[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 29, janvier-juin 2015]

 

LES « MARQUEURS » DE LA NATIVITÉ DU CHRIST DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE.
La christianisation du matériel romain

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

 


[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]

 [4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]


 

 

Chapitre VI. Le prodige de l’huile : Taberna Meritoria et Fons Olei

 

 

 

Plan

 

0. Introduction

1. Le point de départ : un prodige de la fin de la République rapporté par Dion Cassius (IIIe siècle)

2. La Chronique d’Eusèbe-Jérôme (fin IVe-début Ve) et les premières interprétations chrétiennes

3. Orose (début Ve siècle) et les développements

4. Des historiens et des chroniqueurs sans véritable originalité (du Ve au XIIe siècle)

a. Prosper d’Aquitaine (438)

b. Chronique de Frédégaire (vers 640)

c. Paul Diacre (Historia Romana) vers 760 et Landolphus Sagax (Historia Romana) (fin Xe ou début XIe siècle)

d. Adon de Vienne et Fréculphe de Lisieux (IXe siècle)

e. Ekkehard von Aura (vers 1100) – Chronicon Wirziburgense

f. Cronica pontificum et imperatorum Tiburtina (vers 1200)

g. Chronicon ab origine mundi, de Robert Abolant (mort en 1212)

h. Cronichetta d’Amaretto Mannelli (vers 1360)

5. Nicolas de Clairvaux (Sermons de Noël, vers 1150)

6. Les premiers Mirabilia urbis Romae et la topographie de la zone (milieu du XIIe siècle)

7. Martin d’Opava (milieu du XIIIe siècle)

8. Un témoin du XIIe siècle : Pierre le Mangeur

9. Un autre témoin du XIIe siècle : Godefroi de Viterbe

10. Le Roman de Dolopathos (floruit 1184-1212)

11. Innocent III (pape de 1198 à 1216)

12. Calendre, Les emperors de Rome (entre 1213 et 1220)

13. Vincent de Beauvais (avant 1260)

14. Jacques de Voragine (1260-1298)

15. Das Passional (XIIIe siècle)

16. Le « document Codagnellus » (XIIIe siècle)

17. Les Joies Nostre Dame de Guillaume le Clerc de Normandie (début XIIIe siècle)

18. Renart le Contrefait, 2ème branche, version en prose (début XIVe siècle)

19. Ptolémée de Lucques, Ecclesiastica historia (entre 1314 et 1316)

20. Li Romanz de saint Fanuel (XIIIe siècle)

21. Jean d’Outremeuse (XIVe siècle)

a. Premier texte (Myreur, I, p. 344-345)

b. Deuxième texte (Myreur, I, p. 68)

c. Troisième texte (Myreur, I, p. 331-332)

22. La Weltchronik d’Heinrich von München (XVIe siècle)

23. La Chronique de Jacob Twinger von Königshofen (vers 1400)

24. Denys le Chartreux (XVe siècle)

25. John Capgrave, Ye Solace of Pilgrimes (1450)

26. Les vestiges archéologiques et/ou iconographiques

a. Généralités sur la zone du Transtévère

b. Pietro Cavallini : la mosaïque de la Nativité (fin XIIIe siècle)

c. L’inscription Fons Olei

e. L’inscription Taberna Meritoria du plafond

f. Le tableau du Musée de Stuttgart

27. Conclusions et perspectives

a. Les interprétations symboliques du prodige de l’huile

b. Les grandes étapes de l’évolution du motif

c. Templum vs Taberna : deux branches distinctes à l’origine ?

d. La Taberna Meritoria et ses significations

e. Sancta Maria in Trastevere

 


 

0. Introduction

 

 

Il est temps maintenant d’en venir au dernier prodige que nous allons examiner, celui de la fontaine ou de la source d’huile, le latin fons ayant les deux sens  (fons olei). Ce motif a connu une évolution pluriséculaire qui en a affecté aussi bien le contenu que l'interprétation. Ainsi, par exemple, dans des textes tardifs comme Li Romanz de saint Fanuel (aux vers 1771-1172) ou Ly Myreur des Histors (t. I, p. 344-345), c'est toute l’eau du Tibre qui se serait transformée en huile, alors qu'au départ il n’était question que d'un peu d'huile sorti mystérieusement de terre dans une zone du Transtévère.

C’est la longue histoire de ce motif que les pages qui suivent entendent retracer. Elles montreront qu’on est en présence, ici aussi, d’un prodige préimpérial (des environs de l’an 40 avant Jésus-Christ) que les chrétiens ont profondément transformé.

Mais commençons par le commencement. Tout est parti d’un texte de Dion Cassius.

 

[Plan] 

 


 

1. Le point de départ : un prodige de la fin de la République rapporté par Dion Cassius (IIIe siècle)

 

Dion Cassius, homme politique et historien, né vers 155 et mort vers 235 de notre ère, écrivit en grec une monumentale Histoire romaine, allant de la fondation de Rome jusqu’en 229. Beaucoup de ses quatre-vingts livres ont disparu, mais nous possédons le livre XLVIII. Son chapitre 43, rapportant les événements de 38 avant Jésus-Christ, énumère une série de prodiges (τερατώδη) qui eurent lieu cette année-là : ainsi, la hutte de Romulus avait pris feu ; une statue de Virtus devant une des portes de la ville était tombée face contre terre ; quatre palmiers avaient surgi autour du temple de la Magna Mater.

À cette occasion-là, incidemment en quelque sorte, il signale que Rome avait déjà connu « auparavant » (πρὸ ἐκείνου τοῦ χρόνου) beaucoup d’autres prodiges et notamment – nous arrivons à notre sujet – que « de l’huile avait jailli près du Tibre » (ἔλαιόν τι παρὰ τῷ Τιβέριδι ἀνέβλυσε).

*

Ainsi donc, un peu avant 38 avant Jésus-Christ, sur une rive du Tibre s’était produit un phénomène anormal officiellement enregistré comme prodige : « de l’huile avait surgi du sol près du Tibre ». Et si l’on voulait rendre avec précision le grec ἔλαιόν τι, on serait même tenté de traduire « une sorte d’huile », voire « un peu d’huile ».

Telle est, dans sa brièveté et sa bizarrerie même, l’information qui fut enregistrée par les Romains : un phénomène, qualifié par eux de « prodigial » et lié à de l’huile, s’était produit près du Tibre, un peu avant -38. Dion Cassius n’en dit pas davantage. Il ne dit en tout cas rien de la manière dont cette curiosité – un « écoulement huileux », pour reprendre les mots d’Annie Vigourt (Les présages impériaux, Paris, 2001, p. 282) – avait alors été interprétée. Il ne le savait probablement pas, ni lui ni sa source. Il écrivait en effet plusieurs siècles après l’événement, en s’appuyant, il est vrai, sur des sources plus anciennes (vraisemblablement Denys d’Halicarnasse).

Annie Vigourt range en tout cas l’événement dans sa rubrique consacrée à « la prospérité augustéenne », l’huile étant à la fois une matière précieuse dans « une civilisation basée sur une agriculture sédentaire » et « un liquide de consécration particulièrement répandu dans le monde méditerranéen » (p. 282). Pour elle, « la source d’huile ne peut guère être qu’un symbole de prospérité » (p. 283).

Les Romains, qui ont attaché une valeur de prodige à cet écoulement, n’en ont probablement jamais mis en doute la réalité. Quant aux Modernes, ils ont bien avancé quelques tentatives d’explication, mais sans grand succès. Certains, sur la Toile,  pensent que se serait trouvée à cet endroit une fontaine d’eau non potable, qui, parce que « sale et souillée » (olidus en latin), aurait reçu le nom de fons olidus. Le mot olidus aurait alors été transformé en olei. Peut-être vaut mieux renoncer à expliquer le prodige et travailler sur son histoire !

 

Cfr aussi le site <http://roma.andreapollett.com/S2/roma-c6.htm>

 

[Plan] 

 


 

2. La Chronique d’Eusèbe-Jérôme (fin IVe-début Ve) et les premières interprétations chrétiennes

 

En fait le succès de ce que nous appellerons désormais le prodige de l’huile est dû à l’interprétation chrétienne qu’il a reçue. Sans les chrétiens, il aurait été très vite oublié, comme tant et tant d’autres prodiges datant de la République romaine et de l’Empire.

Cette interprétation chrétienne est attestée pour la première fois dans la Chronique universelle d’Eusèbe, continuée par saint Jérôme, quelque deux siècles après l’Histoire Romaine de Dion Cassius, quelque quatre siècles après l’événement proprement dit. Il a longuement été question plus haut de ce Canon qui se présente sous la forme d’une série de notices isolées, généralement brèves, et dont la datation n’est pas toujours très sûre.

On se rappellera que la liste d’exemples donnée alors pour l’année 1973 d’Abraham et la première année de la 184e Olympiade (44 avant Jésus-Christ dans notre comput) contenait le prodige des trois soleils et celui du bœuf parlant. Le prodige de l’huile, pour sa part, apparaissait un peu après, dans une autre liste, parmi des notices postérieures à la mort de César et concernant la guerre civile entre Octave et Antoine. Cette liste, qui se référait à la 186e Olympiade mais sans précision d’année, comportait une série d’événements parmi lesquels le prodige qui nous concerne ici :

E taberna meritoria trans Tiberim oleum terra erupit fluxitque tota die sine intermissione significans Christi gratiam ex gentibus. [RVW 364, p. 701-702, qui date le fait de 39 avant Jésus-Christ]

De la taberna meritoria, dans le Transtévère, de l’huile sortit de terre et coula sans interruption pendant toute une journée, symbole de la grâce du Christ venant des nations.

On ne connaît pas avec certitude la source de cette notice. A. Reifferscheid, dans son édition des fragments de Suétone (Opera praeter Caesarum libros reliquiae, Teubner, 1860, p. 360, n° 223*), aurait tendance à l’attribuer à Suétone. Ce n’est pas exclu bien sûr, mais ne repose sur rien de précis.

En ce qui concerne sa datation, Dion Cassius, on s’en souvient, le plaçait « un peu avant 38 a.C.n. ». Le Canon ne permet aucune certitude. D. Engels (2007), le spécialiste des prodiges républicains, envisage -39. De leur côté, R. Wenzel-Beck (Augustus, 2002, p. 108) et R. von Nostiz-Rieneck (Sagengespinste, 1913, p. 317) proposent respectivement -40 et -42/41. Nous dirons donc « aux alentours de 40 avant Jésus-Christ ». Finalement, la date exacte importe peu. Il est en tout cas censé s’être produit un peu après la mort de César, à l’époque d’Octave, qui à cette époque n’était pas encore Auguste.

Pour l’essentiel, la description du prodige dans le Canon est la même que chez Dion Cassius : « de l’huile sort de terre » ; oleum terra erupit correspond exactement à ἔλαιόν τι… ἀνέβλυσε. Les localisations toutefois sont exprimées différemment : d’une part trans Tiberim est beaucoup plus précis que παρὰ τῷ Τιβέριδι, car il renvoie à la rive droite du Tibre, ce qu’on appelle le Transtévère, et d’autre part le Canon d'Eusèbe-Jérôme introduit comme point de repère un bâtiment, une taverne (taberna) qualifiée de Meritoria, sur laquelle nous reviendrons plus loin en détail.

Toutefois, par rapport à ce qu’indique l’historien grec, la description du prodige, chez Eusèbe-Jérôme, est plus complète : ce n’est plus « un peu d’huile » ou « ce qui ressemble à de l’huile » qui sort du sol. Même si le mot fons n’apparaît pas, il s’agit manifestement d’une source d’huile, qui coule sans interruption une journée entière. Par rapport à Dion Cassius, c’est une gradation, que la tradition ultérieure amplifiera davantage encore.

Mais la nouveauté essentielle est l’interprétation chrétienne. Cette huile est censée symboliser la grâce (gratia) du Christ qui coule en abondance. Dans le christianisme, l’huile a une grande importance ; elle symbolise beaucoup de choses : la guérison, la résurrection, la miséricorde. L’expression « huile de la miséricorde » y est courante. On aura l’occasion de revenir sur le symbolisme de l’huile.

On hésite sur le sens à donner aux mots ex gentibus qui suivent. Un simple gentibus aurait posé moins de problème : la grâce miséricordieuse du Christ serait dans ce cas destinée « aux nations ». Mais l’expression ex gentibus doit se traduire par « venant des nations ». La grâce du Christ trouverait-elle sa source dans les nations païennes ? Que serait donc en réalité la taberna Meritoria pour être ainsi à l’origine de la grâce du Christ ? On comprendra mieux plus loin, après avoir lu Orose, ce qu’Eusèbe-Jérôme voulait probablement dire.

Ce qu’on comprend toutefois parfaitement, c’est que les chrétiens ont donné à ce prodige des développements mystiques inattendus. Plusieurs siècles, fort importants pour le développement du christianisme primitif, se sont en effet écoulés depuis Dion Cassius. Malheureusement on ne possède aucune attestation textuelle datant de cette époque intermédiaire.

[Plan] 

 


 

3. Orose (début Ve siècle) et les développements chrétiens

 

Le témoin suivant est Orose, l’historien chrétien du Ve siècle déjà rencontré à de multiples reprises. Son volumineux Contra paganos en sept livres (417-418), qui va de la création du monde jusqu'à son époque et qui est dans un certain sens la première histoire universelle chrétienne, eut une très grande influence au Moyen Âge.

C’est chez lui, semble-t-il, que le terme fons (« source » ou « fontaine ») apparaît pour la première fois. On rencontre en effet à deux reprises l’expression fons olei (« source [ou fontaine] d’huile ») dans son récit des événements liés à Octave-Auguste. La première mention figure en VI, 18, 34 :

Quand il [= Octave] entra dans Rome avec les honneurs de l’ovation (ovans Vrbem ingressus), le Sénat lui conféra par décret la puissance tribunitienne à vie. Ces jours-là, dans le Transtévère, une source d’huile jaillit de terre depuis l’auberge meritoria et coula pendant toute la journée en un très large flot (His diebus trans Tiberim e taberna meritoria fons olei terra exundauit, ac per totum diem largissimo riuo fluxit). (VI, 18, 34, trad. M.-P. Arnaud-Lindet, 1991, légèrement adaptée : elle laissait notamment tomber l’adjectif meritoria)

et la seconde (VI, 20, 6) lui correspond étroitement :

Quand il [Octave] entra dans Rome avec les honneurs de l’ovation (ovans Vrbem ingressus), il avait jugé bon de remettre les dettes antérieures du peuple romain, en en détruisant même les preuves écrites : en ces jours précisément une très abondante source d’huile, comme je l’ai dit plus haut, coula toute une journée depuis l’auberge meritoria (in diebus ipsis fons olei largissimus, sicuti superius expressi, de taberna meritoria per totum diem fluxit). (VI, 20, 6 ; trad. M.-P. Arnaud-Lindet, 1991, légèrement adaptée)

Une première remarque concerne la chronologie. Orose date clairement le prodige en se référant à l’ovation reçue par Octave pour son rôle en Sicile et qui eut lieu le 13 novembre 36 avant Jésus-Christ. En liant aussi étroitement dans le temps l’ovation et l’octroi de la puissance tribunitienne à vie, Orose se trompe, mais en partie seulement. En effet, en -36, l’année de l’ovation sicilienne, Octave n’était tribun que pour un an ; il devra attendre -23 pour être nommé tribun à vie.

Résumons. Dion Cassius place le prodige avant -38 ; les dates déduites par les Modernes de la Chronique de Jérôme-Eusèbe vont de -42 à -39. Si l’on suit Orose, ce serait -36. Nous ne creuserons pas davantage. La fourchette obtenue suffit amplement : c’est le début du règne d’Octave, le futur Auguste.

*

En ce qui concerne la description du prodige, Orose, comme on pouvait s’y attendre, est plus proche d’Eusèbe-Jérôme que de Dion Cassius. Avec toutefois un certain nombre d’additions intéressantes, comme va le montrer le récapitulatif ci-dessous :

Dion Cassius : de l’huile avait jailli près du Tibre.

Eusèbe-Jérôme: E taberna Meritoria trans Tiberim oleum terra erupit, fluxitque tota die sine intermissione.

Orose (1) : trans Tiberim e taberna meritoria fons olei terra exundauit, ac per totum diem largissimo riuo fluxit.

Orose (2) : fons olei largissimus […] de taberna meritoria per totum diem fluxit.

Orose n’a pas seulement introduit pour la première fois l’expression fons olei ; il est aussi le premier à avoir souligné l’importance de l’écoulement en utilisant l’adjectif largissimus. Ce n’est pas un filet d’huile qui suinte du sol : l’huile coule en quantités importantes, « à flots » dirions-nous, et toute la journée.

Comme point de départ de l’écoulement, on retrouve la taberna Meritoria, absente, on s’en souviendra, de la description, très brève il est vrai, d’un Dion Cassius, écrivant d’ailleurs en grec et s’adressant à des lecteurs qu’il jugeait peut-être peu intéressés par des détails de topographie romaine. Mais laissons ce détail en suspens pour le moment : nous aurons à le commenter longuement plus loin. Il pose en tout cas un problème, et la traductrice d’Orose dans la Collection Budé, à deux reprises, n’a pas traduit l’adjectif.

La suite du texte, que nous ne citerons pas en détail, révèle en tout cas clairement qu’à l’époque d’Orose l’interprétation chrétienne du prodige est en plein essor et qu’on est loin désormais du modeste significans Christi gratiam ex gentibus d’Eusèbe-Jérôme. Résumons simplement ce qu’Orose voit dans le prodige de l’huile. L’huile, pour lui, c’est le Christ (« l’oint », unctus) ; la meritoria taberna d’où elle s’écoule, c’est « l’Église vaste et hospitalière » (hospita largaque Ecclesia) ; la journée entière pendant laquelle elle est censée couler symbolise toute la durée de l’empire romain (per totum diem, hoc est per omne Romani tempus imperii).

On aura noté que l’interprétation d’Orose répond ainsi à la question que nous posions plus haut en lisant Eusèbe-Jérôme : la taberna dispensatrice de la grâce du Christ, c’est l’Église.

*

On ne reviendra plus ici sur des éléments développés plus haut. On sait qu’un certain nombre d’événements de la fin de la République et du début de l’Empire – celui de l’huile sortant du sol n’est que l’un d’entre eux – avaient reçu de la part des Romains de l’époque une interprétation augustéenne : la date de leur manifestation fit qu’ils furent considérés comme des signes annonciateurs de l’arrivée du grand empereur que sera Auguste. D’où le nom de « prodiges augustéens » que leur donnent les historiens modernes de l’antiquité romaine.

On sait aussi que l’empereur Auguste a été perçu par les chrétiens sous un jour extrêmement positif. Il en a été suffisamment question à propos de l’épisode de « la vision d’Octavien ». Pour les chrétiens, Auguste est celui qui a reconnu dans l’enfant quelqu’un qui lui était supérieur et qu’il devait adorer ; il passe aussi pour l’empereur qui, afin de préparer la naissance de Jésus, avait ramené la paix dans son empire.

Rien d’étonnant dans ces conditions que l’historien chrétien qu’était Orose – et précisément en VI, 20, 4, là où il développait le symbolisme de la source d’huile – ait voulu prouver « que l’empire d’Auguste avait été préparé pour la venue prochaine du Christ » (ut uenturi Christi gratia praeparatum Caesaris imperium comprobetur). Rien d’étonnant non plus dans ces conditions qu’il ait procédé – lui et ses contemporains – à ce qu’on pourrait appeler un déplacement du point d’application des anciens prodiges augustéens. Désormais ces prodiges vont porter moins sur Auguste et l’empire romain que sur le Christ et son église. Les prodiges liés à l’avènement d’Auguste – voire les événements historiques qui l’ont marqué – vont être ainsi réinterprétés par les chrétiens dans une perspective nouvelle.

Mais si Orose consacre plusieurs pages à détailler cette réorientation particulière, nulle part dans les développements qu’il consacre à « réinterpréter» les faits, il ne les relie expressis verbis à la nuit de la Nativité. L’historien connaît ses dates et sait très bien que les « prodiges » qu’il réutilise (dont celui de l’huile) ont eu lieu des décennies avant la naissance du Christ.

Mais sur ce point de la chronologie, beaucoup d’auteurs chrétiens postérieurs, qui n’avaient pas ses compétences historiques ou se souciaient moins que lui de dates, vont abandonner toute prudence critique. Le prodige de l’huile, parmi beaucoup d’autres, sera censé s’être produit lors de la Nativité.

[Plan] 

 


 

4. Des historiens et des chroniqueurs sans véritable originalité (du Ve au XIIe siècle)

 

Ce n’est toutefois pas encore le cas de tous les historiens et les chroniqueurs que nous allons maintenant évoquer rapidement. Beaucoup restent, sans véritable originalité, dans la « mouvance » de Jérôme-Eusèbe et/ou d’Orose.

 

a. Prosper d’Aquitaine (438)

Édition :

Prosperi Tironis Epitoma Chronicon ed. primum a. CCCCXXXIII [433], continuata est ad a. CCCCLV [455], dans Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi, 9. Chronicorum minorum saec. IV. V. VI. VII. Volumen I, Berlin, 1892, col. 341-485.

Pour en savoir plus :

H. Inglebert, Les Romains chrétiens face à l'histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans l'Antiquité tardive (IIIe-Ve siècles), Paris, 1996, 744 p. (Collection des études augustiniennes. Série antiquité, 145) : les p. 638-655 sont consacrées à la Chronique de Prosper d’Aquitaine. 

Un des plus anciens est Prosper d’Aquitaine (ou Prosper Tiro), né vers 390 et mort vers 463. Disciple de saint Augustin, il passe pour le premier chroniqueur à avoir poursuivi l’œuvre historique de Jérôme. Rien d’étonnant dès lors que, dans la première partie de son Epitoma Chronicum, écrit en 438, on rencontre dans le récit du règne de Caesar Augustus, qui et Octavianus, le texte suivant :

E taberna meritoria trans Tiberim oleum terra erupit fluxitque toto die sine intermissione, significans Christi gratiam ex gentibus (M.G.H., A.A., XI, 1, p. 405, éd. Mommsen, 1892)

C’est la copie fidèle du Canon d’Eusèbe-Jérôme et, comme dans le Canon, la mention du prodige de l’huile suit des notices sur la naissance d’Ovide, la mort de Cicéron, la guerre menée par Antoine contre Auguste, et est suivie par celles qui traitent de la rentrée en grâce d’Antiochus auprès d’Auguste, d’Hérode recevant des Romains Judaeorum… principatum, de la mort de Salluste. Bref, qu’il s’agisse du contenu du prodige et de son environnement textuel, on ne sort pas du Canon.

 

b. Chronique de Frédégaire (vers 640)

On a parlé plus haut de la Chronique de Frédégaire à propos du prodige des trois soleils et de celui du bœuf parlant. Son récit du règne d’Octave-Auguste, au chapitre 33 du livre II, contient une allusion au prodige de l’huile :

Trans Tibirem fluvium oleum terrae erupit, quae tota diae (sic) sine intermissione fluxit, significans Christi gratiam ex gentibus. (II, 33, éd. B. Kursch, M.G.H., Scr. Rer. Mer., vol. II, 1888, p. 55, l. 21-22)

Le chapitre 32, qui précède immédiatement, était consacré au règne de César. Il se terminait, comme Eusèbe-Jérôme qui lui sert de modèle, par les prodiges des trois soleils et du bœuf parlant. Ce groupement se retrouve souvent dans la tradition et trahit vraisemblablement un héritage lointain du Canon d’Eusèbe-Jérôme et de sa présentation.

