Plutarque. Vie de Coriolan (1-20)
Traduction nouvelle annotée par M.-P. Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège
(avec la collaboration de J. Poucet
pour les notes touchant aux réalités romaines)
[Plan] [Introduction]
[1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21-39]
[Comparaison Alcibiade - Coriolan]
Le texte grec traduit ici est celui qu'ont établi pour la Collection des Universités de France R. Flacelière et E. Chambry (Les Belles Lettres, 1964). Pour les vies d'Alcibiade et de Coriolan, ces éditeurs ont utilisé essentiellement un manuscrit du XIe-XIIe s. conservé à la bibliothèque vaticane (Vaticanus graecus 138 = U), un groupe de manuscrits parisiens échelonnés de la fin du XIIIe au XVe s. (Parisinus graecus 1671 = A ; 1672 = B ; 1673 = C ; 1675 = E, le premier de ceux-ci étant le plus représentatif de la vulgate), un manuscrit madrilène du XIVe s. (Matritensis 4685 = N) et un vénitien du XVe s. (Marcianus 385 = M).
I. Le Romain (1-20)
Famille ; portrait moral et physique (1-2)
1.
(1) La maison patricienne des Marcii, à Rome, a fourni quantité d'hommes illustres, parmi lesquels Ancus Marcius qui, par sa mère, était le petit-fils de Numa et qui fut roi à son tour, après Tullus Hostilius. C'étaient également des Marcii que Publius et Quintus, qui firent descendre jusqu'à Rome une eau surabondante et excellente ; et aussi Censorinus, que le peuple romain nomma censeur par deux fois -- ensuite, à l'initiative de Censorinus lui-même, le peuple déposa et vota une loi selon laquelle personne n'était autorisé à briguer deux fois cette charge.
(2) Quant à Caius Marcus, sujet du présent ouvrage, étant orphelin de père et élevé par sa mère, il a prouvé que la condition d'orphelin, tout en présentant beaucoup d'inconvénients, n'empêche en rien de devenir un homme de valeur, supérieur à la masse -- ce qui, par ailleurs, n'empêche pas le vulgaire d'incriminer cette condition, lui reprochant d'être délétère en soi, parce que gâtée par la négligence.
(3) Le même Marcius a également témoigné en faveur de ceux qui considèrent qu'une nature a beau être noble et bonne : faute d'éducation, elle génère beaucoup de mal mélangé au bien, de même qu'une terre de qualité privée des soins de l'agriculture.
(4) De fait, la force de son caractère et sa fermeté en toutes choses produisaient de grands élans porteurs de beaux résultats alors même que, mû par de violentes colères et des ressentiments inflexibles, il se montrait diffficile et peu amène dans ses rapports avec les gens ; tout en admirant son insensibilité aux plaisirs, aux peines, aux richesses, et tout en la nommant maîtrise de soi, justice et vaillance, on la supportait mal, par contre, dans les relations civiques, où elle avait l'air pesante, déplaisante et dédaigneuse.
(5) Aussi bien les hommes ne retirent-ils de la bienveillance des Muses nulle faveur aussi grande que de voir, sous l'effet de la raison et de la culture, s'adoucir leur nature, une fois qu'elle s'est ouverte à la modération et qu'elle a repoussé l'excès.
(6) Au total donc, en ces temps-là, Rome honorait surtout cet aspect de la vertu qui est relatif aux actions guerrières et militaires : à preuve encore, le fait que la vertu est appelée par les Romains du seul nom de "courage", le terme général coïncidant ainsi avec le nom qu'ils réservent en particulier à la vaillance.
(1) Passionné plus que d'autres par les joutes guerrières, Marcius, dès la plus tendre enfance, avait les armes à la main ; et, pensant que les armes fabriquées ne rapportent rien à ceux qui gardent non exercée et impréparée l'arme congénitale que leur a donnée la nature, il exerça son corps à toute espèce de lutte de manière à être à la fois léger à la course et d'une pesanteur invincible dans ses prises quand il écrasait un ennemi.
(2) En tout cas, ceux qui, tour à tour, rivalisaient avec lui d'ardeur et de vaillance en des luttes où ils se trouvaient dépassés, mettaient en cause sa force corporelle : elle était inlassable et ne reculait devant aucun effort.
[Début]
Brillants débuts militaires (3-4)
(1) Il fit sa première campagne tout jeune encore, quand Tarquin, qui avait été roi de Rome et s'en trouva ensuite banni, après bien des combats et des défaites, jeta en quelque sorte une dernière fois le dé. La plupart des Latins, mais aussi nombre d'autres Italiens, s'employaient à soutenir sa campagne et à le ramener à Rome -- c'était moins par complaisance pour le personnage que par crainte et par envie qu'ils tentaient d'abattre la fortune grandissante des Romains...
(2) Au cours de cette bataille, qui tourna bien des fois d'un côté puis de l'autre, Marcius, qui luttait avec vigueur sous les yeux du dictateur, vit un Romain tomber près de lui ; loin de le délaisser, il se dressa devant lui en protecteur et tua l'ennemi qui l'assaillait.
(3) Le commandant, une fois qu'il eût remporté la victoire, couronna Marcius, parmi les tout premiers, d'une couronne de chêne -- cette couronne, la loi la décerne à celui qui a sauvé un concitoyen en le protégeant de son bouclier. (Le législateur entendait-il ainsi honorer tout particulièrement le chêne à cause des Arcadiens, dénommés "mangeurs de glands" suite à l'oracle du dieu ? ou avait-il constaté que les corps expéditionnaires trouvent d'emblée, un peu partout, quantité de chênes ? ou bien croyait-il que, la couronne de chêne étant consacrée à Zeus Polieus, il était adéquat de la décerner à l'occasion du sauvetage d'un citoyen ?)
(4) Encore, parmi les arbres sauvages, le chêne est-il celui qui donne les plus beaux fruits, tandis qu'il est le plus vigoureux des arbres cultivés. Enfin, c'était lui qui produisait le gland comme nourriture et l'hydromel comme boisson, et qui, en apportant la glu tirée du gui comme instrument de chasse, offrait en repas la plupart des oiseaux.
(5) C'est aussi au cours de cette bataille qu'apparurent, dit-on, les Dioscures qui, aussitôt après, furent aperçus au forum sur leurs chevaux ruisselants de sueur : ils annonçaient la victoire, là même où se trouve aujourd'hui, près de la fontaine, le sanctuaire qui leur est dédié.
(6) Aussi bien est-ce aux Dioscures qu'on a consacré le jour de cette victoire, c'est-à-dire les ides de juillet.
(1) Chez des hommes jeunes, la renommée et la considération trop précoces éteignent, paraît-il, les natures faiblement ambitieuses, dont elles étanchent rapidement la soif -- viendra ensuite le dégoût. Mais aux esprits sérieux et solides, les honneurs donnent impulsion et éclat, comme s'ils s'éveillaient sous l'action d'un souffle qui les pousse vers ce qui apparaît beau.
(2) Ces esprits-là n'accueillent pas les honneurs comme un salaire, mais ils les offrent, en quelque sorte, en gage à l'avenir : c'est que, par fierté, ils entendent ne pas faire fi de leur réputation, mais la surpasser par de nouvelles prouesses.
(3) C'est bien là ce qu'éprouvait Marcius ; il se proposait de rivaliser de vaillance avec lui-même et, voulant toujours se renouveler par ses hauts faits, il enchaînait exploits sur exploits, entassait dépouilles sur dépouilles. Il tenait toujours à ce que ses chefs successifs rivalisent avec les précédents, et même les surpassent, pour ce qui est des honneurs et citations à lui décerner.
(4) Nombreuses, assurément, étaient alors les luttes et les guerres des Romains : or, d'aucune Marcius ne revint sans couronne ni sans récompense.
(5) Pour les autres hommes, le but de la vaillance était la renommée, tandis que pour lui le but de la renommée, c'était la joie de sa mère. Qu'elle l'entendît louer, le vît couronner et l'étreignît en pleurant de joie, voilà qui faisait de lui, pensait-il, le plus honoré et le plus heureux des hommes.
(6) C'est sans doute ce sentiment qu'éprouvait aussi Épaminondas, lequel se faisait, dit-on, un immense bonheur de ce que son père et sa mère l'eussent vu de leur vivant auréolé du haut commandement et de sa victoire à Leuctres.
(7) Mais alors qu'Épaminondas avait goûté le bonheur de voir ses deux parents partager sa joie et son succès, Marcius, lui, jugeant qu'il devait à sa mère les marques de la gratitude qu'il eût témoignée à son père, ne se lassait pas de faire plaisir à Volumnie et de l'honorer ; c'est sur sa volonté et à sa demande qu'il prit femme, et il continua d'habiter avec sa mère, même une fois des enfants venus.
[Début]
Sécession de la plèbe sur le mont Sacré (5-6)
5.
(1) Alors que, grâce à sa valeur, Marcius avait déjà grande réputation et détenait un grand pouvoir à Rome, le Sénat, protecteur des riches, en vint à s'opposer à la plèbe, qui s'estimait fréquemment et gravement lésée par les usuriers.
(2) Ceux-ci en effet, à force de prises de gage et de mises en vente, dépouillaient de tous leurs biens les gens qui s'étaient modérément enrichis ; quant aux indigents complets, ils les traquaient, jetant en prison ces pauvres corps qui portaient les cicatrices de bien des blessures et des fatigues endurées pendant les campagnes pour la patrie. La dernière de ces campagnes, ils l'avaient faite contre les Sabins, attendu que les riches avaient alors promis de se modérer et que le Sénat avait engagé par un vote le magistrat Manius Valerius à garantir cette promesse.
(3) Néanmoins, en faveur de ceux qui, une fois encore, s'étaient portés au combat avec ardeur et avaient maté l'ennemi, il ne vint aucune mesure acceptable de la part des créanciers ; le Sénat ne faisait pas non plus mine de se souvenir des accords conclus et voyait avec indifférence ces gens à nouveau appréhendés et retenus en gage. Il y eut alors dans la ville des tumultes et des soulèvements fâcheux, et ce trouble populaire n'échappa nullement aux ennemis, qui se jetèrent sur le pays et le brûlèrent. Les magistrats appelèrent aux armes les hommes en âge de servir, mais personne n'obéit, tant les avis des dirigeants divergeaient à nouveau.
(4) Certains croyaient devoir céder aux pauvres et assouplir l'excessive raideur de la loi ; mais quelques-uns tiraient en sens contraire, parmi lesquels Marcius : non qu'il accordât une très grande importance à l'aspect financier, mais il tenait le soulèvement populaire contre les lois pour un début et une arrogante tentative de violence, et il recommandait aux responsables d'y bien réfléchir et d'y mettre fin en l'éteignant.
