est moins apparent dans le texte cité – dont la naissance fut également très particulière. Tout cela nécessite quelques explications.

*

Le Romanz nous transporte mille ans après le péché d’Adam et d’Ève, dans le jardin d’Abraham à Jérusalem, qui abritait un très bel arbre. C’était en réalité l’arbre qui portait le fruit défendu qu’Adam avait mangé et sur lequel un jour le corps du Christ devait être suspendu. Dieu l’avait fait transporter du paradis par un ange pour le confier à Abraham qui l’avait planté dans son jardin. Dieu était alors apparu au saint homme pour lui annoncer à la fois qu’il serait crucifié sur cet arbre et qu’une fleur qui y pousserait connaîtrait un prodigieux destin. D’elle en effet naîtrait un chevalier qui serait le père de sainte Anne, la mère de la Sainte Vierge (vv. 81-88). Dans ces vers, c’est Dieu lui-même qui parle :

81         Ge i serai crucefiez,                                                      J’y serai crucifié,

             Et escopis et laidengiez,                                               et conspué et outragé ;

             Si i serai covert de sanc                                                j’y serai couvert de sang

             Qui descendra aval mon flanc ;                                    qui descendra de mon côté.

85         Et de ceste flor ci naistra                                              Et de cette fleur-là

             .I. chevalier qui portera                                                naîtra un chevalier qui portera

             La mere a icele pucele,                                                 la mère de cette pucelle,

             Dont Jhesus Crist fera s’ancele.                                  dont Jésus-Christ fera sa servante.

 

Saint Abraham avait une fille de douze ans, fort belle, qui un jour s’approcha de l’arbre, en cueillit la fleur qui dégageait un tel parfum qu’en le respirant la jeune fille devint enceinte.

             Un jor aprocha de cele ente                                          Un jour s’approcha de cet arbre 

             Qui molt estoit et bele et gente                                    [la fille] qui était très belle et gracieuse.

             Si a coillie cele flor.                                                      Et elle a cueilli cette fleur.

120       Ele geta si grant oür                                                      Celle-ci répandit un tel parfum

             Que del flair que ele geta                                              que l’odeur qu’elle jeta

             La pucelete en engroissa.                                              engrossa la demoiselle.

 

Mais, à l’époque, une fille qui avait un enfant en dehors du mariage devait être lapidée. La mère fait la leçon à sa fille :

             « Or nos va il molt laidement :                                     « Cela va très mal pour nous :

             Il n’a pucele en cest païs,                                              Toute fille dans ce pays,

138       Tant soit cointe ne de halt pris,                                    qu’elle soit belle ou de grande famille,

             S’ele estoit grosse en avoutire ;                                    si elle est enceinte en adultère,

             Qu’el ne morust a grant ma[r]tire. […]                        elle doit mourir cruellement. […]

141       La loi demostre voirement                                            La loi précise nettement que

             S’une fame est grosse d’enfant,                                    si une femme attend un enfant

             S’ele ne l’a de son segnor,                                             qui n’est pas de son mari,

             On la lapide a grant dolor. »                                         on la lapide cruellement. »

Les parents tentèrent bien de tenir la chose secrète. En vain. Leur fille dut passer en jugement. Elle affirma qu’elle était vierge, se déclarant prête à le prouver en subissant l’épreuve du feu. Et de fait, quand on alluma le bûcher, le feu ne brûla que ceux qui assistaient au supplice. Les flammes, transformées en oiseaux, n’abîmèrent pas le moindre fil du vêtement de la jeune fille, qui fut au contraire couverte de fleurs de toutes sortes de couleurs.

Le moment venu, elle mit au monde l’enfant qu’on décida d’appeler Fanuel, « parce qu’il avait été engendré par une fleur » :

404       Puis que de flor est engenrez,                                       Puisqu’il est engendré par une fleur,

             Que Fanuel iert apelez                                                  qu’il soit appelé Fanuel.