 

c. Paul Diacre (Historia Romana) vers 760 et Landolphus Sagax (Historia Romana) (fin Xe ou début XIe siècle)

Dans le prolongement du Breviarium d’Eutrope (IVe siècle), Paul Diacre (Paulus Diaconus) écrivit au VIIIe siècle une Historia Romana qui fut à son tour continuée et étendue par celle de Landolphus Sagax, historien lombard du dernier quart du Xe siècle ou du début du XIe.

Si Eutrope n’a pas enregistré le prodige de l’huile, ce n’est pas le cas de ses deux continuateurs qui ont, pour ce faire, utilisé, de manière un peu différente d’ailleurs, les textes « fondateurs » antérieurs.

Paul Diacre

Denique cum de Oriente victor reversus esset Vrbemque triplici triumpho ingressus esset, tunc primum Augustus eo quod rem publicam auxerit, consalutatus est atque ex tunc summam rerum potestatem, quam Graeci monarchiam vocant, adeptus est. His diebus trans Tiberim de taberna meritoria fons olei e terra exundavit ac per totum diem largissimo rivo fluxit significans ex gentibus Christi gratiam. Tunc etiam circulus ad speciem caelestis arcus circa solem apparuit. Igitur cum quadragesimo secundo anno firmissimam verissimamque pacem Caesar composuisset, Christus dominus in Bethleem natus est, cuius adventui pax ista famulata est. (VII, 8 ; éd. A. Crivellucci, 1914, p. 100-101 ; cfr aussi M.G.H, A.A, II, 1879, p. 119)

Ensuite lorsqu’il revint en vainqueur d’Orient et qu’il entra dans la Ville avec les honneurs d’un triple triomphe, il fut salué pour la première fois du nom d’Auguste parce qu’il avait accru la République. À partir d’alors, il obtint tout le pouvoir, ce que les Grecs appellent la monarchie. Ces jours-là, au Transtévère, de la taberna Meritoria jaillit de la terre une source d’huile qui coula pendant toute la journée en un très large flot, symbolisant la grâce du Christ sortant des nations. Alors aussi un cercle apparut autour du soleil sous la forme d’un arc-en-ciel. Ainsi donc, lorsque, dans sa quarante-deuxième année, César eut établi une paix très solide et très réelle, le Christ Seigneur naquit à Bethéem et, à son arrivée, la paix était générale. (trad. personnelle)

Landolphus sagax

Taurus, Cesaris prefectus, totam pene Siciliam ferro pertemptatam conterritamque in fidem recepit. Quadraginta et quattuor legiones sub unius tunc imperio Caesaris erant. Milites, multitudine ferociores, quosdam pro accipiendis agris tumultus excitaverunt. Sed Caesar animo ingens biginti milia militum exauctorauit, triginta milia seruorum dominis restituit, sex milia, quorum domini non extabant, in crucem egit. Ouans urbem ingressus, ut in perpetuum tribunicie potestatis esset, a senatu decretum est. His diebus trans Tiberim e taberna meritoria fons olei terra exundauit ac per totum diem largissimo riuo fluxit. Antonius vero postquam Araxim transmisit, omnibus undique malis circumuentus, uix tandem Antiochiam cum paucis rediit. (VII, 6 ; éd. A. Crivellucci, t. I, p. 181 ; cfr aussi M.G.H., A.A., II, 1879, p. 293)

Taurus, préfet de César, reçut la soumission de presque toute la Sicile éprouvée par les armes et frappée de terreur. Quarante-quatre légions étaient alors sous le commandement du seul César. Les soldats, plus hardis du fait de leur grand nombre, provoquèrent des troubles pour se voir assigner des terres. Mais César, remarquable de courage, congédia vingt mille soldats, rendit trente mille esclaves à leurs maîtres et en crucifia six mille dont les maîtres ne se manifestaient pas. Quand il entra dans Rome avec les honneurs de l’ovation, le Sénat lui conféra par décret la puissance tribunitienne à vie. Ces jours-là, dans le Transtévère, de la taberna Meritoria jaillit de la terre une source d’huile qui coula pendant toute la journée en un très large flot. Quant à Antoine, après avoir traversé l’Araxe, assailli de toutes parts par toute sorte de maux, il finit par revenir difficilement à Antioche avec peu d’hommes. (trad. personnelle, à partir de celle de M.-P. Arnaud-Lindet, du passage d’Orose)

Chez Paul Diacre, la notice sur le prodige de l’huile suit celle d’Eusèbe-Jérôme (cfr le significans ex gentibus Christi gratiam, typique de la Chronique), tandis que Landolphe utilise presque textuellement Orose (VI, 18, 32-34 et 19, 1) à qui sont notamment empruntés les détails sur les soldats de César, les esclaves rendus à leurs propriétaires ou mis en croix,  les difficultés militaires d’Antoine.

Élément à relever aussi : le prodige solaire, mentionné par Paul avec celui de l’huile, n’est pas celui des « trois soleils », mais celui d’un halo autour de l’astre, qu’on ne trouve pas chez Eusèbe-Jérôme, mais chez Orose. Les auteurs ne restent manifestement pas fidèles à une source : le panachage est permis.

* Les trois auteurs, Eutrope, Paul Diacre et Landolphe, sont publiés dans les M.G.H., A.A., II (1879) : Eutropi Breviarium ab urbe condita cum versionibus Graecis et Pauli Landolfique additamentis : I. De Eutropi Breviarium - II. De Pauli Historia Romana - III. De fontium notis Breviario et Pauli Historiae Romanae adiectis - IIII. De Landolfi Sagacis Historia Romana.

* Voir aussi : Pauli Diaconi Historia romana a cura di Amedeo Crivellucci, Rome, 1914, 305 p. (Fonti per la storia d'Italia, 51) et Landolfi Sagacis Historia Romana a cura di Amedeo Crivellucci, Rome, 2 vol., 1912-1913 (Fonti per la storia d'Italia, 49-50).

 

d. Adon de Vienne et Fréculphe de Lisieux (IXe siècle)

Au IXe siècle, deux auteurs de chroniques universelles ont eux aussi accueilli le « prodige de l’huile », mais leurs mentions n’offrent pas un grand intérêt.

Adon de Vienne, qui occupa le siège épiscopal de Vienne (en Lotharingie) de 850 à sa mort en 874, écrivit notamment un Chronicon sive Breviarium chronicorum de sex mundi aetatibus de Adamo usque ad annum 869. Il termine son aperçu du cinquième âge du monde (col. 74-76 du tome 123 de P.L., 1852), en reprenant textuellement le texte d’Orose (VI, 20, 4-9), pour la description du prodige de l’huile et pour l’interprétation chrétienne. Nous ne le transcrirons pas.

Fréculphe (ou Fréculfe), évêque de Lisieux de c. 820 à 850 et auteur d’une chronique universelle en deux tomes a déjà été présenté plus haut, à propos du prodige du bœuf parlant. Le prodige de l’huile apparaît dans deux chapitres successifs du tome I (le XIII et le XIV). Les différences de formulation et de contexte permettent facilement d’identifier les modèles.

Le premier texte propose le trio de prodiges (les trois soleils, l’huile et le bœuf parlant), qui tend à devenir « classique ».

Quibus diebus tres Romae simul soles exorti sunt, sed paulatim in eumdem orbem coierunt (ut supra diximus). Ex taberna meritoria trans Tiberim oleum erupit, fluxitque tota die sine intermissione. Inter caetera vero portenta quae tunc facta sunt toto orbe, bos locutus est in suburbano Romae, dicens ad arantem : Frusta se urgeri, non frumenta, sed homines in brevi defuturos. (Chronicon, I, XIII, P.L., t. 106, 1864, col. 1101 A-B)

Ces jours-là trois soleils apparurent en même temps à Rome, qui peu à peu se réunirent en un seul et même disque (comme nous l’avons dit plus haut). De la taberna meritoria dans le Transtévère surgit de l’huile qui coula toute la journée sans interruption. Et, parmi tous les autres prodiges qui se produisirent alors dans tout l’univers, il y eut un bœuf qui parla dans une propriété près de Rome, disant au laboureur : « C’est inutilement que tu me presses ; ce ne sont pas les blés, mais les hommes qui feront sous peu défaut. » (trad. personnelle)

Ce trio est encadré d’autres notices en une organisation qui désigne comme modèle la Chronique d’Eusèbe-Jérôme. Mais, assez curieusement, le membre de phrase significans Christi gratiam ex gentibus, très caractéristique d’Eusèbe-Jérôme, a disparu.

     Le second texte de Fréculphe contient très clairement une citation d’Orose. Comme celle d’Adon de Vienne, elle est tirée du livre VI du Contra Paganos, mais pas du même chapitre (ici c’est le 18, 34, qui est utilisé ; chez Adon, c’était le 20, 4-9), ce qui explique probablement sa brièveté et l’absence de toute interprétation chrétienne :

Ovans Vrbem ingressus, ut in perpetuum tribunitiae potestatis esset, a senatu decretum est. His diebus trans Tiberim e taberna meritoria fons olei terra exundavit, ac per totum diem largissimo rivo fluxit. (Chronicon, I, XIII, P.L., t. 106, 1864, col. 1104 B-C)

Lors de son entrée dans la Ville, le sénat décreta qu’il jouirait de la puissance tribunitienne à vie. Ces jours-là, au-delà du Tibre de la taberna meritoria de l’huile sortit de terre et coula pendant toute la journée en une rivière très large. (trad. personnelle)

Quoi qu’il en soit, on retrouve toujours les mêmes sources, directes ou indirectes, Orose et Eusèbe-Jérôme, ou un mélange des deux. C’est sans véritable intérêt pour nous.

 

e. Ekkehard d’Aura (vers 1100) – Chronicon Wirziburgense

G. Waitz (éd.), Ekkehardi Uraugensis chronica, dans G. H. Pertz et alii (éd.), M.G.H., S.S., VI : Chronica et annales aevi Salici, Hanovre, 1844, S. 1–267.

Ekkehard d’Aura (Eccehard - Ekkehardus Uraugiensis), mort en 1126, était l’Abbé du monastère d’Aura (près de Bad Kissingen en Bavière). Moine bénédictin et chroniqueur, il passe pour l’auteur du Chronicon Wirziburgense, si l’on en croit l’édition des M.G.H., S.S., VI, 1844 (Chronicon Wirziburgense auctore, ut videtur, Ekkegardo).

Au tout début de cette chronique (p. 17, lignes 14ss, de l’édition G. Waitz), dans un bref résumé de l’histoire d’Auguste (inspiré par l’Historia Romana de Paul Diacre, d’après l’éditeur), on trouve le prodige de l’huile :

Postquam Octavianus victor ab oriente Romam rediit, tunc primum Augustus consalutatur, eo quod publicam rem auxerit ; quam ex eo 44 annos solus obtinuit ; antea enim 12 annos cum Antonio et Lepido regnavit. Hujus temporibus die natali Domini trans Tyberim de taberna meritoria fons olei per totum diem e terra fluxit. Hic erga cives clementissimus, in amicos fidus exstitit ; quorum praecipui erant Mecenas ob taciturnitatem, Agrippa ob modestiam laborisque pacientiam. Diligebat praetera Virgilium Flaccumque poetas, etc.

Après son retour d’Orient à Rome en vainqueur, Octavien fut pour la première fois salué du nom d’Auguste, parce qu’il avait accru (augere-augustus) la république. À partir d’alors, il détint à lui seul l’état pendant 44 années ; précédemment en effet il avait régné avec Antoine et Lépide. C’est à cette époque, le jour de la Naissance du Seigneur, qu’au Transtévère, depuis la taberna meritoria une source d’huile coula du sol pendant toute la journée. Auguste était très clément envers les citoyens et fidèle à ses amis. Les principaux d’entre eux étaient Mécène à cause de sa discrétion, et Agrippa, à cause de sa modestie et de son aptitude au travail. (trad. personnelle)

Cette chronique, on l’aura remarqué, contenait très peu d’informations sur Auguste, mais la présence du prodige de l’huile prouve l’importance qu’on y attachait. Un autre intérêt de la citation est qu’elle relie expressis verbis le prodige de l’huile à la Nativité. On se souviendra en effet que les chroniqueurs analysés jusqu’ici ne semblaient pas avoir bouleversé l’ancrage chronologique de leurs modèles, Eusèbe-Jérôme et Orose, lesquels plaçaient tous les deux le prodige dans les dernières décennies de la République, même si on pouvait observer un certain flottement entre César et Auguste (fin du règne de César, début de celui d’Auguste). Ce changement, presque imperceptible ici, est d’importance, et la suite le montrera à l’évidence.

 

f. Cronica pontificum et imperatorum Tiburtina (vers 1200)

On citera encore une chronique anonyme écrite vers 1200 et donc très postérieure à celle d’Ekkehard : la Cronica pontificum et imperatorum Tiburtina, éditée par O. Holder-Egger dans les Monumenta Germaniae Historica, S.S., XXXI, Hanovre, 1903, p. 226-265.

Comme le Chronicon Wirziburgense, cette chronique commence par une brève allusion au règne d'Auguste, « qui régna 14 ans après la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ » (l. 19-20). Le rédacteur se borne à épingler en vrac quelques aspects positifs et négatifs de son règne. Qu’on en juge : Auguste ramena la paix dans le monde ; il avait coutume de coucher inter XX catamitos totidemque puellas « avec douze mignons et autant de prostituées » ; il n’avait pas beaucoup d’amis mais était très constant dans ses amitiés ; il déclara avoir trouvé une ville de briques et en avoir laissé une de marbre ; alors qu’il avait vécu dans le vice, il sévit très lourdement contre l’immoralité.

Vient alors un dernier paragraphe, contenant trois notices manifestement reprises à une autre source que le texte précédent :

His diebus transactis de taberna meritoria fons olei exundavit ac per totum diem largissimo rivo fluxit ; et Aurelius cepit regnare in Iudea ; tunc etiam circulus ad speciem celestis arcus circa solem apparuit. (p. 228, l. 36 - p. 229, l. 2)

Après ces jours-là, de la taberna meritoria sortit une source d’huile, qui coula pendant toute la journée en très grande abondance ; Aurelius commença à régner en Judée ; alors aussi un cercle, ressemblant à un arc-en-ciel, apprut autour du soleil. (trad. personnelle)

La seconde information, qui fait allusion au remplacement d’Hérode, est erronée : il faut lire Archelaus au lieu d’Aurelius. Les deux notices de prodiges qui l’entourent nous sont familières. Concernant l’huile et le cercle autour du soleil, elles sont toutes les deux mises en relation avec le règne d’Auguste en général, sans mention explicite de la Nativité du Christ.

 

g. Chronicon ab origine mundi, de Robert Abolant (mort en 1212)

Avant de terminer, il faut encore dire un mot d’une chronique universelle en prose qui figure dans un manuscrit de Douai (Bibl. Mun., 800) et sur laquelle J. Leeker a attiré l’attention (La présence des auteurs classiques dans l’historiographie des pays romans [XIIIe au XVe siècles], dans Classica et Mediaevalia, t. 47, 1996, p. 328-331). Elle n’a pas encore fait l’objet d’une édition critique. Il s’agit du Chronicon ab origine mundi de Robert Abolant, un moine prémontré mort à Auxerre en 1212.

Il donne sur Auguste des renseignements peu nombreux. Pour reprendre les mots de J. Leeker (p. 329), « on apprend qu’il fut le second empereur, le neveu de César, un homme très beau, clément et intéressé à la culture, que Virgile et Horace vécurent de son temps…, que le Christ naquit pendant son règne… et qu’à la naissance du Christ, une fontaine de pétrole jaillit à Rome».

La citation qui suit

Trans Tyberim oleum erupit a terra, fluxit tota die sine intermissione, significans Christi gratiam in gentibus effundendam (fol. 13r°).

indique clairement comme modèle Eusèbe-Jérôme, amputé toutefois de son début (e taberma meritoria) et complété d’un effundendam. Au bout de près de huit siècles de transmission, ces légères modifications n’ont rien pour surprendre.

 

h. Cronichetta d’Amaretto Mannelli (vers 1360)

Avançons encore dans le temps avec un dernier exemple, signalé également par J. Leeker, dans son article de 1996 (pp. 333-336 ; cfr plus haut). Il s’agit cette fois d’une chronique universelle en italien (Cronichetta), écrite probablement vers 1360 et éditée dans le volume de D.M. Manni, Cronichette antiche di varj scrittori del buon secolo della lingua toscana (Florence 1733, p. 1-124).

L’histoire de Rome, de Romulus à Théodoric, est traitée rapidement dans les pages 45 à 123. À la page 101, à propos d’Auguste et de la naissance du Christ sous son règne, on découvre sans détails particuliers la mention des miracles qui auraient marqué l’évènement : la fontaine d’huile, l’écroulement du Temple de la Paix et la vision d’Auguste.

Nous sommes dans la seconde moitié du XIVe siècle, à l’époque donc de Jean d’Outremeuse. On ne peut qu’être frappé par le peu d’originalité de ces chroniqueurs. On aura intérêt à se tourner vers d’autres genres littéraires.

Nous commencerons par un prédicateur.

[Plan] 

 


 

5. Nicolas de Clairvaux (Sermons de Noël, vers 1150)

 

Nicolas de Clairvaux est un moine bénédictin qui entra à l'abbaye cistercienne de Clairvaux en 1145 ou en 1146, et devint l'un des secrétaires de saint Bernard. Il fut toutefois expulsé de Clairvaux en 1151, pour avoir utilisé sans autorisation le sceau de l'abbé. Il est l'auteur de lettres (P.L., t. 196) et de sermons (P.L., t. 184). Nous avons conservé de lui trois sermons de Noël (Sermones tres in nativitate Domini) et le lien avec la Nativité est très clairement affirmé dans le premier d’entre eux.

Ce sermon (Sermo 1 ; P.L., t. 184, 1879, col. 827-832) se présente comme une exégèse d’un vers du Cantique des Cantiques (1, 2) : Oleum effusum nomen tuum. Le prédicateur illustre son sujet en faisant appel au prodige de l’huile, qui est évidemment interprété comme un présage chrétien.

Dans son introduction, l’auteur fait allusion avec emphase à un certain nombre de phénomènes qui se manifestèrent à la naissance du Christ. Fiunt mirabilia in caelo sursum et in terra deorsum (col. 827). En ce qui concerne les cieux, mise à part l’étoile des Mages sur laquelle il glose abondamment, il reste très vague. En ce qui concerne les phénomènes terrestres, il évoque très rapidement le prodige de l’huile et l’effondrement du temple de l’Éternité.

Dans la conclusion, revenant sur les événements censés avoir accompagné la naissance du Christ, Nicolas approfondit le motif de l’huile :

[…] pax inaudita a seculo regnat, universus orbis ad censum describitur, rivus olei de terra prosudat, et in divitem venam liquor sanctificatus ebullit. Quid est hoc, nisi quia vera pax in terra apparuit ; nisi quia ad supernum regnum cives ascribuntur ; nisi quia fons misericordiae de Virgine emanat ? (col. 831)

[…] une paix sans précédent règne depuis un siècle, la population de la terre entière est recensée, un ruisseau d’huile sort de terre et le liquide sanctifié jaillit en un flot abondant. Pourquoi tout cela ? Si ce n’est parce qu’une paix véritable est apparue sur terre, parce que les citoyens sont inscrits pour le royaume céleste, parce que une source de miséricorde sort de la Vierge ? (trad. personnelle)

L’huile, continue Nicolas, lucet, pascit et ungit : Idem facit Christi nomen [...] (col. 831). Bref, pour lui, la venue du Christ dans le monde et son action salvatrice parmi les hommes trouvent ainsi leur expression imaginée dans le vers oleum effusum nomen tuum et dans le surgissement de la source d’huile, qui le symbolise. La paix, qui régnait alors dans le monde, le recensement, la fontaine de miséricorde font partie du plan divin du salut (cfr R. Wenzel-Beck, Augustus, 2002, p. 112, pour une analyse plus détaillée encore).

Quoi qu’il en soit de cette interprétation, dans ce sermon de 1150 environ, on observe très clairement le déplacement dans la nuit de Noël d’un prodige daté jusqu’alors de la fin du règne de César ou du début du pouvoir d’Octave, une quarantaine d’années plus tôt.

Ce n’est toutefois pas l’attestation la plus ancienne de ce rattachement à la Nuit de Noël, puisque nous en avons déjà rencontré une dans le Chronicon Wirziburgense d’Ekkehard d’Aura, daté des environs de 1100 (plus haut). Le nouvel ancrage chronologique se rencontrera de plus en plus souvent dans la suite, sans jamais faire disparaître complètement l’ancrage primitif. Un motif ne se développe pas d’une manière strictement linéaire dans une tradition : cette dernière a peut-être un tronc unique au départ, mais elle comporte plusieurs branches.

Cette remarque nous permettra d’introduire dans la discussion la vision des Mirabilia urbis Romae dont les premières manifestations datent précisément du milieu du XIIe siècle.

 

[Plan] 

 


 

6. Les premiers Mirabilia urbis Romae et la topographie de la zone (milieu du XIIe siècle)

 

Il s’agit des Mirabilia primitifs, rencontrés plus haut à propos de la vision d’Octavien. Leur version ne manque pas d’intérêt, parce que le rédacteur décrit le prodige de l’huile sous une forme très simple et l’intègre dans un contexte topographique très précis.

Le chapitre XXXI, présentant le Transtévère, contient le texte suivant :

Trans Tiberim, ubi nunc est Sancta Maria, fuit templum Ravennantium, ubi terra manavit oleum tempore Octaviani imperatoris, et fuit ibi domus Meritoria, ubi merebantur milites qui gratis serviebant in senatu. (Mirabilia, XXXI, éd. Valentini-Zucchetti, Codice topografico, III, 1946, p. 65)

Dans le Transtévère, où s’élève aujourd’hui Sainte-Marie [= l’église de Santa Maria in Trastevere], il y avait jadis le Templum Ravennantium, où, à l’époque de l’empereur Octavien, de l’huile coula du sol. Il y avait également là la domus Meritoria, où étaient hébergés les soldats qui étaient mis gratuitement à la disposition du sénat.

Pour bien interpréter la notice, quelques informations préalables sur la méthode de travail des rédacteurs des Mirabilia peuvent être utiles.

*

Soucieux de relier la Rome chrétienne à son lointain passé, ces rédacteurs ont l’habitude de mettre les constructions antiques en rapport avec les églises médiévales. Leurs tentatives d’identification s’appuient sur les textes antérieurs, sur les ruines nombreuses à leur époque, sur les noms de lieux, sur la tradition orale, sur le souvenir qu’eux-mêmes et leurs contemporains conservaient des constructions encore visibles ou disparues.

Ce n’est pas un travail totalement vain. On sait par exemple combien la toponymie peut être utile dans la mesure où les noms de lieux conservent souvent le souvenir de réalités disparues depuis longtemps. Mais en fait, les analyses des topographes et des archéologues modernes montrent qu’il est toujours délicat, et parfois même impossible, d’en retirer des informations valables.

Cela étant dit, voyons ce que peut apporter la notice qui vient d’être citée.

*

La description, relativement « sèche », semble simple. Mais comment l’interpréter ?

