[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 28, juillet-décembre 2014]

<http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/TM28.html>

 

La Marie-Madeleine de Jean d’Outremeuse.

Une figure évangélique vue par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

Plan

 

N.B. La pagination est celle d'une édition au format Word. Dans le présent fichier HTML, les liens sont restés actifs bien que la pagination n'ait pas été conservée.

 

Introduction (p. 3-5)

Première partie : Marie-Madeleine et son histoire (p. 6-19)

I. La Marie-Madeleine des évangiles canoniques (p. 6-7)

II. L’image « composite » imposée au personnage (p. 7-9)

III. La légende provençale et bourguignonne de Marie-Madeleine (p. 9-11)

IV. La « guerre des reliques » entre Saint-Maximin et Vézelay (p. 11-15)

1. Les translations du VIIIe siècle au profit de Vézelay (p. 12-13)

2. Les réactions de Saint-Maximin (p. 13-14)

3. Les découvertes archéologiques du XIIIe siècle et la « victoire » de la Provence (p. 14)

4. La suite de l’histoire (p. 15)

V. Les apocryphes et les thèses modernes (p. 15-17)

VI. Marie-Madeleine et le parfum (p. 17-19)

1. L’onction de Jésus par une femme lors d’un repas (p. 17-19)

2. L’épisode de la résurrection (p. 18-19)

 

Deuxième partie : La Marie-Madeleine de Jean d’Outremeuse (p. 20-55)

A. Marie-Madeleine et les Noces de Cana (Myreur, I, p. 394-395) (p. 21-28)

I. Les Noces de Cana dans l’Évangile de Jean (p. 21)

II. Les Noces de Cana chez Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 394-395) (p. 21-22)

III. Et voilà pourquoi Marie-Madeleine devint une « grande pécheresse »… (p. 23)

                      Excursus et variations sur « Archedeclin » (p. 23-24)

IV. Honoré d’Autun (1080-1154) (p. 24-26)

V. Pierre le Mangeur (XIIe siècle) (p. 26)

VI. Jean d’Outremeuse et La légende dorée de Jacques de Voragine (p. 27-28)

B. Marie-Madeleine et la résurrection de Lazare (Myreur, I, p. 401) (p. 29-32)

C. Marie-Madeleine, la pécheresse, l’onction et le repas de Béthanie (Myreur, I, p. 403) (p. 32-36)

D. L’histoire du parfum précieux (p. 37-39)

1. Évangile arabe de l’enfance (premier texte) (p. 37)

2. Évangile arabe de l’enfance (deuxième texte) (p. 37-38)

3. Les Miracles de Jésus (p. 38-39)

4. L’Histoire scholastique de Pierre le Mangeur (XIIe siècle) (p. 39)

E. Autres mentions de Marie-Madeleine chez Jean d’Outremeuse (p. 40-41)

F. Vézelay et Saint-Maximin dans la « guerre des reliques » de Marie-Madeleine (p. 41-55)

I. Les translations du VIIIe siècle au profit de Vézelay (p. 41-45)

1. Le récit de Jean d’Outremeuse (p. 41)

2. La notice de Sigebert de Gembloux (p. 42)

3. La présence de Marie-Madeleine en Provence (p. 42-43)

4. Les deux récits de translation (p. 43-44)

5. Divergences sur le lieu de sépulture de la sainte (Éphèse et Italie) (p. 44-45)

II. Les découvertes archéologiques de 1279 à Saint-Maximin (p. 45-55)

1. Les sources (p. 46)

2. Un récit des événements fourni en 1989 par le « gardien des reliques » de Saint-Maximin (p. 46-48)

3. Le commentaire du § 1 de Jean d’Outremeuse (p. 49)

4. Le commentaire du § 2 de Jean d’Outremeuse (p. 49-50)

5. Le commentaire du § 3 de Jean d’Outremeuse (p. 50-51)

6. Deux données importantes omises (p. 51-52)

7. Le commentaire du § 4 de Jean d’Outremeuse (p. 52)

8. Le document censé remonter à 710 (p. 52-53)

9. Le commentaire des § 5 et 6 de Jean d’Outremeuse (p. 53-54)

10. Une dernière variante dans la tradition manuscrite de Jean d’Outremeuse (p. 54-55)

Conclusion (p. 56-60)

 


Introduction

 

            Le fascicule 28 (juillet-décembre 2014) des Folia Electronica Classica (FEC) contient un long article intitulé La Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d'Outremeuse, un chroniqueur liégeois du XIVe siècle que nous étudions depuis quelques années déjà. Il y était notamment question de l’accueil très positif que la Famille avait rencontré dans la demeure du brigand Dismas, le futur Bon Larron (Myreur, I, p. 360-361).

Trois paragraphes de ce texte (§ 30, 32 et 36) font état d’un onguent très précieux, confectionné par Notre-Dame elle-même avec les fleurs surgies de gouttes d’eau tombées sur le sol à partir des vêtements de l’enfant Jésus qui avait été sorti de son bain tout habillé. Cet onguent, Notre-Dame le plaça dans une boîte qu’elle remit en partant à la femme de Dismas, en lui disant de la garder parce qu’elle pourrait en avoir besoin plus tard. Et, continue Jean d’Outremeuse, elle disait vrai, car plus tard l’argent venant à manquer, la femme de Dismas porta la boîte à Jérusalem. C’est là que Marie-Madeleine l’acheta et c’est avec lui, ajoutait le chroniqueur liégeois, que Marie-Madeleine oindra les pieds de Notre-Seigneur.

Un lien étroit relie Marie-Madeleine au parfum et à l’onguent. Dans les textes, comme c’est le cas chez Jean d’Outremeuse, mais aussi dans l’iconographie, où la sainte est souvent caractérisée par un simple vase ou une simple boîte d’onguent ou de parfum.

Nous n'avons pas commenté dans La Fuite de la Sainte-Famille en Égypte les passages où il était question de Marie-Madeleine et de l’onguent précieux qu’elle utilisera, préférant le faire dans un article plus spécialisé. C'est celui qu'on trouvera dans les pages suivantes. Elles se concentreront sur les vues de Jean d’Outremeuse et se baseront sur les témoignages textuels, sans faire intervenir l’iconographie. Mais même ainsi limité, le sujet – on s’en rendra compte très vite – est très vaste.

*

L’histoire de Marie-Madeleine, une sainte fêtée le 22 juillet dans les églises chrétiennes, est en effet longue et compliquée. Dans la tradition religieuse et plus largement d’ailleurs dans l’histoire des idées, Marie-Madeleine apparaît en effet au fil des siècles sous des « figures » fort différentes qui vont, pour reprendre le titre du livre récent de Régis Burnet (cfr infra) « de la pécheresse repentie à l’épouse de Jésus ». Il n’était toutefois pas question pour nous de traiter ce sujet d’une manière exhaustive, et avec toutes les nuances et précisions qu’imposerait une matière aussi délicate. Notre intention était beaucoup plus simple.

Comme Marie-Madeleine était présente à plusieurs reprises chez Jean d’Outremeuse, dans l’histoire du larron Dismas, on vient de le dire, mais aussi dans d’autres passages plus importants ou plus difficiles du Myreur des Histors, nous souhaitions les rassembler dans notre commentaire. Mais nous avons vite constaté qu’il fallait pour ce faire avoir une vision aussi claire que possible du sujet. Nous avons lu beaucoup. Et c'est en fait une synthèse issue de nos lectures que nous voudrions proposer dans la première partie de cet article. Elle n’est pas à lire, répétons-le, comme un travail original et complet, mais elle suffira, croyons-nous, à nourrir le commentaire des textes du chroniqueur liégeois, qui figurera dans la seconde partie, beaucoup plus longue.

*

L’histoire de Marie-Madeleine a été très souvent étudiée, mais elle a connu ces derniers temps un regain d’intérêt, comme en témoigne la modeste sélection bibliographique de l’encadré ci-dessous, où n’ont été repris que quelques ouvrages français du XXIe siècle et quelques sites Internet.

D’une énorme bibliographie, on se bornera à extraire, outre quelques dossiers sur la Toile, une série de livres récents en français, tous parus aux éditions du Cerf à Paris : (a) R. Burnet, Marie-Madeleine Ier-XXIe siècle. De la pécheresse repentie à l’épouse de Jésus. Histoire de la réception d’une figure biblique, 2005, 144 p. (Lire la Bible, 140) ; (b) le Supplément 138 des Cahiers Évangile, intitulé Figures de Marie-Madeleine, 2006, 148 p., dont on trouvera une bonne présentation sur la Toile, et (c) I. Renaud-Chamska, Marie Madeleine en tous ses états : Typologie d’une figure dans les arts et la littérature (IVe-XXIe siècle), 2008, 287 p. (Cerf-Histoire). Ce dernier livre propose une remarquable collection commentée de représentations iconographiques.

Comme preuve supplémentaire de l’intérêt actuel pour cette figure biblique, on mentionnera la réimpression, toujours au Cerf, de deux traités anciens, classiques sur le sujet : (a) Pierre de Bérulle [mort en 1629], Élévation sur sainte Madeleine, 2008, 146 p. (Trésors du Christianisme), et (b) Henri-Dominique Lacordaire [mort en 1861], Sainte Marie-Madeleine, 2005, 144 p. (Sagesses chrétiennes).

On signalera aussi, sur la Toile, une intéressante synthèse sur Marie-Madeleine, publiée en français sur le site Mirandum. De nombreux autres sites, surtout anglophones, lui sont également consacrés. Nous n’en citerons qu’un, intitulé Mary Magdalene. History, Legend, and Art, et qui donne accès à beaucoup d’autres. Sur Marie-Madeleine, YouTube offre même de longues vidéos, d’inspiration philosophique différente (par exemple Chrétien Télévision ou Planète).

D’autres titres seront signalés au fil de l’exposé. Mais l’encadré ci-dessous rassemblent ceux d’entre eux qui reviennent plus fréquemment que les autres.

Un important recueil d’apocryphes : *Écrits apocryphes chrétiens. Édition publiée sous la direction de Fr. Bovon et de P. Geoltrain [e.a.], 2 vol., Paris, 1997 et 2005, 1782 et 2156 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 442 et 516). Ces volumes seront désignés dans la suite par les abréviations EAC I 1997 et II 2005.

Jacques de Voragine : Pour la présentation et la traduction française, on verra : Jacques de Voragine, La légende dorée. Édition publiée sous la direction de A. Boureau, Paris, 2004, 1549 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 504) et pour l’édition critique : Iacopo da Varazze. Legenda aurea. Edizione critica a cura di G.P. Maggioni, 2e édition revue par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, 1366 p. (Millennio medievale, 6. Testi, 3).

Les citations des Évangiles proviennent de : La Sainte Bible. Traduction d’après les textes originaux par le Chanoine A. Crampon, Paris, Tournai, Rome, 1939, 1479 et 372 p.

Jean d’Outremeuse est utilisé dans la seule édition moderne existante : « Ly Myreur des Histors ». Chronique de Jean des Preis dit d'Outremeuse, publiée par A. Borgnet et S. Bormans, Bruxelles, 7 vol., 1864-1887 (Publications de la Commission Royale d'Histoire de Belgique. Collection des chroniques belges inédites. Corps des chroniques liégeoises).

* La Patrologie latine de Migne est désignée dans le présent travail par l’abréviation PL. Les citations sont généralement suivies de la date de l’édition, du tome et de la colonne.

 

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Première partie

Marie-Madeleine et son histoire

 

On trouvera dans cette première partie un certain nombre de données générales qui seront utiles au commentaire de la seconde partie. Elles concerneront successivement la Marie-Madeleine des évangiles canoniques ; l’image « composite » qui a été donnée dans la suite à ce personnage, notamment par le pape Grégoire ; la légende « provençale » de Marie-Madeleine, à laquelle est liée la « guerre des reliques » entre Saint-Maximin et Vézelay ; la Marie-Madeleine des écrits apocryphes, à l’origine de certaines thèses modernes, et enfin les liens de Marie-Madeleine avec le parfum.

 

I. La Marie-Madeleine des évangiles canoniques

L’histoire de Marie-Madeleine commence avec les évangiles canoniques, riches en figures féminines. Certaines sont anonymes, comme « la femme adultère » surprise par les scribes et les Pharisiens et amenée à Jésus (Jean, VIII, 1-11) ou « la pécheresse » qui répand du parfum sur les pieds de Jésus (Luc, VII, 37-38). D’autres sont désignées par le nom de Marie. Mais comme ce nom est très répandu, les Marie de l’Évangile ne sont pas moins de six. Parmi elles, on trouve bien sûr Marie, la mère de Jésus, mais aussi Marie de Béthanie, la sœur de Marthe et de Lazare qui parfume également les pieds de Jésus (Matthieu, XXVI, 6), et Marie dite de Magdala, une ancienne ville de Galilée. C’est cette Marie de Magdala, Maria Magdalena en latin, qui est notre Marie-Madeleine.

Elle occupe une grande place dans les évangiles. Elle avait été ce qu’on appelait une « possédée », et Jésus avait chassé d’elle « sept démons » (Luc, VIII, 2). Mais l’interprétation du terme de « possédée » n'est pas évidente, et quelques précisions s’imposent. « Dans le monde de la Méditerranée antique, la possession n’impliquait pas nécessairement une condamnation morale ». Le « possédé » était simplement quelqu’un dominé par une force qui le dépassait et qu’il ne contrôlait pas. Ainsi « les femmes s’évadaient dans la possession comme elles le feront dans l’ ‘hystérie’ au XIXe siècle ». L’adjectif « possédée » pouvait simplement dire que Marie de Magdala était inadaptée à la société de son époque et que Jésus l’avait « guérie », peut-être simplement en la calmant et en lui permettant « de retrouver une place dans l’ordre social » (R. Burnet, Marie-Madeleine, 2005, p. 17-18, 44).

* Sur le sens qu’on peut donner aujourd’hui à cette expression, par exemple voir C. B. Urbieta, Mary Magdalene and the Seven Demons in Social-Scientific Perspective, dans I. R. Kitzberger [Éd.], Transformative Encounters : Jesus and women re-viewed, Boston, Leyde, 2000, p. 203-223 (Biblical Interpretation Series, 43).

* Pour une analyse intéressante du concept de la possession par des démons chez les évangélistes, on verra : J. Pirot, Trois amies de Jésus de Nazareth, Paris, 1986, 145 p. (Lire la Bible, 74), dont le chapitre II (p. 29-61) est intitulé Marie Madeleine de laquelle étaient sortis sept demons.

Mais une discussion approfondie sur le sens des mots « possession » et « possédée » nous entraînerait trop loin. Ce qui nous intéresse davantage, c’est que, depuis sa « guérison », Marie de Magdala suivait Jésus partout, lui prêtant aide et assistance, éventuellement sur le plan financier, comme le faisaient d’ailleurs d’autres femmes (Luc, VIII, 3). Comme d’autres femmes aussi, elle assistera à la mort du Christ, soit à distance (Matthieu, XXVII, 55-56 ; Marc, XV, 40-41), soit au pied même de la Croix (Jean, XIX, 25).

Après avoir acheté, avec d’autres saintes femmes, des aromates pour embaumer le corps du Christ, elle se rendit avec elles au tombeau, pour le trouver vide de tout cadavre (Marc, XVI, 1-8). Mieux encore, c’est à elle que le Christ apparut d’abord (Marc, XVI, 9) ; elle ira annoncer la nouvelle à ses disciples qui ne la crurent pas (Marc, XVI, 10-11). Jean lui accorde un rôle nettement plus important, en envisageant un dialogue de personne à personne avec le Christ ressuscité, qu’elle ne reconnaît d’ailleurs pas avant qu’il ne l’appelle par son nom « Mariam », lui demandant de « ne pas le toucher » (c’est le célèbre : Noli me tangere) et d’aller annoncer aux autres sa résurrection (Jean, XX, 1-18).

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II. L’image « composite » imposée au personnage

Travaillant sur le même corpus de textes, les églises chrétiennes évoluèrent différemment. Pour le dire en quelques mots, l’église orthodoxe continua toujours à distinguer Marie de Béthanie et Marie de Magdala, tandis que l’église catholique, à une certaine époque, les fusionna, en introduisant même dans la nouvelle entité la « pécheresse » dont seul Luc (VII, 37-38) fait état. Comme elle avait fait de Dismas, le bon larron repenti, un saint (fêté le 12 octobre en Orient, et le 25 mars en Occident), l’église fit une sainte de cette Marie-Madeleine, figure « composite », artificiellement fabriquée. En fait, il n’en était pas ainsi au début, ni sur le plan du culte, ni sur celui des réflexions des premiers auteurs chrétiens.

Son culte, assez précoce en Orient (IVe siècle ?), est beaucoup plus tardif en Occident. Bède le Vénérable en atteste une ébauche au VIIIe siècle dans son Martyrologe,

XI. kal. Aug. Natale Mariae Magdalenae

22 juillet. Anniversaire de Marie-Madeleine (PL, t. 94, Paris, 1850, col. 982)

mais les mentions en sont rares avant le XIe siècle. Et quand on en a conservé des traces, la sainte vénérée ne semble pas une Marie-Madeleine « composite », si l’on en juge par ce que dit Adon de Vienne (mort en 875) :

Natale sanctae Mariae Magdalenae, de qua, ut evangelium refert, septem daemonia eiecit Dominus. Quae etiam, inter alia dona insignia, Christum a mortuis resurgentem prima videre meruit.

Anniversaire [de la mort] de sainte Marie-Madeleine, de laquelle, selon ce que rapporte l’évangile, le Seigneur fit sortir sept démons. Elle mérita en outre, parmi d’autres dons insignes, de voir la première le Christ ressuscité d’entre les morts. (Le martyrologe d'Adon : ses deux familles, ses trois recensions. Texte et commentaire par J. Dubois et G. Renaud, Paris, CNRS, 1984 [484 p.], p. 22 (Sources d'histoire médiévale, 14), dans la trad. française de V. Saxer, Origines du culte en Occident, Paris, 1989, p. 33)

            Les premiers auteurs chrétiens (liste chez R. Burnet, Marie-Madeleine, Paris, 2005, p. 31), pour leur part, penchent plutôt pour la distinction des Marie (Clément d’Alexandrie, Origène, Jean Chrysostome, Ambroise de Milan, Tertullien, Jérôme) ; saint Augustin hésite, mais c’est le pape Grégoire I (Grégoire le Grand) qui, dans la seconde moitié du VIe siècle, force la fusion, donnant à la sainte l’identité qu’elle conservera longtemps. Le texte est très clair :

Cette femme, Luc l’appelle une pécheresse, Jean la nomme Marie, et nous croyons qu’il s’agit de cette Marie dont Marc assure que sept démons avaient été chassés. Or, que désigne les sept démons, sinon l’ensemble des vices ? (Grégoire, Homélies sur l’Évangile, 33, 1, trad. Sources Chrétiennes, n° 522, Paris, 2008, p. 299)

En d’autres termes, comme l’écrit R. Burnet (p. 32), qui avait parlé un peu plus haut du « coup de force de Grégoire » :

La pécheresse de Luc s’identifie à la Marie de Béthanie de Jean et à la Marie de Magdala de Marc : les trois femmes ne sont qu’une. Et d’emblée, Grégoire identifie les sept démons : « Qu’est-ce qui est désigné par les sept démons, sinon tous les vices ? » Marie-Madeleine est née.

La position officielle de l’Église catholique sera désormais que les trois femmes n’en font qu’une. Et cette théorie, malgré des critiques sérieuses et sévères (déjà Lefèvre d’Étaples, par exemple, en 1518), restera en vigueur pendant très longtemps. C’est seulement « en 1969 que le calendrier liturgique cessera de commémorer les trois Marie le 22 juillet » (R. Burnet, Marie-Madeleine, Paris, 2005, p. 35), l'Église catholique « ne considérant plus Marie-Madeleine comme une prostituée repentie, mais comme une disciple » (Wikipédia). Mais la tradition populaire n’a pas encore vraiment enregistré le changement de la doctrine officielle.

Quoi qu’il en soit, au Moyen Âge, les textes présentent généralement une Marie « composite ». C’est le cas par exemple, au XIIIe siècle, dans La légende dorée de Jacques de Voragine (ch. 92, p. 509-521 de l’éd. A. Boureau dans La Pléiade, 504), ou dans la Vita beatae Mariae Magdalenae attribuée à Raban Maur (IXe siècle ; cfr PL, t. 112, Paris, 1878, col. 1430-1508) mais remontant au XIIIe siècle (A. Boureau, Légende dorée, p. 1294, n. 8).

Les « avatars » de Marie-Madeleine ne se terminent cependant pas ici.

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III. La légende provençale et bourguignonne de Marie-Madeleine

Le grand spécialiste de la légende occidentale de Marie-Madeleine est Mgr Victor Saxer, à qui l’on doit un certain nombre d’ouvrages, comme : Le culte de Marie Madeleine en Occident des origines à la fin du Moyen Âge, Auxerre et Paris, 2 vol., 1959, 463 p. (Cahiers d'archéologie et d'histoire, 3) – Le dossier vézelien de Marie Madeleine. Invention et translation des reliques en 1265-1267. Contribution à l’histoire du culte de la sainte à Vézelay à l’apogée du Moyen Âge, Bruxelles, 1975, 282 p. (Subsidia hagiographica, 57) – Les origines du culte de sainte Marie-Madeleine en Occident, dans Ève Duperray [Éd.], Marie-Madeleine dans la mystique, les arts et les lettres. Actes du Colloque international, Avignon, 20-21-22 juillet 1988, Paris, 1989, p. 33-47, où l’on trouvera le dernier état de la pensée du savant.

