[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 28, juillet décembre 2014]

 

L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.)

Autour de la Naissance du Christ (Myreur, I, p. 307-347 passim). Commentaire.


 

Chapitre II : Considérations chronologiques

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

<jacques.poucet@skynet.be>

 

 

 

Septembre dans un Livre d’Heures de la deuxième moitié du XIVe siècle

Source

 


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Après avoir raconté l’épisode de Zacharie et d’Élisabeth, miraculeusement guérie de sa stérilité, Jean d’Outremeuse fait une nouvelle pause pour rappeler quelques données chronologiques de base. Elles sont dans un certain sens amenées par l’événement qui va se produire lors de l’Annonciation. C’est à ce moment-là en effet que Marie devient enceinte. Or l’Incarnation est censée marquer le début d’un nouvel âge dans l’histoire de l’humanité, en l’occurrence le sixième. L’importance de l’événement méritait bien un petit excursus sur la chronologie.

Plan

1. Les six âges du monde dans le comput médiéval

2. L’utilisation du comput des six âges du monde dans Ly Myreur des Histors

3. Une importance démesurée accordée à la date du 25 mars

4. La notion d’année parfaite et d’année imparfaite


 

1. Les six âges du monde dans le comput médiéval

En matière de chronologie, la périodisation adoptée par le Moyen Âge chrétien remonte à saint Augustin et divise l’histoire du monde en six âges. Chacun d’entre eux commence avec  un événement de l’Histoire Sainte considéré comme important.

Si l’on ne tient pas compte de quelques variantes mineures, la liste classique des six âges du monde, avec leurs durées respectives, est celle que donne Jean d’Outremeuse dans son § 2 et que nous reprenons ci-dessous :

 

1er âge :     de la création du monde au déluge                          

2242 ans 

0-2242

2e âge :      du déluge à la naissance d’Abraham

 942 ans

2242-3184

3e âge :      de la naissance d’Abraham au couronnement de David 

 940 ans 

3184-4124

4e âge :     du couronnement de David à l’exil de Babylone

 480 ans

4124-4610

5e âge :     de l’exil de Babylone à l’incarnation du Christ 

 589 ans

4610-5199

6e âge :     de l’incarnation du Christ à la fin du monde

5200-

 

Pareille liste a dû être empruntée comme telle par le chroniqueur liégeois à l’une de ses sources, que nous n’avons pas identifiée jusqu’ici. Ce n’est pas un hasard que Jean d’Outremeuse ait éprouvé le besoin de l’exposer en détail au moment d’aborder le récit de l’Incarnation. Celle-ci est, pour reprendre les termes de Jean d’Outremeuse, « l’événement le plus grand, le plus précieux, le plus sacré et le plus glorieux de ceux qui eurent jamais lieu au monde » (§ 8).


 

2. L’utilisation du comput des six âges du monde dans Ly Myreur des Histors

Nulle part dans Ly Myreur des Histors, Jean d’Outremeuse ne fournit un tableau du système des âges aussi explicite et aussi clair que celui-ci, mais c’est bien le comput qu’il pratique assez systématiquement. On se gardera toutefois de croire que, du début à la fin de son œuvre, il l’utilise pour présenter et organiser la matière historique.

Si tel avait été le cas, le prologue du Myreur aurait été immédiatement suivi par le récit de la création du monde avec, le sixième jour, la formation d’Adam. Mais ce n’est pas le cas. Ces événements ne sont mentionnés que trois cents pages plus loin (Myreur, I, p. 308-309), où ils sont d’ailleurs traités rapidement, dans un excursus consacré aux tribus d’Israël.

Quel est alors l’événement par lequel Jean d’Outremeuse ouvre sa Chronique ? C’est la Chute de Troie : Et jà soiche que chiz presens croniques prendent leur commenchement à la destruction de Troie, Myreur, I, p. 4). Autant dire que Jean d’Outremeuse dépend à cet endroit d’une source antique. Pour les chroniqueurs gréco-romains en effet, l’Ilioupersis constituait une date pivot dans l’histoire du monde.