Très significative est l’opposition des temps (indicatif présent et indicatif parfait) dans la désignation des monuments : à l’emplacement actuel (ubi nunc est) de l’église de Santa Maria in Trastevere s’élevaient jadis (fuit) deux constructions antiques qui, à l’époque du rédacteur ou de sa source, avaient manifestement disparu : le Templum Ravennantium, dont il n’a jamais été question jusqu’ici dans notre étude, et la domus Meritoria, qui doit correspondre à la taberna Meritoria, déjà rencontrée plusieurs fois.

À l’époque du rédacteur, l’église de Sancta Maria est manifestement la construction la plus importante de la zone, ce qui en fait une référence topographique claire et évidente pour la localisation des deux réalités romaines, ici évoquées avec leur caratéristique propre : le templum est l’endroit du prodige de l’huile, la domus, un lieu réservé à des soldats.

Mais quel rapport topographique précis existait-il entre l’église médiévale, le Templum et la domus. Les deux derniers cités sont des bâtiments différents (fuit Templum… et fuit domus), mais s’élevaient-ils sur le site de l’église ? Ou plus largement sur celui du Transtévère ?

En d’autres termes, faut-il comprendre : « Au Transtévère (et le Transtévère est la région de Rome où s’élève aujourd’hui l’église de Sancta Maria), on trouvait jadis le Templum et la domus » ou bien : « à l’endroit du Transtévère où s’élève aujourd’hui l’église, on trouvait jadis le Templum et la domus », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Ce type d’ambiguïté n’est pas rare dans les notices des Mirabilia. Mais le fait est que la suite de la tradition a identifié l’église, non pas avec le bâtiment des Ravennates, mais avec la taberna/domus Meritoria.

Quoi qu’il en soit, c’est au Transtévère, et plus précisément sur le site du Templum Ravennantium, qu’« à l’époque d’Octavien de l’huile coula du sol » (terra manavit oleum). Cette formule, dans sa simplicité et sa brièveté, correspond fort bien au texte grec de Dion Cassius. Elle n’a pas été affectée par les développements ultérieurs, qui, d’un peu d’huile au point de départ chez Dion Cassius, feront progressivement état (a) d’une « source d’huile » (fons olei), (b) « qui coule une journée entière » (tota die sine intermissione), parfois même (c) « à très larges flots » (largissimo riuo). Elle n’affiche aucun élément qui pourrait se rattacher à cette gradation imposante. Elle n’est pas davantage riche en précisions chronologiques : l’affaire s’est passée « sous l’empereur Octavien » (tempore Octaviani imperatoris), sans mention d’un consul quelconque ou d’une année régnale. On n’y retrouve en outre aucune trace des interprétations chrétiennes qui furent données au prodige de l’huile dès Eusèbe-Jérôme.

*

Intéressons-nous maintenant aux deux bâtiments anciens disparus.

Nous connaissons déjà plusieurs choses. D’abord que le Templum, en tout cas dans l’esprit du rédacteur, est autre chose que la domus. Ensuite que ces deux bâtiments n’existaient plus comme tels à l’époque des rédacteurs, mais que leur souvenir avait été conservé. En troisième lieu, que l’huile est censée sortir du sol, non pas dans la domus Meritoria, comme semblaient l’affirmer les témoins analysés jusqu’ici, mais dans le Templum Ravennantium, inconnu de ces mêmes témoins.

Que peut bien être ce Templum Ravennantium ?

Pour le comprendre, il faut d’abord rappeler que les Romains du Moyen Âge voyaient très facilement les restes d’un ancien templum dans toute ruine relativement imposante. On ne s’étonnera pas dans ces conditions que le Templum Ravennantium des Mirabilia soit identifié aux castra Ravenna(n)tium, bien connus des archéologues. C’était un camp militaire (castra) où étaient installés les marins de la flotte impériale de Ravenne, détachés dans la capitale pour des tâches spéciales où ils excellaient, comme par exemple organiser des naumachies ou tendre sur les théâtres et les amphithéâtres des voiles destinés à protéger les spectateurs des rayons du soleil (L. Richardson, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore, 1992, p. 79, s.v° ; Cl. Lega, Castra Ravennatium, dans LTVR, t. I, Rome, 1993, p. 254-255). Il y avait d’ailleurs dans le Transtévère, sous Auguste, un emplacement réservé aux naumachies. Les castra Ravenna(n)tium devaient être leur caserne. On notera qu’un autre détachement de marins, de la flotte impériale de Misène cette fois, avait son camp dans les environs du Colisée : il s’appelait castra Misenatium.

Si, dans les Mirabilia urbis, le cas du Templum Ravennantium est apparemment simple à interpréter, celui de la domus/taberna Meritoria l’est moins, même si la notice livre une sorte de définition du bâtiment.

On peut difficilement mettre en doute l’existence de ce bâtiment. Comme celle d’un camp de marins au Transtévère, celle d’un bâtiment (domus ou taberna qualifiée de meritoria), a beaucoup de chances d’être ancienne.

Mais l’interpréter est plus délicat. C’est que la définition donnée par l’auteur médiéval, pour précieuse qu’elle soit, ne peut être recoupée par aucun texte de l’antiquité romaine. La traduction donnée plus haut l’est sous forme d’hypothèse. Nous avons supposé que la taberna meritoria aurait été un bâtiment abritant les militaires chargés de la protection du sénat et des sénateurs, une sorte de caserne en quelque sorte. En latin, le verbe mereri (avec ou sans le complément stipendia) signifie « être soldat ».

Nous verrons que d’autres auteurs médiévaux (par exemple Guillaume le Clerc de Normandie ou Ptolémée de Lucques) interpréteront les choses un peu différemment et feront de cette domus/taberna Meritoria une sorte d’hôpital pour les vieux soldats, voire un lieu de débauche. Mais en fin de compte, la fonction exacte de la construction est ici relativement accessoire (cfr G. De Spirito, Taberna meritoria, dans LTVR, t. V, Rome, 2000, p. 9-10).

*

Ainsi, plusieurs constatations se dégagent de l’examen de cette notice du milieu du XIIe siècle. D’abord, elle prolonge ce que les textes les plus anciens nous ont appris sur le prodige de l’huile ; ensuite – détail important – elle ne contient aucun des développements chrétiens qui entourèrent assez tôt l’événement (Eusèbe-Jérôme et Orose) ; enfin elle ne fait pas la moindre allusion aux prodiges qui apparaissent, très tôt aussi, liés à celui de l’huile, comme les trois soleils, ou le cercle autour du soleil, ou encore le bœuf parlant à son laboureur. En d’autres termes, le modèle suivi ici par le rédacteur du milieu du XIIe siècle reflète une version certainement très ancienne et qui s’est conservée, sans avoir été « contaminée » par les interprétations chrétiennes remontant pourtant au Ve siècle, sinon plus tôt encore.

Au vu de ce dossier, il ne semble pas faire de doute qu’aux alentours des années 40-36 avant Jésus-Christ, le Transtévère, et plus précisément la zone des Castra Ravenna(n)tium et de la domus/taberna Meritoria, a été le site d’un événement inhabituel : un liquide surgissant du sol et qui a été pris pour de l’huile. Le fait a été considéré comme un prodige, et, post eventum bien évidemment, interprété de différentes manières : il aurait ainsi annoncé le règne d’un grand empereur ou la naissance du Sauveur. Mais de ces interprétations, la version primitive des Mirabilia urbis Romae n’a conservé aucune trace. Ce ne sera pas le cas des œuvres postérieures connues pour l’avoir utilisée.

Appendice : Remarques linguistiques sur l’adjectif meritorius

La première remarque à faire est que l’adjectif meritorius, relativement peu courant en latin classique, signifie « qui rapporte un salaire, qui procure un gain », et avec un sens très voisin, « qu’on loue », un objet « loué » pouvant évidemment « rapporter quelque chose ». La salutatio matinale du client à son patron est qualifiée par Sénèque (Ben., XIV, 3) de meritoria, parce que le patron donne alors à son client de l’argent ou de la nourriture : la visite est intéressée. Chez Suétone (Caligula, XXXIX, 1), l’empereur réquisitionne pour ses transports personnels toute une série de meritoriis uehiculis, des « voitures de louage ». Pline le Jeune (Epist., II, 17, 26) considère comme une grande commodité les bains publics (balinea meritoria). L’adjectif se rencontre parfois substantivé, comme dans les Philippiques de Cicéron (II, 105), qui, évoquant un lieu peu honorable, signale que l’on y rencontrait « des enfants nés de parents libres confondus avec des gitons à gages, et des prostituées avec des mères de famille (ingenui pueri cum meritoriis, scorta inter matres familias uersabantur), ou comme chez Juvénal (Sat., III, 234), qualifiant de meritoria (neutre pluriel) « des bâtiments ou des appartements qu’on loue ». Le Digeste d’Ulpien (XVII, 2, 52, 15) utilise meritoria (neutre pluriel) pour désigner une « taverne », et chez Firmicus Maternus (Mathesis, VI, 30, 10), meritorium, au neutre singulier cette fois, a le sens de « maison de débauche ». Mais cet excursus lexical ne nous aide guère à comprendre ce que pouvait être cette taberna meritoria d’Orose, qui n’a suscité aucune correction dans la tradition manuscrite. Chez Suétone, Claude, XV, 13, l’expression scorta meritoria désigne « des prostitué(e)s » ; chez Suétone, César, 57, 2, meritoria raeda désigne « une voiture de louage ».

Selon R. Wenzel-Beck (Augustus, 2002, p. 108, 320), l’expression taberna meritoria ne se rencontre dans la littérature ancienne que chez Valère-Maxime, I, 7, 10 Ext., où elle désigne une auberge (apparemment peu sûre) sans aucune connotation militaire. Elle renvoie au TLL, VIII 843, 47ss : meritorius = qui mercedem meret ; pertinet ad aedificata.

 

[Plan] 


 

7. Martin d’Opava (milieu du XIIIe siècle)

 

Comme l’indique son titre (Chronicon Pontificum et Imperatorum), l’ouvrage de Martin d’Opava, qui écrivait au milieu du XIIIe siècle et qui se présente comme « pénitencier et chapelain du pape Clément IV (1265-1268) », est essentiellement consacré aux papes et aux empereurs. Cette Chronique, éditée par L. Weiland (M.G.H., S.S., XXII, Hanovre, 1872, p. 377-475), diffère toutefois des chroniques examinées plus haut et qui s’étaient développées dans la mouvance d’Eusèbe-Jérôme et/ou d’Orose.

C’est que Martin d’Opava, à la différence des autres chroniqueurs, a été influencé par la tradition des Mirabilia Romae. Il l’a largement utilisée au début de son œuvre, dans la présentation synthétique qu’il donne de Rome et de son histoire, et tout particulièrement dans sa description générale de la ville. Rien d’étonnant dès lors qu’on rencontre chez lui un texte qui corresponde à celui qui vient d’être présenté :

Item ad Sanctam Mariam trans Tyberim fuit templum Ravennancium, et fuit domus meritoria, ubi merebantur milites qui gratis serviebant senatui. (éd. L.Weiland, 1872, p. 402)

Près de Sainte-Marie du Transtévère s’élevaient le templum Ravennancium ainsi que la domus meritoria, où étaient hébergés les soldats qui étaient gratuitement au service du sénat. (trad. personnelle)

Mais en partie seulement, car on n'y retrouve pas trace du prodige de l’huile, bien présent pourtant dans les Mirabilia anciens. Mais il ne faudrait pas conclure trop vite que Martin ne connaissait pas le motif. Il en fait en effet mention quelques pages plus loin, non plus dans la description de Rome qui servait en quelque sorte d’introduction générale, mais au début de sa première partie consacrée aux Pontifices.

Cette section commence assez naturellement par l’évocation  de la naissance du Christ, le premier des pontifes. Il naquit « en l’an 42 du règne d’Auguste, à Bethléem en Judée, de la Vierge Marie ». Et ce jour-là, continue Martin, fut marqué par des prodiges, au nombre de trois :

Hoc ipso die quo natus fuit trans Tiberim de taberna emeritoria fons olei e terra manavit ac per totum diem largissimo rivo fluxit. Tunc etiam circulus ad speciem celestis archus circa solem apparuit. Tunc etiam statim ut virgo peperit, illa statua aurea corruit, quam in Romuliano palacio Romulus posuerat dicens : Non cadet, donec virgo pariat. (éd. L. Weiland, 1872, p. 408)

Le jour de sa naissance, au Transtévère, de la taberna emeritoria sortit du sol une source d’huile qui coula toute la journée en un flot très abondant. Alors aussi un cercle apparut autour du soleil sous forme d’un arc en ciel. Alors aussi dès que la Vierge eut accouché, s’effondra cette statue d’or que Romulus avait placée dans son palais en disant : ‘elle ne tombera que lorsqu’une vierge enfantera’. (trad. personnelle)

On n’est plus ici dans la tradition des Mirabilia, mais dans le courant souvent rencontré précédemment et qui combinait le regroupement des prodiges et leur réinterprétation chrétienne. La domus meritoria du premier texte (p. 402) est devenue dans le second (p. 408) une taberna accompagnée d’un adjectif emeritoria, légèrement différent du meritoria habituel, ce qui ne change pas grand-chose.

Il est plus important de relever que le prodige de l’huile est censé s’être produit lors de la Nativité, et qu’il est cité à côté de celui du halo (arc-en-ciel) autour du soleil et celui de l’effondrement de la statue de Romulus, laquelle bénéficiait d’un présage conditionnel d’éternité. Ce trio de prodiges nous est familier.

Dans la Chronique du pénitencier de Clément IV, les deux courants sont donc bien présents, à quelques pages de distance mais dans des sections différentes. Martin d’Opava a changé de source, mais sans se préoccuper d’harmoniser sa rédaction. Les deux passages ne se sont pas influencés ; a fortiori ils n’ont pas fusionné.

Ainsi donc, pour ce qui est du prodige de l’huile, nous pensons avoir mis en évidence l’existence au sein de la tradition de deux courants différents qui semblent avoir évolué pendant assez longtemps d’une manière relativement indépendante, avant, sinon de fusionner, en tout cas d’avoir été intégrés dans une même œuvre, la Chronique de Martin d’Opava.

[Plan] 

 


 

8. Un témoin du XIIe siècle : Pierre le Mangeur

 

Le pénitencier de Clément IV nous a conduits au milieu du XIIIe siècle. Revenons un peu en arrière pour examiner, sur le prodige de l’huile, quelques témoignages intéressants du XIIe siècle.

Et d’abord, celui de Pierre le Mangeur (en latin Petrus Comestor), le grand théologien et professeur du XIIe siècle, qui participa activement, notamment par son Historia Scholastica, au mouvement visant à « fonder la réforme morale du clergé et du peuple sur l'étude de la Bible et la prédication ». Nous l’avons déjà rencontré plus haut.

Cette Historia n’a pas encore fait l’objet d’une édition critique intégrale. Dans la Patrologie Latine (t. 198, 1855), le chapitre 5, consacré à la « Naissance du Sauveur » (De nativitate Salvatoris), se prolonge par une brève additio, un ajout probablement apporté anonymement au texte de Pierre, à une date qui n’est pas précisée. Mais cet ajout ne manque pas d’un certain intérêt pour nous :

Romae templum pacis corruit, fons olei erupit, Caesar praeceperat ne quis eum divum vocaret (P.L., t. 198, col. 1540 C).

À Rome le temple de la Paix s’effondra, une source d’huile se mit à couler, César avait interdit qu’on l’appelât dieu. (trad. personnelle)

parce qu’il rassemble, en une formule très brève, trois prodiges bien connus : l’effondrement du temple de la Paix/Éternité, la source d’huile et la vision d’Octavien. Leur place dans le chapitre 5 permet de penser qu’ils sont étroitement liés à la Naissance du Sauveur.

De leur présence, un commentateur récent, R. Wenzel-Beck (Augustus, 2002, p. 110, n. 329), pense pouvoir déduire que « Petrus Comestor suit aussi la tendance de faire apparaître ces événements extraordinaires comme des prodiges chrétiens. » Ce serait vrai si cette additio était bien de la plume de Pierre le Mangeur. Mais on n’en est pas sûr. Telle qu’elle se présente, elle s’intègre difficilement au texte du chapitre, ne serait-ce que pas le style. Elle pourrait fort bien être due à un continuateur ou à un copiste désireux de « combler » ce qu’il estimait être une lacune du texte du Magister Historiarum.

[Plan] 

 


 

9. Un autre témoin du XIIe siècle : Godefroi de Viterbe

 

Le cas de Godefroi de Viterbe, un autre témoin du XIIe siècle, est plus intéressant. Cet auteur est déjà intervenu à plusieurs reprises dans le présent article, notamment dans la discussion du prodige des trois soleils (où il a fait l’objet d’une présentation générale) et dans celle de la vision d’Octavien. Rappelons qu’il a publié en 1183 le Speculum regum en vers latins, une œuvre marginale qui est simplement un résumé d'histoire, et, un peu avant sa mort à Viterbe en 1191, son œuvre majeure, le Pantheon, qui est une histoire universelle en vers latins. Le Speculum regum est accompagné d’un commentaire en prose, qui ne peut pas être attribué à Godefroi lui-même et qui est plus tardif.

Nous avons aussi rencontré et utilisé le Pantheon dans un autre article (FEC, 27, 2014, p. 41-44), à propos de « la grande statue du Capitole » (Maxima… Capitolica… imago), qui, malgré ses défauts de construction, faisait l’objet d’une prédiction d’éternité conditionnelle. Cette légende était liée à la vision d’Octavien et aux prophéties de la Sibylle.

C’est immédiatement après ce développement sur la statue que Godefroi place le récit « de la fontaine d’huile qui coula dans le Tibre » (De fonte olei qui fluxit in Tiberim, comme l’intitule l’éditeur). Il est court (Pantheon, p. 151-152, éd. G. Waitz) et, comme l’histoire de la statue, rattaché aux prédictions de la Sibylle :

 

Magna taberna fuit tunc emeritoria dicta

Il y avait alors une grande taverne, dite « emeritoria »,

Emeritis ascripta viris, viteque relicta.

pour les héros retraités, une fois leur bâton abandonné.

   De qua fons olei fluxerat in Tiberim.

   D’elle une source d’huile avait coulé dans le Tibre.

Unde Sibilla canit : « Tellus sudore madescet »

Ainsi la Sibylle chante : « La terre sera mouillée de sueur »

Et reliquos versus, quibus hec tibi causa patescet.

et d’autres vers, qui t’en dévoileront la cause.

   Si super hiis dubitas, scripta Sibilla legas.        

   Si tu doutes à ce sujet, lis les écrits de la Sibylle.

La taberna est qualifiée ici de emeritoria, en lieu et place de meritoria. Cette substitution avait déjà été signalée, chez Martin d’Opava, mais ce dernier écrivait bien après Godefroi. Il pourrait donc se faire que la première mention de l’adjectif emeritoria soit celle de Godefroi.

L’autre intérêt du texte est de fournir une définition de la taberna. Affectée aux emeritis viris, elle est vue par E. von Frauenholz (Augustus, 1926, p. 102-103) comme « un home pour les vieux et les invalides (eine Alters- und Invalidenheim) ». Le vite relicta, littéralement « le ceps abandonné », évoque le « bâton de commandement » (vitis) du centurion romain. La taberna serait ainsi réservée aux officiers en retraite.

Intéressante est la liaison de la fons olei avec la Sibylle. Dans la tradition, cette dernière intervient très régulièrement comme protagoniste dans la vision d’Octavien, mais c’est la première fois, à notre connaissance, que la Sibylle est censée avoir prophétisé aussi le surgissement de l’huile. En tout cas, Godefroi appuie son affirmation d’un Tellus sudore madescet, un vers des Oracles Sibyllins qui figure aussi dans la vision d’Octavien donnée par le rédacteur des Mirabilia primitifs (plus haut). Pourrait-on envisager que Godefroi ait étendu le rôle la Sibylle en lui faisant également jouer un rôle dans le prodige de l’huile ? Dans ce dernier récit, en tout cas, le madescet est bien en situation.

Une chose en tout cas est certaine. Jacques de Voragine, qui écrivait bien après Godefroi, notait lui aussi, au chapitre 6 de sa Légende dorée, que « la Sibylle avait prédit que, lorsqu’une fontaine d’huile jaillirait, le Sauveur naîtrait ». Voragine aussi aurait-il été influencé sur ce point par Godefroi ?

*

Une référence à la fontaine d’huile figure aussi dans l’autre œuvre de Godefroi, le Speculum regum, dont les vers 846-887 (p. 68 et 69, éd. G. Waitz) sont consacrés à Octave-Auguste (De Octaviano imperatore). Ils évoquent assez longuement Jean-Baptiste et le baptême de Jésus au Jourdain, avant de se terminer par le vers 887, où l’on retrouve la même expression fons olei : Fons olei Rome crisma venire monet. L’huile de la source romaine annonce le chrisma (en grec « l’huile ») dont sera oint le Christ (Christos en grec signifie « l’oint »). Le prodige y est mis en rapport avec la Nativité, mais dans une relation chronologique ambiguë : événement concomitant ou simplement annonciateur ?

Le commentateur en prose du Speculum regum fait aussi allusion au prodige de l’huile. Son récit du règne d’Auguste se termine de la manière suivante :

Istis temporibus sanctus Iohannes baptista natus fuit, et baptisma incepit circa Iordanem. Huius etiam temporibus Ihesus Christus verus Deus et homo ex Maria virgine matre benedicta in Bethlehem natus fuit. In cuius nativitate Rome fons olei erupit et in Tiberim largissime fluxit in Palatio, ubi nunc est ecclesia beate Marie trans Tiberim Rome, ubi fontis vestigia videntur hodierna die. Imperavit autem Octavianus annis quinquaginta, et etate bona mortuus est. (éd. G. Waitz, p. 70, l. 24-29)

En ces temps-là saint Jean Baptiste naquit et commença à baptiser autour du Jourdain. En ces temps-là aussi Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, naquit à Bethléem de la Vierge Marie sa mère bienheureuse. Lors de sa naissance, une fontaine d’huile surgit à Rome et coula à gros flots dans le Tibre sur le Palatin, où se trouve aujourd’hui l’église de la bienheureuse Marie, au Transtévère de Rome, où on voit aujourd’hui les vestiges de la fontaine. Octavien régna pendant cinquante années et mourut à un bel âge. (trad. personnelle)

Le fait que ce commentaire en prose ne soit pas de la main de Godefroi ne nous interdit évidemment pas quelques remarques.

Le phénomène est lié formellement à la Nativité. Ce lien ne figurait ni chez Eusèbe-Jérôme, ni chez Orose, ni dans la version la plus ancienne des Mirabilia, ni même, d’une manière nette en tout cas, dans les textes de Godefroi analysés plus haut, mais cela n’a rien pour surprendre quand on sait que le commentaire est postérieur à la date de rédaction du Speculum (1183).

Il est précisé que les flots d’huile vont se jeter dans le Tibre. Ce détail aussi, aucun des textes vus jusqu’ici ne le spécifiait expressis verbis, mais on pouvait le supposer : où donc ce flot continu de liquide coulant se serait-il déversé, sinon dans le Tibre ?

La mention in Palatio n’a guère de sens, puisque nous sommes dans le Transtévère, au niveau du Tibre et non sur une colline. C’est un exemple des erreurs qui empêchent les Modernes d’attribuer le commentaire à Godefroi.