L’enfant grandit, devint un roi et un empereur très sage et très religieux, faisant le bien autour de lui. Il possédait notamment des pommes qui guérissaient les malades. Un jour qu’il en avait coupé une pour leur en distribuer les morceaux, il essuya sur sa cuisse le couteau tout humide encore du jus de la pomme coupée :

             Or oez de saint Fanuel :                                                Maintenant, sur saint Fanuel, écoutez :

             Quant il vit son coutel moillié                                       Quand il vit son couteau mouillé

440       De la pomme qu'il ot taillié,                                          de la pomme qu’il avait découpée,

             A sa cuisse le ressuia ;                                                  il l’essuya sur sa cuisse ;

             La cuisse si en engroissa […]                                       et la cuisse s’en engrossa […]

Sa cuisse gonfla sans que les médecins puissent expliquer le phénomène mais, au jour dit, la cuisse « accoucha » d’une belle petite fille :

455       Quant vint au jor que Dex i mist,                                 Quand arriva le jour que Dieu fixa,

             Ainsi que l’escripture dist,                                           comme le dit le texte,

             Li rois malades se coucha                                             le roi malade se coucha

             Et de sa cuisse delivra                                                  et de sa cuisse se délivra

             D’une molt gente demoisele,                                        d’une très gente demoiselle,

460       Qui tant par fu cortoise et bele.                                    qui était très agréable et très belle.

             Ce fu sainte Anne que je di,                                         C’est de sainte Anne, dont je parle,

             Dont la mere Jhesu nasqui.                                          Qui fut la mère de Jésus.

La suite du récit n’est pas très cohérente. Elle raconte que le roi Fanuel, un homme pourtant sage et généreux, voulut faire disparaître l’enfant. Il chargea un de ses chevaliers de le porter dans la forêt et de lui couper la tête. Mais Dieu apparut à l’homme pour l’en dissuader. Ce dernier se contenta alors de déposer la fillette dans un nid de cygne, où Dieu prit soin d’elle par l’intermédiaire d’un cerf, aux cornes ornées de fleurs, dont se nourrissait l’enfant. Dix ans plus tard, lors d’une partie de chasse de Fanuel ­­– passons sur les détails –, elle fut retrouvée et reconnue par le roi son père. Ce dernier la donna en mariage à Joachim, qui l’avait trouvée très belle. Ce fut la mère de la Sainte Vierge.

Le récit passe ensuite à autre chose, à savoir l’histoire de Zacharie et d’Élisabeth, une autre histoire de couple réputé stérile qui se terminera par une naissance inattendue, celle du futur saint Jean Baptiste.

 

Les réflexions qu’il suscite

Les spécialistes des récits mythologiques et folkloriques se sont intéressés à cette histoire de saint Fanuel et de sainte Anne.

Deux études sur le sujet :

* G. Huet, Une légende religieuse du Moyen Âge : « Le Roman de saint Fanuel », dans Revue de l'histoire des religions, t. 84, 1921, p. 230-251.

* F. Pennacchietti, La fonte araba del « Romanz de Saint Fanuel et de Sainte Anne » (XIII sec.), dans Studi francesi, t. 42, 1998, p. 281-287.

Le sort d’un enfant exposé à la naissance évoque des histoires de la mythologie gréco-romaine, ne serait-ce que celle des fondateurs de Rome, que les serviteurs du roi chargés de faire disparaître avaient abandonnés sur les bords du Tibre, qui seront sauvés par une louve et qui retrouveront des années plus tard leur famille d’origine. Par ailleurs, sainte Anne née de la cuisse de saint Fanuel rappelle évidemment Dionysos né de la cuisse de Jupiter. Les contes populaires abondent aussi en récits de femmes tombées enceintes pour « avoir mangé des bourgeons, des fleurs, des feuilles de plantes extraordinaires » (G. Huet, 1921, p. 239), et des antécédents arabes relativement précis ont d’ailleurs pu être identifiés pour expliquer l’histoire de Fanuel et de sainte Anne (F. Pennacchietti, 1998, p. 281-287). Nous rencontrerons plus loin [p. 65], sur un plan beaucoup plus large d’ailleurs, le motif de ces conceptions et de ces naissances hors du commun lorsque nous serons amené à commenter, dans le troisième chapitre, le récit de l’Annonciation et la question de la virginité de Marie. Nous nous contenterons ici de quelques observations rapides.