(1) Le Sénat tint à ce propos plusieurs réunions en quelques jours, sans arriver à aucun résultat ; soudainement les pauvres s'assemblèrent et, s'excitant les uns les autres, quittèrent la ville, s'emparèrent d'une éminence qu'on nomme aujourd'hui le mont Sacré, près de l'Anio et s'y installèrent, sans violence ni soulèvement, mais en criant qu'ils étaient depuis longtemps bannis de Rome par les riches, que l'Italie leur fournirait partout air, eau et lieu pour leur tombe : ils n'avaient rien de plus en habitant Rome, sauf à se faire blesser et tuer en se battant dans l'intérêt des riches !
(2) Le Sénat prit peur et envoya en délégation les plus capables et les plus populaires de ses aînés.
(3) C'est Menenius Agrippa qui fit la première harangue, demandant beaucoup au peuple mais s'exprimant avec franchise en faveur du Sénat ; à la fin de son discours, il en vint à une espèce d'apologue dont le souvenir s'est conservé.
(4) Tous les membres d'un homme, dit-il, s'étaient révoltés contre l'estomac, et lui reprochaient d'être, installé dans le corps, le seul à rester oisif et sans payer son écot, alors que les autres enduraient grandes fatigues et lourdes charges pour contenter ses appétits à lui. Et l'estomac de s'esclaffer devant leur sottise : ils ignorent donc que toute la nourriture qu'il absorbe en lui, il la renvoie au dehors et la distribue aux autres !
(5) "Voici justement, dit-il, le discours que vous tient le Sénat, citoyens ; car les décisions et arrêts qui incombent là-bas à sa gestion vous apportent et répartissent entre vous tous l'utile et le profitable".
[Début]
Création des tribuns de la plèbe (7)
7.
(1) Dès lors les dispositions des partis changèrent : les plébéiens demandèrent et obtinrent du Sénat de choisir cinq hommes comme protecteurs de ceux d'entre eux qui avaient besoin de secours -- ils sont aujourd'hui appelés tribuns de la plèbe.
(2) Ils choisirent en premier ceux-là mêmes qui avaient été les chefs de la sécession, Iunius Brutus et Sicinius Vellutus.
(3) Une fois l'unité revenue dans la ville, les masses se trouvèrent aussitôt sous les armes et se mirent avec ardeur à la disposition des magistrats pour faire la guerre.
(4) Marcius pour sa part, sans pour autant se réjouir personnellement de ce que le peuple se renforçât de la déficience de l'aristocratie et tout en voyant que beaucoup d'autres patriciens étaient dans la même disposition, appelait néanmoins ces derniers à ne pas se laisser distancer par les plébéiens dans les luttes pour la patrie, mais à se montrer supérieurs à ces gens-là en bravoure plus encore qu'en puissance.
[Début]
Prise de Corioles : Marcius devient "Coriolan" (8-11,1)
8.
(1) Dans le peuple des Volsques, contre lesquels on se battait, la cité de Corioles jouissait d'un très grand prestige. Le consul Cominius l'ayant investie, les autres Volsques, pris de peur, se portèrent de partout à son secours contre les Romains, afin de livrer bataille devant la ville et d'entreprendre l'ennemi sur deux fronts.
(2) Tandis que, divisant ses forces, Cominius allait lui-même à la rencontre des Volsques qui attaquaient de l'extérieur, il laissa derrière lui Titus Larcius, un Romain des plus braves, pour maintenir le siège. Ceux de Corioles, dédaigneux des troupes présentes, sortirent à l'assaut et engagèrent le combat ; ils commencèrent par l'emporter, poursuivant même les Romains jusqu'à leur camp retranché.
(3) Alors Marcius, surgissant avec quelques hommes, abat ceux qui sont le plus durement aux prises avec lui, stoppe l'assaut des autres et rameute à grands cris les Romains -- c'est qu'il était capable, comme Caton le requérait du soldat, de se montrer redoutable à l'ennemi, irrésistible même, non seulement par la frappe de la main, mais aussi par l'énergie de la voix et l'expression du visage. Nombre de Romains se rassemblent autour de lui, tiennent bon, et les Volsques, pris de peur, se retirent.
(4) Mais Marcius ne se tint pas satisfait : il les poursuit, et traque les fuyards en déroute jusqu'aux portes de la ville.
(5) Là il voit les Romains renoncer à la poursuite, vu qu'on leur lançait depuis le rempart des volées de traits et qu'il ne venait à l'esprit d'aucun audacieux de se précipiter avec les fuyards dans une cité regorgeant d'ennemis en armes ! Lui cependant tenait bon, appelait et encourageait ses hommes, en leur criant que, par chance, la ville était ouverte aux poursuivants plutôt qu'aux poursuivis...
(6) Alors que bien peu d'hommes voulaient marcher à sa suite, il se précipita au travers des ennemis, s'élança contre les portes et, avec les siens, fit irruption dans la ville, sans que personne n'ose d'emblée opposer de résistance ; puis, quand les Romains virent qu'il n'y avait dans la place qu'un nombre d'hommes tout à fait réduit, en s'entr'aidant, ils passent à l'action. Lui, mêlé à la fois aux amis et aux ennemis, mène, dit-on, dans la ville un combat incroyable, grâce aux prouesses de son bras, à la rapidité de ses pieds et à l'audace de son âme. Maîtrisant tous ceux contre lesquels il s'élançait, il repoussa les uns jusqu'aux confins de la ville, tandis que les autres renonçaient à combattre et jetaient leurs armes : ce qui laissait à Larcius tout loisir d'amener là-bas les Romains de l'extérieur.
(1) La ville ainsi prise, la grande majorité des hommes se mirent immédiatement à piller et à transporter les choses de valeur. Marcius, indigné, crie qu'il juge affreux, alors que le consul et les citoyens qui sont avec lui succombent peut-être devant les ennemis tout en poursuivant le combat, de courir en tous sens après du butin ou, sous prétexte de butin, de fuir le danger.
(2) Comme peu d'hommes lui prêtaient attention, il reprit en mains les volontaires et fit la route par laquelle il avait appris que l'armée s'avançait. Il excite fréquemment sa troupe, l'exhorte à ne pas se laisser aller, et supplie mainte fois les dieux de ne pas être devancé par la bataille mais d'arriver à temps pour prendre part au combat et partager le danger avec ses concitoyens.
(3) Il était alors d'usage chez les Romains, lorsqu'ils se disposaient en ordre de bataille et se préparaient à prendre leur long bouclier et à revêtir leur tenue de combat, de faire aussi, par la même occasion, un testament oral, écouté par trois ou quatre hommes à qui ils désignaient leur héritier.
(4) C'est précisément ce que faisaient les soldats en vue de l'ennemi quand Marcius les rattrapa.
(5) Tout d'abord, certains se troublèrent quand ils l'aperçurent, couvert de sang et de sueur, en compagnie d'une poignée d'hommes. Mais quand il eut abordé en courant le consul, lui eut donné très joyeusement la main en lui annonçant la prise de la ville, et que Cominius l'eut serré dans ses bras en l'embrassant affectueusement, alors le courage revint, tant à ceux qui apprenaient le redressement de la situation qu'à ceux qui le conjecturaient, et ils réclamèrent à grands cris qu'on les conduise au combat.
(6) Marcius pour sa part interroge Cominius : comment sont disposées les forces ennemies et où se trouve rangé l'élément le plus combatif. Le consul pense bien, affirme-t-il, que les cohortes du centre sont celles des Antiates, gens très belliqueux et qui ne le cèdent à personne en courage. "Eh ! bien, dit Marcius, je te le demande et le sollicite, place-nous en face de ces hommes-là !". Le consul, pour lors, y consentit, admirant son zèle.
(7) Aux premières volées de javelots, Marcius accourut à l'avant et, sans que les Volsques qui étaient en face opposent de résistance, la partie de la phalange à laquelle il s'était heurté fut aussitôt disloquée. Mais pourtant, des deux côtés, les ennemis se retournent et enveloppent le héros de leurs armes, tandis que le consul, effrayé, lui envoie les plus forts de ses effectifs.
(8) Autour de Marcius, la bataille fait rage, nombre d'hommes tombent en un rien de temps ; pourchassant violemment l'ennemi, les Romains le repoussent et, s'engageant à sa poursuite, adjurent Marcius, alourdi par la fatigue et par ses blessures, de se replier vers le camp.
(9) Mais lui, affirmant que la fatigue n'est pas le lot de vainqueurs, poursuivait les fuyards. Le reste de l'armée volsque fut aussi défaite, avec beaucoup de pertes et beaucoup de prisonniers.
(1) Le lendemain, Larcius et les autres combattants se rassemblent auprès du consul. Celui-ci monte à la tribune, rend aux dieux l'action de grâces que mérite un si grand redressement de situation et se tourne vers Marcius.
(2) Il commence par un admirable éloge du héros, aussi bien pour les faits dont il a été personnellement spectateur lors de la bataille, que pour ceux dont témoigne Larcius.
(3) Ensuite, sur les énormes prises en argent, en armes, en chevaux et en prisonniers, il ordonne à Marcius de prélever à chaque fois le dixième, avant d'en faire la distribution aux autres combattants. En dehors de ceci, il lui offrit comme prix d'excellence un cheval caparaçonné.
(4) Sous les applaudissements des Romains, Marcius s'avança, dit qu'il acceptait le cheval et se réjouissait des éloges du magistrat mais que, pour le reste, il y renonçait, le considérant non comme un honneur mais comme un salaire : il se contenterait, comme tout un chacun, du partage. "Mais je sollicite, dit-il une grâce extraordinaire, et vous demande de l'obtenir.
(5) J'avais chez les Volsques un ami, un homme remarquable et modéaré ; il est à présent prisonnier et, de riche et heureux qu'il était, le voilà devenu esclave ; pour lors, des nombreux malheurs qui l'accablent, il suffirait d'en ôter un seul : la vente..."
(6) À ces mots, un applaudissement plus nourri encore s'élève en l'honneur de Marcius, et ceux qu'impressionnait son indifférence aux richesses furent plus nombreux encore que les admirateurs de sa valeur combative.
(7) Ceux mêmes en qui s'insinuait un peu d'envie et de jalousie à l'endroit d'un homme exceptionnellement honoré l'estimèrent alors digne de recevoir de grands honneurs parce qu'il les refusait, et aimèrent en lui davantage la vertu qui les lui faisait refuser que celle qui l'en avait rendu digne.
(8) C'est que le bon usage des richesses vaut mieux que celui des armes, mais il est plus noble encore de n'en pas avoir besoin que d'en faire usage.
(1) Quand la foule cessa cris et acclamations, Cominius reprit : "Camarades miliciens, vous ne pouvez tout de même pas forcer à prendre ces présents l'homme qui ne les accepte ni ne les veut ; mais le don que voici, il ne lui est pas possible de le repoussser : offrons-le lui, et décrétons qu'il sera appelé Coriolan, à moins que ses prouesses mêmes ne lui aient, avant nous, donné ce nom".