Plus importante peut-être, car totalement nouvelle pour nous, est l’information selon laquelle, à l’époque du rédacteur de ce texte, existaient, liées à l’Église de Santa Maria in Trastevere, des traces visibles de la source (ubi fontis vestigia videntur hodierna die). On  examinera ce point plus loin dans le développement consacré à la Piazza Santa Maria in Tevere, à ses fontaines, à son église et à ses richesses.

[Plan] 

 


 

10. Le Roman de Dolopathos (floruit 1184-1212)

 

Le Roman de Dolopathos est une œuvre importante, qu’on peut considérer comme une branche française du très vaste ensemble médiéval généralement désigné par l’expression Roman des Sept Sages de Rome. Écrite en latin après 1184, elle a fait l’objet, vers 1223, d’une traduction française. Elle a déjà été rencontrée précédemment : dans une étude sur La Chute des Idoles dans l’épisode égyptien des Enfances de Jésus (FEC, 27, 2014), et plus récemment encore, à propos de La prédiction d’éternité conditionnelle portant sur des statues et des bâtiments dans la littérature médiévale (FEC, 27, 2014, p. 49-57).

 

Texte latin de 1184

 Jean de Haute-Seille. Dolopathos ou Le roi et les sept sages. Traduction et présentation de Y. Foehr-Janssens et E. Métry, d'après le texte latin édité par A. Hilka, Turnhout, 2000, 237 p. (Miroir du Moyen Âge).

Traduction française de 1223

Herbert. Le roman de Dolopathos. Édition du ms H 436 de la Bibliothèque de l'École de Médecine de Montpellier publiée par J.-L. Leclanche, Paris, 3 vol., 1997 (Les classiques français du Moyen Âge, 124-126).

La version latine du Roman mentionne le prodige de l’huile immédiatement après avoir raconté l’effondrement du « Temple de la Paix et de la Concorde sur le fronton duquel Romulus avait écrit qu’il ne s’écroulerait pas avant que la Vierge ait enfanté un fils », les deux événements s’étant produits lors de la Nativité. Voici ce qui concerne le prodige de l’huile :

Rome etiam trans Tiberim natiuitatis ipsius tempore fons olei erupit de terra et tota die efluxit in Tyberim, significans uerum oleum, id est ueram misericordiam, de terra, id est, de virgine ortam esse. (p. 106, éd. A. Hilka).

À Rome encore, dans le Transtévère, au moment même de cette nativité, une source d’huile jaillit de la terre et s’écoula pendant une journée entière dans le Tibre, pour signifier que l’huile véritable, c’est-à-dire la véritable miséricorde, provenait de la terre, c’est-à-dire de la Vierge. (trad. Y. Foehr, p. 231)

Seraient à épingler ici la précision in Tyberim déjà signalée plus haut dans le commentaire en prose du Speculum regum de Godefroi, et surtout le développement d’une interprétation chrétienne en deux volets : l’huile symbolise la véritable miséricorde (veram misericordiam) et elle provient de la vierge Marie.

*

La traduction du Dolopathos en ancien français, due à Herbert et légèrement postérieure au texte latin original, contient elle aussi le passage sur le prodige de l’huile (éd. J.-L. Leclanche, vers 12699-12715). Il y figure à la même place, c’est-à-dire après le récit de l’effondrement du temple, avec toutefois quelques vers de transition (12697-12698) et surtout une explication plus complexe, développant le thème de la miséricorde en l’élargissant (douceur, paix, concorde) :

 

 

 

 

12700  

 

 

 

12704  

 

 

 

12708  

  

 

 

12712  

 

 

 

Et si avint veraiemant 

autres miracles ausimant. 

Plus beil miraicles n’estuet quarre 

c’unne fontainne issit de terre

outre lou Toivre an une plainne :

de fin oille fut la fontainne ;

au Thoivre coroit roidemant

tout un jor arouteiemant.

Ce fut molt grant signifiance :

ceu signefie sens doutence

ke Deus an terre estoit venus. 

Miracles fut et grant vertus,

c’est voirs, ne lou mecreiez mies.

Misericorde signefie

li oiles, an sainte Escripture,

et bien saichiez tout a droiture,

bien fut neie misericorde,

et dousors, et pais, et concorde

au jor ke li filz Deui fut neiz ; etc. 

Et de même se produisirent

vraiment d’autres miracles.

Il n’y eut guère plus beau miracle

que celui d’une source jaillie de terre

au-delà du Tibre, dans une plaine :

la fontaine était d’huile fine ;

elle coulait rapidement vers le Tibre

tout un jour abondamment.

Cela avait une très grande signification :

cela signifie sans aucun doute

que Dieu était venu sur terre.

Ce fut un miracle, et de grande valeur,

c’est vrai, n’en doutez pas.

L’huile signifie la miséricorde

dans la sainte Écriture,

et sachez bien, en toute vérité,

que sont bien nées la miséricorde,

la douceur, la paix et la concorde,

le jour où est né le fils de Dieu ; etc…

.

 

Présentons maintenant quelques autres œuvres, en commençant par un sermon de Noël d’Innocent III.

[Plan] 

 


 

11. Innocent III (pape de 1198 à 1216)

 

On a évoqué plus haut un sermon de Noël de Nicolas de Clairvaux (milieu du XIIe siècle), où le prodige de l’huile était cité en même temps que l’effondrement du Temple de l’Éternité comme événements marquants de la nuit de Noël.

Ces deux événements se retrouvent dans un autre sermon, toujours de Noël, mais dû cette fois à Innocent III, pape de 1198 à 1216. C’est le Sermo II in nativitate Domini (P.L., t. 217, Paris, 1855, col. 457-460). Il y est question, un peu en vrac (col. 457-458), d’une série de prodiges liés à la Nativité du Seigneur : l’étoile de Bethléem, la vision d’Octavien et la Sibylle, l’effondrement du Temple de la Paix, et… le prodige de l’huile, lequel est présenté très brièvement, dans les termes suivants :

Fons olei per totum diem de taberna emeritorum largissimus emanavit ; signans quod ille nasceretur in terris, qui unctus erat oleo prae consortibus suis (Psal. XLIV [ou 45])

Une source d’huile coula à très larges flots, pendant toute une journée, de la taverne des émérites, signifiant que naissait sur terre celui qui avait été oint d’huile de préférence à ses compagnons. (trad. personnelle)

On relèvera deux particularités. Nous connaissions l’adjectif emeritoria, doublet de meritoria, pour qualifier la taberna. Mais son utilisation comme substantif dans l’expression taberna emeritorum est une nouveauté. Autre nouveauté, le recours à un texte scriptuaire pour mieux lier symboliquement l’huile de la source à l’onction du Christ. Innocent III recourt à un passage du Psaume XLIV [Vulg. XLV], exaltant la magnificence du roi : Tu aimes la justice et tu hais l’iniquité, / C’est pourquoi Dieu, ton Dieu, t’a oint / d’une huile d’allégresse, de préférence à tes compagnons (trad. A. Crampon). Bref, on ne cesse au Moyen Âge de travailler sur l’interprétation chrétienne et de la perfectionner.

Nous rencontrerons plus loin une autre utilisation du prodige dans un sermon de Noël encore, mais plus tardif, dû à Denys le Chartreux (XVe siècle). Là aussi il sera encadré par d’autres prodiges censés s’être produits le jour même de la Naissance du Christ. Pareils regroupements n’ont rien d’inhabituel.

[Plan] 

 


 

12. Calendre, Les empereors de Rome (entre 1213 et 1220)

 

Calendre, qu’on a rencontré déjà plus haut, une première fois à propos du prodige du cercle autour du soleil et une seconde [lien inexact] fois à propos de la vision d’Octavien, est, on s’en souviendra, un clerc d'origine champenoise, qui rédige entre 1213 et 1220, en vers octosyllabiques, un abrégé de l’histoire de Rome (Les empereors de Rome).

Selon lui, plusieurs sources d’huile ont surgi à Rome le jour de l’entrée en fonction d’Octavien. Le traitement du prodige est plutôt curieux : il est amplifié (les sources sont plusieurs) ; il est détaché de la Nativité du Christ (il marquerait la prise de pouvoir de l’empereur) ; toute interprétation chrétienne en est absente :

 

 

 

 2235  

 

 

 

 

 

  2240  

 

 

  

Ci me reconte ceste estoire

Une mervoille tote voire

Qu'a Rome avint tot en apert

Qu'an vit .I. signe a descovert,

Le jor que cist fu empereres

Sordrent d'uile fontainnes cleres,

An Rome tot .I. jor antier ;

N'i ot ne voie ne santier

Qui n'an corrust et n'an fust plainne

Ausi com d'eve de fontainne.

Ice virent tuit et le sorent

Cil qui onques savoir lo volrent.

Ici je raconte cette histoire,

un prodige tout à fait vrai,

qui survint à Rome au grand jour,

et où l’on vit un signe manifeste.

Le jour où celui-ci fut empereur

jaillirent des sources d’huile claire,

à Rome durant toute une journée.

Il n’y eut ni chemin ni sentier

qui n’en fut inondé et rempli

comme par l’eau d’une fontaine.

Le virent et le surent tous ceux

qui alors voulurent le savoir.

 

C’est immédiatement après ce texte, que Calendre a introduit la vision,  par tout le peuple de Rome, du cercle d’or autour du soleil, qu’il considère comme un prodige, « plus grand encore » que celui-ci et « auquel nul autre, dit-il, n’est comparable ». C’était, rappelons-le, une amplification très développée du prodige classique, qui, au-delà de l’avènement d’Octavien, annonçait le règne du Christ. Mais en ce qui concerne le prodige de l’huile proprement dit, il ne reçoit ici de la part de Calendre aucune interprétation spécifique, ni augustéenne, ni chrétienne.

[Plan] 

 


 

13. Vincent de Beauvais (avant 1260)

 

Il a déjà été question de ce compilateur plus haut dans la discussion sur le prodige du bœuf parlant, ainsi d’ailleurs que dans un de nos articles (FEC, 26, 2013) consacré aux prodiges attribués à Virgile au Moyen Âge. Vincent de Beauvais est notamment l’auteur d’un Speculum historiale, écrit vers 1244 et revu avant 1260.

Nous avons présenté dans le développement sur le bœuf parlant le passage du chapitre 48 du livre VI du Speculum historiale, où Vincent introduisait sous la garantie d’Eusèbe (Eusebius in cronicisune série d’événements censés s’être déroulés dans les trois premières années de la prise de pouvoir à Rome d’Octave-Auguste. C’était presque textuellement une sélection de notices présentes chez Eusèbe-Jérôme, mais distribuées sur trois années (anno primo, anno sequenti, anno sequenti).

Reprenons ici le passage. Vincent place le prodige du boeuf dans la première année du règne d’Auguste, tandis qu’il date celui de l’huile de l’année suivante :

Anno imperii Augusti primo inter cetera portenta que facta sunt toto orbe, bos in suburbio Rome ad arantem locutus est, frustra se urgeri, non enim frumenta sed homines brevi defuturos. […] Anno sequenti e taberna meritoria trans Tyberim oleum terra erupit, fluxitque tota die sine intermissione, signans Christi gratiam ex gentibus. […] Anno sequenti Cornificius poeta a militibus desertus interiit [etc.] (Speculum historiale, VI, 48)

La première année du principat d’Auguste, parmi les autres prodiges qui se produisirent par le monde entier, un bœuf, dans la campagne autour de Rome, dit à un laboureur qu’il le pressait inutilement, car ce n’était pas les blés mais les hommes qui viendraient à manquer sous peu. […[ L’année suivante de la taverne meritoria au-delà du Tibre, de l’huile jaillit de terre et coula, sans interruption durant tout un jour, signalant la grâce du Seigneur sortant des nations. […] L’année suivante, le poète Cornificius mourut, abandonné de ses soldats […] (trad. personnelle)

En ce qui concerne la description et la signification du prodige de l’huile, la version de Vincent de Beauvais

e taberna meritoria trans Tyberim oleum terra erupit, fluxitque tota die sine intermissione, signans Christi gratiam ex gentibus

reste fidèle à celle d’Eusèbe-Jérôme, son modèle :

e taberna meritoria trans Tyberim oleum terra erupit fluxitque tota die sine intermissione significans Christi gratiam ex gentibus

à l’exception toutefois d’un signans prenant la place de significans et de quelques différences dans la ponctuation (dues aux éditeurs plus qu’aux auteurs).

[Plan] 

 


 

14. Jacques de Voragine (1260-1298)

 

Jacques de Voragine et La légende dorée n’ont évidemment plus à être présentés. On sait que l’œuvre fut commencée en 1260 et qu’elle fut remaniée par son auteur jusqu’en 1298, date de sa mort. Ici, comme dans le cas de la vision d’Octavien, c’est le chapitre 6 intitulé La Nativité du Seigneur qui nous intéresse.

Ce chapitre, on s’en souvient, fournit une liste, quelque peu désordonnée mais impressionnante, d’une douzaine de phénomènes censés, non pas annoncer la Nativité des années avant qu’elle n’ait lieu, mais marquer sa venue, la manifester, la solenniser en quelque sorte. C’est un peu un catalogue des événements qui se produisirent à ce moment.

Voici comment y est décrit le prodige de l’huile :

Rome etiam, ut testatur Orosius et Innocentius papa tertius, fons aque in liquorem olei uersus est et erumpens usque ad Tyberim profluxit et tota die illa largissime emanauit et ibi est modo Sancta Maria trans Tyberim. Prophetauerat enim Sibylla quod quando erumperet fons olei nasceretur saluator. (éd. G.P. Maggioni, p. 68-69)

À Rome aussi, comme l’attestent Orose et Innocent III, une fontaine d’eau s’est transformée en une fontaine d’huile, qui s’écoula jusque dans le Tibre en flots abondants qui se répandirent toute la journée. Et c’est là où se trouve actuellement Sainte-Marie du Transtévère. Car la Sibylle avait prédit que, lorsqu’une fontaine d’huile jaillirait, le Sauveur naîtrait. (trad. A. Boureau, p. 54)

Quelques pages plus loin (éd. G.P. Maggioni, p. 71-72 ; trad. A. Boureau, p. 56), Voragine rappellera ce prodige par les simples mots de fonte olei. Mais revenons, pour l’analyser, au passage détaillé.

La description du prodige est placée sous la garantie d’Orose et d’Innocent III. Ce n’est pas exact. Nous avons examiné plus haut le témoignage de ces deux auteurs, ce qui nous permet d’affirmer que ni Orose ni Innocent III (a) ne parlent d’une fontaine d’eau qui se serait transformée en une fontaine d’huile, (b) ne localisent l’événement en référence à Sainte-Marie du Transtévère et (c) ne font état d’une prophétie de la Sibylle d’après laquelle une source d’huile aurait annoncé la naissance du Sauveur.

D’où proviennent alors ces informations ? La référence à Sainte-Marie du Transtévère est banale dans la tradition des Mirabilia, et Voragine a fréquenté les Mirabilia, mais si, sur ce point précis, il avait directement utilisé ce traité, on ne comprendrait pas qu’il fasse état d’une transformation d’eau en huile, et on s’expliquerait mal aussi qu’il ait gommé la mention, fort caractéristique et si répandue, de taberna meritoria. Bref, la question se pose de savoir quel texte il recopie ici.

*

On se souviendra qu’à propos de la vision d’Octavien, nous nous interrogions (cfr plus haut) sur l’origine chez Jacques de Voragine du motif d’une fusion entre l’apparition de la Vierge à l’Enfant et le prodige du cercle autour du soleil. Nous avions alors montré le rôle important qu’avait pu jouer Barthélemy de Trente, qui, quelques dizaines d’années avant l’auteur de La légende dorée, rédigeait un recueil un peu analogue au sien. N’en serait-il pas de même pour le motif de la transformation d’eau en huile ?

Effectivement, dans son De nativitate Domini (le même titre de chapitre que chez Jacques de Voragine), Barthélemy de Trente, énumerant les marqueurs de la Nativité, mentionne le prodige de l’huile sous la forme suivante :

Fons aque in rivum olei ea die convertitur et ibi, ut nunc cernitur, est Sancta Maria trans Tyberim. (Barthélemy de Trente, Liber epilogorum, XVII, p. 34, éd. E. Paoli, 2001)

Une source (ou fontaine) d’eau s’était ce jour-là transformée en un flot d’huile. À cet endroit, comme on le voit encore maintenant, se trouve Sainte Marie du Transtévère (trad. personnelle)

C’est probablement là le texte qui a influencé Jacques de Voragine.

*

Reste, dans La légende dorée, la curieuse prophétie de la Sibylle : « Car la Sibylle avait prédit, continue Voragine, que, lorsqu’une fontaine d’huile jaillirait, le Sauveur naîtrait ». La question de son origine n’est en tout cas pas résolue par la consultation de Barthélemy de Trente. Dans le chapitre XVII sur la Nativité, la Sibylle n’intervient que dans la vision d’Octavien, pas dans le prodige de l’huile.

Quoi qu’il en soit, ce motif est plus ancien que Jacques de Voragine. Nous l’avons rencontré plus haut dans le Pantheon (p. 152, éd. G. Waitz) de Godefroi de Viterbe, selon lequel la Sibylle aurait prédit « que lorsqu’une fontaine d’huile jaillirait, le Sauveur naîtrait ». Les deux textes sont très voisins, mais trop brefs pour qu’on puisse conclure à une influence directe. Ce motif toutefois se retrouve dans l’ouvrage suivant.

[Plan] 

 


 

15. Das Passional (XIIIe siècle)

 

Das Passional, recueil anonyme de légendes de saints, en vers et en moyen haut allemand, a été présenté plus haut. Écrit à la fin du XIIIe siècle, il a été fort influencé par La Légende dorée de Jacques de Voragine. C’est le premier livre, consacré à la vie de Marie ainsi qu’à la vie et à la passion de Jésus, qui traite des marqueurs de la Nativité. Nous l’avons utilisé dans l’édition récente d’A. Haase, M. Schubert, J. Wolf (Éd.), Passional. Buch I : Marienleben, Berlin, 2 vol., 2013 (Deutsche Texte des Mittelalters 91,1.2).

Il y est question, on l’a dit, de l’écroulement du temple de la Paix et de la statue de Romulus qu’il abritait, des trois soleils se réunissant en un seul, du cercle autour du soleil, des prédictions de la Sibylle, de la vision d'Octavien dont on voulait faire un dieu, et aussi – ce qui nous intéresse ici – de la source d'huile.

Voici comment est décrit le prodige de l’huile, explicitement présenté comme une prédiction de la Sibylle (p. 56, vers 1869-1882) :

 

 

1870  

 

 

 

 

1875  

 

 

 

 

1880  

 

 

Sybilla hette ouch vor gesaget

von dirre keiserlichen maget

und von irme kinde :

als man daz ervinde

daz ein olei erduzet

und als ein brunne vluzet,

so wirt geborn der heilant.

diz wart an der nacht volant,

do sin Maria genas.

zu Rome ein wazzer brunne was,

der wart uz siner wazzer art

in luter olei verkart,

sus vloz er einen tach hin ab

daz er nicht wan olei gab.

La Sibylle avait également parlé

de la vierge souveraine

et de son enfant.

Lorsque on découvrirait

que de l’huile apparaissait

et coulait comme une source,

alors serait né le sauveur.

Cela se passa la nuit

où sainte Marie enfanta.

À Rome il y avait une source d’eau

(c’était vraiment de l’eau) ;

elle se transforma en huile

qui s’écoula toute une journée

alors qu’il n’y avait pas d’huile avant.

 

et, un peu plus loin dans le récit (p. 59), lorsqu’Octavien repensera à la vision dont il bénéficié, il se rappellera la chute du temple, la source d’huile (unde den ol brunnen ; vers 1983) et le cercle autour du soleil (den cirkel umb di sunnen ; vers 1984), exactement comme chez Jacques de Voragine.

La citation qui va suivre provient d’un tout autre genre de texte. On l’appelle « le document Codagnellus ».

[Plan] 

 


 

16. Le « document Codagnellus » (XIIIe siècle)

 

Iohannes Codagnellus est un notaire de Plaisance qui, au début du XIIIe, écrivit en latin une chronique de sa ville (Annales Placentini). Elle traite des événements de 1031 à 1235 et fut éditée en 1901 dans la collection des Monumenta Germaniae Historica. Mais le « document Codagnellus » est indépendant de cette chronique. Il fut découvert dans un manuscrit du XIIIe siècle (Bibliothèque Nationale de Paris, Lat. 4931) au milieu d’un ensemble hétéroclite de textes, plus ou moins courts, à caractère historique, géographique ou chronologique, qui n’ont pas nécessairement été rédigés par Codagnellus mais que ce dernier pourrait avoir rassemblés pour son information personnelle ou pour préparer un autre travail.

Quoique isolé et composé de plusieurs parties, ce document doit être perçu comme un ensemble car il porte dans le manuscrit un titre spécifique : Miraculum magnum quod accidit in Romana urbe. On y annonce un grand miracle qui se produisit à Rome la nuit de la Nativité, à savoir la destruction complète du bâtiment censé abriter les statues magiques qui à la fois symbolisaient Rome et la protégeaient.

Édition

O. Holder-Egger, Über die historischen Werke des Johannes Codagnellus von Piacenza (I), dans Neues Archiv der Gesellschaft für ältere Geschichtskunde, t. 16, 1891, p. 474-509. Le document y figure aux pages 324 et 325, dans la partie intitulée Vor und aus der Chronik des Johannes Codagnellus. Nous l’avons longuement étudié dans notre article de 2013 consacré aux « statues magiques aux clochettes ».

Mais il évoque aussi, dans sa partie finale, un « autre miracle » qui se produisit dans la même ville et le même jour : celui de l’huile :

Item aliud quoque accidit miraculum suprascripta die in Roma, quod quidam fons olei erupit et fluxit usque in Tyberim ad significandum, quod doctrina Domini et misericordia eius debebat emanare et discurrere per universum orbem.

Le même jour à Rome se produisit encore un autre miracle : une source d’huile jaillit et coula jusqu’au Tibre, pour signifier que la doctrine de Dieu et sa miséricorde devaient couler et se répandre dans l’univers entier. (trad. personnelle)

Le lecteur aura reconnu dans la description la « tradition d’Eusèbe-Jérôme », jusqu’au significandum en tout cas, car l’interprétation qui suit s’en écarte et est davantage élaborée. L’huile qui coule jusqu’au Tibre ne symbolise plus simplement la Christi gratiam ex gentibus, comme encore chez Vincent de Beauvais, mais la doctrine de Dieu et sa miséricorde qui se répandent sur le monde. Innocent III n’avait rien dit de tel, et Nicolas de Clairvaux, pour sa part, voyait dans le fons olei une « source de miséricorde sortant de la Vierge » (fons misericordiae de Virgine). Il ne semble pas qu’ait existé au Moyen Âge une interprétation chrétienne reçue et officialisée du phénomène de l’huile.

[Plan] 

 


 

17. Les Joies Nostre Dame de Guillaume le Clerc de Normandie (début XIIIe siècle)

 

On a étudié plus haut le passage où Guillaume le Clerc de Normandie, après avoir célébré Octavien pour la paix qu’il installe dans son empire, décrit la vision qui s’est offerte à lui. Un peu plus loin dans son œuvre, le poète annonce (v. 84-86) qu’il va rapporter trois « merveilles » qui se produisirent à Rome lors de la naissance du Christ.