Après la chute de Troie viendra l’histoire de Noé, de ses enfants et du déluge, avec, à l’occasion de ce cataclysme, la première datation du Myreur faisant appel au comput des six âges du monde : Si avoit li sicle dureit, puis le creation Adam, IIm IIc et XLII ans : « Depuis la création d’Adam s’étaient écoulés 2242 ans » (Myreur, I, p. 5). Après le comput antique, on est donc revenu au comput médiéval. Bref il n’y a pas beaucoup de cohérence dans cette entrée en matière, et d’autre part notre chroniqueur est loin de respecter strictement « la ligne du temps ». C’est une première observation.

Un autre élément mérite une remarque. Si les six ères définies dans le § 2 sont chez lui les plus courantes, il en évoque encore d’autres à l’occasion.

Ainsi il connaît celle des Olympiades et explique en quoi elle consiste, mais sans l’utiliser vraiment, se bornant à dater son installation en Grèce de l’an David IIIc et V (Myreur, I, p. 52). Il a recours aussi, on vient de le dire, à l’ère de la Chute de Troie, pour dater certains événements ou « gonfler » certaines concordances (par exemple Myreur, I, p. 24, p. 46, p. 58). Il a d’ailleurs veillé à la dater soigneusement en utilisant le système des concordances, autre procédé cher aux historiens de l’antiquité classique. Ainsi Troie, selon lui,  aurait été détruite

sor l’an del origination de monde IIIIm et XIX, qui fut l’an del delueve Noé MVIIc et LXXVII, et del nativiteit Abraham, VIIIc et XXXV, et del nativiteit Ysaac VIc LXXV, et del nativiteit Joseph, le fis Jacob Vc IIIIxx et VII. (Myreur, I, p. 20)

L’intérêt de cette citation est de faire intervenir dans sa dernière partie, sinon d’autres ères, en tout cas des « subdivisions » de l’ère d’Abraham (le troisième âge du monde) : l’ère de la « nativité d’Isaac » et celle de la « nativité de Joseph ». On constate aussi que Jean d’Outremeuse recourt souvent à des formes abrégées : an Abraham, an Ysaac, an Joseph, an David. Voici par exemple comment il date la mort d’Énée : l’an Joseph VIc et LXVI, morut Eneas, ly roy des Latiens, qui avoit regneit XXXI an, qui estoit li an de son eaige XL (Myreur, I, p. 34).

Les épisodes décrits précédemment par le chroniqueur liégeois se plaçaient tous dans le cinquième âge du monde. Celui-ci avait commencé avec l’exil de Babylone, il était daté de l’an 4610 de la création du monde (appelée au début du § 2 la formation Adam, nostre promier pere) et il totalisait 589 ans. Avec l’Annonciation et l’Incarnation, on entre maintenant dans le sixième âge de l’humanité, censé ne se terminer, on l’a dit, qu’avec la fin du monde.


 

3. Une importance démesurée accordée à la date du 25 mars

Après la théorie des six âges du monde, Jean d’Outremeuse souligne l’importance particulière de la date du 25 mars, jour de l’Incarnation, événement qui est pour lui, rappelons-le, « le plus grand, le plus précieux, le plus sacré et le plus glorieux » (§ 8) de l’histoire du monde.

Mais il ne se satisfait pas d’une affirmation ; il entend en apporter la preuve. D’une manière plutôt surprenante d’ailleurs.

Influencé probablement par le fait que l’ancienne année romaine commençait en mars (le 15 et non le 25 !), il croit pouvoir donner un relief impressionnant à la date de l’Annonciation, en affirmant que de nombreux événements importants du passé eurent également lieu le 25 mars.

Mais ce faisant, il nage en pleine fantaisie. A-t-il trouvé cette information ailleurs ou est-elle le fruit de son imagination ? Nous ne le savons pas, faute d’explorations systématiques. Mais nous pouvons déjà montrer, par l’analyse interne du Myreur, que cette théorie d’un 25 mars généralisé était étrangère à l’univers mental de notre chroniqueur liégeois. Il ne l’avait certainement pas intégrée.

En  effet, si son § 7 contient une liste bien fournie d’événements censés s’être déroulés un 25 mars, il suffit de se reporter – quand ils existent – aux récits que l’auteur du Myreur fait lui-même de ces événements pour s’apercevoir qu’on n’y rencontre pas la date du 25 mars. Sauf, nous le verrons in fine, dans un cas.