[Début]
Digression : origine des surnoms grecs et romains (11, 2-6)
(2) Voilà d'où il tint son troisième nom : Coriolan. D'où il apparaît formellement aussi que son nom personnel était Gaius et que son deuxième nom, nom de famille (famille au sens le plus large), était Marcius ; quant au troisième, il le prit plus tard -- c'est le nom inspiré par un exploit, par un événement fortuit, par un trait individuel ou par une vertu : ainsi les Grecs tiraient-ils d'un exploit les surnoms de Sôtèr et de Callinicos ; d'une particularité physique, ceux de Physcon et de Grypos ; d'une vertu, ceux d'Évergète et de Philadelphe ; d'un événement heureux, celui d' Eudémon, donné à Battos II.
(3) Pour certains rois, la raillerie a aussi fourni des surnoms, comme celui de Doson à un Antigone, et celui de Lathyros à un Ptolémée.
(4) Les Romains se servent davantage encore de ce genre de surnoms : ils ont nommé Diadematus un des Metellus parce que, ayant gardé longtemps une blessure, il circulait le front bandé ; un autre, on le surnomma Celer pour la hâte avec laquelle il offrit, quelques jours après la mort de son père, des jeux funèbres de gladiateurs, et parce qu'on s'étonna de la rapidité et de la prompte décision de ses préparatifs.
(5) Aujourd'hui encore les Romains donnent des surnoms liés à une circonstance de la naissance : Proculus si la naissance survient en l'absence du père ; Postumus si celui-ci est mort, et Vopiscus à un jumeau à qui il arrive de survivre à l'autre.
(6) C'est de traits physiques qu'ils tirent comme surnoms aussi bien Sylla, Niger et Rufus que Caecus et Clodius -- et c'est une bonne habitude que de ne pas prendre la cécité ou une autre disgrâce corporelle pour un sujet de honte ni d'insulte, mais d'y répondre comme à des noms personnels --. Mais voilà qui relève d'un autre genre d'écrit.
[Début]
Difficultés de la paix civique. Engagement politique de Coriolan (12-13)
(1) À peine la guerre terminée, les chefs populaires réveillèrent derechef la sédition, bien que n'ayant pour cela aucun nouveau motif ni reproche légitime ; mais des malheurs qui suivirent nécessairement les dissensions et les troubles antérieurs, ils tirèrent un prétexte d'opposition aux patriciens.
(2) La plus grande partie du territoire était en effet restée sans semence ni culture et, à cause de la guerre, il n'y avait eu aucune opportunité de s'approvisionner au marché d'importation.
(3) Survint donc une terrible disette ; vu qu'il ne se tenait plus de marché et que, même s'il y en avait eu, le peuple manquait de moyens pécuniaires, les chefs populaires se répandaient en discours calomnieux contre les riches, prétendant que ceux-ci avaient amené la famine par ressentiment.
(4) Et voici qu'arrive une ambassade mandatée par les gens de Vélitres, qui livrent leur cité et demandent aux Romains de leur expédier des colons : c'est qu'une épidémie s'est abattue chez eux, causant si grands dommages et pertes humaines qu'à peine subsiste-t-il le dixième de la population.
(5) Les gens de bon sens jugèrent que la demande de ceux de Vélitres survenait parfaitement à-propos : en raison de la disette, on avait besoin d'allègement, et ils espéraient dissiper du même coup la sédition, si la faction la plus turbulente, soulevée par les chefs populaires comme un corps malsain et trouble autour de la cité, pouvait se trouver épurée !
(6) Voilà ceux que les consuls enrôlèrent et envoyèrent comme colons à Vélitres. Et d'annoncer au reste des citoyens une expédition contre les Volsques : ils comptaient ainsi empêcher les troubles civils, convaincus que riches et pauvres, plébéiens et patriciens se retrouvant ensemble sous les armes, partageant même camp et mêmes luttes, seraient les uns vis-à-vis des autres dans des dispositions plus civilisées et plus douces.
(1) Les chefs populaires Sicinius et Brutus s'y opposèrent, criant que les consuls désignaient du nom le plus flatteur, "colonisation", une entreprise extrêmement cruelle : pousser de pauvres gens dans un abîme sinistre, en quelque sorte, en les expédiant vers une cité emplie d'air putride et de cadavres sans sépulture, en faisant cohabiter ces mêmes gens avec un démon étranger aux mains sanglantes !
(2) Ensuite, disait-on, non contents de faire périr de faim une partie des citoyens et de précipiter les autres dans une épidémie, les consuls poussaient délibérément à la guerre, afin qu'aucun malheur ne manque à la cité : simplement parce que celle-ci a refusé d'être l'esclave des riches !
(3) Gorgé de pareils discours, le peuple ne se présentait pas à l'enrôlement voulu par les consuls et manifestait son aversion au projet de colonisation.
(4) Le Sénat était bien embarrassé ; Marcius, désormais gonflé d'orgueil et d'idées de grandeur, admiré par les plus puissants, se montrait violemment opposé aux chefs populaires.
(5) On expédia, il est vrai, la colonie, en contraignant à partir, sous menace de grands châtiments, ceux qu'avait désignés le sort ; mais comme ils refusaient catégoriquement l'expédition, Marcius lui-même reprit en mains ses clients et tous ceux qu'il parvint à convaincre, et fit irruption dans le pays des Antiates.
(6) Il y trouva beaucoup de blé, tomba sur un grand butin de bétail et d'esclaves, sans en rien retenir pour lui-même ; mais il rentra à Rome avec ses compagnons d'expédition qui, eux, ramenaient et transportaient quantité de choses : à tel point que les autres, pleins de regret et d'envie à l'égard des nantis, étaient furieux contre Marcius et mécontents de son renom et de son pouvoir, comme si ce prestige grandissait au détriment du peuple !
[Début]
Coriolan brigue le consulat ; son échec (14-15)
(1) Peu de temps après, Marcius brigua le consulat ; le ressentiment de la plèbe fléchissait, le peuple rougissant de déshonorer et d'abattre, après tant de si grands services, un homme qui, par la naissance et par la valeur, était de premier plan.
(2) Il était alors d'usage, pour ceux qui briguaient cette magistrature, de convier puis d'accueillir les citoyens en descendant au forum en manteau, sans tunique : soit que, dans cette tenue, ils voulaient se faire plus humbles pour présenter leur requête, soit -- pour ceux qui avaient des cicatrices -- pour faire apparaître bien visiblement les marques de leur vaillance.
(3) Car ce n'est assurément pas parce qu'on soupçonnait et redoutait pots-de-vin et corruption qu'on voulait que se présente ainsi sans ceinture ni tunique devant les citoyens celui qui les sollicitait : c'est beaucoup plus tard qu'on se mit à pratiquer l'achat et la vente des suffrages, et que l'argent s'immisça dans les votes de l'assemblée.
(4) Depuis lors, la vénalité, touchant jusqu'aux juges et aux armées, a transformé l'État en monarchie, après avoir asservi les armes à l'argent.
(5) Il n'a pas tort, semble-t-il, celui qui a dit que le premier à avoir détruit le principe démocratique, c'est le premier qui a offert au peuple festins et pots-de-vin... Mais à Rome, apparemment, le mal s'est infiltré en secret, peu à peu, sans se manifester d'emblée.
(6) Nous ne savons pas quel est le premier qui, à Rome, a corrompu le peuple ou les tribunaux ; à Athènes, en revanche, on dit que le premier à avoir donné de l'argent aux juges est Anytos, fils d'Anthémion, accusé de trahison dans l'épisode de Pylos, vers la fin de la guerre du Péloponnèse -- époque où l'âge d'or recouvrait encore sans mélange le forum romain.
(1) Comme Marcius laissait voir de nombreuses cicatrices gagnées en de nombreux endroits où il avait continûment été le premier, pendant dix-sept années de campagnes, les plébéiens, impressionnés par sa bravoure, s'accordèrent entre eux pour le désigner.
(2) Mais quand vint le jour où l'on devait voter, Marcius se présenta solennellement au forum, escorté par le Sénat, et tous les patriciens autour de lui affichaient à son égard plus d'empressement qu'ils n'en avaient jamais montré pour personne ; les plébéiens, emportés par le dépit et l'envie, sortirent une fois encore de leurs dispositions bienveillantes à son endroit.
(3) S'ajoutait encore à ce sentiment la crainte que si un aristocrate jouissant de tant de prestige chez les patriciens disposait du pouvoir, il ne prive le peuple de sa liberté. Inspiré par ces réflexions, leur vote rejeta Marcius.
(4) Mais une fois que d'autres eurent été désignés comme consuls, le Sénat le prit fort mal, jugeant avoir été traîné lui-même dans la boue plus encore que Marcius, lequel, pour sa part, se comporta sans modération ni raison face à l'événement -- il tenait généralement la partie coléreuse et belliqueuse de l'âme comme dotée de grandeur et de noblesse, et ne possédait pas ce qui fait l'essentiel de la valeur en politique : cette gravité empreinte de douceur, dont on s'imprègne grâce à la raison et à l'éducation. Il ne savait pas non plus qu'il faut surtout se garder de la suffisance, "compagne de la solitude", comme disait Platon, lorsqu'on met la main à la pratique des affaires publiques et des hommes, et qu'il faut alors s'éprendre d'une vertu dont souvent on se moque : la résignation.
(5) Homme entier et inflexible, pensant que vaincre et maîtriser toutes choses en toutes circonstances est affaire de courage, non de faiblesse et de mollesse -- c'est là une disposition qui fait remonter la colère, comme une tumeur, de la région le plus éprouvée et souffrante de l'âme --, il se retira, rempli de trouble et d'aigreur à l'égard du peuple.
(6) Les patriciens en âge de servir, qui représentaient le corps le plus imbu de sa naissance et la fleur de la cité, avaient toujours été merveilleusement empressés envers Marcius et, à ce moment aussi, ils se tinrent à ses côtés : présence qui ne lui rapporta guère car, en partageant son indignation et sa souffrance, ils attisaient sa colère.
(7) Marcius, en effet, était pour eux, lors des campagnes, un guide et un instructeur bienveillant dans l'art militaire, il leur inculquait une ardeur pour la vaillance exempte d'envie des uns vis-à-vis des autres, *** et les rendait fiers de leurs succès.
Coriolan affronte la plèbe (16)
16.
(1) C'est alors que du blé arrive à Rome : une grande partie a été achetée en Italie, une quantité non moindre est un don envoyé de Syracuse par le tyran Gélon. Dès lors la grande majorité des gens reprennent bon espoir, s'attendant à voir la cité délivrée à la fois de la disette et de la discorde.