Il mentionne d’abord l’effondrement du Temple de la Paix et de la Concorde ainsi que celui de la statue qui y représentait Rome ; ensuite le mouvement qui agita pendant la Nuit un palais extraordinaire de plus de mille fenêtres (tutes de quivre et de metal) : ces fenêtres, fermées, s’ouvrirent brusquement dans un vacarme épouvantable (cfr plus haut) ; enfin le prodige de la source d’huile dont la présentation, on va le voir, est assez originale.

Cette troisième « merveille » se manifeste sur le site d’une taverne, dont Guillaume ne donne pas le nom mais qui ne peut être que la taberna meritoria (ou emeritoria). Avant de décrire le prodige lui-même, le poète propose à ses lecteurs une description détaillée de ce qui s’y passait puis termine par quelques mots sur l’église qui en occupe aujourd’hui le site (vers 169-198) :

 

 

 170  

 

 

 

 

175  

 

 

 

 

180  

 

 

 

 

185 

 

 

 

 

190 

 

 

 

 

195 

 

 

 

E puis de la tierce merveille.

oncques ne oistes sa pareille

Une taverne a Rome aveit,

qui par devers le Teivre esteit,

en un mult delitable lieu.

La ert le hasart e le gieu,

les meillors pains, les meillors vins,

les veneisons, les peissons fins,

tuz les delicious mangiers.

La metteit l'en les chevaliers,

qui mes aider ne se poeient,

quant tant por la cite aveient

e travaille e combatu,

que il perdeient la vertu

en cele taverne veneient

e tuz lur deliz i aveient.

Les meillors vins, k'em poeit querre,

i veneient par desuz terre

de bons celiers par bons tuiels :

blanz e vermelz, vielz e novels,

dont cil beveient chescun jur,

qui la esteient a sojur.

Issi fu ancienement ;

mais il vait or mult autrement.

Mult sunt puis les choses muees,

leis changees e remuees,

e sainte iglise est or florie

la ou donc out mahomerie

car la gent, qui idonc esteient,

fol[e]eient e mescreeient.

[Je parlerai] ensuite de la troisième merveille.

Jamais vous n’avez ouï chose pareille.

Il y avait à Rome une taverne

qui se trouvait du côté du Tibre,

dans un endroit très agréable.

Là se trouvaient le hasard et le jeu,

les meilleurs pains, les meilleurs vins,

les venaisons, les poissons fins,

tous les mets délicieux.

Là on mettait les chevaliers

qui ne pouvaient plus servir,

après avoir, pour la cité,

tant travaillé et combattu

qu’ils en avaient perdu leur vigueur.

Ils venaient dans cette taverne

et y trouvaient tous leurs plaisirs.

Les meilleurs vins qu’on pouvait chercher

y venaient de bons celliers

souterrains, par de bons tuyaux :

blancs et rouges, vieux et jeunes,

dont se désaltéraient chaque jour

ceux qui y séjournaient.

C’était des faits anciens.

Il en va aujourd’hui tout autrement.

Les choses ont depuis beaucoup changé,

elles ont été transformées et déplacées,

et une sainte église fleurit maintenant,

là où régnait l’idolâtrie.

Car les gens qui vivaient alors

étaient des fous et des mécréants.

 

Dans cette présentation, longue et détaillée, qui lui est propre, Guillaume considère manifestement cette taverne comme un endroit où les soldats qui ont épuisé leurs forces au service de la cité (il ne s’agit plus ici du sénat et des sénateurs, comme dans les Mirabilia primitifs) peuvent bénéficier d’une vie de calme et de plaisir. On parle de jeux, de nourritures délicieuses et de boissons raffinées, apparemment servies sans restriction aucune.

Le texte n’autorise pas de faire de cette taberna une maison de débauche. L’expression du vers 182 (il perdeient la vertu) ne doit pas être mal interprétée : le mot vertu désigne « la force, la vigueur ». En d’autres termes, ces vieux soldats, après avoir beaucoup combattu, n’avaient plus la force de le faire ; un séjour agréable dans cette taverne était leur récompense.

Quoi qu’il en soit, après cette première description, Guillaume apparaît soucieux d’ancrer le bâtiment disparu dans la topographie connue de son lecteur. Il note que les temps ont changé (vers 193-194) et, comme c’est l’usage dans la tradition des Mirabilia, il signale qu’une « église sainte » occupe aujourd’hui l’emplacement de la taverne. Il n’en donne pas le nom, tout comme il ne donnait pas celui de la taverne, mais nous savons qu’il s’agit de Sainte-Marie du Transtévère.

Ce qui apparemment l’amène à gloser sur ce changement radical, en opposant, dans les trois derniers vers de la citation, les occupants actuels du lieu, bons chrétiens, à ceux du passé, qui ne pouvaient être que des païens et des mécréants.

Vient alors le récit du prodige, avec son interprétation (vers 479-496) :

 

 

 480  

 

 

 

 

485  

 

 

 

 

490 

 

 

 

 

495 

 

E el tierz lieu, dont jeo vus dis,

ou la taverne esteit tutdis,

surst oile de la terre plaine

come un russelet de fontaine,

qui s'en corut desi qu'el Teivre.

Bien fait tel ovre a rementeivre :

car merveillos miracle out ci.

A cele hore, que cil nasqui,                             

qui tut fist e tut governe,

surst oile el fonz de la taverne.

Grant chose e grant mistere i a,

que cele oile senefia,

Qui tutes ewes adulci :

car a icele hore nasqui

la fontaine de humilite,

vie e veie de verite

a tuz les poeples enseigna

e tut le monde enlumina.

Et en ce troisième lieu, dont je vous parle,

où la taverne se trouve toujours,

de l’huile jaillit de la terre plane

comme un ruisseau de fontaine,

qui s’écoula jusqu’au Tibre.

On fait bien de rappeler un tel fait :

il y eut ici un miracle merveilleux.

À l’heure où naquit

celui qui a tout fait et gouverne tout,

jaillit la fontaine d’huile de la taverne.

C’est grande chose et grand mystère,

ce que signifia cette huile,

qui adoucit toutes les eaux :

car à cette heure naquit

la fontaine d’humilité,

la vie et la voie de vérité

qui enseigna à tous les peuples

et éclaira le monde entier.

 

Cette seconde partie est également intéressante. Que le prodige de l’huile se soit produit dans la nuit de Noël est chose courante, mais l’interprétation chrétienne que donne le poète de la fontaine d’huile, ne ressemble pas à celles que nous avons vues précédemment. Selon lui, le Christ, en naissant, éclaire le monde entier et enseigne à tous les peuples l’humilité, la vie et le chemin de la vérité.

Peut-être est-il temps d’avancer un peu dans le temps et de présenter deux textes du XIVe siècle, avant de nous pencher sur le cas du Romanz de saint Fanuel et sur celui du Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse.

[Plan] 

 


 

18. Renart le Contrefait, 2ème branche, version en prose (début XIVe siècle)

 

Le traité intitulé Renart le Contrefait a déjà été rencontré plus haut, à propos d’abord du prodige du bœuf parlant, ensuite, plus longuement, de la vision d’Octavien. Nous nous intéresserons ici à ce qui concerne le prodige de l’huile. Le récit figure dans le chapitre 1, avec lequel s’ouvre la partie en prose. C’est un texte qui rassemble une série de notices venant d’Eusèbe-Jérôme. Nous l’avons présenté plus haut, mais il peut être utile de le reprendre ici :

Le premier empereur qui fu a Romme par ellection aprez Julius Cezar, ce fu Octovïen, qui fu apellé Cezar Auguste, et de lui tous les aultres empereurs sont appellez Augustes. Le premier an de l’empire Cezar Auguste, en ung forbourc a Romme, ung bœuf parla parolle humaine, et dist a cellui qui le touchoit en allant : « Les hommes fauldront et les fromens habonderont ». En celle année, Ovide qui est appellé Naazon pour ce qu’il ot grant nez, nasqui a Pelignez. En celle année, oultre le Thybre ueulle sourdy et ne cessa toute une journée de courir comme une fontaine, et signifioit la grace Jhesucrist qui assez tost devoit venir au monde. En ce tempz, le filz de Anthipater, nommé Herode, fut fait roy de Judée […], et fu le premier roy estrange qui regna sur les Juifs, etc. (ch. 1, p. 226-227)

Le premier empereur élu à Rome après Jules César fut Octavien, qui fut appelé César Auguste, et c’est de lui que tous les autres empereurs sont appelés Augustes. La première année du règne de César Auguste, dans un faubourg de Rome, un bœuf prononça des paroles humaines, et dit à celui qui le touchait en le conduisant : « Les hommes feront défaut et les blés seront abondants ». Cette année-là, naquit chez les Péligniens Ovide, appelé Naso parce qu’il avait un grand nez. En cette année, au-delà du Tibre de l’huile jaillit et ne cessa de couler toute une journée, comme une fontaine ; elle symbolisait la grâce de Jésus-Christ qui devait bientôt devait venir au monde. En ce temps-là, le fils d’Antipater, nommé Hérode, devint roi de Judée […], et fut le premier roi étranger à régner sur les Juifs, etc. (trad. personnelle)

En français moderne, la description du prodige de l’huile donnerait : « Cette année-là, au Transtévère, de l’huile sortit et n’arrêta pas de couler un jour entier, comme une fontaine ; cela symbolisait la grâce de Jésus-Christ qui bientôt allait venir au monde ».

En écrivant ces mots, le poète du XIVe siècle ne nous a pas donné une traduction exacte du texte latin de Jérôme. Ce dernier ne faisait pas allusion à une fontaine, l’expression fons olei n’est pas attestée avant Orose au début du Ve siècle. Le ex gentibus de Jérôme a été ici glosé pour mieux correspondre à ce qui deviendra au Moyen Âge l’opinio communis sur la signification du prodige. À plusieurs reprises déjà, nous avions noté que cette expression posait des problèmes aux utilisateurs de Jérôme. Peut-être le rédacteur du Renart avait-il sous les yeux un des nombreux continuateurs-adaptateurs de l’auteur du Canon ? Mais lequel ? Peu importe au fond.

La suite de la version en prose est occupée par des développements sur Hérode, sur Virgile et les merveilles qu’on lui attribue à Naples et à Rome, sur la naissance de la Vierge Marie et son éducation au Temple, sur la Visitation, sur la Naissance de Jean-Baptiste, sur le recensement prescrit par Auguste, sur la généalogie de Joseph, sur les Âges du Monde, sur l’incarnation et la nativité de Jésus, avec les prophéties à son propos et les prodiges qui la marquèrent. Le chapitre 9 traite d’une manière assez détaillée de deux événements auxquels nous avons consacré des études particulières : d’abord l’effondrement à Rome du Temple de la Paix et de la statue de Romulus qu’il abritait, ensuite la chute des Idoles notamment en Égypte.

Dans l’exposé de toutes ces matières, le rédacteur du Renart le Contrefait en prose ne suit plus Eusèbe-Jérôme, sinon de très loin. Par contre, au chapitre 10 (nous sommes maintenant à la p. 231 de l’édition), il se place à nouveau expressis verbis sous sa garantie :

(§ 1) Eusebe dist que ung pou devant la nativité de Jhesucrist, aprez la mort Julez Cezar, troiz soleulx apparurent en Orient qui puis s’assemblerent en ung signe de la nativité de Jhesucrist, laquelle furent en une personne unies trois choses : le char humaine, la vye, la deÿté. Nous avons dit dessus [il renvoie à son premier chapitre] de la fontaine d’oeulle, qui sourdi de terre et tout ung jour ne cessa de courre jusquez au Tybre. Innocent le tiers raconte aussi comme il trouva en aucunes histores que quant Octavïen l’empereur ot mis en la sussession des Roumains aussi comme tout le monde, il fut si amiable au Senat qu’ilz le voulrent aorer, comme dieu. Mais l’empereur, sage et cler voyant et attendant sa mortalité, il ne vault usurper, etc.» (ch. 10, p. 231)

(§ 1) Eusèbe rapporte qu’un peu avant la naissance de Jésus-Christ, après la mort de Jules César, trois soleils apparurent en Orient, qui se réunirent ensuite en signe de la Nativité du Christ, par laquelle trois choses furent unies en une personne : l’incarnation, la vie, la divinité. Nous avons parlé plus haut de la fontaine d’huile qui jaillit de la terre et ne cessa de couler jusqu’au Tibre durant toute une journée. Innocent III raconte aussi – comme il le trouva dans certaines histoires –, que quand l’empereur Octavien eut soumis les Romains et le monde entier, il fut si apprécié du Sénat qu’ils voulurent l’adorer, mais l’empereur, sage et clairvoyant et attendant sa mort, ne voulut pas usurper, etc. (trad. personnelle)

Suivront, dans ce même chapitre 10, aux p. 231-232, de longs développements sur « la vision d’Octavien », demandant à la Sibylle s’il doit accepter les honneurs divins et recevant, en réponse en quelque sorte, la vision de Marie avec l’enfant. Comme nous avons examiné plus haut ce récit, nous n’envisagerons ici que les deux prodiges qui ouvrent le chapitre.

Le rappel du prodige de l’huile n’appelle aucune observation nouvelle. Celui des trois soleils, rencontré à quelques reprises dans nos analyses, faisait partie intégrante d’Eusèbe-Jérôme sous la forme Romae tres simul exorti soles paulatim in eundem orbem coierunt, mais le Canon du IVe siècle ne fournissait pas d’interprétation chrétienne du phénomène, pas même une mise en rapport avec la Naissance du Christ. Dans le Renart par contre, le prodige bénéficie d’une symbolisation fort élaborée : « un signe de la Nativité, où trois choses fusionnent en une seule personne : la chair humaine, la vie et la divinité ». Preuve nouvelle de la grande influence de Voragine, dans le chapitre 6 duquel on pouvait lire :

Per quod significatur quod trini et unius dei notitia toti orbi imminebat, uel quod natus erat ille in quo tria, scilicet anima, caro et deitas, in unam personam conuenerant. (Légende dorée, p. 69, éd. G.P. Maggion,)

Il est ainsi signifié que la connaissance du Dieu trine et unique allait se répandre dans tout l’univers, ou bien qu’était né celui en qui trois choses, l’âme, la chair et la déité (anima, caro et deitas) se conjoignaient en une seule personne. (trad. d’après A. Boureau p. 54)

 

[Plan]

 


 

19. Ptolémée de Lucques, Ecclesiastica historia (entre 1314 et 1316)

 

Historia ecclesiastica nova : nebst Fortsetzungen bis 1329 / Tholomeus von Lucca ; herausgegeben von Ottavio Clavuot ; nach Vorarbeiten von Ludwig Schmugge, Hanovre, 2009, 784 p. (M.G.H., S.S., XXXIX). Accessible aussi sur la Toile.

Ptolémée de Lucques ou Tolomeo da Lucca (c. 1236 - c. 1327) est un Dominicain italien, théologien et chroniqueur, qui fut un temps confident et confesseur de Thomas d'Aquin. Il rédigea notamment une Historia ecclesiastica nova en 24 livres, qui fut publiée en 1314 et 1316 et qui racontait l’histoire de l’Église de la naissance du Christ à l’année 1294.

Le chapitre 3 du premier livre (p. 10 et 11 de l’éd. Clavuot) est consacré aux événements extraordinaires qui ont marqué la naissance miraculeuse du Christ à Bethléem et qui, selon lui, dépassent les possibilités de la nature terrestre : Natura […] terrestris quedam agit singularia ultra sue virtutis cursum. À la fin du chapitre, il les qualifiera de mirabilia.

Le passage ne manque pas d’intérêt. Le voici, accompagné d’une traduction française. Le premier paragraphe concerne l’effondrement du temple de la Paix le jour même de la Nativité :

Primum, quod refert Historia scolastica, quod ea die, qua natus est Dominus, templum pacis in Vrbe corruit edificatum per Romulum, quod sic dicebatur, ut historie referunt, quia in ipso Romulus iam primus rex in dicta civitate in prefato templo immunitatem malefactoribus dedit, et quia locus erat munitissimus et fortis, queritantibus de firmitate eius respondit prefatus rex tunc ruinam pati, cum virgo pareret, quod et factum fuit in ortu Domini. […] (I, 3 ; p. 10, éd. Clavuot)

D’abord, ce que rapporte l’Histoire scolastique, c’est le fait que, le jour de la naissance du Seigneur, le Temple de la Paix, à Rome, s’effondra. Il avait été construit par Romulus, et était ainsi appelé, à ce qu’on raconte, parce que Romulus, le premier roi de la cité, avait dans ce temple donné asile aux malfaiteurs. C’était un endroit très fortifié et solide. Et à des gens qui l’interrogeaient sur sa solidité, Romulus avait répondu qu’il ne tomberait en ruine que lorsqu’une vierge mettrait un enfant au monde. Ce qui arriva à la naissance du Seigneur. [....] (trad. personnelle)

Ptolémée de Lucques renvoie donc à l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur. Nous avons fait allusion plus haut à l’additio au texte de Pierre, où se trouvaient précisément rassemblés, sous une forme extrêmement brève (Romae templum pacis corruit, fons olei erupit, Caesar praeceperat ne quis eum divum vocaret, dans P.L., t. 198, col. 1540 C), les trois prodiges dont Ptolémée de Lucques va traiter ici. Mais les développements qu’il leur consacre ne sont plus de Pierre le Mangeur.

En ce qui concerne le « Temple de la Paix », appelé aussi dans la tradition « Temple de l’Éternité » et dont il a longuement été question dans un autre article (FEC, 27, 2014), le Dominicain italien, qui a bien enregistré le présage conditionnel d’éternité dont bénéficia ce Temple, le confond ici avec l’asile où Romulus, soucieux après la fondation de Rome de gonfler la population de la Ville, avait accueilli une série de personnages peu recommandables (cfr par exemple Tite-Live, I, 8, 4-6, et toute la tradition sur l’Asile romuléen).

Le paragraphe suivant, qui nous concerne davantage ici, développe le fons olei erupit de Pierre le Mangeur, en s’intéressant surtout à la taberna (e)meritoria, mais, on va le voir, d’une manière assez personnelle :

Ipsa etiam die taberna emeritoria oleum emisit quasi rivum usque ad Tiberim, sic dicta, quia milites antiquitati ibidem quiescerent, quibus iam tanquam sine laboris merito providebatur de fisco. Et quia tantam ostenderunt Romani circa milites legionis antiquos meritos pietatem, ostendit Deus in ortu Domini virtutem sui effectus in ipsa taberna. Et sicut nascebatur ille, qui unctus erat oleo misericordie et fluentis gratie, hoc significaret predicta domus. (I, 3 ; p. 10-11, éd. Clavuot)

Ce jour-là aussi, de l’huile sortit de la taberna emeritoria comme un ruisseau, coulant jusqu’au Tibre. La taverne était ainsi appelée, parce que, dans l’antiquité y trouvaient refuge les soldats qui bénéficiaient, à juste titre, du soutien de l’État, sans plus être en service. Et parce que les Romains montraient une telle piété envers leurs vieux légionnaires démobilisés, Dieu, à la naissance du Seigneur, montra, dans cette taverne, l’effet de sa puissance. La demeure dont nous parlons aurait précisément signifié que naissait celui qui était oint par l’huile de la miséricorde et les flots de grâce. (trad. personnelle)

Pour ce qui est de la définition de la taberna (e)meritoria et de la signification que voulait lui donner Ptolémée de Lucques, E. von Frauenholz (Augustus, 1926, p. 103) pense que Ptolémée de Lucques « faisait sortir la source d’huile d’une tabula emeritoria, comme signe de la satisfaction (Wohlgefallen) divine à voir les Romains aider les soldats qui avaient terminé leur service. »

Le troisième et dernier paragraphe porte sur le Caesar praeceperat ne quis eum divum vocaret de Pierre le Mangeur, auquel Ptolémée se réfère expressément une nouvelle fois, en avouant avoir également repris des informations à Orose (VI, 22, 4-5). Nous ne donnerons que le début du texte :

Refert etiam eadem historia et hoc idem Orosius in VI. libro Contra paganos, quod eadem die, qua natus est Dominus, precepit Cesar Augustus, ne quis ipsum dominum vocaret. (I, 3 ; p. 11 éd. Clavuot)

L’Histoire scolastique ainsi qu’Orose au livre six de son Contra paganos rapportent également que, ce même jour de la Nativité de Dieu, César Auguste ordonna que personne ne l’appelât « Seigneur ». (trad.  personnelle)

Ptolémée continue en disant que, ce même jour, « comme le rapporte Luc », l’empereur ordonna le recensement universel, « en gage d’allégeance et de soumission à Notre Seigneur Jésus-Christ », mais la discussion sur ces textes nous entraînerait trop loin du « prodige de l’huile ».

[Plan] 

 


 

20. Li Romanz de saint Fanuel (XIIIe siècle)

 

Avant de retrouver Jean d’Outremeuse, il nous faut encore dire un mot du prodige de l’huile tel qu’il est présenté dans le Romanz de saint Fanuel (cfr plus haut). Sa version, très courte, se réduit en tout et pour tout à deux vers (vers 1771-1772), mais, après ce qui vient d’être dit sur l’évolution pluriséculaire du motif, elle ne peut que surprendre.

Le rédacteur, demandant à son public attention et silence, annonce qu’il va raconter les merveilles qui marquèrent la naissance du Christ :

 

1767  

 

 

1770 

 

 

Ovrés vos cuers et vos oreilles

Si escoutez molt granz merveilles 

qui a Rome avindrent le jor 

que Dex nasqui por nostre amor.

La grant riviere et tot le Toivre      

Qui cort a Rome devint oile.

Ouvrez vos cœurs et vos oreilles

et écoutez les très grandes merveilles

qui se produisirent à Rome le jour

où Dieu naquit par amour pour nous.

La grande rivière et tout le Tibre

qui coule à Rome devinrent huile.

 

Les deux derniers vers interpellent. On ne voit pas où le rédacteur aurait rencontré un texte formulé de cette manière. Bien sûr, on entrevoit l’origine du mot français riviere : il rend le rivus latin qui, dans plusieurs des textes antérieurs, caractérisaient « le flot d’huile » censé couler de la taberna. On comprend aussi la présence du Tibre dans le récit : non seulement le surgissement de l’huile avait eu lieu dans le Transtévère (trans Tiberim en latin), mais plusieurs textes antérieurs précisaient aussi que « le flot d’huile » allait se déverser dans le Tibre. Mais cela étant, l’opinio communis au Moyen Âge envisageait un surgissement d’huile et non une transformation d’eau en huile.

Un seul autre texte, semble-t-il, va dans ce sens. Il est isolé, mais important en ce qu’il figure sous la plume de Jacques de Voragine. Au chapitre 6 de La légende dorée, qui traite de la Nativité du Seigneur, on trouve en effet, dans la liste des prodiges qui ont marqué l’événement, qu’une « fontaine d’eau s’est transformée en une fontaine d’huile (fons aque in liquorem olei uersus est), qui s’écoula jusque dans le Tibre en flots abondants » (trad. A. Boureau). Le plus curieux est que le même Voragine met expressis verbis cette vision des choses sous la garantie d’Orose et d’Innocent III.