*

Commençons par les âges du monde. « Vous savez, vient-il de déclarer, que les cinq âges mentionnés plus haut ont tous commencé le 25 mars ». En fait, quand il raconte assez longuement l’histoire d’Adam, d’Ève et de leurs enfants dans Myreur, I, p. 307-320, il écrit qu’Adam avait été créé par Dieu le sixième jour, en jardin de Damas, sous la forme d’un homme de trente ans (Myreur, I, p. 308) et qu’il était mort à l’âge de 930 ans dans la vallée d’Hébron (Myreur, I, p. 316). Beaucoup de précisions donc, mais aucune trace du 25 mars, ni comme jour de la création d’Adam, ni comme jour de son décès.

Le chroniqueur liégeois ne précise pas davantage le jour du début du déluge : en Myreur, I, p. 5,  il dit sans plus que Noé avait 610 ans. Pas d’allusion non plus au 25 mars pour dater la Nativité d’Abraham. Il signale la naissance du patriarche à Hur, en la terre de Caldée, et cette naissance bénéficie même d’une mini-concordance :

Fut neis l’an del’origination de monde IIIm cent IIIIxx et IIII, qui fut ly an del delueve Noé IXc et XLII, et fut li thirs eage de monde (Myreur, I, p. 327)

Pas de 25 mars non plus pour David. Le chroniqueur liégeois note simplement que le couronnement du roi marqua la fin du troisième âge qui avait duré 940 ans depuis la naissance d’Abraham et que ce couronnement eut lieu l’an del origination de monde IIIIm C et XXIII (Myreur, I, p. 35).

Et qu’en est-il du passage du quatrième âge au cinquième (celui de la transmigration de Babylone) ? Une page presque entière traite de l’événement (Myreur, I, p. 92), sans qu’on y trouve mentionné le 25 mars. Jean d’Outremeuse pourtant ne recule pas devant les dates : au même endroit il va préciser que « les Juifs lapidèrent le prophète Jérémie » le 27 avril du promier an del transmigration de Babylone.

On constate donc que le chroniqueur liégeois n’applique pas lui-même la théorie selon laquelle les cinq âges du monde ont tous commencé le 25 mars. Il semble pourtant la présenter au § 7 comme bien connue. On échappe dès lors difficilement à l’idée que lorsqu’il a commencé la rédaction du Myreur, il ne la connaissait pas et qu’il ne l’a rencontrée qu’au moment où il a traité de l’Incarnation et du début du sixième âge. Bref on dira que, chez Jean d’Outremeuse lui-même, le seul âge qui commence le 25 mars est le dernier.

*

Nous n’avons toutefois pas épuisé la liste des événements qui, selon la longue énumération du § 7, sont censés s’être déroulés un 25 mars.

Le problème ici est que les vérifications « internes » ne sont pas toujours possibles, parce que les événements cités ne sont pas tous traités dans Ly Myreur. C’est le cas de Jacques, le frère de Jean, décapité sur l’ordre d’Hérode, et de Pierre, emprisonné sur l’ordre du même roi et miraculeusement sorti de sa prison par un ange du Seigneur. Ces événements, racontés dans les Actes des Apôtres (XII, 1-11), sont absents du Myreur des Histors. Le problème est le même pour le sacrifice de Melchisédech (Genèse, XIV, 18-20), la victoire de saint Michel contre le diable (Apocalypse, XII, 7) et la traversée de la mer Rouge à pieds secs par les Hébreux fuyant l’Égypte (Exode, XIV, 5-31). Ils n’apparaissent pas comme tels dans Ly Myreur. Mais dans les cas où une vérification est possible, quel résultat apporte-t-elle ?