* Le dernier ouvrage cité (le collectif édité par Ève Duperray) contient aussi deux autres articles intéressants : B. Montagnes, Saint-Maximin, foyer de production hagiographique, p. 49-69, et G. Lobrichon, La Madeleine des Bourguignons aux XIe et XIIe siècles, p. 71-88.

* Un ancien ouvrage (du milieu du XIXe siècle) est encore parfois utilisé : É.-M. Faillon, Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence, et sur les autres apôtres de cette contrée, saint Lazare, saint Maximin, sainte Marthe, les saintes Maries Jacobé et Salomé, publiés par M. l'abbé Migne, 2 tomes, Paris, 1848, xlviii p. + 1558 col. + 1668 col. Il a été réédité en 1858. Il en existe aussi une réédition de 1865, dont le t. 2 est accessible sur la Toile.

 

Pour l’Église grecque, la sainte se serait retirée à Éphèse avec la Vierge Marie, où elle serait morte, et ses reliques auraient été transférées au monastère Saint-Lazare de Constantinople, à la fin du IXe siècle, sur l’ordre de l’empereur Léon VI le Sage. En Occident par contre, la tradition – en particulier française – envisage pour le personnage (devenu composite, rappelons-le) de Marie-Madeleine un embarquement vers l’Occident avec un certain nombre de compagnons : Lazare et Marthe, Joseph d’Arimathie, Maximin (un des 72 apôtres), Marie Jacobé (mère de Jacques le Mineur), Marie Salomé (mère de Jacques le Majeur et de Jean l’Évangéliste), Sidoine (l’aveugle de naissance guéri par Jésus).

La Légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle), par exemple, consacre à la sainte un des plus longs chapitres de son traité (ch. 92, p. 509-521), dans lequel il fait la part belle au voyage par mer et au séjour en Occident. Voici par exemple comment il raconte les circonstances du départ – forcé d’ailleurs – du petit groupe, les rattachant à des événements qui se déroulèrent à Jérusalem (le martyre d’Étienne et l’expulsion des disciples) :

Ainsi donc, après l’Ascension du Seigneur, quatorze ans après sa Passion, alors que les Juifs avaient déjà tué Étienne depuis longtemps et chassé les autres disciples du territoire de Judée, ces derniers gagnèrent diverses régions habitées par les nations infidèles pour y semer la parole de Dieu. Il y avait alors avec les apôtres saint Maximin, l’un des soixante-douze disciples, à qui Marie Madeleine avait été recommandée par saint Pierre. Lors de cette dispersion, saint Maximin, Marie Madeleine, son frère Lazare, sa sœur Marthe et la suivante de cette dernière, Marcelle, ainsi que saint Cédonius [= saint Sidoine], l’aveugle de naissance qui avait été libéré par le Seigneur, tous ensemble et avec de nombreux autres chrétiens, furent mis sur un navire par les infidèles et abandonnés en haute mer sans timonier, afin que les eaux les engloutissent en même temps ; mais par la volonté de Dieu, ils arrivèrent finalement à Marseille. (ch. 92, trad. A. Boureau, p. 512).

Comme nous ne pouvons pas transcrire l’ensemble du chapitre 92 de la Légende dorée, nous abandonnerons ici Jacques de Voragine pour nous limiter aux grandes lignes de la tradition sur la sainte et à quelques extraits choisis.

Le groupe, débarqué à Marseille, aurait converti l’ensemble de la Provence. Maximin serait devenu évêque d’Aix et Sidoine lui aurait succédé ; Lazare aurait occupé le siège épiscopal de Marseille ; Marthe aurait fondé un monastère à Tarascon. Quant à Marie-Madeleine, elle se serait retirée dans une grotte (baumo en provençal), sur une colline qui s’appellera La-Sainte-Baume où elle aurait mené pendant une trentaine d’années une vie recluse de pénitente, ne s’alimentant pratiquement pas.

De la vie ascétique de l’ermite, une intéressante citation de Jacques de Voragine donnera une idée précise :

Sainte Marie Madeleine, qui aspirait à la contemplation des choses supérieures, se rendit dans une très sévère solitude, où elle resta inconnue pendant trente ans, dans un endroit préparé par les mains des anges. Il n’y avait en ce lieu ni cours d’eau ni arbre ni herbe pour apporter un quelconque réconfort ; ainsi était-il d’autant plus évident que notre Rédempteur avait décidé de la rassasier non pas de nourritures terrestres mais seulement de mets célestes. Tous les jours, à chacune des sept heures canoniales, elle était enlevée dans les cieux par les anges et elle y entendait, même avec les oreilles de son corps, les glorieux concerts des troupes célestes. Aussi, rassasiée chaque jour par ces mets très suaves, et ramenée par ces mêmes anges au lieu où elle habitait, ne ressentait-elle nul besoin d’aliments corporels. (ch. 92, trad. A. Boureau, p. 516-517)

Et probablement pour mieux convaincre ses lecteurs, Jacques de Voragine ajoute qu’un ermite du voisinage fut témoin de la réalité de ce miracle :

Il vit clairement, avec les yeux de son corps, comment les anges descendaient vers l’habitation de sainte Marie Madeleine et la soulevaient dans les airs, pour la ramener dans ce même lieu au bout d’une heure, en chantant les louanges de Dieu. (ch. 92, trad. A. Boureau, p. 517)

Jacques de Voragine ne précise pas qu’il s’agissait d’une grotte – la célèbre « baume » – qui sera l’objet plus tard de la vénération des fidèles et qui est aujourd’hui transformée en une église. C’était simplement pour lui « un endroit préparé par les anges ». Mais n’insistons pas, et reprenons notre synthèse.

La tradition sur la sainte nous apprend que, lorsqu’approcha l’heure de sa mort, des anges l’auraient transportée dans la petite bourgade de Villa Lata où Maximin était censé avoir construit son oratoire. Elle y aurait reçu le viatique, y serait morte et y aurait été enterrée. L’endroit deviendra Saint-Maximin-la-Sainte-Baume.

 

Fig. 1 : La Sainte-Baume
Source : Wikipédia

 

Signalons encore que, d’après certaines traditions, une autre sainte, Sarah, aurait également participé au voyage, mais d’autres pensent qu’elle était déjà installée en Camargue lors de l’arrivée des nouveaux venus, et qu’elle les aurait aidés à s’installer. Cette Sarah ne nous concernera pas ici.

Mais tout cela appartient à la légende. Ce qui relève du culte et surtout des reliques est beaucoup plus compliqué.

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IV. La « guerre des reliques » entre Saint-Maximin et Vézelay

« Le culte de Marie-Madeleine à la Sainte-Baume (Saint-Maximin) est très ancien », écrit sans autre précision A. Boureau, l’éditeur de La légende dorée dans La Pléiade, 504 (p. 1293), qui signale aussi que « des reliques sont attestées au VIIIe siècle à Chelles », non loin de Paris. En fait de récits, il existe également, depuis le IXe siècle, rédigée dans l’Italie du Sud, une importante Vita de Marie-Madeleine, racontant comment la sainte, après la Pentecôte, se retire au désert dans une grotte pour s’y livrer à la prière, d’où son nom de Vita eremitica. Quelques citations de Jacques de Voragine, citées un peu plus haut, ont fait allusion à la vie d’ermite menée par la sainte.

1. Les translations du VIIIe siècle au profit de Vézelay

Mais c’est au XIe siècle que son culte en Occident « reçoit une impulsion décisive » (A. Boureau, ibid.), lorsque l’abbaye de Vézelay, surtout avec Geoffroy, son abbé de 1037 à 1051, voulant valoriser son monastère, « fait d’elle la figure emblématique de sa politique ecclésiastique » (ibid.). Prétendant détenir les reliques de la sainte, Vézelay élabore un « cycle » hagiographique en l’honneur de Marie-Madeleine. Une deuxième Vita, dite cette fois apostolique et due sans doute à l’initiative de l’abbé Geoffroy, raconte comment Marie de Magdala est venue en Provence avec ses compagnons pour évangéliser la Gaule et s’y livrer à la prière. La sainte se voit aussi attribuer un nombre important de miracles divers. Tout cela assure évidemment le prestige de l’abbaye de Vézelay, qui « devient une étape importante du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle » et où « seront prêchées les deuxième et troisième croisades » (ibid.).

Mais, pour bien faire, il faut expliquer la présence à Vézelay des reliques d’une sainte qu’on disait par ailleurs morte en Provence. Un sermon composé à l’époque de Geoffroy et « complétant » en quelque sorte la Vie apostolique, racontera qu’une translation des reliques de Saint-Maximin vers Vézelay eut lieu, vers 882-884, lors d’une expédition conduite par le moine Badilon et l’évêque d’Autun.

Un peu plus tard apparaîtra un autre récit de translation qui met de côté l’évêque d’Autun et qui attribue l’opération à Girart de Roussillon, le fondateur de l’abbaye de Vézelay, et à l’abbé du moment, qui s’appelait Eudes. Ce sont ces deux hommes qui sont censés s’être procuré le corps de la sainte pour l’amener à Vézelay. Ly Myreur a conservé le souvenir de cette translation, et son texte sera discuté dans notre seconde partie.

Quoi qu’il en soit, à défaut de connaître le mot marketing, Vézelay et ses abbés appliquaient les principes fondamentaux de cette discipline. Pour promouvoir son produit, Vézelay disposait maintenant de tout le nécessaire : deux récits utilisables et utilisés de la Vie de Marie-Madeleine, deux récits de translation des reliques de Provence en Bourgogne, sans compter des récits d’au moins neuf miracles attribués à la sainte vénérée à Vézelay, plus un privilège du pape Léon IX en 1050 faisant de Marie-Madeleine la patronne de l’abbaye et des pèlerinages, plus des pèlerinages comme celui d’Eudes, duc de Bourgogne, venu en 1084 avec sa cour participer à une manifestation « qui amenait des contrées les plus lointaines une affluence que la petite ville avait peine à contenir ». Le succès était à la mesure de l’investissement.

 

Fig. 2 : Reliques de Sainte-Marie Madeleine dans la crypte de Vézelay
Source : Voyage pédagogique du Collège Henri-Dunant

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2. Les réactions de Saint-Maximin

Mais, en matière commerciale, le succès n’est jamais assuré et on doit toujours se méfier de la concurrence. Dans le cas présent, les menaces provenaient de la Provence. Il semble en effet que les prétentions de Vézelay à « accaparer la sainte » n’aient pas été du goût des moines Cassianites en charge de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, qui prétendaient détenir les « vraies » reliques de Marie-Madeleine.

En tout cas, les évêques d’Aix revendiquent la possession des tombes de sainte Marie-Madeleine et de saint Maximin venus évangéliser Marseille et ses environs. Une « baume » (le mot provençal pour « grotte », on l’a dit) est présentée et vénérée comme celle où la sainte aurait passé les trente dernières années de sa vie en jeûne et en prières : la « Sainte-Baume ». La querelle entre les deux sites dût remonter jusqu’à Rome, puisque deux papes, à un demi-siècle de distance (Étienne IX en 1058, et Pascal II en 1103), « déboutent » Saint-Maximin et se prononcent en faveur de Vézelay, où Louis IX (saint Louis), rentrant de croisade, vient d’ailleurs en pèlerinage le 22 juillet 1254.

3. Les découvertes archéologiques du XIIIe siècle et la « victoire » de la Provence

Le problème était – il faut l’avouer – que de part et d’autre on n’avait pas grand-chose à montrer comme reliques, même à Vézelay, où on en parlait d’ailleurs beaucoup sans jamais vraiment les présenter en public. Il fallait des reliques « présentables » et « indiscutables ». C’est sur ce plan que les deux parties vont maintenant livrer le combat. En moins de dix ans, elles frapperont fort.

Premier round : en 1265, on exhume à Vézelay des reliques conservées dans un coffret qui aurait été déposé dans la crypte en 920 plus de trois siècles auparavant (un diplôme d’authenticité dans le coffre en faisant foi !). On installe officiellement ces reliques le 24 avril 1267 en présence de Louis IX, partisan déterminé de Vézelay, semble-t-il. Jean d’Outremeuse, dans son Myreur, n’a pas conservé le souvenir de cet événement.

Deuxième round : en 1279, à Saint-Maximin cette fois, les ouvriers de Charles d’Anjou, le futur roi de Naples mais qui n’était encore à cette époque que prince de Salerne, découvrent dans la crypte de Saint-Maximin un sarcophage en marbre enterré à une certaine profondeur dans le sol et dont les ossements furent immédiatement identifiés. Il y avait, ici aussi, dans le tombeau des actes authentifiant le corps comme celui de Marie-Madeleine, et en outre le crâne de cette dernière présentait une marque où l’on crut voir la trace laissée par la main du Christ lorsqu’il repoussa Marie-Madeleine en lui disant de ne pas le toucher. Cette découverte eut à l’époque un grand retentissement, et on en reparlera plus loin, en détail, en commentant le texte de Jean d’Outremeuse, qui la rapporte.

L’authenticité des ossements fut validée par les plus hautes autorités. La sainte bénéficia d’une châsse en argent et d’un buste-reliquaire en or ; on confia les reliques à la garde des Dominicains ; on entama la construction d’une basilique, la papauté, en l’occurrence Boniface VIII, prenant cette fois parti pour Saint-Maximin. Ce fut le début d’une seconde période de la mémoire de Marie-Madeleine, qui vit la rédaction de textes nouveaux, l’extension du couvent, le lancement d’un pèlerinage. Saint-Maximin supplante alors Vézelay, dont le prestige décline. Bien plus tard encore, en 1859, Lacordaire considérait le tombeau de la sainte à Saint-Maximin comme le troisième tombeau le plus important de la chrétienté : d’abord celui du Christ, puis celui de saint Pierre, puis celui de sainte Madeleine.

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4. La suite de l’histoire

Après les ravages de la Révolution, l’église de La-Sainte-Baume est restaurée en 1814 et, dans la grotte, consacrée à nouveau en 1822, la tête de la sainte se trouve en bonne place. Quant aux reliques de Vézelay, elles disparaissent en 1568 lorsque les Huguenots mettent à sac l’abbaye et la basilique. Heureusement, en 1267, on avait fait don au Chapitre de Sens d’une partie des découvertes, qui fut restituée à Vézelay en 1876.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui encore, à Vézelay et à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, on présente à la vénération des fidèles des restes de la sainte, veillés d’un côté par des Franciscains, et de l’autre par des Dominicains. D’autres fragments sont conservés ailleurs, par exemple dans un reliquaire de l’église de la Madeleine à Paris. Une expertise anthropologique des divers ossements, confiée en 1974 au CNRS français, a montré « que ce sont des ossements de femme, de petite stature, de type méditerranéen gracile, âgée d’une cinquantaine d’années environ, et qui datent du premier siècle de notre ère » (site Mirandum). Quant à savoir s’il s’agit de Marie-Madeleine, c’est une autre histoire.

            Ce long exposé sur la Marie-Madeleine provençale et la guerre des reliques entre Vézelay et Saint-Maximin était nécessaire, parce que, comme nous le verrons, Jean d’Outremeuse en fait largement état.

En tout cas, l’histoire de Marie-Madeleine était très célèbre au Moyen Âge. On l’a dit plus haut, la Légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle) par exemple consacre à la sainte un des plus longs chapitres de son traité (ch. 92, p. 509-521 de l’éd. de La Pléiade, 504), dans lequel il fait la part belle au voyage par mer et au séjour en Occident. Personne à son époque ne mettait en doute la présence de la sainte et de son entourage dans le sud de la France au premier siècle après Jésus-Christ.

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V. Les apocryphes et les thèses modernes

Croire que son histoire s’achève ainsi serait faire peu de cas de plusieurs textes d’inspiration gnostique découverts assez récemment et qui présentent Marie de Magdala – il ne s’agit pas de Marie de Béthanie – sous un jour particulier. Ils sont considérés par l’Église catholique comme « apocryphes », ce qui veut simplement dire, rappelons-le, qu’ils ne font pas partie du « canon » des 27 livres du Nouveau Testament officiellement reconnus depuis le IVe siècle par les catholiques comme des écritures sacrées.

Dans l’Évangile selon Thomas par exemple, parfois appelé « le cinquième Évangile », dont le texte pourrait remonter au IIe siècle, « rien ne la [= Marie-Madeleine] distingue apparemment des autres disciples » et « la voir intervenir au sein d’une discussion à part égale avec les hommes constitue déjà une différence par rapport aux évangiles canoniques » (R. Burnet, Marie-Madeleine, Paris, 2005, p. 48). Elle est presque devenue « une » disciple à part entière.

La Pistis Sophia, un texte gnostique du IVe siècle, fournit une sorte de compte rendu des échanges que Jésus ressuscité est censé avoir eus avec ses disciples durant les douze années qui suivirent sa mort. Les disciples et les saintes femmes proposent une série de questions à Jésus qui y répond selon les données gnostiques. Madeleine « devient l’interlocutrice privilégiée de Jésus : sur cent quinze questions que lui posent les disciples, elle en pose soixante-sept », et Jésus l’en félicite en une formulation « qui excite la jalousie des hommes, mais le fait est là : de tous les disciples de Jésus, elle est certainement la plus proche de lui » (R. Burnet, ibid., p. 48-49).

L’Évangile de Marie – entendez Myriam de Magdala – est un texte recopié au Ve siècle mais dont la rédaction originale se situerait « au milieu ou dans la deuxième moitié du IIe siècle » (Fr. Morard, EAC II 2005, p. 7). Il comprend un dialogue entre le Christ et Marie de Magdala, suivi de dialogues entre cette dernière et les apôtres. La position de Marie parmi les apôtres est éminente : elle a reçu du Christ une vision secrète ; elle apparaît comme l’amie intime de Yeshoua, plus proche de lui que ne l’était n’importe quel autre apôtre, et est présentée comme une « initiée » capable de transmettre, mieux peut-être que les disciples hommes, les enseignements les plus subtils du maître. « Elle a tellement la foi chevillée au corps qu’elle peut exhorter ses compagnons et tenir la place du Christ au sein de la communauté. Elle s’affirme comme le vrai vicaire du Christ » (R. Burnet, ibid., p. 50), supérieure même à Pierre.

Dernier exemple. L’Évangile de Philippe, écrit au IIIe/IVe siècle, accorde également à Marie un rôle particulier auprès de Jésus. On cite souvent une section (en partie reconstituée) du Logion 55 :

La compagne (en grec koïnonos) du Fils est Myriam de Magdala. / L’Enseigneur aimait Myriam plus que tous les disciples, / il l’embrassait souvent sur la bouche. / Les disciples le voyant ainsi aimer Myriam lui dirent : / « Pourquoi l’aimes-tu plus que nous tous ? ». / L’Enseigneur leur répondit : /« Pourquoi ne vous aimerais-je pas autant qu’elle ? » (trad. J.-Y. Leloup, L'Évangile de Marie : Myriam de Magdala. Évangile copte du IIe siècle, traduit et commenté, Paris, 1997, p. 107-109. ([Spiritualités vivantes])

            Des passages de ces écrits d’inspiration gnostique sont largement utilisés à l’appui de certaines thèses ou de certains mouvements contemporains. Ainsi Marie-Madeleine est devenue, dans plusieurs pays, « l’emblème de la libération des femmes dans l’Église » (R. Burnet, ibid., p. 96-100). La sainte est aussi utilisée pour tenter d’accréditer la thèse – plus perturbatrice encore pour l’Église officielle actuelle – d’un mariage entre le Christ et Marie-Madeleine.

Une thèse qui continue à se développer. Qu’on songe à La dernière tentation du Christ de Nikos Kazantzakis, publié en 1955, à son adaptation en 1988 dans le film éponyme de Martin Scorsese, ou encore, en 2003 cette fois, à un roman comme le Da Vinci Code, dont le succès fut immédiat et international.

Nous en resterons là dans l’histoire très compliquée de la figure multiforme de Marie-Madeleine.

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VI. Marie-Madeleine et le parfum

Toutefois pour éclairer au mieux les passages de Jean d’Outremeuse, il reste encore à nous interroger sur le lien entre Marie-Madeleine et le parfum, prégnant dans l’iconographie. Quelle en est l’origine ?

1. L’onction de Jésus par une femme lors d’un repas

La première remarque à faire, c’est que ce lien est absent des évangiles canoniques. Quatre passages dans ces derniers rapportent bien une « onction » faite par une femme avec un parfum très précieux sur les pieds ou sur la tête de Jésus, et chaque fois à l’occasion d’un banquet. Mais, comme le montrera le résumé ci-dessous, aucun d’eux ne met en scène Marie de Magdala :

 (a) Jean (XII, 1-8) signale un repas à Béthanie organisé en l’honneur de Jésus, avec Lazare. Marthe s’active aux préparatifs et au service, tandis que sa sœur Marie verse un parfum très précieux sur les pieds de Jésus qu’elle essuie avec ses cheveux, suscitant d’ailleurs la réprobation de Judas qui participait aussi au repas : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum 300 deniers pour le donner aux pauvres ? ». Il disait cela, précise Jean, « parce qu’il était un voleur, et qu’ayant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait ». Jésus intervient en faveur du geste de Marie, faisant allusion à sa sépulture prochaine et au fait que les pauvres seront toujours là (Jean, XII, 1-10).

