[Extrait
de Folia Electronica Classica, 
t. 
30, juillet décembre 2015]
L’Évangile
selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.)
Autour de la
Naissance du Christ (Myreur, I, p.
307-347 passim). Commentaire.
Chapitre IX : La Présentation de Jésus au Temple
 par
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université
de Louvain

Rembrandt : Présentation de Jésus au Temple. Le vieillard Siméon.
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Plan
a. La purification de la femme relevant de couches
b. Le rachat du garçon premier-né
3. La purification de la Sainte Vierge chez Jean d'Outremeuse
4. L'épisode de Siméon chez Jean d'Outremeuse
Siméon et la traduction des Septante
5. L'épisode de la prophétesse Anne
A. Texte de Jean d’Outremeuse
| 
   Marie presentat Jhesum à 
	temple  | 
  
   Marie présenta Jésus au temple  | 
 
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	[p. 347, l. 6] 
	(1) A cel temps astoit la 
	constummes, quant les dammes soy relevoient d'enfant marle, qu'elles 
	portoient au temple dois colons ou turturelles, si en faisoient oblation, 
	car le colon signifie humiliteit et la turturelle casteit ; sique la virgue 
	Marie, quant el oit jeut XXXIX jours, si alat al XLe al temple où astoit 
	gran parage. 
  | 
  
   (1) À cette époque, c’était 
	la coutume, quand les femmes se relevaient de couches après la naissance 
	d’un enfant mâle, d’apporter deux colombes ou tourterelles, et d’en faire 
	l’offrande au temple ; car la colombe signifie l’humilité et la tourterelle 
	la chasteté. Ainsi la Vierge Marie, après être restée couchée trente-neuf 
	jours, alla au temple le quarantième jour, où il y avait beaucoup de monde.  | 
 
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   L’angle s’apparut à sains
  Symeon l’evesque Gran myracle de sains Symeon  | 
  
   L’ange apparut à l’évêque
  saint Siméon Grand miracle de saint Siméon  | 
 
| 
   (2) Adont vint I angle
  à sains Symeon, l'evesque de la loy, et Iy dest qu'iIh soy appareIhast, car
  ilh troveroit l'enfant qui astoit Ii fis de Dieu. Atant vint sains Symeon au
  temple, si at encontreit Nostre-Damme qui venoit à noble compangnie. (3) AI entreir en
  temple fist Dieu gran myracle, car sains Symeon veit clerement, qui
  par-devant astoit si floible et si vies qu'ilh ne veioit gotes, et ne soy
  poioit sourtenir sens baston ; mains oussitoist que la virgue Marie Ii
  oit son enfant offiers, ilh le priste et l'enportat sour l'auteil enssi
  fortement com ilh fuist en l'eaige de XXX ans. (4) Sains Symeon
  portoit cheluy qui meisme le sourtenoit, car ilh portoit son saingnour qui Ii
  donnoit forche et vigeur, chu astoit son Dieu son salut qui Iy donnoit si
  grant vertu, que ilh portoit et sourtenoit cheluy qui porte et sourtient tout
  le monde. (5) Dieu amat mult
  sains Symeon, quant son corps laisat à luy ouffrir. En teile manere fut Dieu
  ouffert al temple par sains Symeon, qui longement l'avoit mult desinramment
  ratendut et demandeit.  | 
  
   (2) Alors un ange vint
  vers saint Siméon, l’évêque de la loi, et lui dit de se préparer, car il
  trouverait l’enfant qui était le fils de Dieu. Alors saint Siméon se rendit
  au temple, où il rencontra Notre-Dame arrivant en noble compagnie. (3) À l’entrée du
  temple, Dieu fit un grand miracle, car saint Siméon se mit à voir clairement,
  lui qui auparavant était si faible et si vieux qu’il ne voyait rien et ne pouvait
  se soutenir sans bâton. Mais aussitôt que la vierge Marie lui eut présenté
  son enfant, il le prit et l’emporta sur l’autel avec autant de force que s’il
  était âgé de trente ans. (4) Saint Siméon
  portait celui-là même qui le soutenait, car il portait son seigneur qui lui
  donnait force et vigueur ; c’était son Dieu, son sauveur qui lui donnait
  une si grande force parce qu’il portait et soutenait celui qui porte et
  soutient tout l’univers.  (5) Dieu aima beaucoup
  saint Siméon, quand il le laissa lui présenter son corps. Dieu fut présenté
  de cette manière au temple par saint Siméon, qui l’avait longtemps attendu et
  très intensément désiré.  | 
 