(2) Le Sénat s'étant immédiatement réuni, le peuple se répandit à l'extérieur, attendant anxieusement la fin de la séance : il espérait se fournir à bon marché -- et même, que le blé serait distribué gratuitement !
(3) Il y avait effectivement en séance des gens qui tentaient de convaincre le Sénat dans ce sens.
(4) Cependant Marcius se leva et s'en prit violemment à ceux qui cherchaient à flatter la masse, les appelant démagogues, traîtres à l'aristocratie, individus nourrissant contre eux-mêmes des germes pernicieux d'audace et de violence lancés à l'adresse du populaire ; on ferait bien, dès le départ, de ne pas regarder avec indifférence le développement de ces germes-là, et de ne pas renforcer la plèbe en lui concédant un pareil pouvoir. La plèbe, assurément, était déjà redoutable du fait que tout relevait de ses volontés, que rien ne lui était imposé contre son gré, qu'elle n'obéissait pas aux consuls mais avait ses propres meneurs d'anarchie qu'elle nommait "magistrats" !
(5) Siéger en votant des largesses et des distributions, comme font les plus fortement démocratiques des cités grecques, c'est, disait-il, encourager totalement la désobéissance de ces gens-là, pour aboutir à une catastrophe générale.
(6) Car enfin, la plèbe ne va pas dire qu'elle reçoit la récompense des expéditions qu'elle a désertées, des défections par lesquelles elle a abandonné la patrie, et des calomnies contre le Sénat, qu'elle a agréées ! En fait, elle espère que c'est par crainte que vous cédez, et que c'est pour la flatter que vous consentez à lui faire ce cadeau : aussi ne mettra-t-elle aucun terme à sa désobéissance et ne cessera-t-elle plus de susciter discordes et rébellions.
(7) Dès lors, pareil choix serait absolument fou ! Si nous sommes de bon sens, nous leur enlèverons le tribunat de la plèbe, car il constitue l'abrogation du consulat et la dislocation de la cité, qui n'est plus une, comme autrefois, mais affectée d'une coupure ; ce tribunat ne nous permettra plus jamais de nous trouver ensemble en union et accord, et nous ne cesserons pas de vivre dans un état maladif et troublé par la faute les uns des autres.
[Début]
Mise en accusation, arrestation et condamnation de Coriolan (17-20)
17.
(1) À force de pareils discours, Marcius communiqua, à un point extraordinaire, son exaltation aux jeunes et à presque tous les riches, qui criaient que c'était bien là le seul homme invincible et exempt de flatterie que possédât la ville.
(2) Quelques-uns des aînés, pourtant, lui faisaient opposition, prévoyant ce qui allait sortir de là : de fait, il n'en sortit rien de bon.
(3) Car les tribuns de la plèbe étaient présents et, quand ils sentirent que l'avis de Marcius l'emportait, ils sortirent et accoururent vers la foule, requérant à cor et à cri que la plèbe se rassemble et leur vienne en aide.
(4) Une assemblée populaire se tient dans le tumulte, les discours de Marcius y sont rapportés et peu s'en faut que le peuple, emporté par la colère, ne se précipite sur le Sénat ; mais les tribuns mettent Marcius en accusation et le somment de se défendre.
(5) Lorsque celui-ci eut chassé avec violence les appariteurs qui lui avaient été envoyés, les tribuns eux-mêmes vinrent avec les édiles pour l'emmener de force et se saisirent de lui.
(6) Les patriciens, réunis de leur côté, étrillèrent les tribuns et portèrent même des coups aux édiles.
(7) Le soir tombant dissipa alors le tumulte. Dès l'aurore, voyant que le peuple furieux se précipitait de tous côtés au forum, les consuls prirent peur pour la cité, réunirent le Sénat et l'invitèrent à examiner comment apaiser les plébéiens et les ramener au calme par des discours raisonnables et d'honnêtes propositions : si l'on veut être de bon sens, on admettra que l'heure n'est pas celle d'un combat de point d'honneur ou de prestige ; une circonstance dangereuse et le vif du péril requièrent une politique prudente et humaine.
(8) La grande majorité des sénateurs l'ayant admis, les consuls sortent et, autant que possible, s'efforcent de dialoguer avec le peuple et de l'apaiser ; ils réfutent comme il convient les calomnies, usent modérément de la réprimande et de l'attaque, en assurant que, sur le prix des vivres et le cours du marché, il n'y aurait pas de différend avec les plébéiens.
(1) Le peuple, dans l'ensemble, commençait à fléchir et, vu sa manière mesurée et sensée de prêter l'oreille, il était manifestement en bonne voie, séduit même. Les tribuns se levèrent alors, affirmant que, puisque le Sénat se montrait raisonnable, le peuple ferait à son tour toutes les bonnes concessions. D'autre part, les tribuns pressent Marcius de se défendre : n'entendait-il pas bouleverser la constitution et détruire le parti populaire, en excitant le Sénat et en désobéissant à leur appel ? enfin, en frappant les édiles au forum et en les couvrant de boue, ne voulait-il pas, autant qu'il lui est possible, aboutir à une guerre civile et conduire aux armes les citoyens ?
(2) Ainsi parlaient les tribuns. Était-ce dans l'intention d'humilier Marcius si, à l'encontre de sa nature, il cédait à la crainte en courtisant et en implorant les plébéiens ? Ou bien voulaient-ils attirer sur lui la colère implacable de ces derniers, si lui-même conservait sa manière de penser et suivait sa pente naturelle (c'est là surtout ce qu'espéraient les tribuns, qui avaient une juste appréciation de l'homme).
(3) Marcius se leva pour se défendre, et le peuple lui accorda une silencieuse et tranquille attention. Mais il commença, s'adressant à des hommes qui attendaient un discours suppliant, à user non seulement d'une lourde franchise, chargée d'accusation plus que de justification, mais encore à montrer, par le ton de sa voix et l'expression de son visage, une absence de crainte proche de l'arrogance et du mépris ; alors le peuple fut exaspéré, manifestement outré et atterré par ses propos. Le plus audacieux des tribuns, Sicinius, s'entretint brièvement avec ses collègues, puis proclama au milieu de l'assemblée que Marcius était condamné à mort par les tribuns, et il enjoignit aux édiles de le faire monter aussitôt à la citadelle et de le précipiter dans le gouffre situé par-dessous.
(4) Mais une fois que les édiles se saisirent de lui, il apparut même à beaucoup de plébéiens que c'était là chose à faire frémir, réellement excessive ; de leur côté, les patriciens, vivement affectés, entièrement hors d'eux-mêmes, s'élançaient à son secours en hurlant, d'aucuns écartant même de leurs mains les gens qui appréhendaient Marcius et intégrant celui-ci dans leurs propres rangs.
(5) Quelques-uns encore suppliaient les plébéiens en tendant les mains, puisqu'on n'arrivait à rien avec la parole et la voix, dans un si grand désordre et un tel vacarme. Cela dura jusqu'au moment où, estimant d'un commun accord qu'il ne serait pas possible d'emmener et de châtier Marcius sans un grand massacre de patriciens, les amis et les familiers des tribuns convainquirent ceux-ci d'enlever au châtiment son aspect insolite et sinistre, de ne pas exécuter avec violence un homme qui n'était pas jugé, mais de laisser voter le peuple.
(6) Là-dessus, Sicinius, ayant repris son calme, demande aux patriciens dans quelle intention ils enlèvent Marcius alors que le peuple veut le châtier.
(7) Et les patriciens de riposter en demandant : "Et vous autres qui, sans jugement, menez ainsi un Romain d'élite à un châtiment cruel, qu'avez-vous donc en tête et que voulez-vous ?"
(8) "Eh ! bien, soit, dit Sicinius, ne tirez pas de ceci prétexte à susciter différends et révolte contre le peuple, car il vous donne ce que vous réclamez : que cet homme soit jugé !
(9) Pour toi, Marcius, nous t'assignons à comparaître au troisième jour de marché : à toi de convaincre les citoyens, si tu n'es pas coupable, de te juger par un vote".
(1) Les patriciens se contentèrent alors de la trêve, et s'en furent tout joyeux, avec Marcius. Dans l'intervalle avant le troisième marché -- les Romains tiennent tous les huit jours des marchés qu'ils nomment nundines --, une expédition contre les Antiates donna aux patriciens l'espoir d'un report du jugement, pour peu que cette expédition traîne en longueur et durée : pendant ce temps, le peuple deviendrait docile, une fois sa colère atténuée ou entièrement tombée grâce aux activités de la guerre.
(2) Néanmoins, on cessa bientôt de se battre contre les Antiates et on revint à Rome. Il y avait souvent des réunions de patriciens qui, remplis de crainte, examinaient comment ne pas livrer Marcius, sans pour autant donner à nouveau aux chefs populaires l'occasion d'agiter la plèbe.
(3) Appius Claudius, à qui l'on reprochait singulièrement sa haine de la plèbe, jurait que le Sénat s'éliminerait lui-même et trahirait complètement la constitution s'il acceptait que le peuple devienne maître de voter contre les patriciens ; toutefois les sénateurs les plus âgés et les plus proches du peuple estimaient au contraire que celui-ci ne se montrerait plus difficile ni insupportable, mais bien calme et humain, dès lors qu'il disposerait de ce pouvoir.
(4) Pour le peuple -- qui ne méprise pas le Sénat, mais s'en croit méprisé --, disait Appius, le fait de juger sera un honneur et un réconfort, en sorte que, en recevant le droit de vote, il oubliera sa colère.
(1) Marcius, voyant le Sénat hésiter entre sa sympathie pour lui et sa crainte de la plèbe, demanda aux tribuns de quoi ils l'accusent et sur quelle inculpation ils l'amènent devant le peuple pour être jugé.
(2) Les tribuns disent que c'est sur une inculpation de tyrannie et qu'ils démontreront, eux, qu'il a bien l'intention de devenir tyran. Alors lui, de se lever, et de dire au peuple qu'il va désormais se défendre, sans repousser aucune sorte de jugement ni de châtiment s'il est condamné. "Mais prenez garde, dit-il, de ne m'accuser que sur ce seul chef, et de ne pas abuser le Sénat !" Quand les tribuns eurent marqué leur accord, le jugement se fit sous ces conditions.
(3) Le peuple une fois rassemblé, les tribuns le contraignirent à voter non par centuries mais par tribus, faisant ainsi passer les suffrages de la masse indigente, intrigante, insoucieuse du bien, avant ceux des nantis, des notables et des combattants.
(4) Ensuite, laissant tomber l'accusation de tyrannie -- elle était indémontrable --, les tribuns rappelèrent les discours que Marcius avait naguère tenus au Sénat, d'un côté pour empêcher de vendre à vil prix les denrées du marché et, de l'autre, pour inviter à priver le peuple du tribunat.