(b) Matthieu (XXVI, 6-13) rapporte une scène assez proche qui se déroule, lors d’un repas, également à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Une femme anonyme s’approche de Jésus avec un vase d’albâtre, plein d’un parfum fort précieux et le répand sur sa tête. Les disciples s’indignent : « Pourquoi ce gaspillage ? On pouvait le vendre très cher et donner l’argent aux pauvres ». Jésus prend la défense de la femme : « Pourquoi lui faites-vous de la peine ? C’est une bonne action qu’elle a faite à mon égard. » Il signale également que les pauvres seront toujours là et qu’elle a fait cela « en prévision de ma sépulture », puis termine en disant qu’on parlera du geste de cette femme dans le monde entier, « partout où sera prêché cet évangile ». Une note d’A. Crampon identifie cette « femme anonyme » à Marie, sœur de Lazare et de Marthe, renvoyant à Jean, XII, 1-8.

(c) Luc, pour sa part, raconte (VII, 36-50) également une scène de repas, mais chez un autre Simon, Simon le Pharisien, et dans un contexte différent du repas de Béthanie. C’est une pécheresse de l’endroit – elle n’est pas nommée et le lieu de la scène n’est pas nommé non plus – qui apporte un vase d’albâtre plein de parfum. Elle pleure sur les pieds de Jésus, les arrosant de ses larmes puis les essuyant avec ses cheveux et les oignant de parfum. L’hôte intervient : « Jésus devrait savoir que cette femme qui le touche est une pécheresse ». Jésus lui raconte alors une parabole sur un créancier et ses deux débiteurs, qui lui doivent l’un 500 deniers et l’autre 50. La leçon de morale, différente de celle du repas de Béthanie, porte sur la remise des péchés. Il dit à la femme que ses péchés lui sont pardonnés, ce qui surprend les convives.

(d) Marc (XIV, 3-9) fait état d’un repas à Béthanie, dans la maison de Simon le Lépreux, au cours duquel une femme (non nommée) se présente avec un vase d’albâtre plein d’un parfum de nard vrai d’un grand prix, qu’elle brise pour répandre le parfum sur la tête de Jésus. Certains des convives manifestent leur indignation devant ce qu’ils appellent un « gaspillage » : « on aurait pu le vendre plus de 300 deniers et en donner l’argent aux pauvres ». Jésus leur dit « Pourquoi lui faites-vous de la peine ? Vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » - « Elle a par avance parfumé mon corps pour la sépulture. Et partout dans le monde où sera prêché cet évangile, ce qu’elle a fait sera aussi raconté, en souvenir d’elle ».

Au-delà de leurs différences (circonstances de lieu et de temps, réactions des convives et de Jésus), ces quatre passages mettent effectivement en scène une femme qui oint Jésus (la tête ou les pieds) avec un parfum de prix. Mais on aura noté que si le premier fait intervenir formellement Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare, les trois autres ne donnent aucun nom à la femme. En d’autres termes, Marie de Magdala n’apparaît jamais sous son nom dans les Évangiles canoniques pour désigner celle qui répand du parfum sur Jésus.

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2. L’épisode de la résurrection

On dira peut-être que Marie-Madeleine est mise en rapport avec le parfum et Jésus dans la scène de la résurrection. Ce n’est vrai que très partiellement. Voici les textes évangéliques :

(a) Marc, XVI, 1-2 : (1) Lorsque le sabbat fut passé, Marie la Magdaléenne, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates, afin d’aller l’embaumer. (2) Et, le premier jour de la semaine, de grand matin, elles vinrent au sépulcre, le soleil venant de se lever.

(b) Luc, XXIII, 55-56 et XXIV, 1-3 : (55) Ayant suivi Joseph (d’Arimathie), les femmes qui étaient venues de la Galilée avec (Jésus), considérèrent le sépulcre et comment son corps (y) avait été déposé. (56) S’en étant retournées, elles préparèrent des aromates et des parfums ; et, pendant le sabbat, elles demeurèrent en repos, selon le précepte. (1) Mais le premier jour de la semaine, de grand matin, elles allèrent au sépulcre, portant les aromates qu’elles avaient préparés. (2) Or, elles trouvèrent la pierre roulée de devant le sépulcre ; (3) et, étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus.

(c) Jean, dans le récit de la Résurrection, ne fait pas venir Marie de Magdala au sépulcre avec des aromates pour embaumer Jésus (XX, 1). Ce travail d’embaumement, avec bandelettes et aromates – un mélange de myrrhe et d’aloès, environ cent livres – avait été fait par Nicodème et Joseph d’Arimathie lors de la mise au tombeau (XIX, 39-40)

Il est clair que les liens spéciaux qui, dans l’iconographie par exemple, relient Marie-Madeleine au parfum, ne trouvent aucun appui véritable dans les évangiles canoniques. Ils ne sont valables que dans la perspective de l’image « composite » que la tradition, depuis Grégoire le Grand, avait réussi à élaborer sur elle.

*

            Arrêtons ici les considérations générales sur Marie-Madeleine. On pourrait écrire bien davantage sur le personnage, mais rappelons qu’il s’agit d’une synthèse rapide et sans prétention. Nous avons toutefois la faiblesse de croire qu’elle pourra servir le commentaire et aider le lecteur à comprendre les textes du Myreur des Histors où Jean d’Outremeuse fait intervenir Marie-Madeleine. C’était en tout cas le but recherché.

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Deuxième partie

La Marie-Madeleine de Jean d’Outremeuse

 

            La deuxième partie va désormais passer en revue les passages du Myreur des Histors où intervient Marie-Madeleine. L’un d’eux figure dans l’épisode égyptien de la Fuite en Égypte : il sera évoqué en premier lieu, un peu comme une introduction. Sera ensuite envisagé le rôle joué par Marie-Madeleine dans une série d’épisodes évangéliques traités par Jean d’Outremeuse, comme les Noces de Cana, la Résurrection de Lazare, le repas de Béthanie, et certaines autres allusions mineures. On dira aussi quelques mots du parfum. Mais le « plat de résistance » traitera de la tension entre Vézelay et Saint-Maximin dans la « guerre des reliques ».

*

Notre article consacré à l’épisode égyptien a longuement traité de l’accueil que la Sainte-Famille avait reçu en Égypte dans la demeure de Dismas. Si l’on en croit le chroniqueur liégeois, lors de ce séjour, la Sainte Vierge avait baigné Jésus tout habillé. Lorsqu’elle l’avait sorti du bain, des gouttes étaient tombées de ses vêtements mouillés sur le sol du jardin, et s’y étaient transformées en fleurs. Avec ces fleurs miraculeuses et d’autres herbes, la Vierge avait fabriqué un onguent spécial qu’elle avait enfermé dans une boîte.

En partant, elle [= Notre-Dame] avait donné à la femme de Dismas la boîte avec l’onguent, en lui disant : « Prenez-la et gardez-la bien ; vous pourrez encore en avoir besoin. » Et elle disait vrai, car plus tard l’argent vint à manquer et la femme porta la boîte à Jérusalem, où Marie-Madeleine l’acheta. (Myreur, I, p. 361, notre § 36)

Par ces mots, Jean annonçait indirectement que l’histoire de Marie-Madeleine et de la boîte de parfum aurait une suite dans son œuvre. Cette suite se déroulera en plusieurs épisodes, que les pages suivantes vont présenter et discuter.

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A. Marie-Madeleine et les Noces de Cana (Myreur, I, p. 394-395)

 

L’épisode présenté en premier lieu dans Ly Myreur concerne les Noces de Cana. Il est encore aujourd’hui très célèbre, mais il n’est raconté dans les évangiles que par Jean (II, 1-11), qui présente d’ailleurs le prodige de la transformation de l’eau en vin comme « le premier des miracles que fit Jésus (II, 11) ».

I. Les Noces de Cana dans l’Évangile de Jean

Voici comment Jean raconte le déroulement de ces noces :

(1) Et le troisième jour, il se fit des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. (2) Jésus aussi fut invité aux noces ainsi que ses disciples. (3) Le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin ». (4) Jésus lui dit : « Femme, qu’avons-nous affaire ensemble ? Mon heure n’est pas encore venue ». (5) Sa mère dit aux servants : « Ce qu’il vous dira, faites-le ».

(6) Or il y avait là six urnes de pierre, installées pour les ablutions des Juifs, contenant chacune deux ou trois mesures. (7) Jésus leur dit : « Remplissez d’eau les urnes ». Ils les remplirent jusqu’en-haut. (8) Et il leur dit : « Maintenant puisez et portez au maître d’hôtel » ; et ils en portèrent (Et dicit eis: “ Haurite nunc et ferte architriclino ”. Illi autem tulerunt). (9) Quand le maître d’hôtel (architriclinus) eut goûté l’eau changée en vin, – et il ne savait pas d’où il venait, mais les servants qui avaient puisé l’eau le savaient, – le maître d’autel appelle l’époux (10), et il lui dit : « Tout le monde sert d’abord le bon vin, et, quand les gens sont ivres, le moins bon ; toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à ce moment. »

(11) Ce fut là, à Cana de Galilée, le premier des miracles que fit Jésus, et ainsi il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. (Jean, II, 1-11).

Qu’en est-il chez Jean d’Outremeuse ?

 

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II. Les Noces de Cana chez Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 394-395)

Dans l’évangile de Jean, le marié et la mariée étaient anonymes. Ce n’est plus le cas dans le récit du chroniqueur liégeois, qui apporte un changement important, surprenant même pour ceux qui ne connaissent que la version de l’évangile. Chez Jean d’Outremeuse, le marié s’appelle Jean, pas n’importe quel Jean, mais un cousin de Jésus, le fils de Marie Salomé. En d’autres termes, c’est saint Jean, le futur disciple. Quant à la mariée – chose plus surprenante encore peut-être, et son nom ne sera d’ailleurs dévoilé qu’à la fin, – c’est notre Marie-Madeleine. Voici le passage en question avec sa traduction :

L’an XXVII

Jhesus alat aux noches

L’an XXVII

Jésus alla aux noces

[I, p. 394] (1) Item, l'an del incarnation XXVII, le VIe jour de jenvier, s'en alat Jhesu-Crist de costeit la mere de Galilée awec ses disciples. Si avient que I juys nunchat à saint Pire que ilh avoit asseis pres de là une esnoiches, qui astoient de paraige leur prophete. (2) Adont vient saint Pire à Jhesu-Crist, et li dest : « Sire, je toy prie que nos alons mangnier aux noiches des queiles Archedeclin est botelhiers, car Johan, ton cusien, li fis Marie Salomé, prent la femme. » Et Jhesu-Crist Iy otriat tantoist mult volentiers. (3) Adont y vient Jhesu-Crist et Marie, sa mere, awec ses apostles - chu qu'ilh en avoit, car ilh ne les avoit mie encor tous - aux noiches dedit Archedeclin. Mains quant Johans li mariés le soit, si vient encontre luy à mult belle compangnie et ly fist grant fieste en remerchissant del honneur qu'ilh li faisoit.

 

(1) L’an XXVII de l’Incarnation, le 6 janvier, Jésus s’en alla avec ses disciples du côté de la mer de Galilée. Il arriva qu’un Juif annonça à saint Pierre que tout près de là on célébrait des noces, dans une famille apparentée à leur prophète. (2) Alors saint Pierre vint dire à Jésus : « Seigneur, je t’en prie, allons manger aux noces dont Archedeclin est l’échanson ; en effet ton cousin Jean, le fils de Marie Salomé, prend femme ». Et Jésus-Christ accepta aussitôt très volontiers.(3) Alors Jésus se rendit avec Marie sa mère et ses apôtres - ceux qu’il avait, car il ne les avait pas encore tous - aux noces de cet Archedeclin. Mais quand Jean, le marié, le sut, il vint à sa rencontre en très belle compagnie, et lui fit grande fête, en remerciement de l’honneur qu’il lui faisait. 

Jhesu-Crist fist d’aighe vin aux noiches

Jésus-Christ changea l’eau en vin aux noces

(4) A ches noiches avient que ly vin y falit ; de quoy ly botelhiers Archedeclin fut mult enbahis, et le dest tout en hault : « Ilhs n'ont point de vin. » (5) Quant Nostre-Damme l'entendit, se vint à son fis et li dest : « Beaux fis, je toy prie et requiere que tu weulhe demonstreir ychi de ta poissanche, car ilhs doient mies valoir de ta venue à leur besongne. » (6) Adont fist emplir Jhesus tous les jusces d'aighe, puis les sengnat, et ilh devint mult fors et bon vin. Puis dest Jhesus aux servans : « Prendeis cely vin, se le porteis à Archedeclin et le serveis aux taubles. » (7) Et ilhs le fisent enssi ; mains cascon s'en mervelhat, et meismes Archedeclin, et disoient que oncques n'avoient buyt si bon vin. Et fut ly botelbier mult blameit que ilh ne servit al promier de chely vin. Adont racomptarent les servans le myracle comment ilh astoit venus de Jhesu-Crist, le bon prophete.

(4) Il arriva qu’aux noces le vin manqua. L’échanson Archedeclin en fut très étonné et dit à voix haute : « Ils n’ont point de vin ». (5) Quand Notre-Dame entendit cela, elle s’approcha de son fils et lui dit : « Beau fils, je te prie et te requiers de bien vouloir montrer ici ta puissance, car de ta venue ils doivent mieux tirer profit pour leur besoin. » (6) Alors Jésus fit remplir d’eau toutes les cruches. Il les bénit et l’eau devint du très bon vin. Puis Jésus dit aux serviteurs : « Prenez ce vin, portez-le à Archedeclin et servez-le aux tables. » (7) Ainsi firent-ils. Chacun s’en émerveilla, y compris Archedeclin lui-même, et tous disaient n’avoir jamais bu du vin si bon. On blâma fort l’échanson de n’avoir pas servi ce vin en premier lieu. Alors les serviteurs racontèrent comment le miracle avait été fait par Jésus-Christ, le bon prophète.

Johan ewangeliste fut apostle

Jean l’évangéliste devint apôtre

(8) Quant saint Johans les entendit, qui astoit li mariés, si corut vers Jhesu-Crist, et li criat merchi ; et s'en alat awec li, se ne jut mie awec sa femme, qui astoit la plus belle que ons sawist par nuls paiis veioir. (9) Et chu fut Marie Magdelene, qui oit si grant despit de chu que son marit l'avoit enssi relenquit, qu'elle fut tant corochie que de cuer et de volenteit [I, p. 395] elle convoitat tous les septes pechiés morteils.

(8) Quand saint Jean, qui était le marié, les entendit, il courut vers Jésus-Christ et le remercia. Puis il s’en aIla avec lui. Et il ne coucha pas avec sa femme, qui était la plus belle que l’on pût voir par tous les pays. (9) C’était Marie-Madeleine, qui fut si dépitée d’avoir été ainsi abandonnée par son mari et si irritée que dans son cœur et dans sa volonté, elle rechercha tous les sept péchés mortels.

 

III. Pourquoi Marie-Madeleine devint une « grande pécheresse »…

Ce texte contient donc deux nouveautés importantes. La première est de présenter les Noces de Cana comme étant celles de Marie-Madeleine et de Jean (« le disciple que Jésus aimait »). La seconde est d’expliquer pourquoi Marie-Madeleine est devenue la pécheresse que nous connaissons.

Les paragraphes § 8 et 9 racontent ainsi qu’après le miracle de l’eau transformée en vin, le futur marié vint remercier Jésus et que les deux hommes sympathisèrent au point que Jean quitta tout pour devenir son disciple. Cet événement aura des conséquences sur le destin de la mariée. Furieuse d’être abandonnée en pareille circonstance, pleine de rage et de dépit, elle se plongea dans le péché, comme on dirait aujourd’hui, et voulut même les commettre tous (elle convoitat tous les septes pechiés morteils), ce qui fit d’elle, si l’on peut risquer ces expressions, une « pécheresse totale », un « modèle de pécheresse ».

Nous terminerons par une remarque concernant la tradition manuscrite. L’éditeur du Myreur des Histors, A. Borgnet, disposait de deux manuscrits A et B. Il suit en général A, ne signalant du B que les variantes qu’il estime intéressantes. C’est le cas ici, où, dans B seulement, l’épisode se termine par la remarque suivante : « C’était une chaste jeune fille, mais elle perdit sa virginité, par désir de luxure » (elle fust caste pucelle, mains elle perdit virginiteit, à la convoitise de luxure). Rien de bien neuf dans cette note, qui laisse toutefois penser que son rédacteur, peut-être insatisfait par l’expression de « sept péchés mortels », semble avoir voulu mettre l’accent (caste, virginiteit, luxure) sur la prostitution. Et c’est vrai que dans les textes et les imaginaires médiévaux, Marie-Madeleine, la « grande pécheresse », est surtout une « grande prostituée ».

Excursus et variations sur « Archedeclin »

On n’accordera pas trop d’importance au nom Archedeclin qui revient à cinq reprises sous la plume du chroniqueur liégeois. Ce détail ne concerne pas le contenu, mais comme il est susceptible de frapper le lecteur, il mérite un bref commentaire.

C’est sous ce nom que le Moyen Âge, avec des graphies d’ailleurs variables (on trouve aussi Archéteclin, Archetreclin, ou Architriclin, ou Architreclin), a conservé le mot latin, architriclinus, qui désigne « la personne chargée de l'ordonnance d'un festin », « l’organisateur de la fête ou du festin ». Il a donné en français littéraire le mot « architriclin », presque oublié aujourd’hui (A. Moisan, Répertoire des noms propres […] dans les Chansons de Geste […], Genève, Droz, 1986, vol. 1, p. 174 et vol. 4, p. 98).

Ce mot, à la graphie variable, apparaît souvent lié à l’épisode des Noces de Cana, mais pas nécessairement. Voici quelques exemples de son emploi. Vers 1180, dans Raoul de Cambrai, une chanson de geste du Xe siècle remaniée au XIIe siècle, il désigne au vers 479 l’époux des Noces de Cana qui se voit même qualifié de « saint » (Et sist as noces del saint Arcedeclin). Vers 1190, dans la Bible de Herman de Valenciennes – un des rares poèmes français du moyen âge à mériter pleinement le titre de « poème biblique » (B.N. 24387, fo73b) –, il se rencontre aussi dans l’histoire des noces de Cana, sous la forme archeteclin, tandis qu’en 1461, Villon (Grand Testament, 1243) désigne par archetriclin un organisateur de festin, sans rapport avec le récit biblique. Beaucoup plus tard, chez Claudel (Un Poète regarde la Croix, 1938, p. 97), l’origine biblique reste très sensible : « Elle goûte à Dieu tour à tour, elle goûte à notre âme transformée par la grâce, comme l'architriclin des noces de Cana goûte à l'eau transformée en vin » (sur l’histoire de ce mot, cfr sur la Toile le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

Restons-en là, mais observons tout de même que la seule présence de ce mot dans le texte de Jean d’Outremeuse ne suffit pas à affirmer une influence directe des Chansons de Geste sur le chroniqueur liégeois. Mais l’auteur d’un poème comme la Geste de Liège pouvait difficilement ignorer ce genre et ses manifestations.

Mais laissons ce point de détail pour revenir au contenu du texte. Où Jean d’Outremeuse a-t-il puisé les deux motifs originaux identifiés : celui d’une célébration à Cana des noces de Jean et de Marie-Madeleine et celui d’une Marie-Madeleine devenue pécheresse par dépit ? Ses sources sont difficiles à identifier avec précision, mais ce qui est vrai, c’est qu’au XIIe siècle déjà, on rencontrait des auteurs qui s’écartaient très sensiblement du texte évangélique. C’est ce point qui va maintenant nous occuper.

 

[Vers plan]

IV. Honoré d’Autun (1080-1154)

Le premier nom qui nous retiendra est celui de Honorius Augustodunensis, appelé aussi Honoré d’Autun ou de Ratisbonne. Moine et théologien chrétien du XIe-XIIe siècle (1080-1154), il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont un Speculum ecclesiae, qui est en fait un livre de sermons. L’un d’entre eux, intitulé De sancta Maria Magdalena, figure dans la Patrologie Latine de Migne (t. 172, Paris, 1854, col. 972-982).

L’ensemble de ce sermon pourrait s’analyser comme une sorte de réécriture, assez longue et relativement personnelle, de l’histoire de Marie de Magdala. On y trouve en effet les sept démons, les scènes d’onction, l’aide matérielle qu’elle apporte à Jésus lors de ses déplacements, sa présence au pied de la Croix, l’apparition d’abord d’un ange, puis du Christ en personne après la résurrection. Elle reste donc fondamentalement dans la ligne des récits évangéliques.

Mais cette fidélité globale n’interdit pas quelques écarts par rapport aux textes évangéliques. C’est par exemple le cas du sort final de Marie-Madeleine :

À son sujet, on rapporte qu’après avoir vu avec les autres disciples le Seigneur monter au ciel, elle reçut aussi avec les autres l’Esprit-Saint ; qu’ensuite, par amour pour lui, elle ne voulut plus voir d’homme, mais que se retirant dans le désert, elle habita durant quelques années dans une grotte.