La présentation de Jésus se rencontre uniquement chez Luc (II, 22-39). Elle a lieu au temple le quarantième jour après la naissance. L’évangéliste ne précise peut-être pas assez clairement que deux cérémonies différentes vont se dérouler, prévues toutes les deux « par la loi de Moïse ». Il y a d’abord le rituel de purification imposé à toute femme juive qui avait accouché et qui était donc religieusement impure, ensuite celui du « rachat » au Seigneur du premier enfant mâle qui naissait dans une famille juive. C’étaient deux rituels différents et indépendants.
En
fait, dans ce qui lui sert de paragraphe d’introduction, Luc a rassemblé les
deux cérémonies sans trop veiller à les distinguer et à les expliquer, estimant
probablement que ses lecteurs les connaissaient bien et qu’ils n’avaient pas besoin
de détails.
Voici le début du texte évangélique :
Puis, lorsque les
jours de leur purification furent accomplis, selon la loi de Moïse, ils [les 
parents] le [l’enfant]
menèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, selon qu’il est écrit dans
la loi du Seigneur : « Tout mâle premier-né sera regardé comme
consacré au Seigneur », et pour offrir en sacrifice, ainsi qu’il est dit
dans la loi du Seigneur, « une paire de tourterelles ou deux petites
colombes. » (Luc, II, 22-24) (trad. A. Crampon)
En fait, l’intérêt principal de l’évangéliste ne se porte pas les rituels proprement dits, mais sur deux événements, inattendus semble-t-il, qui se produisirent à cette occasion. Le premier est l’émouvante rencontre – le calendrier orthodoxe l’appelle « la Sainte-Rencontre » – de Jésus avec le vieillard Syméon (ou Siméon). Le second est l’intervention sur les lieux de la prophétesse Anne – fort vieille elle aussi – qui se mit « à louer Dieu et à parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem » (Luc, II, 38), en d’autres termes à présenter Jésus comme le Messie.
Voici d’abord la rencontre de Siméon avec l’enfant, telle que la rapporte Luc :
Or, il y avait à
Jérusalem un homme appelé Siméon ; c'était un homme juste et pieux, qui
attendait la consolation d'Israël, et l'Esprit-Saint était sur lui.
L'Esprit-Saint lui avait révélé qu'il ne mourrait point avant d'avoir vu le Christ
du Seigneur.
Il vint donc dans le
temple, poussé par l'Esprit. Et comme ses parents amenaient l'enfant Jésus pour
observer les coutumes légales à son égard, lui-même le reçut en ses bras, et il
bénit Dieu en disant :
« Maintenant, ô Maître, vous congédiez votre serviteur / en paix, selon votre parole ; / car mes yeux ont vu le salut, / que vous avez préparé à la face de tous les peuples, / lumière qui doit éclairer les nations / et gloire d'Israël votre peuple. »
Et son père et sa
mère étaient dans l’étonnement pour les choses que l’on disait de lui. Et Siméon
les bénit, et il dit à Marie sa mère : « Voici qu’il est placé pour la
chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël, et pour être un signe en
butte à la contradiction, – vous-même, un glaive transpercera votre âme, –afin
que soient révélées les pensées d'un grand nombre de cœurs. » (Luc, II,
25-35 ; trad. A. Crampon)
puis celle de la vieille prophétesse Anne :
Il y avait aussi une prophétesse,
Anne, fille de Phanouel, de la tribu d'Aser ; elle était fort avancée en
âge, ayant vécu, depuis sa virginité, sept ans avec son mari, et veuve jusqu’à
quatre-vingt-quatre ans. Elle ne quittait point le temple, servant Dieu jour et
nuit par des jeûnes et des prières. Survenant à cette heure, elle se mit à