(5) Ils articulèrent de surcroît contre lui une accusation nouvelle : la distribution du butin qu'il avait tiré du pays des Antiates et que, sans le rapporter au trésor public, il avait réparti entre ses compagnons d'armes -- accusation par quoi, dit-on, Marcius fut le plus troublé.
(6) C'est qu'il ne s'y attendait pas, et ne trouva pas d'emblée le moyen de fournir au populaire des arguments persuasifs ; comme il félicitait le corps expéditionnaire, ceux qui n'en étaient pas -- et ils étaient les plus nombreux ! -- se mirent à le huer.
(7) À la fin, donc, le vote fut accordé aux tribus et les suffrages de condamnation furent au nombre de trois. Le verdict était l'exil à perpétuité.
(8) Après la proclamation, le peuple s'en retourna, avec autant d'orgueil et de liesse qu'il en avait jamais montré pour une victoire militaire ; le Sénat, en revanche, était en proie à l'affliction et à une terrible honte : il se repentait et supportait mal de n'avoir pas tout fait et tout enduré plutôt que de voir le peuple déchaîné et nanti d'un si grand pouvoir.
(9) Pas besoin, alors, d'un vêtement ou d'autres signes extérieurs pour distinguer immédiatement les gens : le joyeux était évidemment un plébéien, le mécontent, un patricien !
[Début]
[Coriolan 21-39]
Notes
Marcii (1, 1). La gens Marcia est une ancienne famille romaine, censée comporter une branche patricienne (plus ancienne) et une branche plébéienne (plus récente). Mais seuls les Marcii plébéiens sont historiquement bien attestés. Ils ont prétendu se rattacher à d'illustres ancêtres, lesquels en réalité relèvent plus de la légende que de l'histoire. C'est le cas d'Ancus Marcius, le quatrième roi de Rome ; c'est le cas aussi de Coriolan, le héros de la présente Vie de Plutarque (cfr l'introduction).
Numa... (1, 1). Plutarque évoque très rapidement les rois légendaires de Rome qui ont succédé à Romulus, dans l'ordre : Numa Pompilius, puis Tullus Hostilius, puis Ancus Marcius. Soucieuse à une certaine époque d'établir des liens familiaux entre les rois, la tradition a imaginé que la fille de Numa avait épousé Ancus Marcius. À la fin de la République on rattachera les Marcii plébéiens à cet illustre ancêtre royal, qui était devenu, par sa mère, le petit-fils de Numa. Cette liaison s'explique relativement bien. Un certain Marcus Marcius, mort en 210 a.C.n., fut le premier rex sacrorum issu de la plèbe ; en souvenir de cette percée historique, ses descendants prirent le cognomen de Reges. Plus tard, compte tenu du souci, très romain, de vieillir le plus possible sa propre famille, les Marcii Reges estimèrent qu'ils pourraient fort bien remonter, plus loin encore, jusqu'au quatrième roi de Rome, Ancus Marcius.
Publius et Quintus (1, 1). L'Aqua Marcia est peut-être le plus célèbre de tous les aqueducs de Rome. S'il subit au fil des temps divers développements, son origine remonte à 144-140 a.C.n. et il est dû au travail d'un membre de la famille des Marcii Reges, à savoir Quintus Marcius Rex. L'eau qu'il transportait sur près de 100 kilomètres (de la vallée supérieure de l'Anio jusqu'au Capitole) fut toujours considérée comme la meilleure de Rome. Les informations dont nous disposons sur l'Aqua Marcia ne font pas intervenir un Publius Marcius.
Censorinus (1, 1). Caius Marcius Rutilus Censorinus était le fils de Caius Marcius Rutilus, le premier plébéien à être devenu censeur en 351 a.C.n. Après une brillante carrière, il fut lui aussi élu censeur, une première fois en 294 et une seconde fois en 265. D'où son surnom de Censorinus, qu'il transmit à ses descendants. Valère-Maxime (Actions et paroles mémorables, IV, 1, 3 int.) raconte la même histoire que Plutarque : "Élu censeur pour la seconde fois, il assembla le peuple et lui reprocha avec la plus grande sévérité de lui avoir conféré deux fois un pouvoir dont les ancêtres avaient cru devoir restreindre la durée parce qu'il leur semblait trop grand. Tous les deux avaient raison, et Censorinus et le peuple : l'un, en recommandant de ne confier les charges qu'avec mesure ; l'autre, en ne les confiant qu'à un homme d'une modération éprouvée" (trad. P. Constant, Paris, Garnier, 1935).
négligence (1, 2). Le texte grec présente ici une syntaxe asssez lâche et une pensée elliptique. On peut comprendre que c'est la négligence des gens chargés des orphelins qui compromet la formation de ceux-ci.
vertu (1, 6). En latin, le mot virtus est formé sur vir, qui désigne l'homme par opposition à la femme (mulier). Le latin virtus, qui a donné le mot français "vertu", désigne étymologiquement les qualités qui font la valeur de l'homme. Employé quelquefois pour désigner la force pure et simple, le mot désigne la plupart du temps le courage, mais on le rencontre aussi au sens général de "vertu" : il peut alors caractériser toute espèce de qualité ou de mérite (A. Ernout - E. Meillet). Un passage des Tusculanes de Cicéron est souvent cité à propos de ce mot : "Note bien que si le nom de vertu se dit de toutes les dispositions droites de l'âme, ce nom ne leur appartient pas en propre, mais leur vient d'une d'entre elles qui est la vertu par excellence. Vertu a la même racine que viril. Or ce qui caractérise essentiellement une âme virile, c'est le courage [...]" (trad. J. Humbert, Paris, 1960).
Tarquin (3, 1). Tarquin le Superbe fut le dernier roi de Rome, dont il fut chassé après le viol de Lucrèce par son fils Sextus, épisode dont on trouvera un brillant récit chez Tite-Live (1, 57-60). Avec l'appui de divers alliés (les Étrusques de Porsenna, les Latins), il tenta de reprendre le pouvoir à Rome. La campagne décisive qui marqua l'échec définitif de Tarquin fut la bataille du lac Régille que la tradition place en 499 ou en 496 a.C.n. et qui se déroula sur le territoire de Tusculum. Le combat est raconté notamment par Tite-Live (2, 19-20). Après sa défaite, Tarquin le Superbe trouva refuge chez le tyran Aristodème de Cumes, où il mourut en 495.
dictateur (3, 2). Le dictateur Aulus Postumius commandait l'armée romaine lors de la bataille du lac Régille. Il est intéressant de noter que le récit livien, pas plus que celui de Denys d'Halicarnasse (6, 3-14), ne mentionnent la présence parmi les combattants de notre Marcius. Manifestement la description des exploits militaires du futur Coriolan ne faisait pas partie de la tradition ancienne sur la bataille du lac Régille.
couronne de chêne (3, 3). Il s'agit de la couronne civique (corona civica), qui se présentait comme une guirlande de feuilles de chêne avec les glands. Comme l'explique Plutarque, c'était une récompense militaire offerte au soldat qui, dans une bataille, avait sauvé la vie d'un de ses camarades et tué son adversaire. Le biographe ne dit pas qu'à l'origine c'était le soldat sauvé qui offrait cette couronne à son sauveteur et que plus tard elle fut offerte par l'empereur (cfr aussi Polybe, 6, 39, 6 ; Pline, Histoire naturelle, 16, 11-14 ; Aulu-Gelle, 5, 6). -- Les Romains étaient friands de ce genre de décorations militaires : la couronne murale par exemple (corona muralis) était une couronne de laurier qui récompensait le premier soldat qui avait franchi le mur d'une citadelle ennemie. -- À Rome, des préoccupations étiologiques poussaient souvent les érudits à rechercher l'origine de leurs coutumes ; régulièrement ils tentaient de les expliquer en en rattachant la création (en fait la première application) à l'un ou l'autre personnage important de leur passé. L'origine de la couronne murale par exemple est rapportée à Romulus (Pline, Histoire naturelle, 16, 5, 11). Dans ce passage de Plutarque, le premier exemple d'octroi d'une couronne civique est censé récompenser un exploit de Marcius, le futur Coriolan, lors de la bataille du lac Régille. Cette anecdote étiologique relève bien sûr de la pure invention, tout comme la participation même de Marcius à cette bataille. -- Dans la suite du texte, Plutarque va s'interroger sur le choix du chêne comme élément constitutif de la couronne civique.
Arcadiens (3, 3). Dans la légende, les Arcadiens sont les compagnons d'Évandre venus d'Arcadie s'installer sur le Palatin. Tant Virgile (Énéide, livre 8) qu'Ovide (par exemple dans la description des Carmentalia, Fastes, 1, 465ss) font une grande place dans leurs oeuvres à ces ancêtres lointains des Romains. La littérature avait largement développé le thème de "l'arcadisme romain". -- Les Arcadiens passaient pour une population extrêmement ancienne : l'appellation de "mangeurs de glands" (au lieu de "mangeurs de pain") qui les caractérisait faisait référence à leur antiquité et à leurs moeurs primitives. -- Plutarque étant prêtre de Delphes, "le dieu" cité dans le texte est Apollon Pythien. On a conservé au moins un oracle delphique (Hérodote, 1, 66) où les Arcadiens sont nommément désignés par cette formule. -- Les Questions romaines de Plutarque (92) s'interrogent aussi sur l'origine de la couronne de feuilles de chêne, et proposent, comme ici, trois explications possibles. La troisième fait également état des Arcadiens, dans une perspective un peu différente toutefois : "Ou s'agit-il d'une coutume ancienne remontant aux Arcadiens, qui ont une certaine parenté avec le chêne ? Ils passent en effet pour avoir été les premiers hommes nés de la terre, comme le chêne parmi les plantes." (trad. Livre de Poche, 1999).
corps expéditionnaires (3, 3). C'est également une des réponses proposées dans les Questions romaines (92) : "Est-ce parce qu'il est facile de trouver en abondance des feuilles de chêne au cours d'une campagne ?" (trad. Livre de Poche, 1999), "explication aussi plate que fantaisiste", notera le traducteur moderne.