   Alors qu’un prêtre errant était venu chez elle et lui avait demandé qui elle était, elle répondit qu’elle était Marie la pécheresse et il lui dit qu’il avait été envoyé pour ensevelir son corps. Sur ces paroles, mourant pleine de gloire, elle quitta le monde qu’elle eut longtemps en horreur, et tandis que les anges chantaient un hymne, elle se dirigea tout droit vers le Seigneur qu’elle avait beaucoup aimé et qui lui avait beaucoup pardonné et qui lui permit de cueillir des lis dans le jardin des aromates avec les vierges très pures. (Honoré d’Autun, Speculum ecclesiae, PL, t. 172, Paris, 1854, col. 981)

Pour Honoré d’Autun, Marie-Madeleine aurait donc assisté à l’Ascension et à la Pentecôte. Mais les Évangiles et les Actes des Apôtres ne la nomment pas explicitement parmi les apôtres présents à ces deux événements (Luc, XXIV, 50-53 et Actes, I, 3-12 d’un côté ; Actes II, 1-4 de l’autre). Quant à la description d’une sainte terminant sa vie en ermite, bénéficiant des services d’un prêtre à sa mort, accédant glorieusement au Paradis et y recevant une récompense bien digne de la seconde partie de sa vie, elle ne figure pas dans les textes canoniques. Sur ces points, les « écarts » d’Honoré d’Autun pourraient s’expliquer par l’influence des récits légendaires sur la Marie-Madeleine provençale.

Mais un autre « écart » d’Honoré d’Autun par rapport à la vision traditionnelle, pour ne pas dire canonique, des choses, nous ramène à la première partie de la vie de Marie-Madeleine et concerne directement notre propos. C’est le récit du mariage de Marie avec un homme de Magdala qu’elle va quitter :

Haec Maria [définie précédemment comme soror Lazari sororque Marthae] in Magdalum castellum marito traditur, sed ab eo in Hierosolimam fugiens, generis immemor, legis Dei oblita, vulgaris meretrix efficitur, et postquam se sponte fecit turpidinis prostibulum, facta est iure daemoniorum delubrum, nam VII daemonia simul in ea intrabant et iugiter eam immundis desideriis vexabant. Quae ad Iesum a sorore sua est adducta per eumque VII daemonia statim sunt eiecta, et sana cum sorore domum est gaudens regressa.

On raconte que cette Marie [définie précédemment comme la sœur de Lazare et de Marthe] fut donnée en mariage à un homme du bourg de Magdala, mais que, fuyant loin de lui à Jérusalem, elle s’y livra à la prostitution et devint à juste titre le temple des démons : sept démons entraient en même temps en elle et la tourmentaient sans interruption de désirs immondes. Sa sœur la conduisit près de Jésus, qui immédiatement chassa d’elle les sept démons. Heureuse, elle retourna guérie chez elle avec sa sœur. (Honoré d’Autun, Speculum ecclesiae, PL, t. 172, Paris, 1854, col. 979)

Pour Honoré d’Autun (ou plus exactement pour ses sources : traditur veut dire « on raconte que »), l’histoire concerne la sœur de Lazare, celle que nous appelons Marie de Béthanie. Son mariage avec un homme de Magdala aurait fait d’elle Marie de Magdala, notre Marie-Madeleine. Elle aurait quitté son époux pour gagner Jérusalem et s’y livrer à la prostitution, devenant ainsi la célèbre « pécheresse aux sept démons ». Sur l’intervention de sa sœur Marthe, elle aurait été guérie par Jésus, et l’ancienne pécheresse serait retournée vivre sagement dans sa famille.

Honoré d’Autun utilise clairement ici la figure composite de Marie-Madeleine, mise au point des siècles avant lui par le pape Grégoire et qui était devenue l’opinio communis dans l’occident médiéval. Cela n’a rien d’étonnant.

Plus important pour nous est que rien dans le récit – qu’Honoré le prenne à son compte avec des réserves ou qu’il se borne à citer ses prédécesseurs – n’indique que le mariage en question est celui des Noces de Cana. On n’y trouve pas non plus d’allusion à Jean, le futur disciple : rien en effet ne permet de croire que derrière cet « homme de Magdala » se cacherait Jean l’évangéliste. On est simplement en présence du motif d’une femme – ici Marie de Béthanie – qui par mariage devient Marie-Madeleine et quitte son mari pour se livrer à la prostitution.

En tout cas, la lecture de la longue et intéressante présentation d’Honoré d’Autun (col. 972-982) montre comment un ecclésiastique du début du XIIe siècle utilisait la sainte dans son enseignement : elle est pour lui un bel exemple de la miséricorde du Christ (beatam Mariam Magdalenam exemplum suae clementiae posuit). Mais le texte de son sermon ne nous aide pas à identifier l’origine du motif sur lequel nous nous interrogions plus haut, à savoir les Noces de Cana censées être celles de Marie de Magdala et de Jean.

 

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V. Pierre le Mangeur (XIIe siècle)

Le second auteur que nous citerons est Petrus Comestor, Pierre le Mangeur (1100-1179). Dans son Histoire scholastique, écrite à la fin de sa vie, il note, commentant le récit des Noces de Cana de Jean :

Quidam autumant has nuptias fuisse Joannis evangelistae, et ideo vocata Maria, quia matertera ejus, et Dominus, quia consobrinus ejus. Et dicunt, quod Dominus eum volentem nubere, ex his nuptiis vocaverit, quod certum non est.

Certains prétendent que ces noces étaient celles de Jean l’évangéliste, que Marie y fut invitée en tant que tante maternelle et le Seigneur en tant que cousin. Ils disent aussi que le Seigneur le fit quitter ces noces alors qu’il voulait se marier, ce qui n’est pas certain. (PL, t. 198, Paris, 1855, ch. XXXVIII, col. 1559).

La note finale montre clairement que Pierre le Mangeur est très prudent devant cette théorie, attribuée elle aussi à des sources anonymes (quidam autumant, dicunt), qui explicite les liens de parenté entre saint Jean, Marie et Jésus et qui se rapproche beaucoup plus que la précédente de la version développée par Jean d’Outremeuse.

Mais des choses importantes ne figurent pas dans la citation où Pierre le Mangeur résume les vues des auteurs anonymes qu’il avait sous les yeux. Ces derniers apparemment envisageaient bien que le marié était Jean et que l’appel du Seigneur l’avait détourné du mariage, mais ils ne disaient pas que la mariée aurait été Marie-Madeleine et que l’appel de Jésus l’aurait précipitée dans le péché.

 

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VI. Jean d’Outremeuse et La légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle)

Peut-être pourrons-nous tirer plus d’informations de la position adoptée au XIIIe siècle par Jacques de Voragine. La Légende dorée note :

Certains disent (Aiunt quidam) que Marie Madeleine avait été fiancée à saint Jean l’Évangéliste et qu'il était sur le point de l’épouser quand le Christ l’appela au moment de ses noces. Et Madeleine, indignée qu’il lui ait enlevé son fiancé, s'en alla et se livra à toutes les voluptés possibles. (trad. A. Boureau, ch. 92, p. 520)

Cette fois, nous sommes très proches de Jean d’Outremeuse.

L’auteur du Myreur des Histors a-t-il utilisé La légende dorée ? C’est possible, mais, si c’est le cas, force est de constater que le chroniqueur liégeois a totalement gommé toutes les réserves introduites par Jacques de Voragine.

En effet ce dernier ne limitait pas seulement la portée de l’information en ne la présentant pas comme unanimement acceptée (aiunt quidam), mais immédiatement après, il la complétait, ou plutôt la corrigeait :

Mais comme il n'était pas convenable que la vocation de Jean soit transformée pour elle [Marie-Madeleine] en occasion de damnation, le Seigneur, dans sa miséricorde, la convertit à la pénitence ; et parce qu’il l’arracha aux suprêmes plaisirs de la chair, il l’emplit plus que les autres de la suprême dilection spirituelle, qui réside dans l’amour de Dieu.

Quelques-uns disent aussi de Jean (et de Iohanne quidam fatentur) que, si le Christ l’honora en l’admettant de manière privilégiée dans sa douce intimité (dulcedine sue familiaritatis eum pre ceteris decorauit), c’est parce qu'il l’avait éloigné de la jouissance de Madeleine (a predicta delectatione eum remouit). Mais ce sont des idées fausses et frivoles. (trad. d’après A. Boureau, ch. 92, p. 520)

L’idée que veut exprimer Jacques de Voragine dans le premier paragraphe semble être la suivante. Jean et Madeleine allaient se marier et, profondément dépitée d’avoir perdu son fiancé qui avait suivi Jésus, Madeleine s’était plongée dans le péché. Voyant cela, le Seigneur serait intervenu pour l’amener à la repentance et à la conversion, remplaçant les plaisirs de la chair par ceux que procure l’amour de Dieu.

Le second paragraphe introduit une nouvelle idée, dans la ligne de la précédente, mais cette fois en ce qui concerne Jean. Pour certains auteurs, semble dire Jacques de Voragine : « Ce serait pour avoir enlevé à Jean l’affection de Marie-Madeleine que le Seigneur l’aurait introduit dans la douceur de son intimité à lui, en compensation en quelque sorte ».

Pour l’auteur de la Légende dorée toutefois, à elles seules les deux formules (aiunt quidam, quidam fatentur) marquent déjà nettement comme marginales d’une part la théorie d’un projet de mariage entre Jean et Marie-Madeleine et d’autre part l’explication par sa rupture de certains événements ultérieurs touchant les deux anciens promis. Sa conclusion est nette : « Tout cela, c’est de la fantaisie ».

Immédiatement après, l’auteur de La légende dorée justifie son jugement négatif dans un paragraphe que l’édition de G.-P. Maggioni a rejeté dans l’apparat critique, car il n’est présent que dans un seul manuscrit (la traduction de La Pléiade ne l’a d’ailleurs pas repris) :

car Frère Albert, dans le prologue sur l’Évangile de saint Jean, pose en fait que cette fiancée dont saint Jean fut séparé au moment de ses noces par la vocation de Jésus-Christ, resta vierge, et s'attacha par la suite à la sainte Vierge Marie, mère de Jésus-Christ et qu'enfin elle mourut saintement.

Le contenu de ce paragraphe prétend s’appuyer sur un texte de « Frère Albert ». Il s’agit probablement du dominicain Albert le Grand (1200-1280), maître de Thomas d’Aquin et auteur d’un commentaire de l’Évangile de Jean. Il semble viser à sauver la réputation de la fiancée de saint Jean. Nous n'avons toutefois pas identifié le passage précis auquel Jacques de Voragine fait allusion.

Quoi qu’il en soit, et pour revenir à l’ensemble de la discussion, il semble plutôt difficile de croire que Jean d’Outremeuse, en écrivant les lignes suivantes :

Quant à saint Jean, qui était le marié, il courut vers Jésus et lui cria merci. Puis il s’en alla avec lui, sans jamais avoir couché avec sa femme, qui était la plus belle que l’on pût voir par tous les pays. C’était Marie-Madeleine, qui fut si dépitée de l’abandon de son mari et si irritée que dans son cœur et dans sa volonté, elle rechercha les sept péchés mortels. (Myreur, I, p. 394-395)

ait eu réellement sous les yeux les développements de La légende dorée que nous venons de présenter en détail. Aucun élément ne le suggère. À moins évidemment qu’on ne suppose que Jean d’Outremeuse ait délibérément gommé les nombreuses réserves de La légende dorée pour ne retenir que la thèse elle-même, tout porte à croire que le chroniqueur liégeois a suivi un des auteurs qui se dissimulent derrière le vague quidam de Jacques de Voragine. Mais ces derniers ne sont pas identifiables avec précision.

[Vers plan]


 

B. Marie-Madeleine et la résurrection de Lazare (Myreur, I, p. 401)

 

            Après l’épisode égyptien et le récit des Noces de Cana, Jean d’Outremeuse fait intervenir Marie-Madeleine dans l’histoire de la résurrection de Lazare, présentée par lui comme le premier des miracles « publics » de Jésus. Le chroniqueur liégeois date l’épisode de l’an XXXII de l’Incarnation et le situe à Béthanie, le village de Lazare et de ses sœurs, situé à quelque deux kilomètres de Jérusalem (« quinze stades environ », selon Jean, XI 18). En voici le texte et la traduction :

 

L’an XXXII

Jhesu-Crist fait ses apparens myracles

L’an XXXII

Jésus-Christ fait ses miracles publics

 

[I, p. 401] (1) L'an del incarnation XXXII, commenchat Jhesu-Crist à faire ses apparans myracles, enssi com les sains ewangelistes racomptent en leurs ewangeiles.

(2) En cel an meismes vint Jhesus en Bethanie, et là trovat-ilh Martha et Marie-Magdalene qui ploroient leur frere le laisdre, qui astoit mors et gisoit en bière. Et astoit jà li quars jours que ilh avoit esteit ochis à une jouste, car chu astoit uns hardis chevalier ; mains ilhs l'avoient tant lassiet, portant que elles ratendoient Jhesu-Crist.

(3) Et quant Martha entendit que Jhesus venoit, ilh alat encontre luy et ly dest : « Sire, se tu fusse venus plus tempre, mon frere ton bon amis ne fust pas mors. »

(4) Adont li respondit Jhesus : « J'ay bien la poioir delle resusciter. » Et Martha dest : « Je say bien qu'ilh resusciterat à jour de jugement. » Et Jhesus respondit : « Je suy li vie et la resurrexion de cheaux qui croient en moy. »

(5) Adont vint Jhesus à la sepulture où li corps Lazaron gisoit mors, et là plorat Jhesu-Crist, et apres chu ilh le sengnat de sa diestre main.

 

 

(1) L’an XXXII de l’Incarnation, Jésus-Christ commença à faire publiquement des miracles, comme le racontent les saints évangélistes dans leurs évangiles.

(2) Cette année-là, Jésus vint à Béthanie, où il trouva Marthe et Marie-Madeleine pleurant leur frère le lépreux [Lazare dans le mss B], qui était mort et gisait en bière. Il y avait déjà quatre jours qu’il avait été tué dans une joute, car c’était un hardi chevalier. Elles avaient tardé si longtemps parce qu’elles attendaient Jésus.

(3) Quand Marthe entendit que celui-ci arrivait, elle alla à sa rencontre en disant : « Seigneur, si tu étais venu plus tôt, mon frère, ton bon ami, ne serait pas mort ».

(4) Jésus lui répondit : « J’ai le pouvoir de le ressusciter ». Marthe dit : « Je sais bien qu’il ressuscitera au jour du jugement ». Jésus répondit : « Je suis la vie et la résurrection de ceux qui croient en moi ».

(5) Alors Jésus vint au tombeau où gisait le cadavre de Lazare, et là il pleura, et puis il le bénit de sa main droite.

 

Jhesu-Crist resuscitat le laisdre Mervelhe de laisdre

Jésus-Christ ressuscita le lépreux.

Miracle du lépreux

(6) Et puis dest Jhesus à laisdre : « Relieve-toy, car je suy por ty mult travelhiés. » Adont salhit sus li laisdre et dest à Jhesu-Crist : « Beais sire, tu soies li bien venus, car je suy par toy d'ynfeir issus, où j'ay esteit en tourment par l'espause de IIII jours tant seulement ; mains ilh moy semble que je y ay esteit IIIIm ans.

(7) Mult fist Jhesus de grans et mervelheux miracles, dont les ewangelistes et Sainte-Engliese font mention, qui sieroient mult long à racompteir, de temps qu'ilh alat par terre [I, p. 402] awec ses apostles ; desqueis je moy taray à chest fois, et vous diray comment ilh souffrit mors por nos.

(6) Jésus alors dit au lépreux : « Relève-toi, car j’ai beaucoup de peine à cause de toi ». Alors le lépreux se leva et dit à Jésus-Christ : « Beau Seigneur, bienvenu sois-tu, car grâce à toi, je suis sorti de l’Enfer, où j’ai été tourmenté durant quatre jours seulement, mais il me semble que j’y suis resté quatre mille ans ».

(7) Jésus fit beaucoup de grands et merveilleux miracles, que mentionnent les évangélistes et la Sainte Église, mais qu’il serait trop long de raconter, lorsqu’il parcourut le pays avec ses apôtres. Je n’en parlerai pas ici, pour vous dire comment il souffrit la mort pour nous.

 

Avant de passer aux remarques générales, attirons l’attention sur un point de détail, en l’occurrence une hésitation de la tradition manuscrite.

Le manuscrit A utilise le mot laisdre (« lépreux », et par extension « pauvre », « mendiant »), là où B se sert du nom propre (Lazare, Lazaron, ailleurs aussi Lazedre [Myreur, t. III, p. 14]). L’évangéliste Jean notait simplement que le frère de Marthe et Marie était « malade », sans en faire « un lépreux ». Et l’autre Lazare de la tradition évangélique, celui de la « Parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare » (chez Luc, XVI, 19-31), était « couvert d’ulcères » mais n’avait rien d’un lépreux.

En fait au début de l'histoire chrétienne, Lazare était devenu le protagoniste de différentes légendes orientales et occidentales. Il intervenait notamment, on l’a vu plus haut, dans l’histoire légendaire de Marie-Madeleine en Provence. Pour l’église, qui en avait fait un saint (célébré en Occident le 29 juillet), il était considéré comme le patron des lépreux.

Il semble que l’on puisse considérer que la graphie laisdre du manuscrit A désigne tout simplement Lazare. Jean d’Outremeuse n’a vraisemblablement pas considéré un lépreux comme un « hardi chevalier qui venait d’être tué dans une joute », à moins évidemment qu’il n’ait été miraculeusement guéri.

L’introduction (§ 1) et la conclusion (§ 7) sont certainement de la main de Jean d’Outremeuse. Sa remarque (§ 1) sur la résurrection de Lazare qui aurait marqué le début des miracles « publics » de Jésus surprendra un lecteur, qui d’une part se souvient que Jean d’Outremeuse a raconté un peu plus haut les Noces de Cana, et qui d’autre part sait que Jean l’évangéliste (II, 11) avait noté, précisément à propos de ce miracle : « Ce fut là […] le premier des miracles que fit Jésus ». Le chroniqueur liégeois aurait-il transposé des Noces de Cana à la résurrection de Lazare cette déclaration de priorité qu’on trouvait dans l’évangile ? C’est possible, mais finalement accessoire, quand on sait que cette note (« le premier miracle ») préoccupe depuis bien longtemps les exégètes, qui peinent d’ailleurs à l’expliquer. En effet Jean lui-même avait rapporté dans son Évangile plusieurs miracles antérieurs au Noces de Cana, ne serait-ce que la multiplication des pains (VI, 1-15), ou la marche sur la mer (VI, 16-21), ou la guérison de l’aveugle-né (IX, 7).

En tout cas ce § 1 nous donne l’occasion d’une observation générale concernant les miracles. Il faut dire que Jean d’Outremeuse n’en abuse pas. On a constaté ailleurs que, dans le récit des enfances de Jésus (lié chez lui à l’épisode égyptien), il avait déjà opéré un tri sévère dans les prodiges divers que les apocryphes attribuaient à Jésus enfant. Le chroniqueur liégeois semble conscient de sa réserve en la matière, si l’on en juge en tout cas par sa conclusion (§ 7). Il sait que sa présentation de la vie publique de Jésus laisse tomber beaucoup de miracles qui figurent dans les évangiles canoniques et il s’efforce de s’en justifier. Il veut, déclare-t-il, aborder plus vite le récit de la passion. Il est vrai qu’il vient de consacrer de très longues pages – que nous étudierons ailleurs – à l’histoire « commune » de Pilate et de Judas, ainsi qu’à celle de Jean-Baptiste.

Mais venons-en aux paragraphes centraux (2-6) qui montrent que si le chroniqueur liégeois s’est inspiré du texte de Jean (XI, 1-44), le seul évangéliste à avoir raconté la résurrection de Lazare, il a beaucoup résumé son modèle qui ne comporte pas moins de quarante-quatre versets.

Les § 3-4 de Jean d’Outremeuse correspondent étroitement au texte de Jean l’évangéliste (XI, 20-27) :

(20) Quand […] Marthe eut appris que Jésus arrivait, elle alla à sa rencontre […]. (21) Marthe dit à Jésus : « Seigneur, si vous aviez été là, mon frère ne serait pas mort. (23) Et maintenant je sais que tout ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera » (23) Jésus lui dit : « Votre frère ressuscitera. – Je sais, lui dit Marthe, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour ». (25) Jésus lui dit : « Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en moi, quand bien même il mourrait, vivra ; (26) et quiconque vit et crois en moi, ne mourra jamais ».

Il y a beaucoup de choses que le chroniqueur liégeois n’a pas conservées. Ainsi dans l’Évangile de Jean, Jésus est en tournée lorsque les sœurs de Lazare lui font parvenir la nouvelle de la « maladie » de leur frère. Il ne se hâte pas pour autant et ne décide de se rendre à son chevet qu’après avoir beaucoup discuté de ce voyage avec ses disciples. Une fois Jésus arrivé à Béthanie, l’évangéliste lui fait aussi rencontrer Marie. Il s’étend également sur la description du sépulcre, sur la prière de Jésus à son Père, sur l’appel au mort fait d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! », sur la sortie du cadavre, « les pieds et les mains liés de bandelettes et le visage enveloppé d’un suaire » (44). Rien de tout cela ne se retrouve dans Ly Myreur.