La première concerne Fanuel (écrit aussi Fanouel ou Phanuel ou Phanouel) lui-même et son introduction dans le récit. Fanuel est, dans l’évangile de Luc (II, 36-38), le père d’Anne, la vieille prophétesse, qui se trouve au Temple en même temps que le vieillard Siméon, lors de la présentation de Jésus. « C’est sans doute ce passage de l’évangéliste qui a suggéré à notre auteur l’idée de donner au père de sainte Anne, personnage aussi inconnu d’ailleurs dans la Bible que sainte Anne elle-même, le nom de Fanuel » (C. Chabaneau, 1888, p. 364).

On sait en effet qu’aucun texte du Nouveau Testament ne mentionne le nom de la mère de la Vierge Marie, que les récits concernant Anne et Joachim, son mari, apparaissent très tôt déjà dans le Protévangile de Jacques et sont largement répandus dans les textes ultérieurs. Mais jamais, semble-t-il, avant le Romanz de saint Fanuel, il n’avait été question de la conception extraordinaire d’Anne.

Si l’on s’interroge – deuxième observation – sur les intentions du (ou des) auteur(s) du Romanz, on imaginera assez facilement qu’ils ont tenté de « magnifier » les personnages de Fanuel et d’Anne en reportant sur ces ancêtres lointains de la Vierge Marie une variante du motif de la conception/naissance miraculeuse, utilisé pour Jésus. On sait que, dans le folklore universel, ce motif marque l’apparition terrestre de personnages particulièrement importants. Mais pour obtenir une chaîne ininterrompue de naissances miraculeuses, la logique aurait voulu que, dans le Romanz de saint Fanuel, Marie aussi naisse d’une façon miraculeuse. Or, ce n’est pas le cas, le récit ne contenant même pas une allusion à la croyance à l’Immaculée Conception de la Vierge, déjà défendue pourtant au XIIIe siècle.

La troisième observation porte sur la réception du récit. Sur ce point, l’éditeur C. Chabaneau relevait déjà (1885, p. 121 et n. 1 ; 1888, p. 362) le peu de succès de cette étrange légende de saint Fanuel et de sainte Anne.

L’exemple qu’il avance pour le montrer est lié au poème de la Conception Nostre Dame, écrit dans les années 1130-1140 par le poète normand Wace. L’œuvre, comme telle, ne connaît pas cette légende de saint Fanuel, mais cette dernière se retrouve parfois dans la tradition manuscrite sous la forme d’interpolations. Dans un manuscrit de la Conception Nostre Dame conservé au British Museum et daté du début du XIVe siècle, la présentation est « neutre », mais dans un autre cas, celui d’un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France, le copiste, après les mots Anna de Belleem fu née, a inséré les vers suivants qui traduisent une vigoureuse opposition :

             De flour ne fu pas engenrée,                                        D’une fleur [Anne] ne fut pas engendrée,

             Ce saichies vos certainnement,                                    cela, sachez-le avec certitude,

             Mais d’oume conseue charnelment.                             mais conçue charnellement d’un homme.

             Celles et cil soient confondu                                        Que soient confondus

             Qui croient .I. roumans qui fu                                      celles et ceux qui croient un récit

             Qui dist que de flour iert venue                                    qui dit que sainte Anne d’une fleur

             Sainte Anne et engenue.                                                serait venue et mise au monde.