Polieus (3, 3). À Athènes le culte de Zeus Polieus (littéralement "gardien de la cité") remontait, dit-on, à Érechthée (Pausanias, 1, 28, 10). À l'époque classique, ce dieu avait sur l'Acropole un autel auprès duquel sa fête, les Dipoleia, était célébrée le 14 du mois dit skirophorion (c'est-à-dire fin juin) par des cérémonies diverses : d'une part rituel champêtre, d'autre part sacrifice d'un boeuf (bouphonia, terme qui finit par supplanter dipoleia pour désigner l'ensemble de la fête), accompagné de pratiques singulières, sans doute à valeur expiatoire.
plus vigoureux (3, 4). Le chêne passe pour être le plus dur des bois. Il n'est donc pas étonnant que le mot latin robur qui le désigne soit devenu synonyme de "force, vigueur". Robustus veut dire aussi bien "de chêne" que "robuste, fort".
nourriture (3, 4). Cfr Aulu-Gelle, 5, 6 : "La couronne civique est faite de feuilles de chêne parce qu'aux temps anciens c'est le chêne qui fournissait aux hommes leur nourriture". Le gland passait pour la nourriture des hommes primitifs, avant la découverte de l'agriculture. C'est là un trait classique : par exemple Lucrèce, 5, 939 ("Le gland du chêne composait le plus souvent toute leur nourriture") ; Virgile, Géorgiques, 1, 7 ; Ovide, Métamorphoses, 1, 106 ; Tibulle, 2, 1, 38.
hydromel (3, 4). L'hydromel était une boisson faite d'un mélange d'eau et de miel ; si on la laisse fermenter, elle peut devenir enivrante. Son usage a peut-être précédé celui du vin, mais sous l'empire, il n'était plus tenu que pour une boisson inférieure. Plutarque, en tout cas, la fait boire par les hommes primitifs, ceux qui mangeaient des glands. -- En ce qui concerne le miel, une croyance antique, solidement établie, voulait que ce soit une sorte de rosée que les abeilles recueillaient à la surface des feuilles. À l'âge d'or, le travail des abeilles était même inutile, "l'yeuse au vert feuillage distillait le miel blond", disait Ovide (Métamorphoses, 1, 112), et Virgile (Bucoliques, 4, 30) présente "le miel dégouttant en suave rosée de la dure écorce des chênes" (cfr aussi Pline, Histoire naturelle, 11, 2). Comme ces deux exemples se rapportent à l'âge d'or, il est normal que le chêne, censé déjà fournir la nourriture, soit mis en évidence, mais dans la croyance antique, le chêne n'était pas le seul arbre dont les feuilles produisaient du miel. Plutarque a ici tendance à valoriser le chêne.
glu (3, 4). Le même mot, en grec et en latin, désigne à la fois la plante et la glu fabriquée avec ses baies. Cette glu pouvait servir à confectionner des pièges à oiseaux. Plutarque peut donc parler d'un "instrument de chasse". Mais, ici encore, il a tendance à exagérer l'importance du chêne ; en réalité le gui vit sur les branches de beaucoup d'arbres, rarement sur le chêne.
Dioscures (3, 5). Il s'agit des jumeaux Castor et Pollux (Dioscouroi en grec ; Castores en latin), divinités grecques dont le culte apparaît assez tôt en Italie (VIe siècle). Ils semblent être arrivés à Rome par l'intermédiaire de la ville latine de Lavinium. Selon la tradition, les deux frères seraient apparus en 499/496 a.C.n. pour porter secours aux Romains contre les Latins pendant la bataille du lac Régille, puis on les aurait vus sur le Forum pour annoncer la victoire en faisant boire leurs chevaux à la fontaine de Juturne. Un temple, élevé en reconnaissance, aurait été dédié aux Dioscures en 484 a.C.n. C'est le sanctuaire dont parle ici Plutarque et qui connaîtra tout au long de l'histoire romaine des restaurations diverses. De la reconstruction augustéenne subsistent encore aujourd'hui trois grandes colonnes, au coeur du Forum romain. En fait, il est connu comme le temple de Castor, le jumeau Pollux restant dans l'ombre à Rome. Ces Jumeaux divins furent vénérés d'abord comme des dieux guerriers (Castor, surtout, est le modèle et le patron des equites, c'est-à-dire des cavaliers/chevaliers), puis comme des protecteurs de la navigation (rapport donc avec le commerce maritime, les grandes opérations commerciales étant réservées à Rome à la classe des equites). Sur cet épisode de l'apparition des Dioscures à Rome après la bataille du lac Régille, on verra aussi Plutarque, Paul-Émile, 15, 2-4 ; Denys d'Halicarnasse, 6, 10. Par contre Tite-Live, moins sensible au merveilleux, ne mentionne pas cette théophanie en 2, 20, dans son récit de la victoire du lac Régille.
la fontaine (3, 5). C'est la fontaine de Juturne, dont il a été question à la note précédente.
ides de juillet (3, 6). Le 15 juillet avait lieu la tranvectio equitum, le défilé annuel des cavaliers. Sur cette cavalcade traditionnelle qu'Auguste avait remise en usage, alors qu'elle était tombée en désuétude depuis longtemps, on verra Suétone, Auguste, 38, 3, et Denys d'Halicarnasse, 6, 13, 4. Seul ce dernier auteur met la cérémonie en rapport direct avec l'intervention des Dioscures au début du Ve siècle. Dans les perspectives de la religion romaine, il peut sembler exagéré d'écrire, comme le fait Plutarque, que les ides de juillet sont consacrées aux Dioscures.
Leuctres (4, 6). Victoire célèbre (371) remportée sur Sparte par les Thébains, menés par leur béotarque Épaminondas ; celui-ci conduira ensuite plusieurs campagnes victorieuses dans le Péloponnèse et conclura avec la Perse un traité qui assurera pendant une dizaine d'années l'hégémonie de Thèbes en Grèce.
Volumnie (4, 7). C'est le nom que Plutarque donne à la mère de Coriolan. Chez Tite-Live et chez Denys d'Halicarnasse, la mère du héros s'appelle Véturie. Une autre discordance concerne le nom de la femme de Coriolan : Volumnie pour Tite-Live et Denys ; Vergilie pour Plutarque (ci-dessous, 33, 3-5). Apparemment les noms, secondaires, disparaissent derrière les rôles (la mère, l'épouse).
usuriers (5, 1). La tradition fait état de la première apparition à Rome dès le début du Ve siècle du problème des dettes par le biais de la question très complexe des nexi. On peut cependant dire que, dans la Rome archaïque, le débiteur insolvable était, tout à fait légalement, remis à son créancier, à l'égard duquel il devait se libérer par travail forcé, analogue au travail servile, mais temporaire. Il est dit alors "contraint" (en latin nexus) ou "lié" (en latin vinctus). Il semble donc inexact de parler sans plus, comme le font les sources anciennes, d'esclavage pour dettes, mais il reste cependant que lorsque la dette concernait plusieurs créanciers, ceux-ci pouvaient vendre le nexus comme esclave et se partager le prix de la vente, au prorata du montant de leurs créances. Ce système du nexum disparaîtra en 326 (ou en 313) a.C.n., bien avant la naissance de l'historiographie romaine, ce qui explique les incertitudes qui règnent autour de ce système. -- Ce qui ne simplifie pas les choses, c'est que les sources anciennes lient étroitement le problème des dettes à la question - beaucoup plus générale - de l'opposition entre les patriciens et les plébéiens, dont il faut ici dire un mot. Très schématiquement, on pourrait dire que lors de l'expulsion des rois, un petit nombre de familles avaient mis la main sur tous les leviers de commande (politiques, militaires, religieux, financiers, juridiques) qu'elles contrôlaient alors ou qu'elles étaient en mesure de contrôler. C'est ainsi que se constitua le patriciat. Les familles patriciennes vont dorénavant se réserver tous les pouvoirs et s'arranger pour exclure le reste de la population de l'accès aux organes dirigeants, quels qu'ils soient. Les exclus formeront la plèbe. En fait les plébéiens constituent une masse multiforme regroupant de petits artisans, de petits paysans, mais aussi des membres de familles importantes, voire riches, qui n'avaient pas réussi à pénétrer dans le groupe très fermé du patriciat. -- L'histoire des deux premiers siècles de la République romaine sera marquée sur le plan intérieur par une très vive tension entre les patriciens et les plébéiens : ces derniers feront tout, sur le plan social, juridique, politique, pour obtenir l'égalité des droits avec les patriciens. La lutte sera longue, dure, difficile ; elle connaîtra des hauts et des bas, mais à partir du milieu du IVe siècle, on peut dire que la distinction entre les patriciens et les plébéiens, sans disparaître entièrement, n'aura plus de véritable effet pratique.
campagnes pour la patrie (5, 2). Le Ve siècle n'est pas marqué seulement par l'opposition patriciens-plébéiens ; sur le plan militaire, c'est aussi pour Rome une longue lutte pour résister aux attaques des populations environnantes, celles du Latium, celles de l'Étrurie du Sud, celles des montagnards sabins, èques, volsques. Les guerres, très fréquentes, rendaient la situation particulièrement difficile pour les soldats, qui devaient abandonner leurs champs pour partir au combat. Sans ressources, ils ne pouvaient survivre qu'en s'endettant ; puis, incapables de rembourser leurs dettes, ils tombaient aux mains de leurs créanciers, qui ne se préoccupaient pas des services qu'ils avaient rendus à la patrie.
contre les Sabins (5, 2). S'il faut en croire Tite-Live (2, 30-31), l'année 494 fut difficile sur le plan militaire : "dix légions furent formées ; trois furent données à chaque consul [Aulus Verginius et Titus Vétusius] ; quatre restèrent à la disposition du dictateur [Manius Valérius]. Jamais encore de tels effectifs ne s'étaient vus" (Tite-Live, 2, 30, 7). Ils furent bien nécessaires pour permettre à Rome de mener des campagnes simultanées contre les Èques, les Volsques et les Sabins. -- De ces trois guerres, Plutarque ne retient que celle contre les Sabins, qui aboutit à une victoire éclatante : "Après la bataille du lac Régille, il n'y en a pas eu de plus fameuse à cette époque. Le dictateur rentre à Rome en triomphe" (Tite-Live, 2, 31,3).