Nous avons étudié ce texte plus haut en faisant remarquer que l’auteur de La légende dorée se trompait sur ce point. À notre connaissance en tout cas, ces deux prétendus garants ne parlent pas « d’une fontaine d’eau qui se serait transformée en une fontaine d’huile ». Ils ne localisent pas non plus l’événement en référence à Sainte-Marie du Transtévère et ne font pas davantage état d’une quelconque prophétie de la Sibylle concernant cette source d’huile. Ces deux informations aussi figurent dans le même passage de Voragine.

Et que dire alors d’une transformation en huile de l’eau du Tibre ? Ces deux vers du Romanz de Saint Fanuel n’ont aucun sens en soi et ne correspondent à rien de ce que nous connaissons de l’évolution du motif dans la tradition. Et pourtant, ils vont influencer, au moins en partie, Jean d’Outremeuse.

[Plan] 

 


 

21. Jean d’Outremeuse (XIVe siècle)

 

Très curieusement, Jean d’Outremeuse signale le prodige de l’huile trois fois dans Ly Myreur, mais dans des contextes différents, et sans qu’on puisse relever de cohérence entre les trois mentions.

a. Premier texte (Myreur, I, p. 344-345)

Le premier texte est le passage où Jean d’Outremeuse mentionne les trois prodiges censés s’être produits lors de la Naissance du Christ à Bethléem.

Item doit-ons savoir que ons true en la sainte escripture que le jour quant Dieu fut neis avient à Romme mult grant myracle, car les riwes qui coroient là, et par especial la Tybre, et une fontaine que ons nom la Tabarite emeritoir, qui siet en [p. 345] Trans-Tyberin, devinrent oyle, et par tout le jour jettont grans riwes. Et enssi apparut I circle entour le soleal, al manere del arch celeste.

Item en la citeit de Jherusalem entrat à chi jour une bieste que oncques nuls hons n’avoit plus veyut, n'en ne savoit-ons dont elle venoit, ne queile bieste chu astoit : elle coroit par la citeit de Jherusalem, et disoit que Jhesus astoit neis de virgue, qui venoit tout le monde rachateir. (Myreur, I, p. 344-345)

On doit aussi savoir qu’on trouve dans la sainte écriture que le jour de la naissance de Dieu, un très grand miracle se produisit à Rome. Les rivières qui y coulaient, et spécialement le Tibre, ainsi qu’une fontaine qu’on nomme la Taberna Meritoria, située dans le Transtevère, se changèrent en huile, coulant à flots durant tout le jour. Un cercle apparut aussi autour du soleil, comme un arc-en-ciel.

Ce jour-là entra dans la cité de Jérusalem une bête que personne n’a plus jamais vue ; on ne savait pas d’où elle venait, ni de quelle bête il s’agissait ; elle courait à travers la cité de Jérusalem, et disait que Jésus était né d’une vierge et qu’il venait racheter l’univers. (trad. persnnelle)

Laissons de côté la bête parlante de Jérusalem, sur laquelle le texte ne donne aucune précision, et concentrons-nous sur les prodiges romains. Le cercle autour du soleil nous est familier : il est souvent cité, a été beaucoup discuté et ne nécessite plus ici de commentaire particulier. Ce n’est pas le cas du prodige de l’huile.

Le chroniqueur liégeois est certainement influencé par Li Romanz de saint Fanuel, qui lui a servi de modèle dans les pages qui précèdent. Cela explique fort bien deux éléments caractéristiques rares dans la tradition : le changement d’eau en huile et la double mention des rivières et du Tibre. La formule les riwes qui coroient là, et par especial la Tybre (« les rivières qui y coulaient et spécialement le Tibre ») correspond très bien aux vers 1771-1772 du modèle : La grant riviere et tot le Tibre / Qui cort a Rome.

Mais l’allusion à la taberna meritoria, curieusement dénommée Tabarite emeritoir, ne peut pas provenir du Romanz, où elle n’apparaît pas. Si Jean d’Outremeuse la connaît, c’est par une autre voie, qu’il n’est pas difficile d’identifier.

 

d. Deuxième texte : Myreur, I, p. 68

En fait le chroniqueur liégeois en avait déjà parlé auparavant, dans la section du Myreur où il avait traduit en français les Mirabilia urbis Romae. Voici textuellement ce qu’il écrivait en Myreur, I, p. 68 :

Item, à Sainte-Marie trans Tyberim fut li temple Ravennant, et fut la maison de deserte, où ons deservoit aux chevaliers chu qu’ilh faisoient por les senateurs, et demoroient là lesdis chevaliers. (Myreur, I, p. 68).

À Sainte-Marie au Transtévère s’élevaient le Temple des Ravennates ainsi que la Maison du Mérite, où on récompensait les chevaliers de ce qu’ils faisaient pour les sénateurs. C’est là que demeuraient les dits chevaliers. (trad. personnelle)

Cela nous ramène aux analyses précédentes qui portaient sur le texte des Mirabilia (plus haut) et sur celui de Martin d’Opava (plus haut). Le Temple Ravennant de Jean d’Outremeuse est tout simplement la traduction « brute » d’un Templum Ravenna(n)tium, qu’il trouvait dans son modèle et qu’il ne comprenait certainement pas plus que lui. Notre commentaire a montré que cette curieuse expression conservait plus que probablement le souvenir d’un ancien camp militaire romain (castra Ravenna[n)]ntium), celui des marins de la flotte de Ravenne détachés à Rome.

Quant à la maison de deserte du chroniqueur liégeois, elle représente évidemment la traduction de taberna meritoria. L’emploi, en français, du substantif deserte (« ce qu’on a mérité, la récompense, le salaire », Dictionnaire du Moyen Français) et du verbe deservoit (« récompenser, payer en retour », Dictionnaire du Moyen Français), montre que notre traducteur s’est orienté vers l’idée de « récompense ». Selon lui cette maison accueillait les chevaliers (entendez les « soldats ») qu’on souhaitait récompenser pour les services rendus aux sénateurs.

On sait combien l’expression latine de taberna (e)meritoria a interpellé les auteurs médiévaux qui ne savaient pas exactement ce qu’elle signifiait. On se souviendra notamment des commentaires de Guillaume le Clerc de Normandie (plus haut) et de Ptolémée de Lucques (plus haut).

 Mais – on l’aura constaté – cette attestation de Myreur, I, p. 68, ne fait pas allusion au prodige de l’huile. Ce n’est pas difficile à comprendre après ce que nous avons dit plus haut : dans leur description de la zone du Transtévère, ni la version ancienne des Mirabilia urbis (plus haut), ni celle, postérieure, de Martin d’Opava (plus haut) ne mentionnent le prodige de l’huile. Il n’était question chez elle que des bâtiments : l’église de Sainte-Marie, la taberna et le Templum.

Ainsi donc, des deux textes de Jean d’Outremeuse dont nous venons de parler, le premier (Myreur, I, p. 68), qui reflète étroitement la tradition des Mirabilia, décrit les lieux mais ne contient aucune allusion au prodige lui-même, tandis que le second, situé beaucoup plus loin dans l’œuvre (Myreur, I, p. 344-345) et traitant de la Naissance à Bethléem, décrit les lieux et rapporte le prodige de l’huile.

 

c. Troisième texte : Myreur, I, p. 331-332

Un troisième texte du chroniqueur liégeois (Myreur, I, p. 331-332) mentionne aussi le phénomène de la fontaine d’huile, en le liant à un prodige. Mais cette fois il ne s’agit pas simplement (comme en I, 345) d’un cercle mais de trois cercles autour du soleil. Le passage figure dans l’histoire d’Hérode, une dizaine de pages avant la présentation des trois prodiges entourant la naissance de Bethléem (Myreur, I, p. 344-345). Il s’y trouve d’ailleurs plutôt isolé. Voyons cela de plus près.

Dans la chronologie de Jean d’Outremeuse, nous sommes en l’an 579 de l’exil à Babylone, c’est-à-dire dix ans avant la Naissance du Christ. Dans le récit du chroniqueur, les faits sont en général présentés sous forme de notices, souvent brèves.

Après plusieurs d’entre elles qui touchent à la biographie d’Hérode, le chroniqueur liégois revient à Rome pour signaler des prodiges survenus dans la cité en cel temps, un temps contemporain donc des réalisations d’Hérode :

En cel temps, en Trans Tyberim à Romme, apparut I fontaine qui jettoit oyle à si grant planteit, que li riwe en corroit par si grant habundanche que ch’estoit mervelhe. Item, adont apparurent trois cercles entour le soleal, sicom ly arc Dieu. (Myreur, I, p. 331-332) 

À cette époque, au Transtévère à Rome, apparut une fontaine qui déversait une telle quantité d’huile qu’elle coulait à flots, avec une telle abondance que c’en était merveille. Alors aussi apparurent trois cercles entourant le soleil, comme des arcs-en-ciel. (trad. personnelle)

Le chroniqueur liégeois reprend ensuite l’énoncé des réalisations d’Hérode, qu’il mêle à des notices sur le roi de Tongres.

La chronologie qu’il adopte ici pour le prodige de l’huile ne correspond à rien dans la tradition conservée, laquelle le place soit dans la période suivant la mort de César (il a alors une valeur d’annonce), soit au moment de la naissance du Christ (il contribue à la célébrer). La mention de trois cercles autour du soleil est également curieuse. Sauf erreur de notre part, les prodiges « solaires » consistent soit en trois soleils qui finissent par n’en plus former qu’un, soit en un cercle autour du soleil, une sorte d’arc-en-ciel, l’image de la Vierge et de l’Enfant pouvant éventuellement s’introduire dans le cercle.

Comment cette notice s’est-elle introduite dans le récit des événements liés à Hérode et au roi de Tongres ? On ne le sait pas.

Mais quoi qu’il en soit, quand on est habitué aux mentions du prodige de l’huile dans la tradition, une absence saute aux yeux. Aucun de ces trois textes de Jean d’Outremeuse n’évoque les interprétations chrétiennes de ce prodige, un aspect des choses sur lequel pourtant plusieurs auteurs médiévaux s’étaient penchés en laissant courir leur imagination.

[Plan] 

 


 

22. La Weltchronik d’Heinrich von München (vers le XIVe siècle)

 

Nous avons présenté plus haut cette énorme compilation d’histoire universelle, à la tradition manuscrite très compliquée, écrite dans le courant du XIVe siècle et conventionnellement présentée sous le nom d’Heinrich von München.

Rappelons que la section qui nous intéresse ici est le deuxième chapitre de la Neue EE. Il y est question de la naissance de Jésus (Geburt Jesu) et des événements qui y sont liés, notamment la vision d’Octavien et le prodige de l’huile (vers 105-114 ; éd. Fr. Schaw, 2008, p. 8). Voici ce qu’il en est de ce dernier :

 

  105    

 

 

 

 

110   

 

 

 

 

Do nu got geporn waz

und sein die magt genesen waz,

von ol zu Rom ein prunn ersprank

schon ol auz der erd drank 

alz daz wasser und flos.

daz waz von got ein wunder groz.

den prunn manig mensch sach.

der ran mer dann jar und tach

in daz wazzer zu hant

ze Rom daz die Teifer ist genant.

Quand Dieu fut né

et que la vierge fut guérie,

 une source d’huile jaillit à Rome.

L’huile sortit abondamment de la terre,

comme de l’eau, et se mit à couler.

C’était une grande merveille de Dieu.

Beaucoup de gens virent la source,

qui coula plus d’une année et un jour

et alla se jeter dans l’eau

à Rome qui est appelée le Tibre.

 

Le prodige nous est bien connu. Mais c’est la première fois qu’il est lié à l’état de santé de la Vierge, la première fois aussi qu’on rencontre pour le phénomène une durée aussi curieuse. D’après l’éditeur moderne Fr. Shaw, ce vers 112 pourrait être une reprise textuelle du vers 2255 d’un ouvrage que Heinrich avait utilisé dans la rédaction des vers précédents, en l’occurrence la Marienleben du Frère Philippe le Chartreux. Heinrich von München aurait-il repris ce vers sans se rendre compte de la difficulté qu’il présentait ?

Il n’est en tout cas pas question ici d’une transformation d’eau en huile, comme chez d’autres auteurs. Mais on aura remarqué la présence du mot wazzer à deux reprises, tout comme celle du mot ol.

[Plan] 

 


 

23. La Chronique de Jacob Twinger von Königshofen (vers 1400)

 

Jacques Twinger de Koenigshoffen (1346-1420), presque un contemporain de Jean d’Outremeuse, a déjà été présenté et utilisé plus haut, dans la discussion sur la vision d’Octavien.

Le chapitre analysé alors est suivi (toujours à la p. 336 de l’édition de Leipzig, 1870), sous le titre Von Zeichen, d’une notice dans laquelle le chroniqueur strasbourgeois évoque, très brièvement, le prodige de l'huile et l'effondrement du Temple de la Paix qui eurent lieu le jour même de la Nativité. Nous donnons ci-dessous le texte intégral de ce chapitre, qui signale aussi d’autres événements, à savoir l'arrivée des trois Rois à Bethléem au treizième jour de la Naissance, ainsi que la fuite en Égypte située à quarante jours de voyage de Bethléem et le séjour dans ce pays qui durera sept ans, jusqu'à la mort d'Hérode.

Ces deux derniers points se rapportent bien sûr à l’Épisode égyptien des Enfances de Jésus, étudié dans un autre article (FEC, 27, 2014). Mais comme ce texte de la Chronique de Jacob Twinger von Könisghofen nous avait alors échappé, nous avons jugé utile de le citer ici.

Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le prodige de l’huile, la notice ne contient rien de vraiment intéressant pour notre sujet.

Von zeichen

Uf disen selben dag also got geborn wart, do entsprang ein burne zů Rome, us dem ging ein gros fluhs oleys den gantzen dag, das do flos untze in die Tyber. Und der tempel des friden zerfiel.

Donoch an dem 13. tage koment die heiligen drige künige zů dem kindelin gein Betlehem und opfertent ime, also in lompartica historia volleklicher geschriben stet. Donoch in dem selben jore floch Joseph mit dem kindelin in Egiptenland uf 40 tageweide von Betlehem und worent do untz das künig Herodes gestarb : daz was 7 jor. (p. 336, Leipzig, 1870)

Des signes

Le jour même où Dieu naquit surgit à Rome une source, de laquelle coula pendant une journée entière un grand flot d’huile qui alla se jeter dans le Tibre. Et le temple de la Paix s’écroula.

Ensuite au treizième jour, les trois saints rois arrivèrent à Bethléem auprès de l’Enfant à qui ils offrirent des présents, comme on le raconte dans l’Historia Lombardica. Ensuite, la même année, Joseph s’enfuit avec l’Enfant en Égypte à quarante journées de Bethléem et il y resta jusqu’à la mort du roi Hérode, c’est-à-dire sept ans. (trad. personnelle)

 

[Plan]

 


 

24. Denys le Chartreux (1402 ?-1471)

D. Dionysii Cartusiani enarratio epistolarum et evangeliorum de Sanctis per totum anni circulum. […]. Pars altera. Homiliarum Dionysii, quae peculiariter est de Sanctis. Ad verum originale diligenter recognita, & sermonibus aliquot, qui alias desiderant, studiose adaucta. Editio Tertia, Coloniae, Petrus Quentel, 1542, 398 folios.

Notre dernier exemple viendra d’un auteur du XVe siècle, postérieur donc, à Jean d’Outremeuse, en l’espèce Denys le Chartreux. Il est, comme Nicolas de Clairvaux (plus haut) et Innocent III (plus haut), l’auteur de plusieurs sermons de Noël. L’un de ceux-ci, le septième (In summa missa nativitatis Domini), rapporte une série de miracles rattachés à la naissance du Christ. Il en a été question à deux reprises, une fois à propos du cercle d’or autour du soleil et une autre fois à propos de la vision d’Octavien.

On se souviendra que ce Sermo VII s'étend sur les folios XLVIII verso et XLIX recto et verso de l’édition utilisée, que le passage qui nous intéresse se trouve à la fin du sermon et que le prédicateur y déclare utiliser des textes d'Innocent III, pape de 1198 à 1216.

Denys évoque ainsi les nombreux miracles réalisés par le Christ le jour de sa naissance pour la faire connaître au monde (hodie Christus dominus noster multa mirabilia fecit in mundo, per quae suam declarauit natiuitatem). Il décrit d’abord l’effondrement du Temple de l’Éternité, appelé aussi Temple de la Paix, rappelant la prédiction d’éternité qui avait été faite à son sujet par Apollon. Avec lui s’effondra aussi, continue Denys, la statue de Romulus qu’il abritait. Vient ensuite l’allusion à la fontaine d’huile :

Iterum ait Papa Innocentius tertius, & idem testatur Orosius, quod in nocte natiuitatis Christi, fons aquae uersus est Romae in oleum, qui erumpens usque in Tiberim fluxit, totoque die illo largissime emanauit, & ibi nunc est S. Maria trans Tiberim. Prophetauerat quippe Sibylla quod quando erumperet fons olei, nasceretur saluator. Per hoc autem significatum est, quod per Christi aduentum fons pietatis diuinae misericordiam suam cunctis hominibus prae solito copiosissime exhiberet, quia per oleum misericordia designatur. (fol. XLIX verso de l’édition)

Le Pape Innocent III et Orose affirment encore que dans la nuit de la naissance du Christ, une fontaine d’eau à Rome se transforma en huile ; elle jaillit à flots pendant toute la journée et coula jusqu’au Tibre. C’est là que se trouve aujourd’hui Sainte-Marie du Transtévère. La Sibylle en effet avait prophétisé que le Sauveur naîtrait lorsque surgirait une fontaine d’huile. La signification de tout cela est la suivante : l’huile désigne la miséricorde et, avec l’arrivée du Christ, la fontaine de la piété divine a manifesté sa miséricorde pour tous les hommes plus abondamment que d’habitude. (trad. personnelle)

On se méfiera de la garantie d’Orose et d’Innocent III dont se réclame Denys le Chartreux. Les passages de ces deux auteurs, que nous avons conservés, n’évoquaient en effet ni la transformation de l’eau en huile, ni la prophétie de la Sibylle. Mieux encore, Orose ne plaçait pas le prodige de l’huile dans la nuit de Noël.

Il est vraisemblable à ce propos que, dans son sermon, Denys le Chartreux se soit borné à retranscrire ce qu’avait écrit, plus de deux siècles auparavant, l’auteur de La légende dorée :

Rome etiam, ut testatur Orosius et Innocentius papa tertius, fons aque in liquorem olei uersus est et erumpens usque ad Tyberim profluxit et tota die illa largissime emanauit et ibi est modo Sancta Maria trans Tyberim. Prophetauerat enim Sibylla quod quando erumperet fons olei nasceretur saluator. (éd. G.P. Maggioni, p. 68-69)

Nous avons eu l’occasion plus haut (plus haut) d’expliquer en détail que cette vision de Jacques de Voragine ne correspondait ni aux vues d’Orose, ni à celles d’Innocent III.

*

Denys le Chartreux présente ensuite la Chute des Idoles d’Égypte et la vision d’Octavien

avant de clôturer son sermon par les mots suivants : « On peut lire dans les livres que beaucoup d’autres miracles furent accomplis ce jour-là pour montrer combien cette naissance fut admirable et heureuse » (Multa alia mirabilia die hoc facta leguntur, per quae omnia declaratur, quam admiranda ac gratiosa fuit natiuitas Christi filii Dei ex uirgine). Il a donc laissé tomber un certain nombre de prodiges. C’est une première observation. On peut en faire d’autres.

D’abord pour souligner qu’il faut se montrer très défiant à l’égard des garants dont les noms apparaissent dans les citations. Il a été facile de montrer la légèreté manifestée en la matière par Denys le Chartreux et par Voragine, mais leur exemple est loin d’être isolé. Au fond, les auteurs médiévaux se copient et se recopient, sans véritable vérification. Il semble de bon ton de citer des sources, qui… n’en sont pas.

Ensuite pour relever, cette fois à propos de la liste même des prodiges, qu’abstraction faite de la Chute des Idoles, les trois prodiges retenus correspondent à ceux qui étaient déjà énumérés dans l’additio au chapitre 5 de Pierre le Mangeur, à savoir : Romae templum pacis corruit, fons olei erupit, Caesar praeceperat ne quis eum divum vocaret (P.L, t. 198, col. 1540 C). Plusieurs autres textes médiévaux donnent ce même trio de prodiges dans le même ordre.

[Plan] 

 


 

25. John Capgrave, Ye Solace of Pilgrimes (1450)

 

Dans son guide écrit vers 1450 à l’usage des pèlerins de Rome (cfr plus haut), John Capgrave consacre un chapitre de son deuxième livre à Sancta Maria in Trastevere. Il situe d’abord l’église en expliquant le sens du mot Transtévère, puis rapporte qu’elle fut construite à l’endroit où jadis (in eld tyme) avait été fondée une sorte de maison de repos pour les soldats âgés (ordeyned to refresching of knhytis aftir her labour whan thei were falle in age). Il n’utilise toutefois pas l’expression Tabula Meritoria.

Il évoque ensuite sans insister le prodige de l’huile :

Le jour où naquit le Christ, c’est précisément là que jaillirent deux sources d’huile (too wellis of oyle) qui, toute la journée, se déversèrent en abondance dans le Tibre. Pour les gens de l’endroit, les deux sources sont encore l’objet d’une profonde vénération. (trad. personnelle)

 L’originalité du voyageur anglais est de préciser qu’il y avait deux sources, et surtout de gloser longuement sur la signification de l’huile. En effet de tous les auteurs rencontrés jusqu’ici, c’est celui qui s’étend le plus sur la question du lien entre l’huile et la miséricorde :

La raison pour laquelle elles répandirent de l’huile plutôt qu’un autre liquide est attribuée par les érudits au fait que l’huile est le signe de la miséricorde ; c’est qu’alors était venu ce roi qui apportait avec lui une loi pleine de miséricorde. Dans leurs travaux, ils parlent de cette correspondance entre huile et miséricorde. Ils disent que, comme l’huile couvre tout autre liquide, ainsi la miséricorde du Seigneur s’élève au-dessus de toutes ses œuvres.

Pensez à la manière dont on fait l’huile : de petites semences, de petits fruits, sont pressés fortement pour obtenir ce doux nectar. Dans le monde, le Christ fut considéré seulement comme un petit fruit, mais quand il fut tué sur la croix jaillit de lui la miséricorde en grande abondance pour notre rédemption. Considérez l’excès de miséricorde qui est dans la nouvelle loi : sous la loi de Moïse, celui qui ramassait un petit morceau de bois sec le jour de la fête était lapidé à mort ; sous la nouvelle loi, la femme surprise en commettant un adultère fut miséricordieusement épargnée de la mort grâce au jugement de Notre Seigneur Jésus. Avant, la loi disait : œil pour œil, dent pour dent, fracture pour fracture. Aujourd’hui est en vigueur la loi de la miséricorde ouvertement imposée, qui impose d’agir comme suit : si quelqu’un te frappe sur une joue, tends-lui également l’autre.

Dans son Épithalame de la miséricorde, Salomon proclame ouvertement ceci : « Huile généreusement répandue sur tout, tel est ton nom ». Le nom de Jésus est une huile répandue avec générosité sur toute chose, au ciel, sur terre, en enfer. Au ciel il donne aux saints plus de joie qu’ils n’en méritent ; sur terre, il fait du bien à ceux qui le méprisent, et les peines qu’il inflige dans l’enfer ne sont pas proportionnelles à la gravité du péché. Nous sommes convaincus que les âmes de l’enfer souffrent de peines moindres que celles qu’elles méritent. (Capgrave, Solace, II, 12, p. 111-112 de l’édition C.A. Mills, 1911) (trad. personnelle)

Ici, c’est du Christ en croix qu’est censée jaillir une miséricorde, abondante, excessive même, qui touche tout le monde.