Un second exemple, rapporté cette fois par C. Roussel (Conter de geste au XIVe siècle, Genève, 1998, p. 54, n. 77), provient du traité intitulé Ci nous dit, un recueil d'exemples moraux en français, composé entre 1313 et 1330. Son auteur anonyme, après avoir présenté pour sainte Anne la généalogie traditionnelle dont Jean d’Outremeuse se faisait l’écho dans les § 1 à 6, condamne formellement la formule « nouvelle ». Plus qu’une erreur, c’est pour lui une bourgrerie, un mot fort qui désigne presque une « hérésie » :

(1) Ci nous dit qu'il fu .I. preudons qui avoit non Joachim et sa fame Agar. (2) Et ourent de leur mariage .II. filles, sainte Anne et Emerie sa suer. (3) Et fut mariee saincte Anne a un proudonme qui out non Joachim si comme son pere. (4) Et Emerie fut mere saincte Elizabeth, et pour ce fu elle cousine germainne Nostre Dame qu'elles furent de .II. seurs. (5) Donc errent ciz qui dient que saincte Anne fu de la cuisse Phanuel. (6) C'est erreur et bourgrerie a croire, car elle out pere et mere si conme autres bonnes gens. (éd. G. Blangez, 1979, ch. 11, p. 43)

Quoi qu’il en soit, l’erreur et bourgrerie a croire qui vient d’être dénoncée n’apparaît pas chez Jean d’Outremeuse. Si cette absence est digne de mention, c’est parce que nous savons avec certitude que le chroniqueur liégeois a utilisé le Romanz de saint Fanuel dans plusieurs épisodes qu’on discutera plus loin, notamment celui des Épousailles de Joseph et de Marie [p. 88].

Toutefois, compte tenu de la situation de la tradition manuscrite particulière de ce Romanz – évoquée dans l’introduction générale –, on se gardera d’affirmer que le chroniqueur liégeois connaissait la curieuse légende de Fanuel et de sainte Anne et qu’il avait sciemment choisi de ne pas en parler. Peut-être disposait-il d’un manuscrit qui ne comportait pas toutes les sections composant ce que nous appelons aujourd’hui le Romanz de saint Fanuel. La remarque de C. Chabaneau citée dans son introduction (1888, p. 365-366) laisse la porte ouverte à pareille interprétation.

*

Quoi qu’il en soit, Jean d’Outremeuse n’a conservé aucune trace de la légende dont nous traitons ici, pas plus qu’il n’a conservé l’épisode de Joachim honteux de la stérilité de son couple, et celui de la présentation et du séjour de la petite Marie au Temple. Il est très difficile de savoir pourquoi. Les trois cas d’« omissions » ou de « silences » ne sont évidemment pas de même nature. Les deux premiers touchent en effet des points largement répandus, déjà bien présents chez les apocryphes, une littérature que Jean d’Outremeuse avait fréquentée. Alors, indifférence ? Oubli ? Comment le savoir ? Une chose en tout cas est sûre. Dans la vaste matière que constitue la vie de Jésus et de sa mère, le chroniqueur liégeois a fait des choix. On le constate ici, on le constatera encore en d’autres occasions. Mais pourquoi ? Hasard des lectures qu’il faisait au moment où il écrivait ? Recherche de nouveauté ? Force est en effet de constater d’importantes ressemblances de schéma dans les épisodes de la stérilité miraculeusement guérie dans le couple d’Anne et de Joachim d’une part, dans celui d’Élisabeth et de Zacharie de l’autre. Mais on hésitera à attribuer à Jean d’Outremeuse, qui était tout sauf un grand écrivain, le souci d’éviter ce qui pourrait apparaître comme une répétition. L’explication la plus vraisemblable est celle de la nécessité de choisir : il ne pouvait pas reprendre tout ce qui existait avant lui.

Le troisième et dernier « silence » est particulier. Il concernait une légende isolée, rarement attestée d’ailleurs en dehors du Romanz de saint Fanuel, et parfois vigoureusement contestée, comme étant à la limite de l’hérésie. Or le Romanz a été indiscutablement, on le verra dans la suite, une source du chroniqueur dans cette section du Myreur. Si la situation de la tradition manuscrite du Romanz n’était pas ce qu’elle est, on serait tenté d’expliquer le « silence » de Jean d’Outremeuse par une réaction de rejet. Mais rien ne permet d’affirmer que le chroniqueur liégeois disposait d’un manuscrit contenant l’épisode litigieux.

Passons maintenant au deuxième chapitre, riche en considérations chronologiques.

 [à suivre]


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