Manius Valerius (5, 2). Toujours selon Tite-Live, l'année 494, difficile sur le plan militaire, le fut également sur le plan social, les deux aspects étant étroitement imbriqués. En effet la plèbe refusait de se laisser enrôler dans l'armée, si l'on ne réglait pas le problème des dettes. "Les consuls font l'appel des jeunes gens. Pas un ne répond à l'appel de son nom ; et la foule, les enveloppant, prend l'allure d'une assemblée pour déclarer 'qu'on ne se moquera pas plus longtemps de la plèbe ; on ne trouvera plus un seul soldat si l'État ne tient pas ses engagements ; il faut rendre la liberté à chaque individu avant de lui donner des armes ; ils veulent combattre pour leur patrie, pour leurs concitoyens, et non pour leurs maîtres'" (Tite-Live, 2, 28, 6-7). La situation est critique : on ne peut pas trop indisposer la plèbe quand les Volsques, les Èques et les Sabins sont tous à la fois sous les armes. Pour régler le problème, on décide de nommer un dictateur, Manius Valérius, appartenant à une famille que les plébéiens respectaient : "trouvant que le mieux était de faire confiance à l'homme et à son autorité, les plébéiens cessèrent la lutte et s'enrôlèrent" (Tite-Live, 2, 30, 6). Dans le texte de Tite-Live, il n'est pas véritablement question de promesse faite par les créanciers et que le dictateur aurait garantie.
parmi lesquels Marcius (5, 4). Une nouvelle fois, Plutarque fait intervenir son héros dans des événements importants (ici la retraite de la plèbe sur le mont Sacré) où les récits circonstanciés de Tite-Live et de Denys d'Halicarnasse ne lui réservent aucune place. On avait déjà assisté plus haut à une opération du même genre : le biographe avait introduit Coriolan dans la bataille du lac Régille où ses exploits lui avaient même valu la première couronne civique de l'histoire romaine. Le futur Coriolan est ici présenté comme un personnage écouté par les dirigeants.
pauvres (6, 1). Dans le récit de Plutarque, le conflit entre les plébéiens et les patriciens se ramène à un conflit entre les pauvres et riches. Dans la réalité historique romaine, les choses sont beaucoup plus complexes : tous les plébéiens n'étaient pas des pauvres.
mont Sacré (6, 1). L'épisode dont il va être question est souvent présenté comme la première sécession de la plèbe ou encore la retraite de la plèbe sur le mont Sacré. La vision de Plutarque risque d'induire le lecteur en erreur. Si l'on suit la présentation de Tite-Live (2, 32) et de Denys d'Halicarnasse (6, 45), ce sont les soldats en armes qui décident de ne plus obéir à leurs généraux et de se retirer de la ville pour installer leur camp à quelque distance de Rome, une mutinerie en quelque sorte. Le texte de Tite-Live est très clair : "L'armée, à l'instigation d'un certain Sicinius, cessa d'obéir aux consuls et se retira sur le mont Sacré, sur la rive droite de l'Anio, à trois milles de Rome [...]. Là, sans général, ils firent un camp entouré d'un fossé et d'une palissade, et, paisibles, se bornant à prendre les vivres nécessaires, ils demeurèrent quelques jours sans attaquer ni être attaqués. La terreur régnait à Rome ; une appréhension mutuelle tenait tout en suspens : on craignait dans la plèbe privée des siens un coup de force du Sénat ; on craignait au Sénat la plèbe demeurée à Rome [...]" (Tite-Live, 2, 32, 2-5).
Menenius Agrippa (6, 3). L'apologue attribué par la tradition à Menenius Agrippa et raconté aussi par Tite-Live (2, 32, 8-12) et par Denys (6, 856) est en réalité d'origine grecque (cfr par exemple Ésope, 197 ; Xénophon, Mémorables, 2, 3, 18 ; Polyen, 3, 9, 22). Plusieurs Modernes pensent qu'il est lié à des événements de la première moitié du IVe siècle a.C.n., qui vit la construction d'un temple à la Concorde par Camille et les derniers feux des Menenii en politique. En tout cas, faire (comme Tite-Live, 2, 32, 8) de Menenius Agrippa un patricien issu de la plèbe est curieux et difficile à accepter. Il ne faut donc pas s'étonner qu'une autre tradition (Cicéron, Brutus, 54) fait intervenir à sa place le dictateur M. Valérius.
tribuns de la plèbe (7, 1). Pour mettre fin à la sécession, "on consentit à accorder à la plèbe des magistrats spéciaux et inviolables, chargés de prendre sa défense contre les consuls, et à exclure tout patricien de cette fonction" (Tite-Live, 2, 33, 1). Ce sont les tribuns de la plèbe ; leur nombre originel est discuté (2 pour certains auteurs ; 5 pour d'autres), mais en 450 a.C.n. ils étaient déjà dix et le resteront. "Ce sont pas des magistrats au sens propre. Ils n'en détiennent ni les pouvoirs ni les insignes extérieurs. Ils sont essentiellement les protecteurs des plébéiens ; ils disposent à cet effet d'un étonnant pouvoir d'opposition qui les autorise à infirmer toute décision prise par un magistrat (droit de veto) et à protéger personnellement un plébéien en danger. Pour pouvoir assumer effectivement ces pouvoirs, le tribun est dit sacro-saint : quiconque ose s'en prendre à sa personne ou lui résister - fût-il consul - est maudit. Toutefois la protection accordée à la plèbe est souvent illusoire. Les prérogatives du tribun cessent à un mille (1500 m) de l'enceinte de Rome. Il n'a donc aucun pouvoir à l'armée en campagne. Par ailleurs, il ne peut s'opposer aux actes du dictateur. Enfin et surtout, ses propres collègues peuvent s'opposer à ses actes ; comme il y a dix tribuns, il n'est pas malaisé d'en trouver un qui soit disposé à s'opposer aux autres" (M. Michaux, R. Loonbeek, J. Mortiau, L'Antiquité. Rome et les débuts du moyen âge, Casterman, 1970, p. 57). Les tribuns du peuple joueront un grand rôle à l'époque républicaine. Sous l'Empire, la fonction se modifiera en profondeur : l'empereur, sans être réellement tribun du peuple, sera investi de la "puissance tribunicienne", et les tribuns en charge perdront toute importance réelle.
Iunius Brutus (7, 2). Les noms des premiers tribuns de la plèbe varient chez les auteurs anciens. Ce Iunius Brutus, tribun de la plèbe en 493, n'est cité dans cette fonction ni par Tite-Live, ni par Denys d'Halicarnasse. On ne le confondra évidemment pas avec le Brutus qui joue un rôle si important dans l'expulsion de Tarquin le Superbe et qui était un patricien.
Sicinius Vellutus (7, 2). Le personnage apparaît aussi comme chef de la sécession chez Tite-Live (2, 32, 2) et chez Denys d'Halicarnasse (6, 45, 2).
Marcius (7, 4). Nouvelle intervention du futur Coriolan dans la politique intérieure romaine, un détail que Tite-Live et Denys ne signalent pas.
Volsques (8, 1). Comme les Sabins et les Èques, les Volsques étaient une tribu de l'Italie centrale. Au VIe siècle a.C.n., elle quitta les Apennins pour le Latium et y occupa plusieurs cités. Les Volsques devinrent une dangereuse menace pour les Romains qui, pour s'opposer à eux, firent parfois alliance avec les Latins. Ils ne seront réduits par Rome qu'à la fin du IVe siècle.
Corioles (8, 1). Corioles (en latin Corioli) était une ville latine au sud des monts Albains. La tradition la fait tomber aux mains des Volsques et reprendre par Coriolan en 493, pour retomber bien vite sous la domination volsque. Déjà à l'époque de Pline, elle était considérée comme disparue sans laisser de traces, et aujourd'hui on ne peut pas la situer avec précision.
Cominius (8, 2). En 493 a.C.n., Postumius Cominius est consul à Rome, avec Spurius Cassius comme collègue. Cominius part en campagne contre les Volsques. Tite-Live (2, 33, 3-5) raconte : "Envoyé en expédition contre les Volsques, il bat les Volsques d'Antium, les met en fuite, les refoule sur Longula, les y poursuit et s'empare de la place. De là il poussa vers Polusca, également aux Volsques et la prit ; puis il attaqua vigoureusement Corioles".
Titus Larcius (8, 2). Ce personnage, qui avait été le premier dictateur en 495 (cfr Tite-Live, 2, 18, 1-7), est également mentionné par Denys (6, 92, 2) dans son récit des événements autour de Corioles. Tite-Live n'en fait pas état (2, 33, 3-9).
Caton (8, 3). Caton, dit l'Ancien ou le Censeur, est un personnage haut en couleurs de la Rome républicaine (234-149 a.C.n.) : gros fermier, soldat et officier, homme politique, orateur et écrivain. Plutarque a tracé son portrait dans une Vie qui fait pendant à celle d'Aristide. Son biographe grec le décrit dans les termes suivants : "Dans les batailles, il avait la main prompte à frapper, le pied ferme et inébranlable, le visage farouche. Il abordait l'ennemi avec des menaces lancées d'une voix rude. Il pensait avec raison et montrait que souvent ces moyens épouvantent plus l'adversaire que l'épée" (Plutarque, Vie de Caton l'Ancien, 1, 8 ; trad. R. Flacelière - É. Chambry).
testament (9, 3). Plutarque évoque ici une réalité typiquement romaine et qu'on appelle le testament in procinctu, un terme latin désignant la tenue du soldat, équipé et prêt à combattre. Le § 3 de Plutarque décrit très bien ce type de testament (il y avait évidemment à Rome d'autres manières de tester). Ce détail toutefois ne figure ni dans la description livienne du combat (2, 33), ni dans celle de Denys d'Halicarnasse (6, 92). Manifestement Plutarque, comme il l'avait fait plus haut dans l'épisode de la couronne civique (3, 3), gonfle son récit avec des détails institutionnels susceptibles d'intéresser ses lecteurs.
Antiates (9, 6). Antium (aujourd'hui Anzio) est une ville de la côte du Latium, située à une cinquantaine de km à vol d'oiseau de Rome. D'origine latine, elle tomba vers 500 aux mains des Volsques et fut longtemps une de leurs cités importantes. Au IVe siècle, elle passe même pour avoir été le principal centre de résistance volsque contre les Romains, qui ne la réduisirent définitivement qu'en 338 a.C.n. Après Corioles, Antium est le second théâtre des exploits militaires de Marcius. Tite-Live ne donne aucun détail sur la défaite des Volsques d'Antium (2, 33, 9) ; le récit de Denys d'Halicarnasse (6, 93) est, comme c'est souvent le cas, plus fourni que celui de l'historien latin ; Plutarque le suit d'assez près.
Larcius (10, 1). C'est le valeureux Romain dont il avait déjà été question en 8, 2. La cérémonie d'hommage racontée longuement ici par Plutarque est inconnue de Tite-Live ; elle fait l'objet d'un chapitre de Denys (6, 94), où il est question de la remise d'une couronne "comme prix de sa valeur" (un détail que Plutarque a transporté et développé plus haut), de l'octroi d'un cheval de guerre et de dix esclaves, de la possibilité pour le héros de se servir largement dans le butin, et... du cognomen de Coriolan. Ici encore Plutarque est relativement proche de Denys, mais l'anecdote de son ami volsque dont il demande la liberté est absente des autres sources.