Ce commentaire de John Capgrave fait évidemment songer à Nicolas de Clairvaux (1150) qui avait pris comme thème de son sermon de Noël, et dans le contexte du prodige de l’huile, la même phrase de l’Épithalame de Salomon, que nous appelons aujourd’hui le Cantique des Cantiques (1, 2) : Oleum effusum nomen tuum.

 

[Plan] 

 


 

26. Les vestiges archéologiques et/ou iconographiques

 

Nous avons rencontré plus haut, dans un commentaire en prose du Speculum regum de Godefroi de Viterbe, un texte faisant état de l’existence, à l’époque du rédacteur, de « traces visibles » de la source (ubi fontis uestigia uidentur hodierna die). Quelles pourraient être ces traces ?

 

a. Généralités sur la zone du Transtévère

Avant de répondre à la question, il nous faut dire quelques mots du Transtévère, de la Piazza di Santa Maria, de ses fontaines, de son église et de ses richesses artistiques.

Administrativement, la zone du Transtévère (« au-delà du Tibre », par rapport au centre de Rome bien sûr) n’a été rattachée qu’assez tard à la Ville dont, quoique bien peuplée déjà à la période républicaine, elle ne faisait pas encore partie. Ce rattachement est dû à Auguste qui fit aussi creuser non loin de l’actuel hospice Saint-Cosme une naumachie, c’est-à-dire un bassin où se donnaient des spectacles de combat naval.

Un des endroits typiques du Transtévère est certainement la Piazza di Santa Maria in Trastevere, qui tire son nom de la Basilica di Santa Maria in Trastevere. La fontaine qui se dresse au centre de cette place compte parmi les plus anciennes de Rome. Elle connut au fil des siècles de nombreuses restaurations, dont celle du Bernin en 1659 et, à la fin du XVIIe siècle, celle de l’architecte italo-suisse Carlo Fontana.

 

Piazza Santa Maria in Trastevere – La fontaine dans son état actuel

Source : http://www.enjoyrome.com/walking/jewish.html

 

Quant à l’église qui, dans son état actuel, date de la reconstruction du XIIe siècle (Innocent II, pape 1130-1143), elle a connu plusieurs états antérieurs, depuis le pape Calixte (217-222) qui, avec l’autorisation de l’empereur Alexandre Sévère, y aurait érigé un premier lieu de culte, abandonné pendant les persécutions. Jules Ier (337-352) y aurait établi une véritable église. En 828, Grégoire IV lui adjoignit un couvent. Au IXe siècle aussi, elle fut transformée et dotée d’une crypte. Dans les siècles suivant sa reconstruction par Innocent II, elle fut restaurée à plusieurs reprises. Quant au portique actuel, il date du début du XVIIIe siècle.

C’est cette église qui abrite les uestigia du prodige de l’huile, évoqués dans le commentaire en prose de Godefroi de Viterbe.

 

b. Pietro Cavallini, la mosaïque de la Nativité (fin XIIIe siècle)

On a cité plus haut, à propos de la vision d’Octavien, le nom du peintre Pietro Cavallini qui, à la fin du XIIIe siècle, avait peint à la fresque sur la voûte de l’église Sainte-Marie du Capitole une Vierge à l’Enfant entourée da un cerchio di sole. Le même artiste réalisa également à Sainte-Marie du Transtévère plusieurs mosaïques de la vie et de la mort de la Vierge (en 1295-1299).

L’une d’elles, celle de la Nativité, a heureusement été conservée sous la conque absidiale.

 

 

Pietro Cavallini

Basilique de Santa Maria in Trastevere. Mosaïque de l’abside.

Source : http://nativita.hypotheses.org/65

 

L’accent est mis sur la grotte où Marie est étendue à côté du berceau de l’Enfant, veillé par l’âne et le bœuf. Joseph est aux pieds de Marie. Une étoile brille au-dessus de la grotte, derrière laquelle, à gauche, deux anges contemplent l’intérieur, tandis qu’à droite un troisième vient annoncer la naissance à un des bergers. Le messager porte un phylactère explicite : Nuntio vobis gaudium magnum. C’est le texte de Luc (II, 10), auquel correspond d’ailleurs assez bien la scène décrite jusqu’ici.

Ce qui ne correspond plus au texte évangélique et qui nous intéresse davantage, c’est la partie inférieure de la mosaïque. Elle présente un imposant bâtiment, désigné par taberna d’un côté et par meritoria de l’autre. Il a la forme d’une église avec un clocher. Des flots de couleur sombre en sortent et viennent se jeter dans le Tibre, dont les eaux sont plus claires et auquel le bétail vient s’abreuver.

En bas de l’image, en guise de légende, une sorte d’invocation se déroule sur trois lignes : iam pvervm iam svmme pater post tempora natvm / accipimvs genitvm tibi qvem nos esse coevvm / credimvs hincqve olei scatvrire liqvamina tybrim : « Père très haut, nous recevons maintenant l’enfant né après les temps écoulés ; cet enfant, nous croyons qu’il a été engendré, qu’il est éternel comme toi et que d’ici [ou de lui] jaillissent des flots d’huile vers le Tibre ».

 

c. L’inscription Fons Olei

Basilique de Santa Maria in Trastevere. Clôture du choeur.

Source sur la Toile (avec un assez long texte)

Toujours à l’intérieur de la Basilique, mais à droite des escaliers conduisant au sanctuaire, un panneau treillissé porte une inscription fons olei, censée marquer l’endroit où l’huile sortit du sol, et sur le pavement, juste devant le panneau, une plaque de marbre livre un texte de commentaire, dont la photo ci-dessous n’a conservé que les deux premières lignes : hinc olevm flvxit cvm christvs virgine lvxit. hic et donatvr venia a quocvmque rogatvr. Nascitvr hic olevm, devs vt de virgine, vtroque terrarvm est oleo roma sacrata capvt. Versvs qvi olim legebantvr ad fontem olei : « D’ici coula l’huile quand le Christ vit le jour de la Vierge. Ici aussi le pardon est accordé à tout qui le demande. Ici est née l’huile, comme Dieu est né de la Vierge, et par ces deux huiles Rome a été sacrée tête du monde entier [Vers qu’on pouvait lire jadis près de la fontaine d’huile] ».

 

d. L’inscription Taberna Meritoria du plafond

Un autre texte, cette fois sur un des caissons du plafond, œuvre de Domenico Zampieri, dit Le Dominiquin, au XVIIe siècle, conserve aussi le souvenir du prodige :

Basilique de Santa Maria in Trastevere. Caisson du plafond.

Source : Benediktinerabtei KorneliMünster

in hac prima dei matris aede / taberna olim meritoria / olei fons e solo ervmpens / christi ortvm portendit : « Dans cette première église de la Mère de Dieu, jadis Taberna meritoria, une source d’huile sortant du sol annonça la naissance du Christ ». L’adjectif prima fait penser à un passage de l’inscription rencontrée plus haut à propos de l’Ara Coeli, qui se présentait comme « la première de toutes celles jamais installées sur terre » (cunctarum prima que fuit orbe sita). Il est très vraisemblable qu’ait existé entre ces deux églises mariales une rivalité portant sur leur importance ou sur la date de leur construction. Elle n’apparaît d’ailleurs pas dans les textes littéraires, mais uniquement dans des inscriptions présentes dans les églises respectives.

 

e. Le tableau du Musée de Stuttgart

On se souviendra peut-être aussi d’un tableau vénitien du musée de Stuttgart (seconde moitié du XIVe), signalé plus haut, qui pourrait avoir été inspiré par la fresque de Pietro Cavallini sur la vision d’Octavien, aujourd’hui disparue. Ce tableau comporte un détail intéressant, en l’espèce une fontaine circulaire où trois génies debout soutiennent de leurs épaules une vasque dans laquelle deux dragons crachent un liquide. La base de cette fontaine porte une inscription éloquente : Fons aque in liquorem olii Rome versus est die qua Christus de Maria Virgine natus est : « Une fontaine d’eau s’est transformée à Rome en fontaine d’huile le jour où le Christ est né de la Vierge Marie »). Manifestement le dessin est censé représenter la fontaine au centre de la Piazza :

Tableau vénitien du musée de Stuttgart. Détail.

Source : Ph. Verdier, Naissance, 1982, p. 107, fig. 3.

 

Ce n’est donc plus ici de la Taberna meritoria qu’il s’agit, mais d’une fontaine en pleine activité. Comme l’indique sans ambiguïté l’inscription, le motif représenté n’est plus l’huile surgissant du sol (cfr la mosaïque de P. Cavallini ou le e solo erumpens du caisson), mais la transformation en huile de l’eau d’une fontaine existante.

Ce motif de la transformation, moins courant dans la littérature médiévale que celui de la source d’huile, apparaît pour la première fois, à notre connaissance en tout cas, dans La légende dorée de Jacques de Voragine. Comme nous l’avons vu, ce dernier, qui l’attribue erronément à Orose et à Innocent III, le transmettra (directement ou indirectement) au Romanz de Fanuel, à Jean d’Outremeuse et à Denys le Chartreux.

L’iconographie du prodige de l’huile est donc assez abondante, moins peut-être que celle de la vision d’Octavien, mais en tout cas davantage ciblée, topographiquement parlant.

Sur la Piazza et la Basilica Santa Maria in Trastevere, outre les pages signalées plus haut, on pourra voir sur la Toile le site The Pilgrim + http://www.mariedenazareth.com/qui-est-marie/s-maria-trastevere + <http://www.rome-roma.net/sainte-marie-du-trastevere.php> +

 <http://www.rome-passion.com/sainte-marie-trastevere.html>

 

[Plan] 

 


 

27. Conclusions et perspectives

 

Le présent article a analysé la christianisation d’un certain nombre de motifs romains, qui, au départ, n’avaient aucun lien avec la Nativité, ni d’ailleurs avec la nouvelle religion, mais le cas du prodige de l’huile est particulièrement caractéristique. Le motif de la vision d’Octavien, analysé dans le chapitre précédent, était dès le départ un montage d’origine chrétienne, intégrant dans sa construction des éléments romains préchrétiens. Il avait connu une très longue évolution.

Pour sa part le motif de l’huile est entièrement d’origine romaine et son point de départ est infime. Il se christianise assez vite mais, une fois christianisé, il ne se fixe pas ; il se développe au contraire pour connaître une évolution fort longue, on oserait dire pluriséculaire, portant à la fois sur le contenu et sur l’interprétation. Un monde de différence sépare en effet le point de départ mentionnant une sorte de liquide huileux apparu près du Tibre vers 40 avant Jésus-Christ de la vision d’auteurs postérieurs, comme Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 344-345) selon qui l’eau du Tibre se serait transformée en huile, pendant toute une journée. Nous avons tenté de retrouver, auteur après auteur, siècle après siècle, l’histoire de ce qu’on appelle « le prodige de l’huile ».

 

a. Les interprétations symboliques du prodige de l’huile

On ne connaît pas avec certitude le sens que les contemporains donnèrent au prodige (peut-être un présage de prospérité), mais très vite, comme en atteste déjà le Canon d’Eusèbe-Jérôme, les chrétiens ont vu dans cet écoulement d’huile le symbole de « la grâce du Christ » : significans Christi gratiam. Pour des gens qui savaient que Christos voulait dire en grec « celui qui a été oint », « l’oint » (en latin unctus), le lien entre l’huile et le Christ s’imposait.

Mais avant d’aller plus loin, il importe d’attirer l’attention sur l’importance de l’huile dans l’Antiquité et de dire quelques mots de son symbolisme.

Le symbolisme de l’huile en général

Dans le monde antique, l’huile (surtout d’olive, mais il y en avait d’autres) était le « principal corps gras végétal ». Elle jouait un grand rôle, notamment dans l’alimentation, l’éclairage, le culte, l’hygiène, les soins du corps, la parfumerie, la pharmacie, le graissage des cuirs et des mécanismes. Sa production était énorme, son commerce florissant, et sa symbolique multiple, touchant à la flatterie, la récompense, le triomphe, la divinité, la majesté, la prospérité, l’abondance, la puissance, la force, la vie, voire la résurrection.

Intérêt des articles de dictionnaire sur le sujet : Jean-Pierre Brun, Huile, dans J. Leclant, Dictionnaire de l’Antiquité, Paris, 2005, p. 1102-1103, s.v°, pour la culture et les multiples utilisations. Plus particulièrement pour sa valeur de symbole : Jean-Claude Belfiore, Dictionnaire des Croyances et Symboles de l’Antiquité, Paris,  2010, p. 569-574. Sur la Toile, on pourra voir :  

 * http://tecfa.unige.ch/tecfa/teaching/UVLibre/0001/bin41/symboles.htm   * http://seigneurjesus.free.fr/symboleschretiens.htm

 * http://www.liturgiecatholique.fr/Qu-est-ce-que-la-messe-chrismale.html

Dans l’Ancien Testament, l’huile symbolise la force de Dieu qui vient en nous et sert à consacrer prêtres, prophètes et rois. La liturgie catholique, elle aussi, utilise des huiles bénites, ainsi : l’huile des catéchumènes qui sert dans les célébrations préparatoires au baptême surtout pour les adultes ou les enfants déjà grands, l’huile des malades qui intervient dans la célébration du sacrement des malades, et le saint chrême, la principale des saintes huiles, utilisée pour les sacrements du baptême, de la confirmation et de l’ordre, ainsi que pour la dédicace des églises et des autels. Cette dernière huile « symbolise la pénétration de l’Esprit Saint et de ses dons dans les âmes des fidèles. » Pareille énumération aide à comprendre l’importance de l’huile dans la vie des chrétiens.

D’après R. Le Gall (Dom), Dictionnaire de liturgie, Chambray-lès-Tours, 1983, 279 p., Accessible sur le Portail de la Liturgie chrétienne.

On ne s’étonnera donc pas de l’intérêt porté par la tradition chrétienne médiévale à cette huile apparue mystérieusement au Transtévère, précisément à une époque de transition entre le monde païen et le monde chrétien.

L’huile et la miséricorde divine

L’huile « signifie la grâce du Christ » (significans Christi gratiam), lisait-on déjà chez Eusèbe-Jérôme (fin IVe-début Ve). Mais cette formulation ne semblant peut-être pas assez explicite, les auteurs postérieurs en retravaillèrent le symbolisme, généralement dans le sens de la « miséricorde divine ». L’huile véritable, écrira par exemple l’auteur du Roman de Dolopathos, c’est la miséricorde divine (uerum oleum, id est ueram misericordiam). Pour Nicolas de Clairvaux aussi, la « fontaine d’huile » est « fontaine de miséricorde » (fons misericordiae), et pour Denys le Chartreux, « l’huile désigne la miséricorde » (per oleum misericordia designatur). Ce motif de « l’huile de miséricorde » semble être assez courant dans la littérature médiévale.

Jean d’Outremeuse par exemple, inspiré par les apocryphes, en fait largement état dans le contexte de la descente du Christ aux Enfers. À plusieurs reprises (notamment Myreur, I, p. 396 et p. 416), il évoque « l’huile de miséricorde » qui sort de « l’arbre de miséricorde » et la présente comme un remède particulièrement efficace. En voici un exemple.

Dans les Enfers, c’est Seth, le fils d’Adam, qui parle :

Alors Seth dit : « Je suis allé aux portes du paradis, et j’ai prié l’ange afin d’obtenir de l’huile de miséricorde, pour oindre le corps d’Adam, mon père, qui gisait malade. Et là l’ange me répondit disant : Seth, ne te fatigue pas pour avoir de l’huile de miséricorde pour oindre Adam ton père, et guérir la douleur de son corps. Tu ne pourras pas en obtenir avant le dernier jour, quand cinq mille deux cents ans seront accomplis. Car alors viendra sur terre le très doux Jésus, le Fils de Dieu ; il prêchera pendant trente-trois ans, enseignera sa loi, mourra en croix et sortira des peines de l’enfer ton père et les autres amis de Dieu. Alors recevront de l’huile de miséricorde tous ceux qui croiront en lui et qui seront baptisés dans l’eau du Saint-Esprit et ils auront la vie éternelle. Alors Jésus descendra sous terre, et emmènera Adam ton père au paradis à l’arbre de miséricorde. » (Myreur, I, p. 416 ; trad. personnelle)

La Miséricorde. Aujourd’hui encore, cette notion conserve une très grande valeur dans le christianisme : la prochaine Année Sainte, qui s’ouvrira à Rome le 8 décembre 2015, a été voulue par l’actuel pape François comme un Jubilé Extraordinaire de la Miséricorde. Dans la « Bulle d’Indiction » adressée à tous ses fidèles, il la présente comme suit :

Elle [= La miséricorde] est source de joie, de sérénité et de paix. Elle est la condition de notre salut. Miséricorde est le mot qui révèle le mystère de la Sainte Trinité. La miséricorde, c’est l’acte ultime et suprême par lequel Dieu vient à notre rencontre.

Puis il déclare :

En cette fête de l’Immaculée Conception, j’aurai la joie d’ouvrir la Porte Sainte. En cette occasion, ce sera une Porte de la Miséricorde, où quiconque entrera pourra faire l’expérience de l’amour de Dieu qui console, pardonne, et donne l’espérance.

Cette notion papale de « Porte de la Miséricorde » ne semble-t-elle pas très proche de celle de « Fontaine de la Miséricorde » des auteurs médiévaux ?

 

L’huile, la miséricorde et Marie

Quoi qu’il en soit, cette Porte de la Miséricorde, dont parle le pape François, c’est en la fête de l’Immaculée Conception qu’elle s’ouvrira. Le rôle important ainsi attribué à Marie évoque également les vues de certains de nos auteurs médiévaux, commentant la « source de miséricorde » qu’était devenue la fons olei dans la tradition chrétienne.

 La miséricorde sortirait donc de la Vierge. C’est en tout cas la vision de Nicolas de Clairvaux, vers 1150, pour qui « la source de la miséricorde sort de la Vierge » (quia fons misericordiae de Virgine emanat). Pour l’auteur du Roman de Dolopathos aussi (fin XIIe-début XIIIe), l’huile véritable, « c’est-à-dire la véritable miséricorde », provient de la terre, « c’est-à-dire de la Vierge » (significans uerum oleum, id est ueram misericordiam, de terra, id est, de virgine ortam esse).

Mais toutes les interprétations de la fons olei ne font pas intervenir la Vierge. Il en existe en effet d’autres, plus ou moins élaborées.

 

D’autres interprétations

On notera par exemple le commentaire, fort élargi, de Nicolas de Clairvaux (vers 1150), dont le sermon de Noël se veut une exégèse d’un vers du Cantique des Cantiques (1, 2) : Oleum effusum nomen tuum (« Ton nom est une huile répandue »). L’huile, continue Nicolas, lucet, pascit et ungit : Idem facit Christi nomen [...] (col. 831) : « elle éclaire, nourrit et oint. Le nom du Christ fait la même chose »). Bref, pour ce prédicateur, la venue du Christ dans le monde et son action salvatrice parmi les hommes trouvent leur expression imaginée dans le vers oleum effusum nomen tuum et dans le surgissement de la source d’huile, qui le symbolise. Trois siècles plus tard (1450), John Capgrave, dans son Ye Solace of Pilgrimes développera la même idée, en faisant lui aussi référence au texte du Cantique des Cantiques. Le voyageur anglais voit même cette miséricorde jaillir du Christ en croix et toucher le ciel, la terre et l’enfer.

Dans le « Document Codagnellus » (XIIIe siècle), le surgissement de l’huile signifie que « la doctrine de Dieu et sa miséricorde devaient couler et se répandre dans l’univers entier (ad significandum, quod doctrina Domini et misericordia eius debebat emanare et discurrere per universum orbem). Et Denys le Chartreux, au XVe siècle, interprète ainsi le phénomène : « l’huile désigne la miséricorde et, avec l’arrivée du Christ, la fontaine de la piété divine a manifesté sa miséricorde pour tous les hommes plus abondamment que d’habitude » (Per hoc autem significatum est, quod per Christi aduentum fons pietatis diuinae misericordiam suam cunctis hominibus prae solito copiosissime exhiberet, quia per oleum misericordia designatur).

*

Peut-être y aurait-il encore beaucoup d’autres choses à dire pour élargir le débat, mais les considérations qui précèdent suffisent, semble-t-il, à expliquer pourquoi, parmi les très nombreux prodiges antiques, celui de l’huile – un minuscule prodige parmi tous ceux enregistrés dans la littérature gréco-romaine de l’antiquité  – a particulièrement occupé les esprits médiévaux.

 

[Plan] 

 

b. Les grandes étapes de l’évolution du motif

Dans l’évolution du prodige de l’huile, l’examen des éléments constitutifs du récit a dégagé quelques étapes principales. Si on laisse de côté les simples allusions, par définition peu significatives, on constate que les versions quelque peu détaillées contiennent un certain nombre d’éléments de base que l’on retrouve pour ainsi dire partout et qui forment la structure fondamentale de la notice. Nous pourrions les appeler « éléments de base », « éléments classés ».

 

Le point de départ

Le témoin antique le plus neutre et le plus proche de l’événement est Dion Cassius, qui, bien qu’écrivant au IIIe siècle de notre ère, s’appuie sur des témoins plus anciens. Selon lui, un peu d’huile (ou ce qui ressemble à de l’huile) sort du sol près du Tibre, vers 40 avant Jésus-Christ (sans autre précision topographique ou chronologique). Le phénomène est qualifié par les autorités romaines de « prodige ». Tout part de là.

 

Les éléments classés de la première étape du développement

Très vite, sous l’influence manifeste des chrétiens, l’épisode apparaît transformé. Sa datation initiale n’a pas changé, mais le travail de christianisation qu’il subit introduit des éléments nouveaux que nous considérons comme fondamentaux. Il est toujours question d’huile, mais cette huile s’échappe d’un endroit précis du Transtévère, appelé Taberna Meritoria et elle symbolise le Christ et ses dons. C’est la vision du Canon d’Eusèbe-Jérôme (fin IVe-début Ve).

Au Ve siècle toujours, cette fois après l’intervention d’Orose qui semble avoir beaucoup contribué à la mise en forme des éléments de base, voici comment se présente la tradition :

 - dans un bâtiment du Transtévère, nommé Taberna Meritoria,

 - se produit un écoulement d’huile relativement important : on parle maintenant de fons olei, c’est-à-dire d’une source ou d’une fontaine d’huile (le latin fons a les deux sens) ;

 - sur le plan symbolique, cette Taberna Meritoria est censée représenter l’Église et l’huile qui s’en échappe est mise en rapport avec le Christ.

Ces trois éléments de base (la Taberna Meritoria - l’huile - le symbolisme chrétien) se conserveront dans l’évolution ultérieure.

Mais permanence ne veut pas dire absence de modifications. Au fil du temps, ces éléments font l’objet de variations portant sur le contenu et la signification. Ainsi par exemple, l’importance de l’écoulement connaît une gradation significative (l’huile ne se borne pas à sortir du sol, elle se met à couler pendant une journée entière, parfois même à très larges flots) ; le détail des interprétations symboliques se modifie (c’est toujours le Christ, mais tantôt sa grâce, tantôt sa miséricorde, tantôt autre chose).