louer Dieu et à parler de l'enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de
Jérusalem. (Luc, II, 36-38 ; trad. A. Crampon)
Il
sera ensuite question du retour à Nazareth :
Lorsqu'ils eurent accompli tout ce que prescrivait la loi du Seigneur, ils retournèrent en Galilée, dans leur ville de Nazareth. L'enfant grandissait et se fortifiait, tout rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui. » (Luc, II, 39 ; trad. A. Crampon)
a. La
purification de la femme relevant de couches
Comme
c’est le cas dans l’antiquité grecque, par exemple (cfr par exemple les
nombreux travaux des hellénistes sur Les
lois sacrées et, parmi les études récentes, celle d’O. 
Tresch,
Rites et pratiques religieuses dans la
vie intime des femmes d’après la littératures et les inscriptions grecques,
Paris, 2001, 100 p.), le sang en lui-même est un facteur de souillure. Ainsi
les femmes qui ont leurs règles et à fortiori celles qui viennent d’accoucher
sont impures pendant des délais fixés par les lois religieuses. Il leur est
interdit, par exemple, de s’approcher des sanctuaires. Comme le montre le texte
suivant, il en était de même dans le monde juif :
Quand une femme
enfantera et mettra au monde un garçon, elle sera impure pendant sept jours,
comme aux jours de son indisposition menstruelle. Le huitième jour, l’enfant
sera circoncis ; mais elle restera encore trente-trois jours dans le sang
de sa purification [note de l’éditeur :
dans le sang et autres impuretés dont elle a à se purifier] ; elle ne
touchera aucune chose sainte et elle n’ira point au sanctuaire, jusqu’à ce que
les jours de sa purification soient accomplis. Si elle met au monde une fille,
elle sera impure pendant deux semaines, comme à son indisposition menstruelle,
et elle restera soixante-six jours dans le sang de sa purification.
Lorsque les jours de
sa purification seront accomplis, pour un fils ou une fille, elle présentera au
prêtre, à l’entrée de la tente de réunion, un agneau d’un an en holocauste, et
un jeune pigeon ou une tourterelle en sacrifice pour le péché. Le prêtre les
offrira devant Yahweh, et fera pour elle l’expiation, et elle sera pure du flux
de son sang. Telle est la loi pour la femme qui met au monde soit un fils soit
une fille. Si elle n’a pas de quoi se procurer un agneau, qu’elle prenne deux
tourterelles ou deux jeunes pigeons, l’un pour l’holocauste, l’autre pour le
sacrifice pour le péché ; et le prêtre fera pour elle l’expiation, et elle
sera pure. (Lévitique,
XII, 1-8 ; trad. A. Crampon)
b.  Le rachat du garçon premier-né
La
question du rachat du garçon premier-né est abordée par divers textes du
Pentateuque (Exode,
XIII,1-16 ; XXII, 28-29 ; XXXIV, 19-20, et Nombres, XVIII, 15-19). Le principe est simple : « Tu
consacreras à Yahweh tout premier-né, même tout premier-né des animaux qui
seront à toi ; les mâles appartiennent à Yahweh. » (Exode, XIII, 12). Propriété de Yahweh, le
premier-né des animaux aussi bien que des hommes devra lui être racheté, par un
sacrifice ou de l’argent dans le premier cas, par de l’argent dans le second :
« Le premier-né de l’homme […], tu le feras racheter, dès l’âge d’un mois,
selon ton estimation, contre cinq sicles d’argent, selon le sicle du
sanctuaire, qui est de vingt guéras. » (Nombres, XVIII, 16)
3. La purification de la
sainte Vierge chez Jean d’Outremeuse
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	Marie presentat Jhesum à temple  | 
  