Mais si Jean d’Outremeuse a beaucoup supprimé, il a aussi procédé à des additions de détails. On notera par exemple (§ 2) les circonstances – très médiévales – de la mort de Lazare, « hardi chevalier tué dans une joute », ou encore (§ 6) les paroles de Lazare à son retour de l’enfer où il dit avoir été en tourment pendant quatre jours qui lui ont paru durer quatre mille ans. Cet intérêt du chroniqueur liégeois pour l’enfer n’a rien étonnant : le Christ y ayant séjourné trois jours après sa mort, l’auteur du Myreur consacrera plus loin plusieurs pages à la description de cet événement. Mais nous en parlerons ultérieurement.

Reste un dernier point à commenter, la mention de Marie-Madeleine au § 2. Lazare, on le sait, a deux sœurs, Marthe et Marie. Jean l’évangéliste, pour ne prendre que lui, fait intervenir la seconde à quatre reprises dans son récit sur la résurrection de son frère, mais c’est chaque fois sous le nom de Marie, et jamais sous celui de Marie-Madeleine. Or, chez Jean d’Outremeuse, qui connaît pourtant le texte de l’évangéliste, c’est le nom de Marie-Madeleine que porte la sœur de Lazare.

Il ne faut pas s’en étonner. On a vu plus haut que les textes canoniques distinguaient entre (a) Marie, la mère de Jésus, (b) Marie – dite de Béthanie – la sœur de Marthe et de Lazare, et (c) Marie de Magdala, que Jésus avait guérie de ses démons et qui l’accompagnait dans ses déplacements en même temps que d’autres « saintes femmes ». On a vu aussi qu’au Moyen Âge, surtout après l’intervention du pape Grégoire I, Marie de Béthanie et Marie de Magdala avaient été fusionnées en une seule et même personne. Jean d’Outremeuse ne fait donc ici que suivre l’opinio communis.

 

 [Vers plan]

 


 

 

C. Marie-Madeleine, la pécheresse, l’onction et le repas de Béthanie (Myreur, I, p. 403)

 

 

Un autre épisode de Jean d’Outremeuse fait intervenir notre Marie-Madeleine. Il prend place après l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem et ses pleurs versés sur le sort futur de la ville. Il s’agit cette fois d’un repas organisé – selon le chroniqueur liégeois – par Marthe, pour Jésus et ses disciples.

Avant d’aller plus loin, une précision sur la localisation et le propriétaire. La scène est censée se passer dans « la maison de Simon le lépreux ». En écrivant cela, Jean d’Outremeuse ne fait que reprendre une localisation qui figure dans deux évangiles, celui de Matthieu (XXVI, 6) et celui de Marc (XIV, 3). Ne nous demandons pas si ce personnage était encore lépreux, ou s’il avait été guéri, ou si c’était un surnom. Pour sa part, Pierre le Mangeur (Histoire scholastique, ch. CXVI) précisera qu’il « avait été lépreux, guéri par Jésus, mais qu’il continuait à porter son ancien nom ». En tout cas, Jean d’Outremeuse reprend aux Évangiles l’expression de Simon le lépreux.

Toujours dans le récit du chroniqueur liégeois, Marie-Madeleine est présentée, non seulement comme la sœur de Marthe et de Lazare, mais aussi comme « une grande pécheresse de Jérusalem ». Elle a acheté « le parfum le plus précieux qu’elle ait pu se procurer » pour en oindre les pieds du Christ lors d’un repas, suscitant la réaction de Judas outré par ce qu’il considère comme un gaspillage, et l’intervention de Jésus en faveur de la pécheresse. Le récit de Jean d’Outremeuse se prolonge par le projet qu’élabore alors Judas de trahir Jésus.

Avant de commenter ce passage, donnons le texte accompagné de sa traduction :

 

De Marie-Magdalene

Marie lavat les piés Jhesu-Crist de ses larmes

Marie-Madeleine

Marie lava de ses larmes les pieds de Jésus

(I, p. 403) (1) Et apres chu Jhesus et ses apostles herbeghont en la maison Symon le lepreux ; et oit là unc grant mangier, et fut Marthe la kensseresse.

(2) En Jherusalem avoit à chi jour une grant pecheresse, qui astoit entachié de VII pechiés mortels ; celle astoit nommée Marie-Magdalene, et astoit la soreur au Lazaron et à Martha.

(3) Quant Marie oyt la novelle que Jhesus astoit en la maison Symon, si at achateit le plus prechieux ongement que elle pot avoir, et se soy mist desous la tauble, et prist les piés Jhesu-Crist qui mult astoient creveis. Et por luy servir en greit, et affin que ilh ly pardonnast ses pechiés, elle commenchat mult fort à gemir et ploreir, et tant que de ses larmes furent les piés Jhesu-Crist tous molhiés, et puis elle jettat sus l'ongement. Et en apres elle les resuat de ses cheveals ; adont jettat chis ongement teile oudeur, que tout la maison en fut raemplie.

(1) Après cela [l’entrée de Jésus à Jérusalem] Jésus et ses apôtres furent accueillis dans la maison de Simon le lépreux. Il y eut un grand festin, et Marthe en fut l’hôtesse.

(2) Il y avait alors à Jérusalem une grande pécheresse, qui était souillée des sept péchés mortels. Elle était appelée Marie-Madeleine et était la sœur de Lazare et de Marthe.

(3) Quand Marie apprit que Jésus était dans la maison de Simon, elle acheta le parfum le plus précieux qu’elle put se procurer, se mit sous la table et prit les pieds de Jésus qui étaient très fatigués. Et pour lui être agréable et afin qu’il lui pardonnât ses péchés, elle commença à gémir et à pleurer tellement que les pieds de Jésus furent tout humides de ses larmes. Puis elle les couvrit de parfum et les essuya avec ses cheveux : alors le parfum dégagea une telle odeur que toute la maison en fut remplie. 

 

Judas parlat de l’ongement dont Jhesus fut ongs

Judas parla du parfum dont Jésus fut oint

(4) Et de chu soy taisirent bien tous les apostles fours que Judas, qui demandat à Jhesu-Crist por quoy ilh souffroit à degasteir si prechieux ongement qui valoit plus de IIIc deniers ; mies vasist que ilh fust donneis aux povres.

 (5) Adont ly respondit Jhesucrist : « Judas, laisiés esteir Marie, car elle a tant faite que c'est mon amie ; je ly pardonne tous ses pechiés que elle at faite. »

 

(4) Et à ce propos, tous les apôtres se turent, à l’exception de Judas qui demanda à Jésus pourquoi il permettait de dépenser ce précieux parfum qui valait plus de trois cent deniers ; il eût mieux valu de donner cet argent aux pauvres.

(5) Alors Jésus-Christ lui répondit : « Judas, laissez faire Marie, car elle a si bien fait qu’elle est mon amie ; je lui pardonne tous les péchés qu’elle a commis. »

 

Judas s’appensat de trahir Jhesus

Judas pensa trahir Jésus

(6) De chu oit Judas mult grant duelh, et dest entre ses dens, sique nuls ne l'entendit fours que Jhesu-Crist, et dest en son cuer : « Je vos venderay aux Juys, qui moy donront de bon argent de vos. »

 

(6) Judas en fut très affecté et dit entre ses dents, si bien que personne ne l’entendit, sauf Jésus. Dans son cœur il dit : « Je vous vendrai aux Juifs, qui me donneront du bon argent en échange. »

 

Judas vendit Jhesu-Crist XXX deniers

Judas vendit Jésus-Christ pour trente deniers

(7) Adont soy partit Judas de la maison Symon et vint aux Juys, qui entre eaux parloient coment ilhs poroient ochire Jhesu-Crist.

(8) Enssi que ilhs parloient, vint Judas et leur dest : « Saingnours, que moy voleis donneir de vostre [I, p. 404] argent, se je vos lievre mon maistre ? » Et cheaux li dessent : XXX deniers de leur monoie.

(9) Adont furent faites les convenanches de Judas et des Juys ; et les Juys, qui orent doubtanche que ilh ne soy repentist, li donnont tantoist les XXX deniers. Apres chu retournat Judas et revint à Jhesu-Crist, qui jà savoit sa pensée.

 

(7) Alors Judas sortit de la maison de Simon et alla trouver les Juifs qui se demandaient entre eux comment ils pourraient tuer Jésus.

(8) Tandis qu’ils parlaient, Judas arriva et leur dit : « Seigneurs, combien de votre argent voulez-vous me donner, si je vous livre mon maître ? ». Et ils lui dirent : trente deniers de leur monnaie.

(9) Alors furent conclus les arrangements entre Judas et les Juifs. Les Juifs, qui craignaient qu’il ne se repentît, lui donnèrent aussitôt les trente deniers. Après quoi, Judas s’en retourna et revint près de Jésus, qui connaissait déjà sa pensée.  

 

Envisageons d’abord « la scène de l’onction », à laquelle la première partie du présent chapitre a déjà fait allusion (cfr supra). On y a dit qu’elle figurait, dans des environnements différents et avec des variations de détails, chez les quatre évangélistes : chez Matthieu (XXVI, 6-13), chez Marc (XIV, 3-9), chez Luc (VII, 36-50) et chez Jean (XII, 1-8). C’est toutefois de la version de Jean que le chroniqueur liégeois est le plus proche. Il est en effet le seul des quatre évangélistes à signaler la présence à la fois de Marie et de Judas dans une scène d’onction portant sur les pieds de Jésus. Jean d’Outremeuse ne s’écarte pas de ces données de base.

On se rendra mieux compte des problèmes en relisant la version de Jean l’évangéliste :

(1) Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, celui que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. (2) Là, on lui fit un souper : Marthe servait, et Lazare était un de ceux qui étaient à table avec lui. (3) Marie, ayant pris une livre de parfum de nard vrai très précieux, en oignit les pieds de Jésus et lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie par l’odeur du parfum.

(4) Or Judas l’Iscariote, un de ses disciples, celui qui devait le livrer, dit : (5) « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, qu’on aurait donnés à des pauvres ? » (6) Il dit cela, non qu’il eût souci des pauvres, mais parce qu’il était un voleur, et qu’ayant la bourse, il dérobait ce que l’on y mettait.

(7) Sur quoi Jésus dit : « Laisse-là ; c’était afin de le garder pour le jour de ma sépulture. (8) Car vous aurez toujours les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ! » (Jean, 12, 1-8)

Jean l’évangéliste passe alors à un autre sujet, Judas ne réapparaissant chez lui qu’au chapitre suivant, celui de la Dernière Cène.

La comparaison entre les deux Jean est intéressante. Comme pour la résurrection de Lazare, le chroniqueur liégeois s’est inspiré du récit canonique, mais sans lui être entièrement fidèle. Ce sont évidemment ces écarts qui sont les plus intéressants.

[Vers plan]

Il y a d’abord l’identité de Marie. Sur ce point, nous avons vu en commentant (supra) la résurrection de Lazare que le rédacteur du Myreur donnait le nom de Marie-Madeleine à la sœur de Lazare et de Marthe. Il va plus loin ici en faisant de la sœur de Lazare et de Marthe la grande pécheresse « souillée des sept péchés mortels ». Ce faisant, il n’est pas dans la ligne des évangiles canoniques, mais dans celle de la tradition imposée par Grégoire le Grand.

C’est en effet ce pape, on s’en souviendra, qui avait fusionné les deux Marie avec la pécheresse anonyme et avait même interprété les « démons » du récit évangélique dans un sens très précis : « Or, demandait-il, que désigne les sept démons, sinon l’ensemble des vices ? ». D’où les « sept péchés mortels » du chroniqueur liégeois, qui entend vraisemblablement par là ce que l’Église appelle les « sept péchés capitaux ». Les interprétations modernes donnent aujourd’hui, on l’a dit aussi, un tout autre sens à l’expression évangélique de « libérée de sept démons » (R. Burnet, Marie-Madeleine, p. 16-18). Mais l’essentiel pour nous est de constater que la Marie Madeleine du chroniqueur liégeois est la figure « composite » qu’avait en quelque sorte imposée Grégoire le Grand.

Sur d’autres points aussi, Jean d’Outremeuse n’est pas fidèle à la version de l’évangéliste. S’il fait intervenir Judas, il tait les raisons de son indignation et ne le présente pas non plus ici comme celui qui, dans l’Évangile de Jean, « piquait dans la caisse » du groupe.

Autre transformation, concernant cette fois les paroles de Jésus. Chez Jean d’Outremeuse, la réponse de Jésus est simplement : « Judas, laissez faire Marie, car elle a tant fait qu’elle est mon amie ; je lui pardonne tous les péchés qu’elle a commis ». Le Christ ne fait pas allusion, comme c’était le cas dans l’évangile de Jean, aux pauvres, à sa mort et à sa sépulture. Le récit de Jean d’Outremeuse est toutefois cohérent : le motif du pardon des péchés renvoie à celui de la « grande pécheresse » qui avait ouvert le récit.

Quant à la remarque attribuée à Jésus par Jean d’Outremeuse (« Elle a tant fait qu’elle est mon amie »), elle ne correspond à aucune des réponses du Christ dans les différentes scènes d’onction des évangiles canoniques. Une seule s’y rapprocherait peut-être, c’est la réponse de Jésus qui figure chez Matthieu (XXVI, 10) : « Pourquoi lui faites-vous de la peine ? C’est une bonne action qu’elle a faite à mon égard ». Mais elle reste quand même assez loin de la « proclamation » d’amitié de Jésus, chez Jean d’Outremeuse, à l’égard de la Marie « grande pécheresse ».

Compte tenu de ce qui précède, il pourrait être intéressant d’examiner de plus près le récit de Matthieu. Ce dernier est en effet susceptible d’expliquer certaines particularités de la version de Jean d’Outremeuse, difficiles d’ailleurs à comprendre et qui éloignent de celle de Jean l’évangéliste.

On songe notamment au fait que le chroniqueur liégeois localise dans la maison de Simon le lépreux à Béthanie, l’organisation d’un festin « dont Marthe est l’hôtesse ». Comment Marthe peut-elle recevoir « dans la maison de Simon le lépreux » ? Sa présence ne serait-elle pas plus normale (et plus attendue) dans celle de son frère Lazare, ressuscité depuis peu de temps, rappelons-le ? Or, c’est précisément comme cela que Jean l’évangéliste voyait les choses : à Béthanie, chez Lazare, lors d’un souper qui rassemblait les apôtres et « où Marthe servait » ; c’est à cette occasion – toujours dans le récit de Jean l’évangéliste – que Marie a abondamment parfumé les pieds de Jésus et que Judas a protesté contre pareil gaspillage.

En outre, le cadre que dresse Matthieu pour le repas de Béthanie ne heurte pas. Ce repas, qui rassemble Jésus et les disciples, dont Judas, a lieu « dans la maison de Simon le lépreux » ; et très normalement – pourrait-on dire – il n’y est question ni de Marthe, ni de Lazare, ni de Marie. Voici le texte intégral de Matthieu (XXVI, 6-16) :

(6) Comme Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, (7) une femme s’approcha de lui, avec un vase d’albâtre (plein) d’un parfum fort précieux ; et pendant qu’il était à table, elle le répandit sur sa tête. (8) Ce que voyant, les disciples dirent avec indignation : À quoi bon cette perte ? (9) On pouvait, en effet, vendre ce (parfum) très cher et en donner (le prix) aux pauvres ». (10) Mais Jésus, s’en étant aperçu, leur dit : « Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ? C’est une bonne action qu’elle a faite à mon égard. (11) Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. (12) En mettant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait en prévision de ma sépulture. (13) Je vous le dis, en vérité, partout où sera prêché cet évangile, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté aussi, en mémoire d’elle. (14) Alors l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les grands prêtres, (15) et dit : « Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? » Et ils lui fixèrent trente pièces d’argent. (16) Depuis lors, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus.

Il pourrait donc fort bien se faire que le chroniqueur liégeois ait « contaminé » deux récits évangéliques, reprenant à Matthieu le cadre, en l’espèce « la maison de Simon le lépreux », et à Jean les personnages, en l’occurrence Lazare, Marthe et Marie. On aura remarqué que Matthieu ne qualifie pas de « pécheresse » la dame qui veut ainsi honorer Jésus, que ce dernier ne parle pas d’une quelconque rémission des péchés, mais fait intervenir tout autre chose dans sa réponse aux disciples : c’est une « bonne action », dit-il, visant à l’honorer, lui Jésus, « en prévision des rites funéraires », une bonne action dont on parlera partout et longtemps. On est loin, chez Matthieu, de la sphère des péchés et de leur rémission.

Un autre point pourrait encore attester d’une influence possible de Matthieu sur Jean d’Outremeuse. Ainsi, chez ces deux auteurs, la décision de Judas suit immédiatement dans le récit la réponse de Jésus, ce qui n’est pas le cas chez Jean l’évangéliste. Mais Jean d’Outremeuse, si l’on peut utiliser cette expression, « panache ». Si on examine en effet l’endroit du corps de Jésus qui a été ainsi parfumé, on s’aperçoit que le chroniqueur liégeois ne suit pas Matthieu où c’est la tête de Jésus qui est honorée, mais Jean l’évangéliste où ce sont les pieds.

 

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D. L’histoire du parfum précieux

 

 

Nous terminerons sur l’origine et la nature du parfum précieux utilisé par Marie-Madeleine, et qui – rappelons-le – provenait en dernière analyse, selon Jean d’Outremeuse (§ 36 de l’épisode égyptien), des gouttes d’eau tombées des vêtements mouillés lors du bain de Jésus, gouttes qui s’étaient transformées en fleurs dans le jardin du brigand Dismas.

Il existe plusieurs textes parallèles à celui du chroniqueur liégeois, mais qui ne vont pas dans le même sens que lui. Nous en signalerons quatre. Les deux premiers sont tirés de l’Évangile arabe de l’enfance, mais leur contenu diffère.

1. Évangile arabe de l’enfance (premier texte)

La version traduite dans EAC I 1997, p. 214 est moins détaillée que celle que nous transcrivons ci-dessous et qui provient d’une autre recension, éditée par P. Peeters :

Quand furent (accomplis) les jours de la circoncision, c’est-à-dire (quand vint) le huitième jour, la loi obligeait de circoncire l’enfant. On le circoncit dans la caverne. La vieille femme israélite [c’est Salomé] prit le morceau de peau — d’autres disent qu’elle prit le cordon ombilical — et le mit dans une fiole d’huile de nard ancien. Elle avait un fils, parfumeur (de son état) ; elle lui en fit don, lui disant : « Gardez-vous de vendre cette fiole de nard parfumé, quand bien même on vous en offrirait trois cents deniers ».

C’est cette fiole que Marie la pécheresse acheta et répandit sur la tête de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sur ses pieds, qu’elle essuya ensuite avec les cheveux de sa (propre) tête. (Évangile arabe de l’enfance, V, p. 7, éd. P. Peeters, Évangiles apocryphes II, Paris, 1914).

2. Évangile arabe de l’enfance (deuxième texte)

Un autre passage de l’Évangile arabe de l’enfance, toujours dans la recension de P. Peeters (XXIV, p. 28), ne donne pas au baume la même origine. On n’est plus au moment de la circoncision ; la Sainte-Famille est en fuite, mais n’a pas encore atteint l’Égypte :

Et à Matarieh, le Seigneur Jésus fit jaillir une source, où sainte Marie lui lava sa tunique. Et la sueur du Seigneur Jésus, qu’elle égoutta en cet endroit, y fit naître le baume.

Malgré leurs nettes divergences, les textes vus jusqu’ici sont d’accord sur un point : le parfum utilisé par Marie-Madeleine doit sa valeur exceptionnelle à un lien, direct ou non, à la personne physique du Christ : son cordon ombilical, son prépuce, la sueur de son corps ou les gouttes de l’eau de son bain. Cela n’a rien d’étonnant : nous avons vu plus haut, dans l'épisode égyptien, l’effet miraculeux émanant des objets (langes ou vêtements par exemple) qui ont été en contact avec l’Enfant Jésus. Que dire alors des parties mêmes de son corps ? On touche évidemment ici à la question des reliques et de leur pouvoir.

3. Les Miracles de Jésus

Un troisième texte a également exploité le motif du parfum de grand prix que se procure Marie-Madeleine. Il figure dans un apocryphe éthiopien composé « entre le VIIIe et le XIVe siècle » (R. Gounelle, Légende apocryphe, 2003, p. 244, n. 12), intitulé Les Miracles de Jésus, et dont nous avons déjà cité plus haut un passage lié à la rencontre en Égypte de la Sainte-Famille avec les brigands.

Certains éléments du récit éthiopien correspondent aux passages que nous avons analysés : il s’agit toujours d’une Marie – avec ici la précision « de la tribu de Judas » –, qui, apprenant la présence de Jésus « dans la maison de Simon », veut lui offrir un parfum de très grand prix. La somme de 300 deniers, qu’on trouve aussi ailleurs, est ici précisée – ce sont des deniers d’or.