Ces variations indiscutables peuvent toutefois être jugées « mineures », dans la mesure où elles restent dans le cadre des éléments qui figurent dans le résumé ci-dessus et que nous avons considérés comme classés. Rappelons que ces derniers représentaient la situation de la notice, non pas au moment où le prodige est survenu (vers 40 avant Jésus-Christ), mais au début de sa christianisation, disons en gros au Ve siècle.

 

Des écarts plus ou moins importants par rapport à ces éléments classés

Mais l’évolution de la tradition a aussi produit des variantes plus significatives parce qu’elles s’écartent de ces éléments classés.

a. La première variante est le déplacement chronologique. Le prodige de l’huile daté à l’origine des années 40 avant Jésus-Christ sera censé se produire au moment de la Nativité, et devenir un marqueur parmi beaucoup d’autres. Cette donnée importante et promise au succès est postérieure à Orose. Elle n’a rien pour étonner : pareil déplacement est régulièrement conservé dans le cas d’éléments d’origine romaine ayant connu une interprétation chrétienne. Nous en avons rencontré au fil de cet article beaucoup d’autres exemples.

b. Une autre variante, totalement absente des premières attestations chrétiennes, est une modification substantielle de la nature du prodige : l’écoulement d’huile originel devient une transformation d’eau en huile. Ce détail est d’ailleurs susceptible d’évoluer lui aussi, le phénomène pouvant affecter une ou plusieurs fontaines, voire l’eau du Tibre et d’autres rivières.

C’est chez Jacques de Voragine (XIIIe siècle) qu’on rencontre pour la première fois cette variante, placée – faussement d’ailleurs, on va le dire – sous la garantie d’Orose et d’Innocent III :

Rome etiam, ut testatur Orosius et Innocentius papa tertius, fons aque in liquorem olei uersus est et erumpens usque ad Tyberim profluxit et tota die illa largissime emanauit et ibi est modo Sancta Maria trans Tyberim. (éd. G.P. Maggioni, p. 68-69)

À Rome aussi, comme l’attestent Orose et Innocent III, une fontaine d’eau s’est transformée en une fontaine d’huile, qui s’écoula jusque dans le Tibre en flots abondants qui se répandirent toute la journée. Et c’est là où se trouve actuellement Sainte-Marie du Transtévère. (trad. A. Boureau, p. 54)

L’auteur de La légende dorée en est-il responsable ? Énumérant en détail les marqueurs de la Nativité, aurait-il voulu étoffer sa rubrique des « corps matériels transparents et translucides » (A. Boureau, p. 54) ? Il avait commencé en donnant l’exemple de « l’obscurité de l’air qui se transforme en clarté du jour », une allusion à la grotte de la Nativité, qui, d’obscure qu’elle était, s’était éclairée comme en plein jour à la naissance du Seigneur (cfr plus haut). Pourrait-on supposer que, entraîné par cette notion de « transformation », le compilateur dominicain aurait appliqué le même mécanisme au motif de l’huile ? En tout cas, les garants qu’il se donne (Orose et Innocent III) ne connaissaient pas cette transformation. Mais le procédé de la « pseudo-garantie » est trop courant chez les auteurs médiévaux pour nécessiter une remarque détaillée.

En tout cas, cette variante sera accueillie telle quelle par l’auteur du Passional (XIIIe) et par Denys le Chartreux (XVe), tandis que le Romanz de Saint Fanuel (aux vers 1771-1772) et Ly Myreur des Histors (t. I, p. 344-345) en donneront des versions très amplifiées. On y verra le Tibre entier véhiculant des flots d’huile au lieu d’eau.

c. Intéressante aussi est la variante concernant la Sibylle. Certains auteurs pensent en effet que la prophétesse aurait annoncé le phénomène. Ce détail apparaît pour la première fois chez un poète (Godefroi de Viterbe), mais comme elle est reprise dans La légende dorée, on ne doit pas s’étonner de la rencontrer après Voragine dans le Passional ou chez Denys le Chartreux. Pareil développement ne surprend guère. On se souviendra de l’importance que joue la Sibylle dans la légende de la vision d’Octavien, pour ne pas parler du grand rôle que le Moyen Âge a fait jouer aux Sibylles dans la pensée chrétienne.

d. Une variante, minuscule et tout à fait isolée, porte sur le nombre des sources (fontaines). Il n’est généralement question que d’une source, mais le poète Calendre (entre 1213 et 1220) en mentionne plusieurs, tandis que John Capgrave (vers 1450) parlera de deux sources.

e. La dernière variante que nous retiendrons fait intervenir le Templum Ravennantium, au lieu de la Taberna Meritoria. Beaucoup plus riche d’intérêt, elle mérite un développement particulier. Elle est en effet susceptible de mettre en évidence ce qui pourrait se révéler comme une branche différente et cependant fort ancienne de la tradition du motif de l’huile. 

 

[Plan]

 

c. Templum vs Taberna : deux branches distinctes à l’origine ?

Cette variante est présente dans les Mirabilia anciens (milieu du XIIe siècle) dont le chapitre XXXI décrit ainsi le Transtévère :

Trans Tiberim, ubi nunc est Sancta Maria, fuit templum Ravennantium, ubi terra manavit oleum tempore Octaviani imperatoris, et fuit ibi domus Meritoria, ubi merebantur milites qui gratis serviebant in senatu. (Mirabilia, XXXI, éd. Valentini-Zucchetti, Codice topografico, III, 1946, p. 65)

Dans le Transtévère, à l’endroit où s’élève aujourd’hui Sainte-Marie [= l’église de Santa Maria in Trastevere], il y avait jadis le Templum Ravennantium, où, à l’époque de l’empereur Octavien, de l’huile coula du sol. Se trouvait également là la domus Meritoria, où étaient hébergés les soldats qui étaient mis gratuitement à la disposition du sénat.

Elle ne contient aucun des développements qui, dès Eusèbe-Jérôme et Orose, entourent l’événement. Pas question de fons olei, ni d’écoulement long et intense, ni d’une quelconque interpretatio Christiana. Pas trace non plus d’un déplacement chronologique destiné à faire coïncider l’événement avec la Nativité. Elle fait état d’un « simple » écoulement d’huile « à l’époque de l’empereur Octavien ».

Nous en avons conclu que cette notice devait certainement refléter une version très ancienne. Bien sûr, les Mirabilia primitifs ont été rédigés au milieu du XIIe siècle, mais ils s’appuient sur des sources que nous ne possédons plus, difficiles à identifier et qui peuvent remonter beaucoup plus haut.

Cette notice est également caractéristique en ce qu’elle signale deux bâtiments (Templum Ravennantium et domus Meritoria), alors que les autres textes sur le prodige de l’huile ne mentionnent que le second, sous la forme légèrement différente de taberna Meritoria.

 

Cette différence n’a rien pour surprendre. Des traités comme les Mirabilia proposent à leurs lecteurs les « curiosités » (c’est le sens de Mirabilia) de la Ville. Par définition, ils s’intéressent aux questions topographiques et accordent beaucoup d’importance aux réalités archéologiques, aussi bien antiques que chrétiennes. On comprend fort bien qu’un guide général de Rome, décrivant le Transtévère, se soit intéressé à autre chose que le prodige de l’huile. Et, qu’en l’occurrence, il ait retenu dans la zone deux bâtiments qu’il présente chacun avec une caractéristique propre (ubi… ubi.

Mais ce qui nous frappe évidemment, c’est de voir le Templum Ravennantium signalé comme l’endroit du surgissement de l’huile, alors que le reste de la tradition la fait unanimement sortir de la taberna/domus Meritoria.

L’ensemble de ces éléments nous porte à croire que les Mirabilia primitifs ont, dans cette notice du chapitre XXXI, conservé la trace d’une couche relativement ancienne de la tradition sur le prodige de l’huile. Dans cette perspective, le Templum aurait précédé la taberna comme lieu d’origine du phénomène. Oserait-on penser qu’avant les développements chrétiens qui nous sont familiers, l’information initiale sur le prodige aurait été quelque chose comme : « De l’huile – ou ce qui ressemblait à de l’huile – serait sortie du sol vers les années -40 au Transtévère dans la zone des Castra Ravennatium » ? Ce n’est pas du tout absurde. C’est sur cette base qu’aurait travaillé la tradition « chrétienne » sur le prodige de l’huile.

Auraient donc existé deux branches dans la tradition du prodige de l’huile. Une « branche ancienne », d’origine païenne, intéressée par la description du Transtévère, axée sur les bâtiments importants de la zone et où la mention du prodige sert simplement à caractériser l’un d’entre eux ; et une « branche chrétienne » centrée sur la description du prodige, sur la mention du bâtiment où il s’est produit et sur les interprétations qui s’y rapportent.

*

En tout cas, dès les premiers auteurs chrétiens (Eusèbe-Jérôme et Orose), le Templum/Castra Ravennatium disparaît complètement des notices sur le prodige de l’huile. Désormais, c’est toujours de la taberna/domus Meritoria que l’huile va couler.

On ne perdra pas de vue qu’il s’agissait de deux bâtiments voisins, les plus caractéristiques de la zone apparemment, du moins à l’époque de la rédaction des Mirabilia primitifs (ou de sa source). On ne peut pas exclure que ces deux bâtiments aient existé dans la réalité, à une certaine date (difficile pour nous à préciser). D’autre part, le peu que nous savons d’eux oriente vers une fonction militaire : une caserne de marins de la flotte de Ravenne et un bâtiment abritant des soldats chargés cette fois de la protection du sénat et/ou des sénateurs. C’était apparemment une zone militaire.

*

Si nous avons raison dans notre reconstruction, il resterait à expliquer l’effacement du premier bâtiment au profit du second dans l’histoire de la tradition. On imaginera assez facilement que l’intervention d’Orose dût être décisive en la matière. Une fois que l’historien du Ve siècle eut vu dans la domus/taberna « l’Église vaste et hospitalière » (hospita largaque Ecclesia), l’autre bâtiment perdait tout intérêt et pouvait disparaître de la tradition, pour ne plus être conservé que dans les notices – plus techniques en quelque sorte – prolongeant la tradition des Mirabilia.

En tout cas, c’est désormais le seul nom de la taberna Meritoria qui figurera dans les textes et dans les représentations iconographiques, traitant du prodige de l’huile. On se souviendra notamment que, dans la mosaïque de la Nativité dont il avait décoré l’abside de Santa Maria in Trastevere à la fin du XIIIe siècle, Pietro Cavallini a donné au bâtiment explicitement dénommé Taberna Meritoria la forme d’une église, d’où s’écoulent les flots d’huile qui vont se jeter dans le Tibre. Et, dans cette même église, l’inscription du XVIIe siècle décorant le plafond de Domenico Zampieri affirme encore et toujours que l’huile avait coulé de la Taberna Meritoria.

Il reste que, aux origines de la tradition des Mirabilia, c’est du Templum Ravennatium que l’huile avait jailli. Nous ne savons pas trop pourquoi, à moins de supposer que historiquement ce phénomène se serait produit dans le camp des marins de Ravenne !

*

Deux branches donc, la plus ancienne, « païenne », et la plus récente, « chrétienne ». Mais on se méfiera du premier couple d’adjectifs (« ancien » et « récent »), car la notice des Mirabilia qui nous a permis de repérer la branche « ancienne » date du milieu du XIIe siècle, quelque sept siècles après Orose, notre témoin le plus important de la branche « récente ».

Des auteurs comme Martin d’Opava et Jean d’Outremeuse ont été en contact avec ces deux branches. Dans le cas du chroniqueur liégeois, la chose est claire lorsqu’on compare Myreur I, p. 68, où Jean d’Outremeuse décrit Rome d’après les Mirabilia, avec Myreur I, p. 344-345, où il raconte la Nativité d’après une autre source.

Le premier texte reflète étroitement la tradition des Mirabilia, décrit les lieux et mentionne les deux bâtiments, sans même évoquer le prodige, tandis que le second, dans sa description des lieux, ne connaît que la Taberna, en ignorant tout du Templum, mais rapporte le prodige de l’huile qu’il présente comme un marqueur de la Nativité.

La même constation a été faite dans le cas de Martin d’Opava, lorsqu’on confronte, comme nous l’avons fait plus haut,  le texte de Chronique, p. 402 avec celui de Chronique, p. 408.

On terminera en soulignant le peu de succès du Templum Ravennantium dans la littérature médiévale. On ne le rencontre que dans la tradition des Mirabilia bien sûr et chez les deux auteurs étroitement liés à celle-ci et dont nous venons à l’instant de parler.

 

[Plan] 

 

d. La Taberna Meritoria et ses significations

La tradition des Mirabilia, on vient de le voir, atteste l’existence (certainement dans l’imaginaire médiéval, mais peut-être aussi à une certaine période de l’histoire) de deux bâtiments voisins dans la zone du Transtévère, respectivement appelés domus Meritoria et Templum Ravennatium. On peut voir dans ce dernier la trace des castra Ravennatium des archéologues. La domus Meritoria était peut-être une caserne réservée à d’autres soldats que les marins des castra, qui seraient chargés de la garde du sénat et des sénateurs. La tradition chrétienne sur le prodige de l’huile la connaît mieux sous le nom de taberna Meritoria.

Sa graphie ne connaîtra qu’une seule et légère variation, sans conséquence sur le sens. Ainsi Godefroi de Viterbe, Martin d’Opava et Ptolémée de Lucques utilisent Emeritoria au lieu de Meritoria.

Nous avons consacré en appendice un développement de type linguistique sur le sens de l’adjectif meritoria, qui peut d’ailleurs être employé substantivement. Il n’a rien apporté de définitif sur le sens de l’expression, mais il est clair que dans l’antiquité l’adjectif caractérise généralement un bien ou un objet, voire un personnage, qu’on peut louer.

*

Les auteurs médiévaux ne s’entendent guère sur le sens à donner à cette expression de taberna/domus Meritoria. Le témoignage le plus ancien – une fois encore – est celui du chapitre XXXI de la version primitive des Mirabilia urbis Romae :

Trans Tiberim, ubi nunc est Sancta Maria, fuit templum Ravennantium, ubi terra manavit oleum tempore Octaviani imperatoris, et fuit ibi domus Meritoria, ubi merebantur milites qui gratis serviebant in senatu. (Mirabilia, XXXI, éd. Valentini-Zucchetti, Codice topografico, III, 1946, p. 65)

Dans le Transtévère, à l’endroit où s’élève aujourd’hui Sainte-Marie [= l’église de Santa Maria in Trastevere], il y avait jadis le Templum Ravennantium, où, à l’époque de l’empereur Octavien, de l’huile coula du sol. Se trouvait également là la domus Meritoria, où étaient hébergés les soldats qui étaient mis gratuitement à la disposition du sénat.

Si l’existence à date ancienne de ce bâtiment peut raisonnablement être postulée, le plus délicat est de déterminer sa fonction, la définition « militaire » de l’auteur médiéval ne pouvant pas être recoupée pour confirmation par des textes antiques. On peut toutefois espérer qu’ici, comme dans le cas du Templum des Ravennates, une donnée ancienne ait été plus ou moins correctement conservée.

L’idée que nous avons pour notre part avancée est que, dans la pensée du rédacteur médiéval en tout cas, il se serait agi d’un bâtiment abritant des militaires chargés de la protection du sénat et des sénateurs.

D’autres auteurs du Moyen Âge interpréteront les choses un peu différemment.

Guillaume le Clerc de Normandie (début XIIIe) est peut-être celui qui s’est le plus attardé sur la description de ce bâtiment. Il le signale, dans les Joies Nostre Dame, pour introduire la « merveille » que constitue pour lui le prodige de la fontaine d’huile. Dans sa présentation, longue et détaillée, il considère manifestement ce bâtiment, non comme une caserne, mais comme un endroit où les soldats qui ont épuisé leurs forces au service de la cité (il ne s’agit plus ici du sénat et des sénateurs, comme dans les Mirabilia primitifs) pouvaient bénéficier d’une vie de calme et de plaisir. Il est question dans son texte, avec moultes précisions, de jeux, de nourritures délicieuses et de boissons raffinées, apparemment servies sans restriction aucune. Ces vieux soldats, après avoir beaucoup combattu, n’en avaient plus la force ; un séjour très agréable dans cette taverne était leur récompense.

La version de Ptolémée de Lucques (début XIVe) est également assez personnelle. Il semble qu’elle abordait deux aspects différents. Elle envisageait d’abord la fonction du bâtiment, qui aurait été de fournir, aux frais de l’État, accueil et repos aux soldats démobilisés. Elle tentait ensuite d’expliquer pourquoi Dieu avait choisi ce bâtiment pour y faire couler la source d’huile. Il aurait voulu honorer ainsi l’attitude des Romains qui montraient une telle piété envers leurs vieux légionnaires démobilisés. C’était, selon E. von Frauenholz (Augustus, 1926, p. 103), « un signe de la satisfaction (Wohlgefallen) divine à voir les Romains aider les soldats qui avaient terminé leur service. »

C’est fondamentalement la version reprise au XVIe siècle par Andrea Palladio présentant la Taberna Meritoria dans sa version des Mirabilia urbis Romae. Voici le texte d’une traduction française faite de cet ouvrage en 1676 :

Av lieu où est l’Eglise de s. Marie de la le Tybre, il y auoit vne habitation nômée Taberna Meritoria, où logeoyent les vieux Soldats, & les malades, qui auoyent seruy au peuple Romain, ou ils estoient alimentez tout le temps de leurs vie. Grande oeuuvre de pieté, que N.S. Iesus Christ à sa naissance honora de beaux mysteres, faisant tout vn jour, & vne nuict entiere sourdre du mesme endroit vne tres abondante fontaine d’huyle, dont couloit vn grand ruisseau jusques au Tybre, signifiant que la grace estoit venuë sur nous en terre. (p. 165)

Le bâtiment aurait donc été pour lui une sorte d’hospice accueillant jusqu’à la fin de leur vie les anciens soldats. Cette « grande œuvre de piété », Dieu avait voulu l’honorer en y faisant jaillir la fontaine d’huile, « signifiant que la grace estoit venuë sur nous en terre ».

Nous ignorons si d’autres définitions furent avancées au Moyen Âge, mais en fin de compte, la fonction exacte de la construction est ici relativement accessoire (Pour plus de détails, cfr G. De Spirito, Taberna meritoria, dans LTVR, Rome, t. V, 2000, p. 9-10).

 

[Plan] 

 

e. Sancta Maria in Trastevere

Notre exposé a brièvement retracé l’histoire de ce qui est aujourd’hui la Basilica di Santa Maria in Trastevere. Il semble qu’au IIIe siècle déjà, bien avant le Canon d’Eusèbe-Jérôme, sous Calixte I (pape de 217-222), l’endroit était déjà un lieu de culte. Mais on ne parle d’une véritable église qu’au siècle suivant, sous Jules Ier (337-352), un pape réputé bâtisseur. L’édifice connaît une importante transformation au IXe siècle, avec l’adjonction d’une crypte pour accueillir des reliques, notamment celles de Calixte. C’est au milieu du XIIe siècle, vers 1140, qu’est construite l’église actuelle.

L’époque de la construction correspond assez bien au moment où, vers 1150, apparaît la version la plus ancienne des Mirabilia, dont le chapitre XXXI décrit la zone du Transtévère. Le texte a été cité à plusieurs reprises : 

Trans Tiberim, ubi nunc est Sancta Maria, fuit templum Ravennantium, ubi terra manavit oleum tempore Octaviani imperatoris, et fuit ibi domus Meritoria, ubi merebantur milites qui gratis serviebant in senatu. (Mirabilia, XXXI, éd. Valentini-Zucchetti, Codice topografico, III, 1946, p. 65)

Dans le Transtévère, où s’élève aujourd’hui Sainte-Marie, il y avait jadis le Templum Ravennantium, où, à l’époque de l’empereur Octavien, de l’huile coula du sol. Il y avait également là la domus Meritoria, où étaient hébergés les soldats qui étaient mis gratuitement à la disposition du sénat.

Vbi nunc est Sancta Maria. Cette précision n’implique évidemment pas que le bâtiment n’a porté ce nom qu’à partir du milieu du XIIe siècle. Mais on ne dispose pas d’informations précises sur sa (ou ses) dénomination(s) précédente(s).

Ce qu’on retiendra en tout cas, c’est qu’à l’époque de saint Jérôme et d’Orose, morts tous les deux pratiquement à la même date (vers 420), une véritable église s’élevait certainement à cet endroit. Et, vu le succès rencontré par la dénomination de Taberna Meritoria, il est tentant de penser que cette dernière expression aurait pu servir dès le Ve siècle à désigner le bâtiment. Ce dernier était-il déjà dédié à Marie ? Ce n’est pas exclu. Taberna Meritoria étant le nom d’un lieu-dit, une église à la Vierge aurait fort bien pu être désignée par un cognomen de type topographique, du genre : Sancta Maria ad Tabernam Meritoriam. Des dénominations de ce genre ne sont pas rares. Mais aucun document ne permet d’étayer cette hypothèse.

Aucun document. Sauf peut-être une trace minuscule dans certaines interprétations avec lesquelles notre analyse de textes nous a mis en contact et qui nous a fait songer à la Bulle d’Indiction du pape François annonçant l’ouverture d’une « Année sainte de la Miséricorde » le jour de la fête de l’Immaculée Conception. Chez Nicolas de Clairvaux et dans le Roman de Dolopathos, l’huile, symbole de la miséricorde de Dieu, qui sourdait de la Taberna Meritoria provenait « de la Vierge ». Mais on ne peut exploiter trop ces témoignages de beaucoup postérieurs à la construction de la Basilique du Transtévère.

On rappellera toutefois que selon les auteurs antérieurs au XIIe siècle, l’huile n’apparaît jamais dans le Templum Ravennatium, comme c’est le cas dans les Mirabilia primitifs, mais toujours dans la Taberna Meritoria, un bâtiment que ces mêmes Mirabilia ne lient pas au prodige de l’huile. Preuve supplémentaire – s’il en était encore besoin – de l’indépendance des deux traditions : la tradition « chrétienne » et celle, « païenne », des Mirabilia.

Cette localisation du prodige de l’huile était si puissamment ancrée dans les esprits qu’aucun auteur postérieur, même ceux qui, comme Martin d’Opava et Jean d’Outremeuse, connaissaient les deux traditions, ne fera sortir l’huile du Templum. Il faut dire que, s’ajoutant à l’influence d’Orose identifiant la Taberna Meritoria à « l’Église vaste et hospitalière », la décoration de Santa Maria in Tevere (mosaïque et inscriptions), qui mettait largement l’accent sur la Taberna Meritoria, a dû beaucoup contribuer à l’oubli de la tradition des Mirabilia primitifs et du Templum Ravennantium.

Il y eut toutefois beaucoup d’auteurs postérieurs aux Mirabilia primitifs, qui ne se soucièrent pas de précisions : ils situent le jaillissement de l’huile « au Transtévère », sans plus, comme le rédacteur du Roman de Dolopathos (fin XIIe-début XIIIe), ou ne mentionnent que Rome comme lieu du prodige (comme le rédacteur du Passional, au XIIIe siècle). Mais le motif de l’huile sortant du Templum Ravennantium sera exclusivement réservé à la notice des Mirabilia primitifs et aux textes qui dépendent étroitement de lui.

 

[Plan] 

 

[Suite]

 


[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]

 [4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 29 - juillet-décembre 2015