   Marie présenta Jésus au temple  | 
 
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	[p. 347, l. 6] 
	(1) A cel temps astoit la
  constummes, quant les dammes soy relevoient d'enfant marle, qu'elles
  portoient au temple dois colons ou turturelles, si en faisoient oblation, car
  le colon signifie humiliteit et la turturelle casteit ; sique la virgue
  Marie, quant el oit jeut XXXIX jours, si alat al XLe al temple où astoit gran
  parage.  | 
  
   
	(1) À cette époque,
  c’était la coutume, quand les femmes se relevaient de couches après la
  naissance d’un enfant mâle, d’apporter deux colombes ou 
	deux tourterelles, et d’en faire l’offrande au temple ; car
  la colombe signifie l’humilité et la tourterelle la chasteté. Ainsi la Vierge
  Marie, après être restée couchée trente-neuf jours, alla au temple le
  quarantième jour, où il y avait beaucoup de monde.  | 
 
Jean d’Outremeuse n’envisage ici que le rite de la purification de la sainte Vierge, qu’il prend d’ailleurs la peine d’expliquer avec des détails absents du texte canonique. Mais il fait l’impasse sur le motif du « rachat » du fils premier-né, une question pourtant abordée dans l’évangile de Luc, lequel lie explicitement les deux sujets. À l’époque du chroniqueur liégeois, la Purification de la Sainte-Vierge était une grande fête mariale, commémorée, chaque année, lors de la fête de la Chandeleur. Jacques de Voragine a traité du sujet (La purification de la sainte Vierge) au chapitre 37 de sa Légende dorée (trad. A. Boureau, p. 191-201). Par contre le rachat de Jésus, premier-né mâle de la famille, ne semble pas ou plus célébré dans la liturgie.
Le jugement porté par Jean d’Outremeuse sur la colombe et la tourterelle (« car la colombe signifie l’humilité et la tourterelle la chasteté »), qui ne nous heurte évidemment pas, est fort éloigné de la position de Jacques de Voragine, pour qui « la colombe est un oiseau libidineux ; la tourterelle en revanche est un oiseau pudique » (ch. 37 : Purification de la sainte Vierge, p. 195, A. Boureau). Curieux, ce qualificatif donné à la colombe ! La note 18 de A. Boureau (p. 1167) ne marque pourtant aucun étonnement.
Sautant le rituel du rachat du premier garçon, Jean d’Outremeuse passe directement à l’épisode de Siméon.
4. L’épisode de Siméon
chez Jean d’Outremeuse
| 
   L’angle s’apparut à sains
  Symeon l’evesque Gran myracle de sains Symeon  | 
  
   L’ange apparut à l’évêque
  saint Siméon Grand miracle de saint
  Siméon  | 
 
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   (2) Adont vint I angle
  à sains Symeon, l’evesque de la loy, et Iy dest qu’iIh soy appareIhast, car
  ilh troveroit l’enfant qui astoit Ii fis de Dieu. Atant vint sains Symeon au
  temple, si at encontreit Nostre-Damme qui venoit à noble compangnie. (3) AI entreir en
  temple fist Dieu gran myracle, car sains Symeon veit clerement, qui
  par-devant astoit si floible et si vies qu’ilh ne veioit gotes, et ne soy
  poioit sourtenir sens baston ; mains oussitoist que la virgue Marie Ii
  oit son enfant offiers, ilh le priste et l’enportat sour l’auteil enssi
  fortement com ilh fuist en l’eaige de XXX ans. (4) Sains Symeon
  portoit cheluy qui meisme le sourtenoit, car ilh portoit son saingnour qui Ii
  donnoit forche et vigeur, chu astoit son Dieu son salut qui Iy donnoit si
  grant vertu, que ilh portoit et sourtenoit cheluy qui porte et sourtient tout
  le monde. (5) Dieu amat mult
  sains Symeon, quant son corps laisat à luy ouffrir. En teile manere fut Dieu
  ouffert al temple par sains Symeon, qui longement l’avoit mult desinramment
  ratendut et demandeit.  | 
  
   (2) Alors un ange vint
  vers saint Siméon, l’évêque de la loi, et lui dit de se préparer, car il
  trouverait l’enfant qui était le fils de Dieu. Alors saint Siméon se rendit
  au temple, où il rencontra Notre-Dame arrivant en noble compagnie. (3) À l’entrée du
  temple, Dieu fit un grand miracle, car saint Siméon se mit à voir clairement,
  lui qui auparavant était si faible et si vieux qu’il ne voyait rien et ne
  pouvait se soutenir sans bâton. Mais aussitôt que la vierge Marie lui eut
  présenté son enfant, il le prit et l’emporta sur l’autel avec autant de force
  que s’il était âgé de trente ans. (4) Saint Siméon
  portait celui-là même qui le soutenait, car il portait son seigneur qui lui
  donnait force et vigueur ; c’était son Dieu, son sauveur qui lui donnait
  une si grande force parce qu’il portait et soutenait celui qui porte et soutient
  tout l’univers.  (5) Dieu aima beaucoup
  saint Siméon, quand il le laissa lui présenter son corps. Dieu fut présenté
  de cette manière au temple par saint Siméon, qui l’avait longtemps attendu et
  très intensément désiré.  | 
 