Mais certains éléments très originaux rendent la version éthiopienne fort différente des autres. Le rédacteur présente Marie en quête d’un parfum précieux ; elle s’adresse pour le trouver au meilleur des parfumeurs de la ville, dont le nom, Hadnok, est répété quatre fois et dont la tribu est donnée (Ruten). Ce qu’elle demande, c’est un parfum « de roi » et ce qu’elle reçoit est une huile tout à fait spéciale, liée à l’Arche d’Alliance et qui, dans l’ancien Israël, servait à oindre prophètes, rois et prêtres. Elle avait été remise par le Seigneur à Moïse, et son parfum, merveilleux, était supérieur à celui de toute autre huile. La mère du marchand connaissait son histoire. Hadnok l’ignorait mais n’avait jamais voulu la vendre. En échange des 300 deniers d’or, il céda à Marie, non pas « un peu de cette huile », mais la corne d’or qui la contenait.

Voici la traduction que propose de ce passage l’éditeur du texte éthiopien, Sylvain Grébaut (La légende du parfum de Marie-Madeleine, dans Revue de l’Orient Chrétien, t. 21, 1918-1919, p. 100-103) :

Il y avait, à Jérusalem, une femme courtisane qui se donnait à quiconque la cherchait. Elle était de la tribu de Juda et s'appelait Marie. Lorsqu'elle apprit que Notre-Seigneur Jésus-Christ se trouvait, avec ses disciples, dans la maison de Simon, elle prit avec elle trois cents deniers d'or. Elle alla vers le premier des marchands qui vendaient des parfums. Il s'appelait Hadnok ; il était de la tribu de Ruben. Elle lui dit : « Se trouve-t-il chez toi de l'huile parfumée, qui convient pour les rois ? »

Il y avait chez ce marchand une corne d'or qui s'était trouvée autrefois dans l'arche, dans le tabernacle d'alliance. Et elle était abondante, l'huile que le Seigneur avait donnée à Moïse, son serviteur, pour en oindre les rois, les prophètes et les prêtres. En effet le prophète Moïse et tous les prophètes qui vinrent après lui, lorsqu'ils voulaient oindre de cette huile un prophète, ou un roi, ou un prêtre, plaçaient la corne sur leur tête. L'huile en jaillissait et descendait dans une patène d'or qui était adhérente à la corne. Mais le marchand Hadnok ne connaissait pas l'histoire de cette huile, ni son prix. La mère d'Hadnok connaissait l'histoire de l'huile [en question, mais] elle ne l'exposa pas à son fils. L'odeur de cette huile s'exhalait plus que [celle de] tous les parfums qui se trouvaient chez les marchands. Le marchand Hadnok ne voulait pas la vendre à cause de la gloire de son odeur.

Lorsque Marie vint lui demander de l'huile qui convient pour les rois, il répondit et lui dit : « Il y a chez moi une huile dont l'odeur est merveilleuse ; elle-même convient pour ce que tu veux. » Elle lui donna les trois cents deniers d'or qui se trouvaient avec elle. Hadnok lui livra la corne d'or avec l'huile.

4. L’Histoire scholastique de Pierre le Mangeur (XIIe siècle)

Le quatrième texte sera emprunté à Pierre le Mangeur et à son Histoire scholastique, achevée en 1173. Contrastant avec l’imagination débridée des œuvres apocryphes, cet auteur se veut réaliste. Son commentaire des scènes d’onction des évangiles (Matthieu, XXVI, Marc, XIV, Jean XII) décrit avec précision ce qu’était le nard (nardus) utilisé :

Nardus autem est frutex aromatica, crassa radice ; sed brevi, nigra et fragili, cypressini odoris, folio deparvo, densoque, cuius cacumina in aristas se spargunt. Pigmentarii spicas et folias nardi celebrant. […] Erat autem de nardo Indica. Alia enim genera nardi vilia sunt. (Histoire scholastique, ch. CXVII, intitulé de alabastro unguenti ; PL 198, Paris, 1855, col. 1597)

Le nard est un arbrisseau odoriférant à racine grasse. Il est petit, noir et casse facilement ; il a une odeur de cyprès, les feuilles petites et serrées ; son sommet se présente sous la forme d’épis. Les parfumeurs apprécient les graines et les feuilles du nard. C’était [= le parfum utilisé] du nard de l’Inde. Car il en existe d’autres sortes, de basse qualité.

Et il ajoutera, immédiatement après, que c’était du nard d’excellente qualité : nulla adulterina admistione corrupta, « pur, non coupé, sans addition d’une substance qui l’altérerait ». On appréciera le passage : Pierre le Mangeur nous a fait quitter le monde de la rêverie pour celui de la réalité.

Mais restons-en là avec cet excursus sur le parfum de Marie-Madeleine.

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E. Autres mentions de Marie-Madeleine chez Jean d’Outremeuse

 

            Avant de passer au « plat de résistance » que constituera l’analyse du traitement de la « guerre des reliques » par Jean d’Outremeuse, il reste à présenter quelques autres mentions de notre sainte dans Ly Myreur des Histors. Elles n’offrent toutefois pas un grand intérêt, ce qui expliquera que nous ne nous y attardions pas.

Ces allusions à Marie-Madeleine se rencontrent beaucoup plus loin dans l’œuvre, lorsque Jean d’Outremeuse aborde l’époque de Charlemagne et de Léon III, le pape qui le couronna l’empereur à Rome en 800. Le chroniqueur consacre plusieurs pages (Myreur, t. III, p. 12-17) à énumérer plusieurs endroits de Terre Sainte liés à la vie et à la passion du Christ où le pèlerin peut obtenir diverses indulgences. Les pages 12 à 15 détaillent ainsi les pardons et les lieux en Hierusalem […] que ly pape Lyon y mist à la supplication de l’emperere Charle. Dans cette liste, certains sont liés à Marie-Madeleine. Ainsi par exemple (a) le lieu ou il [=Jésus] apparut à Marie Magdeleine en la fourme d’ung cortelhier [sous l’aspect d’un jardinier] ; ou encore (b) le maison Simon le lepreux, où Nostre-Saignour pardonnat à Marie-Magdelenne ses pechés ; ou encore (c) le lieu ou Dieu s’apparut à troix Maries : Magdaleine et les aultres ; ou encore (d) le lieu où Martha et Marie, sa sereur, courirent encontre Nostre-Saignour, quand Martha ly dest : « Sires, se tu fuisse ichy, mon frere ne fuist mie mors ».

Ces endroits sont effectivement en rapport avec des épisodes évangéliques. On aura reconnu sans difficulté (en b) la scène de l’onction dans la maison de Simon et (en d) la résurrection de Lazare. Les deux autres sont liées aux récits d’apparition du Christ après la résurrection, respectivement, pour (a), celui de Jean (XX, 15-18, scène du Noli me tangere) et pour (b), un amalgame entre Matthieu (XXVIII, 9-10), Marc (XVI) et Luc (XXIV).

Ces quelques données ne nous apprennent pas grand chose sur la figure de Marie-Madeleine chez Jean d’Outremeuse, d’autant plus que ces pages, énumérant, pour la Terre Sainte, les lieux de pèlerinage et les indulgences qui s’y rapportent, ne sont vraisemblablement qu’une traduction par le chroniqueur liégeois d’un document qu’il a repris ailleurs. Ce n’est pas la première fois que nous constatons cette procédure. Plusieurs articles précédents ont montré que Jean d’Outremeuse avait introduit dans Ly Myreur la traduction qu’il avait faite des Mirabilia urbis Romae et des Indulgentiae liées aux églises de Rome.

Pour nous, l’essentiel est ailleurs. Beaucoup plus importante est la question des reliques de la sainte et de leur histoire médiévale, liée à la tension entre Vézelay et Saint-Maximin.

 

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F. Vézelay et Saint-Maximin dans la « guerre des reliques » de Marie-Madeleine

 

 

Il est temps en effet de discuter des avatars provençaux de Marie-Madeleine sur lesquels Jacques de Voragine – on l’a vu plus haut – s’était si longuement étendu. Jean d’Outremeuse pourtant ne livre pas de récit circonstancié de sa légende, s’intéressant essentiellement aux reliques de Marie-Madeleine. Les données du problème figurent, on s’en souviendra, dans la synthèse de la première partie qui a mis en évidence les étapes les plus importantes de l’histoire : d’abord, les récits d’une translation des reliques de la Provence vers la Bourgogne qui aurait eu lieu au VIIIe siècle, ensuite les fouilles de 1279 qui ont assuré la suprématie de Saint-Maximin.

 

I. Les translations du VIIIe siècle au profit de Vézelay

 

Pour voir apparaître dans Ly Myreur des Histors un récit lié aux mouvements des reliques de la sainte, il faut attendre que Jacques d’Outremeuse en arrive dans sa chronique aux événements de l’an 724 de l’Incarnation. L’histoire concerne un transfert vers Vézelay des reliques de Marie-Madeleine. Cette opération fera aussi l’objet d’une notice de Sigebert de Gembloux, plus ancienne mais racontée un peu différemment. Nous les analyserons successivement.

1. Le récit de Jean d’Outremeuse

La translation est racontée dans le tome II de l’édition moderne du Myreur, aux p. 442-443. En voici le texte et la traduction française :

Item, l’an VIIc et XXIIII fu li corps de Marie Magdalene translateit à Verseliach par Gerar, le duc de Borgogne, le corps de laqueile bien amée de Dieu, après la passion sains Estiene, le prothomartyr, sains Maximiens, li uns des LXXII disciples Nostre-Saingnour en Galle l’amenat awec li ; et quant elle fut trespassée, après chu qu’elle oit XXX ans geut en terre en sa sepulture, ilh le translata à Ays en Provenche, dont ilh estoit evesque, lesqueiles reliquies furent mise par ledit Gerar en l’engliese de la vilhe de Versiliach qu’il avait là meisme edifiiet, le translatat sicom dit est. – Ilh sont alcunnes hystoirres qui dient qu’elle repoise à Ephesi ; et les altres dient en Ytaile ens en la fosse sainte Cristiane. Il est bien voirs que tous le corps ne fut mie translateis à Versilicah, mains une partie des reliques, enssi com ons dirat chi apres al temps le pape Nycol, li tirche de chi nom. (Myreur, t. II, p. 442-443)

   Item, en l’an 724, le corps de Marie-Madeleine fut transféré à Vézelay par Gérard, duc de Bourgogne. – C’était le corps de celle, bien aimée de Dieu, que, après la passion de saint Étienne, le premier martyr, saint Maximin, l’un des soixante-douze disciples de Notre-Seigneur, avait amenée en Gaule avec lui. Après sa mort, lorsqu’elle fut restée trente ans dans sa tombe, il l’avait transférée à Aix-en-Provence dont il était l’évêque. – Le dit Gérard plaça les reliques de la sainte en l’église de Vézelay, qu’il avait là même construite. Il le transféra, comme on vient de le dire. – Il existe certaines histoires qui disent que son corps repose à Éphèse, et d’autres qui le placent en Italie dans le tombeau de sainte Christine. Il est bien vrai que tout le corps ne fut pas transféré à Vézelay, mais une partie seulement des reliques, comme on le dira ci-après à l’époque du pape Nicolas, le troisième.

2. La notice de Sigebert de Gembloux

Une notice assez voisine se trouve chez Sigebert de Gembloux. Dans sa Chronographia, écrite au début du XIIe siècle, donc avant Jean d’Outremeuse, Sigebert, lorsqu’il rapporte les événements de 745, en signale un avec plus de détails que les autres : c’est la translation des reliques de Marie-Madeleine :

Persecutione post lapidationem Stephani prothomartiris mota, Maximinus, unus de 70 Christi discipulis, ad Gallias transiens, Mariam Magdelenam secum adduxit. Eam etiam apud Aquensem urbem, cui presidebat, defunctam sepelivit. Aquensi vero urbe a Saracenis desolata, corpus ipsius Mariae a Gerardo comite Burgundiae ad cenobium Viceliacum a se constructum transfertur. Quanquam alii scribant, quod hec apud Ephesum quiescat, nullum super se tegimen habens. (Sigebert de Gembloux, Chronographia, p. 331, éd. Bethmann, MGH, VI, 1844)

Une persécution éclata après la lapidation du premier martyr Étienne. Maximin, un des 70 disciples du Christ, en route pour les Gaules, prit avec lui Marie-Madeleine. Quand elle mourut, il l’enterra près d’Aix, où il était évêque. Mais lorsqu’Aix fut ravagée par les Sarrasins, le corps de cette Marie est transporté au monastère de Vézelay par Gérard, comte de Bourgogne, qui l’avait construit. Toutefois d’autres auteurs écrivent qu’elle repose à Éphèse, où elle n’a pas de toit sur la tête.

3. La présence de Marie-Madeleine en Provence

Ces deux auteurs travaillent dans le cadre chronologique défini depuis Les Actes des Apôtres (VII, 54 à VIII, 1) où les rédacteurs mentionnent la lapidation du diacre Étienne par les Juifs, la persécution que ceux-ci menèrent contre la communauté de Jérusalem et qui entraîna la dispersion des disciples. Mais, dans Les Actes, il s’agissait d’une dispersion « dans les campagnes de la Judée et de la Samarie », prélude à l’installation de l’église en Palestine et en Syrie (Actes, VIII, 4 à XII, 25). Il n’y était question ni d’une évangélisation de la Gaule, ni de saint Maximin, ni des éventuels compagnons que lui attribuera la légende. Quant au nombre des disciples du Christ, on ne s’étonnera pas de la légère variation qu’on relève entre les deux auteurs, la tradition hésitant régulièrement entre soixante-dix et soixante-douze.

Jacques de Voragine aussi, dans le long chapitre 92 de sa Légende dorée, consacré à sainte Marie-Madeleine, rattachait aux événements de Jérusalem (martyre d’Étienne et expulsion des disciples) le départ de Marie-Madeleine pour la Gaule avec saint Maximin. Nous avons donné le texte plus haut. Jacques de Voragine fournissait beaucoup plus de détails que nos deux chroniqueurs, mais, en ce qui concerne le fait même de l’arrivée de Marie-Madeleine en Gaule, Sigebert de Gembloux, Jacques de Voragine et Jean d’Outremeuse sont fondamentalement dans la même ligne de tradition.

Toutefois, en ce qui concerne Vézelay, l’auteur de La légende dorée ne faisait aucune allusion à une « guerre de reliques ». La seule mention de Vézelay – très brève – dans le long chapitre 92 se rapporte simplement à un miracle lié au monastère : un aveugle venu rendre « visite au corps de sainte Marie-Madeleine » aurait retrouvé la vue (trad. A. Boureau, ch. 92, p. 520, dans La Pléiade, 504). Apparemment, lorsque Jacques de Voragine écrivait ce passage, c’était Vézelay qui abritait les reliques de la sainte. Il semble marqué par « la propagande de Vézelay ».

Mais comme nous nous intéressons surtout ici au problème de la tension entre les deux sites, revenons au récit de nos deux chroniqueurs.

4. Les deux récits de translation

Jean d’Outremeuse et Sigebert mentionnent donc une translation des reliques de la sainte d’Aix à Vézelay, en la plaçant toutefois à des dates différentes : 724 le premier, 745 pour le second.

Ces deux dates toutefois sont difficiles à accepter sur le plan historique, car c’est vers 858 seulement que le comte Girart de Roussillon fonde à Vézelay un monastère où il n’est pas alors question de culte de Marie-Madeleine. Après sa destruction par les Normands, l’abbaye est reconstruite et transférée sur la colline en 873. Eudes en devient le premier abbé.

Nous avons évoqué plus haut l’existence de récits appartenant au cycle hagiographique de la sainte et imaginés par Vézelay pour fonder les prétentions de cette abbaye à la possession de reliques de la sainte. Ils proposaient une date plus acceptable que celles de nos deux chroniqueurs (724 et 745). Ils racontaient que c’est un moine nommé Badilon (devenu plus tard abbé à Leuze) qui, vers 882, aurait ramené à Vézelay des reliques de la sainte, provenant peut-être de Jérusalem. On racontera plus tard qu’il les avait trouvées en Provence où il les aurait subtilisées aux Sarrazins (cfr Figures de Marie-Madeleine, Paris, p. 88-89, repris sur la Toile sur le site de Bible Service).

Bref, les récits existants ne se recouvrent pas avec précision, ce qui n’est pas étonnant, la matière légendaire étant par définition très malléable.

Plus importantes et beaucoup mieux documentées, historiquement parlant, sont les découvertes archéologiques de 1279, à l’époque du pape Nicolas III, qui eurent lieu dans la crypte de Saint-Maximin et dont il sera question en détail un peu plus loin.

 

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5. Divergences sur le lieu de sépulture de la sainte (Éphèse et Italie)

Mais avant d’aborder cette question, revenons à quelques passages de Sigebert de Gembloux et de Jean d’Outremeuse, que nous n’avons pas encore commentés. Leur intérêt est d’illustrer ce que nous savons déjà, à savoir la grande variété des traditions sur Marie-Madeleine.

« Il existe, écrivait le chroniqueur liégeois, certaines histoires qui disent que son corps [celui de Marie-Madeleine] repose à Éphèse, et d’autres qui le placent en Italie dans la fosse [le tombeau] de sainte Christine. » (Myreur, II, p. 442-443). Avant lui, Sigebert avait noté que certains auteurs localisaient le corps de Marie-Madeleine à Éphèse, où la sainte « n’avait pas de toit sur la tête » (Chronographia, p. 331). Ces auteurs anonymes n’envisageaient évidemment pas l’arrivée et le séjour de la sainte dans le sud de la France.

La théorie d’une localisation en Asie Mineure était partagée par Grégoire de Tours (VIe siècle). Dans son Liber in Gloria Martyrium, écrit entre 586 et 588, il note en effet à propos d’Éphèse : In ea urbe Maria Magdalenae quiescit, nullum super se tegumen habens « Dans cette ville repose Marie-Madeleine, n'ayant au-dessus d'elle aucune toiture » (ch. 29, P.L., t. 71, c. 731 = MGH. SRM, I, 2, 1885, p. 55, éd. B. Krusch). Cette expression imaginée, reprise par Sigebert et non par Jean d’Outremeuse, voulait probablement dire que le corps de la sainte se trouvait enterré, non pas dans un sanctuaire, mais dans l’espace à ciel ouvert (atrium) qui souvent le précédait.

Mais pourquoi Éphèse ?

Il est bien possible qu’on ait imaginé que Marie-Madeleine avait accompagné à Éphèse Marie, mère de Jésus, et saint Jean d’Évangéliste, tous les deux liés à cette cité. Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse, c’est qu’avec cette localisation du tombeau de Marie-Madeleine, nous nous trouvons aux antipodes de la tradition – occidentale – d’une Marie-Madeleine enterrée en Gaule.

La seconde partie du texte de Jean d’Outremeuse, cité plus haut, plaçait le corps de la sainte « en Italie », sans autre précision, le mettant en rapport avec le tombeau de sainte Christine. Ce passage n’est pas simple à commenter, car nous n’avons pas trouvé de textes parallèles.

Il existe en tout cas plusieurs saintes du nom de Christine. Une des plus célèbres, vénérée à la fois dans l’Église catholique et dans l’église orthodoxe, est Christine de Tyr († entre 194 et 211), martyrisée sous le règne de Septime Sévère et dont les reliques sont vénérées à Palerme (Sicile). Mais comment expliquer que ces deux personnes aient été enterrées ensemble ? Il est en effet difficile de se satisfaire de la proximité de dates dans leurs commémorations : le 24 juillet pour sainte Christine, deux jours plus tard pour sainte Marie Madeleine.

Laissons ce problème des localisations ouvert, non sans relever la phrase finale de Jean d’Outremeuse : « Il est vrai que tout le corps ne fut pas transféré à Vézelay, mais une partie seulement des reliques, comme on le dira ci-après à l’époque du pape Nicolas, le troisième ». Ainsi, pour Jean d’Outremeuse, seule une partie du corps de la sainte aurait été transférée à Vézelay en 724. On saisira dans un instant toute l’importance de cette remarque et du développement que le chroniqueur consacrera à des événements qui se produisirent sous le pontificat de Nicolas III, pape de 1277 à 1280. Ils font partie de ce qu’on a pu appeler la « guerre des reliques » entre les sites de Vézelay et de Saint-Maximin.

 

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II. Les découvertes archéologiques de 1279 à Saint-Maximin

 

La première partie a évoqué deux importantes découvertes archéologiques de la seconde moitié du XIIIe siècle, l’une en 1265 à Vézelay, l’autre à Saint-Maximin en 1279. Il s’agit des découvertes faites par Charles d’Anjou en 1279 à Saint-Maximin. Très curieusement, Jean d’Outremeuse n’a pas conservé le souvenir des trouvailles de 1265 à Vézelay. Il n’a enregistré, en les développant d’ailleurs, que celles de 1279 à Saint-Maximin. Ces dernières, avons-nous dit alors, avaient contribué pour beaucoup, dans cette « guerre des reliques », à la victoire du site provençal sur le site bourguignon. Elles sont beaucoup mieux documentées que les translations du VIIIe ou IXe siècle. On peut en effet juger de leur authenticité sur base de témoignages presque contemporains, qui sont parvenus jusqu’à nous.

Jean d’Outremeuse décrit ces trouvailles dans son troisième livre, au tome V de l’édition d’A. Borgnet (Myreur, t. V, p. 421-422). Mais avant de présenter et d’analyser sa version, il importe de relever qu’il affirme lui-même se baser sur un témoin proche de la découverte.