On vient de voir plus haut ce qu’il en était de la création et de la mort d’Adam. Sur le meurtre d’Abel, les seules précisions apportées par Jean d’Outremeuse sont les âges respectifs de la victime et de son père : Abel avait 22 ans et Adam 130. Aucune mention sur la date exacte du crime (Myreur, I, p. 314). Dans son récit du sacrifice d’Isaac, Jean d’Outremeuse donne l’âge d’Abraham lorsque Dieu lui adresse sa demande (le patriarche avait 126 ans), mais pas la date du sacrifice (Myreur, I, p. 326-327). Qu’en est-il de la décapitation de Jean Baptiste dont le chroniqueur raconte la vie en détail ? Jean d’Outremeuse nous apprend que le prophète est venu reprocher à Hérode Antipas d’avoir pris la femme de son frère Philippe le 15 mai de l’an 31 de l’Incarnation (Myreur, I, p. 397), qu’il fut jeté en prison jusqu’au 29 août de la même année, date à laquelle Hérode ordonna à un de ses sbires qu’il alaist Johan-Baptiste coupeir le chief et […] li aportast devant luy en unc plateal (Myreur, I, p. 398). Le 29 août d’un côté (I, p. 398), le 25 mars de l’autre (I, p. 337), le calendrier personnel du chroniqueur liégeois n’est décidément pas au point.

Un cas seul fait exception, celui de la mort du Christ. Il mérite un examen plus approfondi.

Jean d’Outremeuse a longuement traité de la passion du Christ beaucoup plus loin dans Ly Myreur, et là effectivement, en I, p. 492, dans le récit de l’épisode des Rameaux (« Pâques Fleuries »), il fait intervenir la date du 25 mars.

Il a raconté l’entrée de Jésus à Jérusalem, monté sur une ânesse. Puis la narration comme telle s’arrête pour laisser la place à du commentaire. Elle reprendra quelques lignes plus loin, d’abord avec les manifestations de joie des Juifs, notamment des femmes de Jérusalem (Et issirent de la citeit encontre luy en chantant et faisant grant fiestes), ensuite avec Jésus pleurant sur elles et sur la ville (quant Jhesus veit la grant fieste que elles fasoient, ilh commenchat à ploreir).

Ces épisodes célèbres sont placés par Jean d’Outremeuse en l’an XXXII de l’Incarnation (Myreur, I, p. 402). Voici le début du récit et le commentaire qui interrompt la narration :

 

La passion Jhesu-Crist

La passion de Jésus-Christ

 

[p. 402, l. 2] La vigiel de la Pasque Florie, appellat Jhesus dois de ses disciples et leur dest :

« Saingnours, aleis au casteal qui est devant vos, et moy amineis l'aisne et son faon que vos y trovereis à une estaiche loiés, car demain vorai-ge aleir en Jherusalem sour cel bieste, ne je n'y veulhe aultre cheval avoir ; car je ne suy mie desquendus de chiel chà jus por orguelhe ne por felonie ne por riceche, fours que por eistre en tristeche por mes amis qui en ynfeir sont en prison à delivreir. »

Adont sont tourneis les dois disciples et vinrent à casteal, et ont troveit la beste et son foan et les ont amyneis. Et lendemain est Jhesus sus monteis, et est venus vers la citeit de Jherusalem, et tous ses disciples vinrent apres.

Et deveis savoir que le venredi apres, assavoir le XXVe jour de marche que ilh fut incarneis, et si morut à chi jour adont que la daute del incarnation commenche, qui laisoit son année parfaite et recommenchoit une aultre inparfaite et corant tout l'année, sique la venredi apres la vigiel del Pasque Florie commenchat l'an XXXIII.

 

[p. 402, l. 2] La veille de Pâques fleuries, Jésus appela deux de ses disciples et leur dit :

« Seigneurs, allez au castel qui est devant vous, et amenez-moi l’ânesse et son ânon que vous trouverez attachés à un poteau, car demain je voudrais aller à Jérusalem sur cette bête. Je ne veux pas avoir d’autre monture, car je ne suis pas descendu du ciel ici-bas par orgueil, ni par félonie, ni par désir de richesses, mais seulement parce que je suis triste pour mes amis en enfer qu’il faut délivrer de leur prison. »

Les deux disciples sont alors allés au castel. Ils y ont trouvé la bête et son petit, et les ont amenés. Et le lendemain Jésus est monté sur l’ânesse, et est entré dans la ville de Jérusalem, suivi de tous ses disciples.

Et vous devez savoir que le vendredi suivant, c’est-à-dire le 25 mars, jour de son incarnation, fut aussi le jour où il mourut, de telle sorte que, dans le comput de l’Incarnation, une année parfaite se terminait, tandis qu’en commençait une autre, imparfaite celle-là et qui allait courir sur toute l’année. Ainsi l’année XXXIII de l’Incarnation commença-t-elle le vendredi suivant la veille de Pâques fleuries.