Ce Siméon qu’il présente comme un saint (sains Symeon) et comme un prêtre du temple (l’evesque de la loy) aurait été, selon le chroniqueur liégeois, convoqué au temple par un ange (dont vint I angle). C’est un infirme, « si faible et si vieux qu’il ne voyait rien et ne pouvait se soutenir sans bâton ». Il est également présenté comme le bénéficiaire d’un nouveau miracle : dès qu’il eut pris l’enfant, il retrouva ses forces de jadis. On notera la formule assez étudiée : Dieu donnait à Siméon pareille force parce que le vieillard « portait et soutenait celui qui porte et soutient tout l’univers » !
Cette présentation n’a guère de rapport avec le texte canonique. Luc présentait Siméon comme un homme juste, pieux, en rapport étroit avec l’Esprit-Saint, mentionné trois fois à son propos : L’Esprit-Saint « était sur lui », il lui avait fait jadis « une révélation » importante et il venait de le « pousser dans le temple ». Tout cela a pratiquement disparu chez Jean d’Outremeuse : c’est à peine si on peut en retrouver un souvenir très édulcoré de ce récit dans l’intervention d’un ange venu chercher Siméon et dans l’expression : « Siméon a longtemps attendu et très intensément désiré le Seigneur ». Pour le reste, le lecteur se trouve devant une parodie de miracle redonnant à un vieillard valétudinaire et « au bout du rouleau » ses yeux et ses forces de vingt ans.
Jean d’Outremeuse n’a pas conservé non plus ce qui faisait la force du récit évangélique : notamment le célèbre « Nunc dimittis », appelé aussi « Cantique de Siméon » et devenu une prière chrétienne traditionnelle, pour ne pas dire une expression courante. On ne retrouve pas non plus dans Ly Myreur les versets où, après avoir reconnu en Jésus le Messie, le vieillard annonce à Marie les souffrances qui l’attendent (« vous-même, un glaive transpercera votre âme »). Tous ces beaux textes ont disparu dans la réécriture – combien banale ! – du chroniqueur liégeois.
Siméon et la traduction des Septante
Jean d’Outremeuse n’est manifestement pas au courant de la légende censée expliquer cette « révélation » faite à Siméon. Selon cette légende, il aurait fait partie des soixante-douze savants venus à Alexandrie à la demande du roi Ptolémée II Philadelphe (IIIe siècle) pour traduire en grec la Bible hébraïque ; il aurait rencontré un certain nombre de difficultés dans son travail, notamment pour rendre le passage d’Isaïe (VII, 14), qui, pour l’Église chrétienne, est censé annoncer l’Incarnation et la naissance du Messie : « Voici que la Vierge a conçu, et elle enfante un fils / et elle lui donne le nom d’Emmanuel » (trad. A. Crampon). Siméon aurait d’abord utilisé en grec l’équivalent de notre mot « jeune fille », mais sa traduction se serait modifiée d’elle-même en « Vierge », un terme qu’il aurait à nouveau remplacé par ce qu’il avait d’abord proposé. C’est alors qu’il aurait eu la révélation (par le Saint-Esprit ?) qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu le Messie.
Cette légende est racontée par Dimitri de Heeringen dans un exposé vidéo du 13 novembre 2014 sur La présentation de Jésus au Temple et utilisée par Georges Nivat, Vivre en Russe, Lausanne, 2007, p. 402 (Collection Slavica). Ce dernier auteur fait allusion à une nouvelle de Vladimir Volkoff, intitulée L’Ange à la promesse, une belle fable qui fait intervenir les circonstances de la traduction de la Bible par les Septante. Elle est publiée dans Vladimir Volkoff, Chroniques angéliques, Lausanne, Éditions de Fallois, L’Âge d’Homme, 1997, mais je n'ai pas réussi à consulter ce volume.
Si l’on accepte cette légende, le Siméon de l’évangile et de Jean d’Outremeuse aurait dû être diablement vieux lorsqu’il a pris Jésus dans ses bras au moment de la présentation au temple. Seul le pseudo-Matthieu ose lui donner un âge :
Or il y
avait dans le Temple un homme de Dieu, un prophète et un juste nommé Syméon,
âgé de 112 ans. Il avait reçu de Dieu l’assurance qu’il ne goûterait pas la
mort avant d’avoir vu le Christ, le fils de Dieu dans la chair
(pseudo-Matthieu, XV, 2, trad. 
EAC I,
1997, p. 135).