1. Les sources

Le chroniqueur liégeois cite ainsi un auteur qu’il appelle Bernard Guyon et qui est davantage connu sous le nom de Bernard Gui (ou Bernard Guidoni, ou Bernard Guidon, ou Bernardus Guidonis). C’est un dominicain français (1261-1331), qui deviendra successivement évêque de Tui (Galice) puis de Lodève et se rendra célèbre comme inquisiteur. Ce personnage fort important et réputé sérieux fut très proche des faits. S’il n’en est peut-être pas un témoin oculaire, il s’est en tout cas rendu en personne à Saint-Maximin pour entendre les témoins directs de l’événement et prendre connaissance des pièces. Il a fait en latin le récit de la découverte dans sa Chronique des papes et des empereurs et dans son Sanctoral ou Miroir des saints, deux ouvrages qui nous sont parvenus. Nous pourrons donc analyser la version de Jean d’Outremeuse à la lumière du rapport de Bernard Gui. Cette confrontation laissera apparaître un certain nombre de faiblesses dans le travail du chroniqueur liégeois.

* Les oeuvres de Bernard Gui peuvent se lire dans le tome XXI du Recueil des Historiens des Gaules et de la France, édité par J.-D. Guigniaut et N. de Wailly, Paris, 1855, p. 690-756.

* La Chronique de Bernard Gui est citée trois fois par Jean d’Outremeuse : une première fois dans la liste générale de ses sources, en Myreur, t. I, p. 3 ; une deuxième fois, pour la date de la mort de saint Louis, en Myreur, t. IV, p. 69, et une troisième fois, en Myreur, t. IV, 422, à propos des découvertes archéologiques de 1279 à Saint-Maximin.

En plus de Bernard Gui, les historiens actuels disposent encore de deux autres sources dont ne fait pas explicitement mention l’auteur du Myreur des Histors, le récit de Ptolémée de Lucques et surtout celui de Philippe de Cabassole (1305-1372). Ce dernier, un Cardinal, qui fut régent et chancelier du royaume de Naples, dit tenir de la bouche même du roi Robert, fils et successeur de Charles II, plusieurs éléments de la relation détaillée qu’il livre des événements. Son Libellus hystorialis Marie beatissime Magedelene (« Vie de sainte Marie-Madeleine »), écrit en 1355, constitue un précieux document sur les origines et les premiers temps du sanctuaire provençal de sainte Marie-Madeleine à Saint-Maximin (Var).

Cfr V. Saxer, Philippe Cabassole et son « Libellus Hystorialis Marie Beatissime Magdalenae », dans l’ouvrage collectif dirigé par A. Vauchez et G. Arnaldi, L'État Angevin, pouvoir, culture et société entre XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1998, p. 193-204 (Collection de l'école française de Rome, 245).

 

2. Un récit des événements fourni en 1989 par le « gardien des reliques » de Saint-Maximin

Tous ces documents sont largement utilisés dans les travaux modernes sur l’histoire de Marie-Madeleine. Ils ont notamment nourri une présentation synthétique des faits sur laquelle nous voudrions maintenant attirer l’attention : celle donnée en 1989 par Philippe Devoucoux du Buysson.

On la trouvera, sous la plume de Ph. Devoucoux du Buysson, dans le n° 6 de la série « Les Cahiers de la Sainte-Baume », cahier intitulé Marie-Madeleine repose-t-elle à Saint Maximin ? (La-Sainte-Baume, 1989, 48 p., en partie accessibles sur la Toile).

Cet auteur appartient à l’ordre des Dominicains, à qui les reliques sont confiées depuis 1295. Il se présente comme « le gardien actuel de la grotte de la Sainte-Baume » et il affiche clairement ses positions : non seulement il reconnaît l’authenticité du document daté de 710 qui fut découvert en 1279 – nous en parlerons longuement dans un instant – mais, qui plus est, il déclare avoir « l’intime conviction […] que notre Provence a bel et bien été évangélisée par les plus proches parents et amis du Christ ». Un historien aurait du mal à partager ses conclusions, mais on ne lui en tiendra pas rigueur, car pour le reste ce moine dominicain semble avoir présenté très honnêtement les faits bruts, son récit des événements se voulant même parfois tiré « presque mot pour mot » des relations de Bernard Gui et de Philippe de Cabassole. Nous nous inspirerons étroitement de son texte dans notre commentaire de la version de Jean d’Outremeuse, souvent difficile à comprendre, comme on le constatera dans un instant. La voici, selon le modèle que nous suivons habituellement.

 

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Les découvertes archéologiques de 1279 à Saint-Maximin (Myreur, t. V, p. 421-422)

 

De corps sainte Marie Magdalena comment il fut troveit – De saint Maximin evesque d’Ays – De fenols le Magdalene et se myracles

Comment fut découvert le corps de Marie-Madeleine – Saint Maximin évêque d’Aix – Le fenouil de Madeleine et ses miracles

[V, p. 421] (1) En cel ain, le IXe jour de decembre, li prinche fis al roy Chairle de Sezilhe, qui estoit conte de Provenche, et li roy de Sezilhe le corps sainte Marie Magdalene ont quis tant songneusement et devoltement, en cel saint lieu en l'oratoire où sains Maximiens, li uns des LXXII disciples Jhesu-Crist, venerable evesque d'Ays de Provenche jadit le sepelit, enssi qu'ilh contiens ens anchienes giestes, en la vilhe qui at nom Sains-Maximiens, apres ledit evesque qui fut leur promier evesque.

[V, p. 421] (1) Cette année-là (= 1279), le 9 décembre, le prince Charles, fils du roi Charles de Sicile et comte de Provence, et le roi de Sicile recherchèrent le corps de sainte Marie-Madeleine avec beaucoup de soin et de dévotion dans le saint lieu de l’oratoire où saint Maximin, l’un des 72 disciples de Jésus-Christ, vénérable évêque d’Aix-en-Provence, l’enterra jadis, comme le racontent les anciennes gestes, dans la ville qui s’appelle Saint-Maximin, du nom de celui qui avait été leur premier évêque.

(2) Et là furent toutes les tombes qui estoient dedens l'englieze brisiés et overtes ; si fut troveis li sainte corps de la Magdalene, nient en la tumbe d'allebauste où elle fut promier miese, mains en I altre tumbe de marbre là meisme, à diestre al entrée del englieze, liqueis odoit si bien que dont che fust l'apoticarie d'onne apoticaire.

(2) Alors tous les tombeaux qui étaient dans l’église furent brisés et ouverts. On trouva le saint corps de Madeleine, non dans le tombeau d’albâtre où elle avait d’abord été placée, mais dans un autre, en marbre, au même endroit, à droite à l’entrée de l’église. Et ce tombeau exhalait une si bonne odeur qu’on se fût cru dans la boutique d’un vendeur de parfums.

(3) Mains nostre sires Dieu commenchat là à faire tantoist grans myracles, et del saint bois, encors adont jondant à son chief et se gorge, estoit aherse, et avoit fait rachine, et jectoit des rammes enssi que fenols issoit fours qui parvenorent en la longeche, et tous que chu regardoient soy mervelhoient ; et si en misent entour leurs oux, si voient plus cleirs com devant ; et alcuns, ex feable relation et devote, fut oyut que la rachine et les renseals furent apres departis en pluseurs parties et bien wardeis, et encors les wart-ons en diverses lis, enssi que reliques.

(3) Mais notre Seigneur Dieu commença alors à faire aussitôt un grand miracle. Et du saint bois, tout près de sa tête et de sa gorge, y était accroché. Il avait pris racine et développé des rameaux ; du fenouil en sortait qui se développait en longueur. Et tous les spectateurs étaient émerveillés. Ceux qui en mirent autour de leurs yeux voyaient plus clair qu’avant. D’après un témoignage fiable et dévot, on apprit que la racine et les branches furent ensuite partagées en plusieurs parties et gardées. On les conserve encore en différents endroits, comme des reliques.

L’escripture qui fut trovée en la tumbe del Magdalene

L’écrit trouvé dans la tombe de Marie-Madeleine

[V, p. 422] (4) En cel tumbe fut troveis I vies rollées enwotelhiés en bois si qu'ilh ne putrifiat point, enqueile ilh avoit escript : « Anno nativitatis Domini septingentesimo decimo, sexta die mensis decembris, in nocte sanctissime Nativitatis Christi, regnante Odone piissimo rege Francorum, tempore infestationis gentis perfide Saracenorum, translatum fuit corpus hoc carissime ac venerande beate Marie Magdalene, de suo alabastro sepulcro, in hoc marmoreo, timore dicte gentis perfide, et quia secretius est hic amoto corpore Sedonii. » Chest letre lisit Bernard Guydon, enssi qu'ilh tesmongne en ses croniques, et qui le veit metre en lieu por gardeir en tesmongnaige de veriteit.

[V, p. 422] (4) On trouva dans ce tombeau un vieux rouleau introduit dans du bois, comme dans une bouteille, pour qu’il ne pourrisse pas. Il portait une inscription [en latin] : « En l’an 710 de la Nativité, le 6e jour de décembre, dans la nuit de la très sainte Nativité du Christ, sous le règne d’Odon, très pieux roi des Francs, à l’époque de l’invasion du peuple perfide des Sarrasins, ce corps de la très chère et vénérable bienheureuse Marie-Madeleine fut transféré de son sépulcre d’albâtre dans celui-ci de marbre, par crainte de la race perfide dont on vient de parler, et parce qu’il est davantage caché ici, le corps de Sidoine ayant été enlevé. » Cet écrit, Bernard Gui l’a lu, comme il l’atteste dans ses chroniques, et il l’a vu mettre en lieu sûr pour le garder en témoignage de vérité.

L’ain XIIc et IIIIxx

L’an 1280

(5) Et Chairle li prinche deseurdit, l'an tantoist apres, assavoir l'ain XIIc et IIIxx, le tierche nonas de may, presens à che convoqueis les archevesques de Nerboine, d'Arle et d'Ays, et pluseurs altres evesques, abbeis, et religieux, et nobles clers et lays congregeis, le sanctissime corps eslevat de Marie Magdalene, et en uns fietre d'or, d'argent et de pires prechieux le fist metre. Et fist apres metre le chief en une ceche prechieuse d'or et d'argent, aournée de pires prechieux, et l'oncloiit ens.

(5) Et le dit prince Charles, l’année suivante, c’est-à-dire en 1280, le troisième jour des nones de mai, en présence des archevêques de Narbonne, d’Arles et d’Aix qui avaient été convoqués, et de plusieurs autres évêques, abbés, religieux, nobles clercs et laïcs rassemblés, éleva le très saint corps de Marie-Madeleine et le fit mettre dans une châsse d’or, d’argent et de pierres précieuses. Ensuite il fit installer la tête dans un buste précieux d’or et d’argent, orné de pierres précieuses, où il l’enferma.

De fietre le Magdalene et de son chief

La châsse de Marie-Madeleine et sa tête

(6) Là Dieu at fait merverheux miracles ; et fut enssi trovée une altre cedulle tant vielh que ons ne le poioit à poine lire par le vilhece de li, et estoit teile le tenure : « Hic requiescit corpus Marie Magdalene. » Et enssi soit-ons veritablement où li corps sainte Marie Magdalene gisoit, et son ayme awec les sains de Dieu estoit en paradis. Et fut celebrée cel translation en la vilhe de Sains-Maximiens en la dyocheis d'Ays, le tierche nonas de may l'ain deseurdit.

(6) Et là Dieu a fait un merveilleux miracle. On trouva aussi un autre document si vieux qu’il était à peine lisible, à cause de son ancienneté. Il disait ceci (en latin) : « Ici repose le corps de Marie-Madeleine. » Ainsi on sait vraiment où se trouvait le corps de sainte Marie-Madeleine, quand son âme était au paradis avec les saints. Cette translation fut célébrée en la ville de Saint-Maximin, dans le diocèse d’Aix, le troisième jour des nones de mai de cette même année.

 

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Nous pouvons maintenant passer à l’analyse détaillée de ce texte.

3. Le commentaire du § 1 de Jean d’Outremeuse

Le premier § du chroniqueur liégeois ne pose guère de problèmes. Il date et situe la fouille qui conduisit à l’importante découverte :

(1) Cette année-là (= 1279), le 9 décembre, le prince Charles, fils du roi Charles de Sicile et comte de Provence, et le roi de Sicile recherchèrent le corps de sainte Marie-Madeleine avec beaucoup de soin et de dévotion dans le saint lieu de l’oratoire où saint Maximin, l’un des 72 disciples de Jésus-Christ, vénérable évêque d’Aix-en-Provence, l’enterra jadis, comme le racontent les anciennes gestes, dans la ville qui s’appelle Saint-Maximin, du nom de celui qui avait été leur premier évêque.

Après avoir précisé la date de la découverte (9 décembre 1279), Jean d’Outremeuse nomme donc ceux qui ont pris l’initiative de la fouille. Il semble croire que celui qui n’était encore en 1279 que prince de Salerne était accompagné de son père, Charles I d’Anjou, roi de Naples, mais les autres sources notent que c’est le prince de Salerne seul (le futur Charles II d’Anjou, roi de Naples) qui a lancé et dirigé les opérations. Quoi qu’il en soit, l’initiative et la réalisation des fouilles viennent de haut. Quant à l’oratoire dont il est question, c’est la crypte de Saint-Maximin.

4. Le commentaire du § 2 de Jean d’Outremeuse

Vient alors au § 2 le récit de la fouille. Il y est dit qu’on ouvrit tous les tombeaux dans l’oratoire et qu’on retrouva le corps de Marie-Madeleine, « qui n’était pas dans le tombeau d’albâtre, mais dans un tombeau de marbre » :

(2) Alors tous les tombeaux qui étaient dans l’église furent brisés et ouverts. On trouva le saint corps de Madeleine, non dans le tombeau d’albâtre où elle avait d’abord été placée, mais dans un autre, en marbre, au même endroit, à droite à l’entrée de l’église. Et ce tombeau exhalait une si bonne odeur qu’on se fût cru dans la boutique d’un vendeur de parfums.

Le résumé est très sec, et, pour avoir une idée plus précise des opérations, un complément d’information bienvenu sera fourni par les autres récits, dont voici une synthèse.

Les travaux se déroulent dans la crypte, où se trouvent quelques sarcophages à gauche et à droite, y compris un sarcophage en albâtre, qui passe à l’époque pour celui de Marie-Madeleine. Après les avoir ouverts sans résultats probants et après avoir sondé « les murs et les angles » du sanctuaire, Charles demande à ses ouvriers de creuser, dans le sol cette fois et à côté de ce qui était considéré comme le tombeau de Marie-Madeleine. Après un certain temps, ils découvrent un sarcophage en marbre, qui avait été enterré assez profondément à droite de celui de Marie-Madeleine. Dès qu’on tente de l’ouvrir, une odeur agréable s’en dégage, « comme si l’on avait ouvert un magasin de suaves parfums », écrit Bernard Gui.

Ces versions plus détaillées permettront de mieux comprendre celle de Jean d’Outremeuse. Revenons-y, en commençant toutefois par une remarque concernant la tradition manuscrite.

L’éditeur A. Borgnet, qui suit en général le manuscrit A, note que le manuscrit B donne du début du § 2 une meilleure leçon. La voici, et elle est effectivement plus précise : furent ouvertes toutes les tombes qui astoient en ambedeux les costeis et brisié le humo qui astoit emmi l’oratoire (« on ouvrit toutes les tombes qui se trouvaient des deux côtés et on brisa aussi l’humo au centre de l’oratoire »). En conservant le terme humo et en utilisant le verbe brisié, le rédacteur de la notice montre qu’il n’a pas bien compris la dernière proposition. Le latin de Bernard Gui était pourtant fort clair : effossa humo quae erat in medio solio in oratorio memorato (« on creusa aussi la terre qui se trouvait au milieu de l’oratoire dont on vient de parler »).

Mais continuons.

La mention par Jean d’Outremeuse que « Marie-Madeleine n’était pas dans le tombeau d’albâtre où elle avait d’abord été placée, mais dans un autre en marbre » devient maintenant beaucoup plus claire, surtout si l’on prend en compte ce que Jean d’Outremeuse va dire plus loin au § 4, lorsqu’il expliquera lui-même que Marie-Madeleine avait d’abord occupé un sarcophage d’albâtre avant d’en être retirée pour en recevoir un autre en marbre.

Le sarcophage de marbre contenant le vrai corps de la sainte ne se trouvait donc pas, avec les autres, bien visible le long des murs latéraux, comme on le croyait encore au début des fouilles. Il était enterré assez profondément dans le sol, à une courte distance de celui, visible et en albâtre, qui passait alors pour la tombe de la sainte.

L'allusion à l’odeur suave qui se dégage du tombeau est courante dans l’univers médiéval : c’est la célèbre « odeur de sainteté » qui, dans l’esprit du temps, « confirme » bien qu’il s’agit de la sainte.

 

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5. Le commentaire du § 3 de Jean d’Outremeuse

Le paragraphe suivant (§ 3) raconte un miracle. Nous avons tenté d’en traduire le texte aussi littéralement que possible, mais sans être sûr de bien le comprendre et de reproduire correctement la pensée de son auteur. En fait, nous verrons dans un instant que Jean d’Outremeuse n’a pas compris le modèle latin qu’il avait sous les yeux. Voici en tout cas ce qu’on trouve dans le manuscrit :

(3) Mais notre Seigneur Dieu commença alors à faire aussitôt un grand miracle. Et du saint bois, tout près de sa tête et de sa gorge, y était accroché. Il avait pris racine et développé des rameaux ; du fenouil en sortait qui se développait en longueur. Et tous les spectateurs étaient émerveillés. Ceux qui en mirent autour de leurs yeux voyaient plus clair qu’avant. D’après un témoignage fiable et dévot, on apprit que la racine et les branches furent ensuite partagées en plusieurs parties et gardées. On les conserve encore en différents endroits, comme des reliques.

Manifestement, à l’ouverture de la tombe, un prodige extraordinaire s’est offert aux yeux. La description de Jean d’Outremeuse n’est pas tout à fait claire, et moins clair encore est l’effet qu’il est censé avoir produit sur les yeux des spectateurs, mais ce prodige est perçu comme un miracle.

Si l’on veut bien en comprendre la nature, on trouvera des informations plus sûres et plus précises dans le texte latin de Bernard Gui, où il est dit :

Ex ejus (Magdalenae) lingua sacratissima, adhuc tunc suo capiti et gutturi[s] inherente, radix quaedam cum ramusculo quasi feniculi exibat et esterius prominebat in longum, quam, qui praesentes aderant, admirantes suis oculis clarius conspexerunt.

De la langue très sainte de Marie-Madeleine, qui adhérait encore à sa tête et à sa gorge, sortait une racine avec une petite branche comme du fenouil et elle pointait vers l’extérieur en longueur. Les assistants, en admiration, virent cela très clairement de leurs propres yeux .

Tout désormais s’éclaire et montre que Jean d’Outremeuse n’avait pas compris ni traduit correctement l’original latin.

 La dernière phrase du chroniqueur liégeois est beaucoup plus facile : on a raconté qu’on coupa la racine et la branche en plusieurs morceaux, qui furent conservées en différents endroits, comme autant de reliques.

6. Deux données importantes omises

Curieusement Jean d’Outremeuse n’a pas tout dit, omettant deux données que les autres récits avaient pourtant enregistrées et que le Frère Philippe, actuel gardien des reliques, décrit ainsi : « le crâne était là sans sa mâchoire inférieure » et « un petit morceau de chair encore molle était [accroché] à l’os du front ». Ce sont là deux détails importants, qui furent d’ailleurs avancés comme arguments décisifs en faveur de l’authentification. Qu’on en juge.

Lorsque Charles II présentera plus tard, en 1295, le « chef » de Marie-Madeleine au pape Boniface VIII, celui-ci, a raconté le Cardinal de Cabassole, se souviendra qu’on honorait justement dans la sacristie de Saint-Jean-de-Latran une mâchoire inférieure attribuée à la sainte. On l’envoya chercher et on put constater que les deux pièces s’ajustaient parfaitement. Quant à l’anomalie du crâne, elle s’expliquait elle aussi très bien : lorsque le Christ ressuscité était apparu à Marie Madeleine, ne lui avait-il pas posé la main sur le front en prononçant la phrase célèbre Noli me tangere ? C’est la main du Christ qui avait laissé cette trace.

Nous signalerons sans commentaire ces deux omissions quelque peu étonnantes de Jean d’Outremeuse et nous passerons au paragraphe suivant.

7. Le commentaire du § 4 de Jean d’Outremeuse

Ce § 4 est surtout consacré à un document en latin qu’on trouva enroulé à l’intérieur d’un élément de bois censé le protéger de la pourriture :

 (4) On trouva dans ce tombeau un vieux rouleau introduit dans du bois, comme dans une bouteille, pour qu’il ne pourrisse pas. Il portait une inscription (en latin) : « En l’an 710 de la Nativité, le 6ème jour de décembre, dans la nuit de la très sainte Nativité du Christ, sous le règne d’Odon, très pieux roi des Francs, à l’époque de l’invasion du peuple perfide des Sarrasins, ce corps de la très chère et vénérable bienheureuse Marie-Madeleine fut transféré de son sépulcre d’albâtre dans celui-ci de marbre, par crainte de la race perfide dont on vient de parler, et parce qu’il est davantage caché ici, le corps de Sidoine ayant été enlevé. » Cet écrit, Bernard Gui l’a lu, comme il l’atteste dans ses chroniques, et il l’a vu mettre en lieu sûr pour le garder en témoignage de vérité.