 

Ce qui nous intéresse ici, c’est moins l’entrée de Jésus et de ses disciples dans Jérusalem que le bref commentaire qui marque une pause dans le récit. On y voit en effet intervenir le 25 mars, et plusieurs éléments attirent l’attention.

D’abord le fait même de l’insertion : le récit de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem est brutalement interrompu par du commentaire. Ensuite le contenu : les réflexions ne portent pas sur le récit interrompu, car l’important événement à dater est la mort du Christ et non son entrée à Jérusalem. Enfin le détail du commentaire : utilisant des notions comme les âges du monde et le caractère parfait ou imparfait des années, Jean d’Outremeuse renvoie directement à la discussion qu’il avait ouverte en Myreur, I, p. 336-337 et que nous venons d’étudier. Le commentaire est une simple émanation de cette discussion.

Selon toute vraisemblance, quand il a raconté l’épisode des Pâques Fleuries, le chroniqueur liégeois avait encore à l’esprit la théorie du 25 mars qu’il avait développée une dizaine de pages plus haut, et il a voulu la faire intervenir ici, plutôt laborieusement faut-il dire. Il eût infiniment mieux valu l’introduire dans le récit de la mort sur la Croix, le Vendredi saint. Pourquoi l’a-t-il évoquée dans l’épisode des Pâques Fleuries ? On ne le sait pas. En tout cas, le but qu’il poursuivait en procédant de la sorte n’est pas très clair.

Quoi qu’il en soit, cette théorie d’une généralisation de la date du 25 mars ne semble guère solidement attestée.


 

4. La notion d’année parfaite et d’année imparfaite

Reste à aborder un troisième élément sur lequel Jean d’Outremeuse veut attirer l’attention : la notion d’année « parfaite » et d’année « imparfaite ». Son exposé en ancien français est plutôt embrouillé, mais nous croyons que ce qu’il veut dire est simple, et nous avons essayé d’en proposer une traduction facile à comprendre.

En acceptant – comme il le fait – qu’une année commence le 25 mars, elle n’est complète que lorsque la journée qui précède (celle du 24) est terminée. Ainsi lorsque le 25 mars l’ange Gabriel vient annoncer à Marie qu’elle serait la mère du Sauveur, on est en quelque sorte « à la charnière » de deux années et aussi (en l’occurrence) de deux âges : l’an 5199 de la création du monde est complètement terminé (« parfait ») et l’an 5200 vient de commencer (« imparfait »). En d’autres termes, on se trouve bien dans la première année de l’Incarnation, mais une année imparfaite. Il ne nous semble pas que le chroniqueur liégeois ait voulu dire autre chose.

*

En matière de chronologie, le Moyen Âge avait généralisé le comput des âges du monde et accordait une extrême importance à l’Incarnation, marquant le début du sixième et dernier âge. Auteur déclaré d’une Chronique, Jean d’Outremeuse, travaillant dans une perspective annalistique et par ailleurs passionné de dates, s’est tout naturellement inséré dans cet univers chronologique. Mais sa pratique n’en respecte pas les règles.

Ly Myreur aurait dû commencer par la création, événement fondateur du premier âge du monde ; le lecteur devra lire plus de 300 pages avant d’en rencontrer le récit. Immédiatement après le prologue, il se verra confronté à la Chute de Troie, date-pivot bien sûr, mais pour les chroniqueurs de l’antiquité gréco-romaine. Si l’on ajoute à cette incohérence initiale les multiples excursus qui suspendent la ligne du temps, voire ramènent le lecteur en arrière, on aperçoit les limites de Jean d’Outremeuse dans l’organisation de sa matière.

Mais, sur un plan plus large encore, ce qu’on peut aussi mettre en question  – toujours selon les standards modernes –, c’est son sens critique et sa sensibilité historique. Les articles précédents, notamment sur Virgile (par exemple FEC, 22, 2011), ont montré qu’il intégrait dans son œuvre, sans la moindre réserve, des dates et des événements fantaisistes. Qu’il les ait trouvés comme tels dans ses sources ou – plus vraisemblablement – qu’il les ait lui-même inventés, importe relativement peu.

 [à suivre]


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