L'apocryphe accorde toutefois à Siméon une place assez importante, tandis que le rédacteur de la Vie de Jésus en arabe (VIII, 1-2, trad. EAC I, 1997, p. 214) a tout à la fois réduit et dramatisé l’épisode, sans se risquer à donner l’âge du vieillard :
Lorsque
Marie l’amena [= Jésus] dans la cour du Temple, le vieux Syméon le vit,
resplendissant comme une colonne de feu. Sa mère le portait sur son sein, fière
de lui. Les anges l’entouraient en cercle, louant Dieu, comme les serviteurs
devant le roi. Syméon se rendit en hâte auprès de Marie, étendit ses mains
devant elle et dit : « Maintenant, Seigneur, laisse ton serviteur
aller en paix, car mes yeux ont vu ta bonté. »
5. L’épisode de la prophétesse Anne
C’est manifestement Siméon qui intéresse Jean d’Outremeuse, car ce dernier a fait l’impasse sur l’épisode de la prophétesse Anne, « fille de Phanouel, de la tribu d'Aser » auquel s’était pourtant arrêté Luc. Il faut dire que ce personnage n’occupe pas une place importante dans la tradition. Ainsi, le pseudo-Matthieu l'intègre dans un récit relativement proche du texte canonique (XV, 3, p. 135, trad. EAC I, 1997), tandis que le rédacteur de la Vie de Jésus en arabe se borne à noter : « Anne la prophétesse fut aussi témoin de cela et vint remercier Dieu et féliciter Marie. » (VIII, 1-2, p. 214, trad. EAC I, 1997)
La prophétesse Anne qui, chez Luc, assiste à la présentation de Jésus au temple ne doit évidemment pas être confondue avec Anne, la mère de Marie, qui n’est d’ailleurs pas citée dans les évangiles canoniques. Ces derniers en effet, s’il s'intéressent bien à la généalogie de Jésus (cfr Matthieu, I, 1-17), ne disent rien de celle de sa mère Marie. Pour connaître le nom des parents de celle-ci, Joachim et Anne, Il faut se tourner vers les anciens apocryphes, qui ne sont pas avares d’informations sur les événements qui précèdent et suivent la naissance de leur fille, mais qui laissent dans l’ombre les ancêtres directs de la Sainte Vierge, en l’occurrence sainte Anne et le père de celle-ci.
En traitant ces questions dans notre étude sur la parenté de Marie, nous avions déjà attiré l’attention sur le Romanz de saint Fanuel (XIIIe siècle), que les pages précédentes ont si souvent évoqué comme une source de Jean d'Outremeuse. La première partie de ce poème anonyme était précisément consacrée à la mère de Marie, Anne, et à son père, nommé Fanuel. Elle mettait en scène deux épisodes très particuliers : Anne et son père auraient bénéficié l’un et l’autre d’une conception merveilleuse. La mère de Fanuel aurait engendré son fils simplement en respirant l’odeur d’une rose, et Anne pour sa part serait née « de la cuisse de son père ». Ce dernier aurait un jour essuyé sur sa cuisse son couteau tout humide encore du jus d’une pomme qu’il venait de couper ; sa cuisse aurait gonflé sans que les médecins puissent expliquer le phénomène jusqu’à ce qu’elle « accouche » d’une belle petite fille. Comme on peut le penser, cette étrange légende de la conception extraordinaire d’Anne, mère de la Sainte Vierge, rencontra très peu de succès. Pour plus de détails, le lecteur intéressé pourra se reporter à notre étude.
Mais pourquoi avoir évoqué ce récit à propos de la présentation de Jésus au temple ?
Très simplement parce que les Modernes estiment que le récit tardif de saint Fanuel et de sainte Anne doit avoir été inspiré au rédacteur du poème par le passage de la présentation de Jésus au temple où l’évangéliste (Luc, II, 36-38) met en scène une vieille prophétesse du nom d’Anne, « fille de Phanouel, de la tribu d’Aser [Asher] ». Phanouel, écrit aussi en français Phanuel, Fanouel ou Fanuel, signifie en hébreu « en face de Dieu », et Aser est une des douze tribus d’Israël.
Une chose en tout cas semble certaine. Jean d'Outremeuse, s'il a beaucoup utilisé Le Romanz de saint Fanuel, n'a rien conservé de la légende qui constituait la première partie du poème. Cela n'aurait en soi rien d'étonnant. Comme on l'a expliqué dans l'Introduction générale, la légende des conceptions très particulières de Fanuel et d'Anne ne faisait pas partie intégrante de toutes les versions du Romanz.
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