Ici aussi Jean d’Outremeuse a résumé les événements, mais au moins il reste clair. Les récits plus détaillés des chroniqueurs racontent en effet qu’après la découverte du sarcophage et des ossements, Charles de Salerne avait estimé que l’examen approfondi du contenu ne pouvait être effectué que par des prélats revêtus de leurs ornements sacerdotaux. Il avait fait refermer le sarcophage et apposer ses sceaux. C’est seulement neuf jours plus tard, le 18 décembre 1279, que les archevêques d’Arles et d’Aix procédèrent à cet examen, assistés d’autres évêques de Provence. Et c’est à cette occasion, que, dans un morceau de vieux liège qui se cassa sous la main, on découvrit une petite feuille (un papyrus ?) avec une inscription. Elle fut lue en présence de tous les assistants et un procès-verbal fut dressé, retranscrivant soigneusement le texte de la « cédule ». Le témoignage de Bernard Guy est cité par Jean d’Outremeuse pour garantir l’authenticité de la découverte.

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8. Le document censé remonter à 710

Ce dernier texte avait évidemment pour but d’authentifier le corps découvert et d’expliquer pourquoi il avait été déplacé. Si on en accepte le contenu, Marie-Madeleine aurait donc occupé dans l’oratoire un sarcophage d’albâtre, bien visible et, en 710, par peur des Sarrasins et pour attirer moins l’attention sur elle, on l’en aurait retirée pour la placer dans un sarcophage de marbre, occupé précédemment par saint Sidoine, lequel aurait été déplacé. Le sarcophage de marbre, où avait été installée Marie-Madeleine, aurait alors été enterré, pour des raisons de sécurité.

Mais de ce document, Jean d’Outremeuse – à moins que la responsabilité de son éditeur moderne ne soit ici engagée – ne livre pas un texte correct. La version du Myreur contient au moins trois erreurs. La première concerne la date : le 6 décembre ne correspond évidemment pas à la Noël. Pour repérer les deux autres, il faut se reporter aux transcriptions plus fidèles des procès-verbaux anciens. On y constate, d’une part, que le rex Francorum mentionné dans l’acte n’était pas Odon, mais Eudes, et, d’autre part, qu’au lieu de in nocte sanctissime Nativitatis Christi, on y lisait : in nocte secretissime « la nuit, dans le plus grand secret ».

Il n’est pas question de reconstituer l’histoire de ces événements ; notre objectif est – rappelons-le – de commenter les passages de Jean d’Outremeuse. Nous voudrions toutefois souligner que, en ce qui concerne la « guerre des reliques » entre Vézelay et Saint-Maximin, le document de 710, trouvé à Saint-Maximin en 1279, est d’une grande importance. Expliquons-nous.

Il est à mettre en relation directe avec les récits antérieurs de « translations », qui allaient dans l’autre sens (de Saint-Maximin vers Vézelay) et qui devaient conforter l’idée que Vézelay possédait bien des reliques authentiques. Le document de 710 poursuivait un objectif très précis. Il fallait « prouver » que les gens de Vézelay, que ce soit en 724, en 745 ou vers 882 (cfr plus haut), n’avaient pas emporté les « bonnes » reliques et que celles-ci étaient toujours restées à Saint-Maximin.

On ne peut pas contester l’existence de cette pièce. Ce qu’on peut par contre contester, c’est son authenticité. Et sur ce point, trois brèves remarques suffiront : (a) la manière utilisée dans le document pour compter les années ne date que de 735 ; (b) en 710, les Arabes sont encore en Afrique ; (c) quant au roi Eudes, il a régné de 888 à 896 (R. Burnet, Marie-Madeleine, 2005, p. 89, utilisant les travaux de Louis Duchêne). Le doute n’est pas permis : c’est un faux. Et ses mobiles sont clairs.

9. Le commentaire des § 5 et 6 de Jean d’Outremeuse

Quoi qu’il en soit, après la découverte du sarcophage et de l’acte censé authentifier ce qu’il contenait (un « vrai faux », pourrait-on dire), il fallait encore procéder officiellement à ce qu’on appelait l’ « élévation » du corps de la sainte, puis placer les reliques dans un écrin digne d’elles. Selon Jean d’Outremeuse, ces opérations eurent lieu le 5 mai de l’année suivante, en 1280 donc, lors d’une cérémonie solennelle présidée par Charles lui-même :

 (5) Et le dit prince Charles, l’année suivante, c’est-à-dire en 1280, le troisième jour des nones de mai, en présence des archevêques de Narbonne, d’Arles et d’Aix qui avaient été convoqués, et de plusieurs autres évêques, abbés, religieux, nobles clercs et laïcs rassemblés, éleva le très saint corps de Marie-Madeleine et le fit mettre dans une châsse d’or, d’argent et de pierres précieuses. Ensuite il fit installer la tête dans un buste précieux d’or et d’argent, orné de pierres précieuses, où il l’enferma.

 (6) Et là Dieu a fait un merveilleux miracle. On trouva aussi un autre document si vieux qu’il était à peine lisible, à cause de son ancienneté. Il disait ceci (en latin) : « Ici repose le corps de Marie-Madeleine. » Ainsi on sait vraiment où se trouvait le corps de sainte Marie-Madeleine, quand son âme était au paradis avec les saints. Cette translation fut célébrée en la ville de Saint-Maximin, dans le diocèse d’Aix, le troisième jour des nones de mai de cette même année.

Ici encore, Jean d’Outremeuse résume trop, sans bien expliquer la séquence des événements. Donnons-la d’après les récits plus détaillés en notre possession.

En fait, le 5 mai 1280, devant une assistance nombreuse et distinguée, ce qui ne pouvait que contribuer à l’authentification des restes découverts, le sarcophage fut une nouvelle fois ouvert, et les hauts prélats s’en approchèrent pour retirer les saintes reliques.

C’est alors qu’ils aperçurent « un globe de cire » qui avaient échappé aux investigations antérieures. Une fois rompu, il contenait, « sur une tablette de bois, enduite de cire », l’inscription mentionnant le nom de Marie-Madeleine et dont fait état le chroniqueur liégeois. Les difficultés de lecture qu’il signale figurent également dans les autres récits. Quoi qu’il en soit, la découverte de cette nouvelle cédule fut elle aussi dûment actée, et les quelques mots décisifs soigneusement transcrits.

C’est seulement après tout cela qu’aura lieu la « translation » finale, en l’occurrence le dépôt des reliques dans des écrins en matière noble, qu’il faudra fabriquer, ce qui demandera évidemment un certain temps. Charles de Salerne, voulant séparer « le chef » de la sainte des autres ossements, envisagera un buste-reliquaire et une châsse.

Dans la description de la matière des écrins également, le chroniqueur liégeois ne semble pas très sûr, et sa répétition (« or, argent et pierres précieuses » des deux côtés) interpelle quelque peu. D’autres sources parlent en effet d’un buste en or pour la tête et, pour le reste du corps, d’une châsse « toute en argent et enrichie de divers ornements d’or », laquelle ne sera terminée qu’en 1281.

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10. Une dernière variante dans la tradition manuscrite de Jean d’Outremeuse

On signalera encore un dernier point, qui relève de la tradition manuscrite de Jean d’Outremeuse. Comme on l’a déjà dit, l’éditeur A. Borgnet suit généralement le manuscrit A, tout en notant les variantes de B qu’il jugeait intéressantes. C’est le cas ici.

En effet, au § 6, immédiatement après la mention « ainsi on sait où se trouvait vraiment le corps de Marie-Madeleine » (Et enssi soit-ons veritablement où li corps sainte Marie Magdalene gisoit), le manuscrit B tire en quelque sorte les conclusions de la découverte, en précisant même ses conséquences sur la véracité du récit de la translation des reliques de la sainte à Vézelay en 724. Voici le texte de cette variante :

Et chu que ons dit de Gerart, de Bourgongne duc, n’est mie à croire, car, solonc le cedule, puisque li corps de Magdalene de sepulchre d’albastre fut osteis, si fut en cheli meisme sepulchre d’albastre en altre corps d’on saint ou sainte remis, et cheli translateit par ledit Gerart.

Il ne faut donc pas croire ce qu’on dit de Gérard, duc de Bourgogne. Puisque, selon le document, le corps de Marie-Madeleine fut enlevé de son tombeau d’albâtre, on dût placer dans ce dernier un autre corps de saint ou de sainte. C’est celui-là qu’a transféré le dit Gérard. (Myreur, t. V, p. 422, n. 5)

On se souviendra qu’après avoir raconté (Myreur, II, p. 442-443), à la date de 724, la translation à Vézelay par le duc de Bourgogne des reliques de la sainte, Jean d’Outremeuse avait émis des réserves sur l’authenticité de l’événement, tel qu’il figurait dans son récit principal. Les derniers mots de son texte annonçaient d’ailleurs qu’il reviendrait sur le sujet :

Il est bien voirs que tous le corps ne fut mie translateis à Versilicah, mains une partie des reliques, enssi com ons dirat chi apres al temps le pape Nycol, li tirche de chi nom. (Myreur, II, p. 443)

Il est bien vrai que tout le corps ne fut pas transféré à Vézelay, mais une partie seulement des reliques, comme on le dira ci-après à l’époque du pape Nicolas, le troisième.

C’est ce que notre chroniqueur a fait ici. Dans son esprit, il est clair que Gérard, lors de la translation du VIIIe siècle, s’était trompé de reliques. Le sarcophage transféré à Vézelay n’était pas celui de sainte Marie-Madeleine. C’était probablement la thèse que, dans la guerre des reliques, voulaient faire passer les gens de Saint-Maximin.

*

Cela dit, beaucoup de points importants d’ordre historique pourraient être examinés. Par exemple, de quand exactement datent les tombeaux (d’albâtre et de marbre) dont font état les relations de fouilles ? Et quels corps abritaient-ils ? Ou encore, à quand remonte le début de la légende provençale de Marie-Madeleine ? Ou encore, peut-on accepter comme une réalité historique le fait même d’une évangélisation de la Provence par les plus proches amis de Jésus ? Ces questions se posent et mériteraient des réponses qui tiendraient compte moins des convictions religieuses que des règles fondamentales de la critique historique. Nous n’avons toutefois pas à les examiner ici et nous laisserons à des historiens spécialisés le soin de le faire. Pour notre part, nous en resterons là. Rappelons que notre travail de réflexion se portait sur Jean d’Outremeuse et la manière dont il avait rendu compte des événements liés à l’histoire provençale et bourguignonne de Marie-Madeleine.

 

 

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Conclusion

 

C’est l’analyse de l’épisode égyptien de l’enfance de Jésus chez Jean d’Outremeuse, qui avait attiré notre attention sur Marie-Madeleine : le chroniqueur liégeois citait à deux reprises son nom en racontant l’accueil de la Sainte-Famille dans la demeure du bon larron Dismas. Nous nous sommes ensuite rendu compte que ce personnage apparaissait en plusieurs autres endroits du Myreur. Mais avant de de commenter ces passages, il nous fallait d’abord avoir une idée claire de l’histoire de Marie-Madeleine. La lecture des travaux modernes nous a fourni l’information de base nécessaire.

Nous savons maintenant que la Marie-Madeleine qui incarne traditionnellement une « grande pécheresse repentie et pardonnée » ne correspond pas du tout à la Marie de Magdala des évangiles canoniques. C’est un personnage « composite », résultant d’une fusion artificielle entre trois figures différentes : (a) la « pécheresse », dont seul Luc (VII, 37-38) fait état ; (b) Marie de Béthanie, la sœur de Lazare, et (c) Marie de Magdala, la malade que Jésus a guérie de « sept démons », qui l’accompagnera jusqu’à sa mort et à qui il apparaîtra en premier lieu. Cette fusion fut cautionnée, pour ne pas dire imposée, à la fin du VIe siècle par le pape Grégoire le Grand. Ce dernier déclara en effet que les trois femmes n’en faisaient qu’une, lançant ainsi une théorie qui s’imposera jusqu’à notre époque, et qui survit encore dans l’imaginaire de beaucoup, bien que les autorités religieuses officielles aient pris leurs distances à son propos.

Nous connaissons aussi les avatars légendaires de Marie-Madeleine et de ses compagnons dans le sud de la France : son débarquement à Marseille, l’évangélisation de la Provence, sa mort, son culte à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume et à Vézelay, la guerre des reliques entre les deux sites, les découvertes archéologiques du XIIIe siècle.

Nous avons également une idée plus précise de l’intérêt de la découverte relativement récente de certains textes anciens, non intégrés dans le Canon officiel, mais présentant Marie de Magdala sous un jour très particulier auprès de Jésus et au sein des disciples. Sa figure a pu devenir « l’emblème de la libération des femmes dans l’Église » (R. Burnet, Marie-Madeleine, 2005, p. 35) et certaines thèses actuelles envisagent même l’idée de son mariage avec Jésus.

Nous nous sommes aussi intéressé – le sujet est moins délicat – au lien existant dans les textes entre Marie-Madeleine et le parfum, un lien très prégnant dans l’iconographie. En réalité, il ne trouve aucun appui véritable dans les évangiles canoniques : il n’est valable que si l’on accepte l’image composite que la tradition, depuis Grégoire le Grand, avait donnée d’elle.

Mais ce souci de mettre à jour nos connaissances sur Marie de Magdala avait un objectif précis et bien simple : nous permettre de commenter ce que Jean d’Outremeuse disait d’elle.

Le présent commentaire, explication d’un récit grâce à des textes parallèles

            Les articles consacrés à l’épisode égyptien de l’enfance de Jésus ont beaucoup travaillé sur des textes parallèles provenant de la littérature apocryphe, les évangiles canoniques étant très silencieux sur le sujet.

Dans le dossier de Marie-Madeleine par contre, les textes canoniques ont davantage été appelés dans la comparaison, parce que Marie-Madeleine a sa place dans les récits des évangélistes, encore que des pans entiers du personnage leur échappent. Si nous n’avons pas utilisé les écrits gnostiques, surabondamment utilisés aujourd’hui dans certains milieux, nous avons assez largement puisé dans la légende médiévale de la Marie-Madeleine provençale, laquelle, à cause de la guerre des reliques entre Vézelay et Saint-Maximin, joua un grand rôle dans l’histoire religieuse de la France médiévale.

L’examen de ces parallèles a-t-il conduit à des conclusions intéressantes sur la méthode de travail du chroniqueur liégeois ? Qu’a-t-il révélé, en ce qui concerne le travail de Jean d’Outremeuse ?

Un détail original : l’enrichissement du récit du séjour chez Dismas

Une originalité de ce dernier est d’avoir sérieusement enrichi le récit du séjour de la Sainte-Famille chez Dismas. D’abord en imaginant – apparemment de toutes pièces – le miracle des gouttes d’eau qui, tombées sur le sol des vêtements mouillés de Jésus, donnent naissance à des fleurs et à des herbes. Ensuite en racontant que ces produits merveilleux furent utilisés, comme ingrédients, par la Vierge Marie pour fabriquer le parfum de grand prix mentionné à plusieurs reprises dans les évangiles canoniques. Enfin en fournissant quelques éléments de l’histoire ultérieure de ce parfum, ce qui lui permettait de faire intervenir Marie-Madeleine.

Pourquoi Marie-Madeleine ? Dans les Évangiles, ce parfum de prix apparaissait en rapport à des femmes qui avaient oint les pieds ou la tête de Jésus. Mais à l’époque de Jean d’Outremeuse, ces femmes différentes s’étaient retrouvées fondues en un seul personnage « composite », du nom de Marie-Madeleine. En évoquant ainsi Marie-Madeleine, Jean d’Outremeuse était tributaire des conceptions de son époque.

Mais ce faisant, il donnait aussi une origine à ce parfum précieux dont il était question dans les Évangiles : fabriqué par la Sainte Vierge, il aurait été donné à la femme de Dismas qui, ayant besoin d’argent, l’aurait revendu à Marie-Madeleine.

Sur l’origine de ce parfum toutefois, d’autres explications avaient cours. Ainsi, d’après l’auteur de l’Évangile arabe de l’enfance, ce parfum aurait été fabriqué avec le cordon ombilical, ou avec le prépuce, ou avec la sueur de Jésus. L’apocryphe arménien des Miracles de Jésus (composé à une date incertaine entre le VIIIe et le XIVe siècle) lui donne une origine plus lointaine encore, le faisant remonter à l’onguent de l’Arche d’Alliance servant à oindre les rois, les prophètes et les prêtres de l’Ancien Testament. Par comparaison avec ces apocryphes, la description réaliste du parfum qu’on peut lire chez Pierre le Mangeur est très éclairante.

On hésite à croire que Jean d’Outremeuse ait pu avoir eu connaissance (directement ou non) de ces textes apocryphes et s’en soit inspiré, mais il reste que l’explication par la sueur tombée de la tunique du Christ et que la Vierge Marie aurait mise à égoutter après la lessive reste assez proche de l’histoire des gouttes tombant des vêtements mouillés de Jésus.

Mais, même si on retire au chroniqueur liégeois d’avoir inventé l’origine du parfum, il est apparemment le premier en Occident à avoir évoqué Marie-Madeleine et son parfum dans l’épisode égyptien.

Les époux des Noces de Cana

En ce qui concerne le récit des Noces de Cana, on n’a pas à s’attarder sur le nom propre Archedeclin qui, au premier abord, pourrait paraître mystérieux. Il n’a rien d’original et sa présence dans le récit s’éclaire lorsqu’on s’aperçoit qu’il s’agit simplement de « l’organisateur de la cérémonie », le personnage que le latin appelle architriclinus.

Beaucoup moins anecdotique évidemment est de lire, chez Jean d’Outremeuse, que les Noces de Cana célébraient le mariage de Marie de Magdala avec Jean, le futur disciple du Christ. Mais il s’agit là d’une théorie dont on trouve d’autres traces, plus ou moins nettes, chez les auteurs qui le précèdent. Jacques de Voragine, par exemple, signalait l’existence d’auteurs – il ne donne pas de noms – pour qui Marie-Madeleine avait été fiancée à saint Jean l’Évangéliste, que celui-ci était sur le point de l’épouser quand le Christ l’appela et que la mariée, indignée qu’on lui ait enlevé son fiancé, s’en alla et se livra à toutes les voluptés possibles. Mais le rédacteur de La légende dorée prend ses distances à l’égard de pareilles positions, défendues seulement, disait-il, par « certains auteurs » de son époque. Ces réserves montrent que la version de Jean d’Outremeuse ne représentait pas la position dominante, laquelle devait être celle des Évangiles, à savoir des mariés anonymes. En introduisant dans le récit des Noces de Cana Jean, le futur disciple, et Marie-Madeleine, la future pécheresse, Jean d’Outremeuse ne faisait donc pas preuve d’originalité.

À moins bien sûr de considérer comme une preuve d’originalité le fait précisément de ne pas avoir retranscrit la version des évangiles canoniques, la plus connue et la plus attendue. C’est une question d’interprétation, mais nous aurons l’occasion de voir ultérieurement que « l’Évangile selon Jean d’Outremeuse », c’est-à-dire le récit qu’il donne de la vie du Christ, de sa naissance à sa résurrection, s’écarte souvent du récit « officiel » : il est loin d’être un simple décalque des évangiles canoniques. C’est peut-être en cela que réside une part de son originalité.

La « guerre des reliques »

            Une troisième observation porte sur la méthode de travail et la fiabilité des informations du chroniqueur liégeois.

Dans des cas privilégiés où son modèle est bien identifié et conservé, il est possible de tester le sérieux du chroniqueur liégeois dans l’utilisation de ses sources. Ce point a déjà été rencontré dans d’autres articles, où nous avons examiné sa traduction française des Mirabilia et des Indulgentiae. Jean d’Outremeuse nous y était apparu relativement fidèle à l’original latin, tout en n’hésitant pas à intervenir, notamment pour le compléter en fonction de ses positions personnelles. Ainsi par exemple il attribuait d’autorité à Virgile des réalisations merveilleuses, qui étaient restées anonymes chez ses modèles latins.

 Mais dans ces articles, nous avons aussi constaté que certaines difficultés de compréhension dans les textes français du Myreur disparaissaient à la lecture de leur modèle latin : elles s’expliquaient par des hésitations, voire des incorrections, de traduction, parfois aussi parce que le chroniqueur abrégeait trop sa source.

            Sa version de la légende de Marie-Madeleine dans le sud de la France offre un beau cas de ce genre. Il s’agit en particulier du récit des découvertes archéologiques faites en 1279 dans la crypte de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume et qui aboutirent à la défaite de Vézelay dans la « guerre des reliques de la sainte » que se livraient les deux sites. Sans l’aide du texte de Bernard Gui, que Jean d’Outremeuse déclare être sa source, il nous eût été difficile, voire impossible, à partir du seul Myreur, de reconstituer avec précision les événements : la version de Jean d’Outremeuse est fort résumée, elle ne respecte pas bien l’ordre chronologique et elle comporte un certain nombre d’erreurs de fait et de traduction. Pour ce passage, on ne décernera certainement pas au chroniqueur une note d’excellence pour ses qualités de traducteur et de présentateur.

 

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 Bruxelles, 5 octobre 2014


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 28 - juillet-décembre 2012

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