Coriolan (11, 1). Concernant l'octroi de ce surnom, le récit de Denys (6, 94, 2) est plus bref : "Pour cet exploit, il fut surnommé Coriolan et continua à être le plus illustre de ses contemporains."
troisième nom (11, 2). Longue digression de Plutarque sur le système des tria nomina (les trois noms) que portait le citoyen romain, en l'espèce et dans l'ordre, le prénom (praenomen), le nom gentilice (nomen) et le surnom (cognomen). Le nom gentilice est le nom de la gens, la famille au sens large, en l'occurrence Marcius, Coriolan appartenant à la gens Marcia. Le prénom est propre à l'individu, en l'occurrence Gaius, écrit aussi Caius. Ce qui va surtout intéresser Plutarque c'est le "troisième nom", le surnom ou cognomen. -- En réalité le système onomastique romain est plus complexe que ne le présente Plutarque. En voici deux brefs exemples. L'un concerne certaines grandes familles qui peuvent éclater en plusieurs branches : ainsi on trouve dans la gens Cornelia la branche des Cornelii Lentuli et celle des Cornelii Scipiones. On verra dès lors apparaître un Lucius Cornelius Lentulus Niger, ou un Lucius Cornelius Scipio Asiagenus. L'autre concerne les adoptions. Ainsi l'empereur Auguste, fils de Marcus Octavius, mais adopté par Jules César, s'appelait C. Iulius Caesar Octavianus, c'est-à-dire les trois noms du père adoptif suivi de ce qu'on appelle un agnomen, tiré du nom du père réel avec un suffixe -anus.
famille (11, 2). C'est la gens romaine, à savoir un groupe de familles portant un nom en commun et qui descendait par les mâles d'un ancêtre commun.
Sôtèr (11, 2). Littéralement "sauveur". Cette épithète est attribuée à plusieurs divinités, qui "sauvent" les combattants en guerre, spécialement à Zeus, puis, à l'époque hellénistique, à des hommes, surtout des rois, aspirant à une divinisation ; ainsi trouve-t-on de nombreux Sôtèr dans les familles régnantes issues des diadoques d'Alexandre : tels, en Égypte, le Lagide Ptolémée Ier Sôtèr (367/6 - 283/2) ; en Syrie, les Séleucides Séleucos Ier Sôtèr (312-280) et son fils Antiochos Ier Sôtèr (280-261) ; en Macédoine, l'Antigonide qui exercera la régence (229-221) sous le nom d'Antigone III Doson portera en outre les surnoms d'Évergète durant sa vie, de Sôtèr après sa mort.
Callinicos (11, 2). Littéralement "qui remporte une belle victoire", ce surnom fut appliqué à Séleucos II (c.265-226), dont le règne tourmenté, traversé de guerres avec l'Égypte et avec les Parthes, connut pourtant une période de reconquête victorieuse aux dépens de Ptolémée III Évergète.
Physcon (11, 2). Littéralement "ventru", deuxième surnom de Ptolémée VIII (règne 149-116) déjà qualifié d'Évergète II.
Grypos (11, 2). Littéralement "nez crochu", l'un des surnoms du Séleucide Antiochos VIII (141-96), élevé au trône grâce à sa mère et donc également dit "Philomètôr".
Évergète (11, 2). Littéralement "bienfaisant, bienfaiteur", surnom donné, entre autres, à Ptolémée III (c.285-221), fils de Prolémée II Philadelphe et de sa première épouse Arsinoé I.
Philadelphe (11, 2). Littéralement "ami de son frère (ou de sa soeur)", surnom donné entre autres à Ptolémée II (308-246) ; ce prince et sa soeur, qui devint sa seconde épouse Arsinoé II, étaient fils et fille de Ptolémée Ier Sôtèr.
Eudémon (11, 2). Littéralement "heureux, fortuné", surnom appliqué à Battos II de Cyrène (574-560), souverain colonisateur et conquérant, vainqueur d'Amasis d'Égypte.
Doson (11, 3). Littéralement "qui donnera" (c'est-à-dire "prometteur"), surnom d'Antigone III de Macédoine, qui exerça la régence pour son cousin Démétrios II, héritier en ligne directe du premier diadoque macédonien, Antigone le Borgne. Plutarque connaît bien la généalogie des princes qui ont régné sur la Macédoine après la partition de l'empire d'Alexandre : cf. Paul-Emile, 8, 1-2.
Lathyros (11, 3). Littéralement "pois chiche" (équivalent du latin Cicero), surnom de Ptolémée IX, dit par ailleurs Sôtèr II.
Diadematus (11, 4). Il s'agit de Lucius Caecilius Metellus Diadematus, qui fut consul en 117 a.C.n. Lucius est un prénom ; les Metelli constituent la famille la plus importante au sein de la gens Caecilia. Plutarque explique bien pourquoi on lui avait donné ce surnom de Diadematus (= littéralement "qui porte un diadème, un bandeau").
Celer (11, 4). Un autre Caecilius Metellus, dont le prénom était Quintus, fut surnommé Celer (en latin "le rapide"). Il fut consul en 60 a.C.n. Plutarque mentionne aussi ce personnage, avec le même commentaire, dans sa Vie de Romulus, 10, 3.
Proculus (11, 5). Selon Festus Paulus, p. 251, on donnait le surnom de Proculus à des enfants nés lorsque leur père était en voyage à l'étranger, loin (procul en latin) de sa patrie, ou lorsque leurs parents étaient très avancés en âge (= loin [procul] dans leur existence).
Postumus (11, 5). L'adjectif latin postumus veut dire "le dernier". Plutarque livre la même information que Festus, p. 274.
Vopiscus (11, 5). Même information chez Pline, Histoire naturelle, 7, 49.
Sylla (11, 6). Selon R. Flacelière, dans le commentaire de son édition de la Vie de Sylla par Plutarque, le terme "signifierait quelque chose comme 'au visage couvert de taches de rousseur' ou 'couperosé' ". Lucius Cornelius Sylla, le célèbre dictateur du Ier siècle a.C.n., n'était pas le premier à avoir porté ce surnom.
Niger (11, 6). L'adjectif niger, très courant en latin, veut dire "noir". Un historien de l'extrême fin de la République, utilisé par Suétone dans sa Vie d'Auguste (chapitre 11), s'appelait Aquilius Niger.
Rufus (11, 6). Rufus veut dire "rougeâtre, roux". On connaît par exemple Marcus Minucius Rufus, qui, à l'époque des guerres puniques, fut maître de la cavalerie du dictateur Fabius Maximus.
Caecus (11, 6). Caecus veut dire "aveugle". Appius Claudius Caecus, censeur en 312 a.C.n., est célèbre.
Clodius (11, 6). C'est par erreur que Plutarque considère Clodius comme un surnom. C'est en réalité un nom gentilice : il existe une gens Claudia, famille patricienne très ancienne et très célèbre, et une gens Clodia, qui est apparue au Ier siècle a.C.n. et qui représente une branche plébéienne de la précédente.
écrit (11, 6). Plutarque entame par une digression analogue la Vie de Marius, 1. Il semble qu'il ait d'autre part consacré un traité aux Trois noms d'usage courant à Rome depuis l'époque de Sylla.
disette (12, 3). Les historiens anciens (par exemple Tite-Live et Denys d'Halicarnasse) font régulièrement mention, déjà dès le Ve siècle, de difficultés d'approvisionnement en blé. Pour lutter contre ces disettes qui pouvaient tourner à la famine, les mêmes auteurs anciens signalent qu'on importait du grain, soit de régions voisines (Caeré, Vulci, la Campanie), soit même de beaucoup plus loin (par exemple la Sicile). Pour des périodes aussi anciennes que le Ve siècle, l'historicité de pareilles notices n'est pas en soi invraisemblable, mais elle est très difficile à établir. De toute manière, les détails donnés dans les textes sont anachroniques. Ainsi par exemple les distributions de blé à la plèbe, gratuites ou à prix réduit, comme Plutarque en présente en 16, 1-5, ne sont pas antérieures aux derniers siècles de la République.
Vélitres (12, 4). Vélitres (aujourd'hui Velletri) était une cité volsque du Latium, en bordure méridionale des monts Albains. La tradition fait état de plusieurs affrontements avec les Romains, jusqu'à son annexion définitive par Rome en 338 a.C.n. Malgré ce passage de Plutarque, qui exploite une très brève allusion de Tite-Live (2, 31, 4) et un récit plus détaillé de Denys d'Halicarnasse (7, 12-13) parlant lui aussi d'une épidémie, il n'est pas sûr du tout que Rome ait réellement envoyé une colonie à Vélitres dans les premières décennies du Ve siècle. On se trouve probablement devant une de ces nombreuses anticipations dont la tradition romaine a le secret.
Sicinius et Brutus (13, 1). Ce sont les tribuns de la plèbe dont il a été question en 7, 2.
démon (13, 1). Comme l'écrit R. Flacelière dans son commentaire, "les Anciens attribuaient toute épidémie à l'action d'un dieu ou d'un Génie : dans l'Iliade déjà la peste est l'oeuvre d'Apollon".
Marcius (13, 3). Ici encore, comme c'était déjà le cas dans la bataille du lac Régille et dans l'épisode de la première sécession de la plèbe, les récits de Tite-Live et de Denys d'Halicarnasse qui évoquent l'envoi d'une colonie romaine à Vélitres ne font pas intervenir Coriolan dans les vives discussions entre le Sénat et les tribuns de la plèbe. Manifestement Plutarque a gonflé le rôle de son héros sur la scène politique. En ce qui concerne la première partie de sa vie, les autres sources mettent surtout l'accent sur ses exploits militaires.
Antiates (13, 5). Il a déjà été question plus haut (en 9, 6) des Volsques d'Antium contre lesquels Marcius s'était distingué. Ici le héros lance une incursion sur leur territoire. Tite-Live est muet sur cette expédition, mais Denys, sur lequel s'appuie ici Plutarque, donne des détails : il raconte (7, 19) que les consuls de 492, pour faire face aux problèmes économiques et sociaux de Rome, avaient envisagé de lever une armée. À sa tête se trouvait C. Marcius, écrit l'historien d'Halicarnasse (7, 19, 3), qui prend soin de préciser à cet endroit, "celui qui avait conquis la cité de Corioles, et qui s'était distingué dans la bataille contre les Antiates". Ce sont plus que probablement les données qui faisaient partie du signalement le plus ancien du héros : elles recoupent la vision livienne. Les initiatives politiques que Plutarque est seul à attribuer à Coriolan dans la première partie de sa vie n'appartiennent pas à la tradition primitive.
brigua le consulat (14, 1). Tite-Live ne fait état nulle part de cette tentative de Coriolan d'être nommé consul. Denys d'Halicarnasse mentionne le fait dans la présentation des événements de 491, l'année du consulat de M. Minucius Augurinus et d'Aulus Sempronius Atratinus. C'est, dans l'oeuvre de Denys, le début des interventions politiques de Coriolan. Parmi les patriciens qui prennent la parole au Sénat se trouvait, note Denys (7, 21, 1), "ce Marcius, surnommé Coriolan" mû par des sentiments hostiles aux plébéiens. "En effet, continue l'historien grec, il avait cherché aux dernières élections à obtenir le consulat. Il avait la faveur des patriciens, mais le peuple s'était opposé à lui." Toutefois, on chercherait en vain chez Denys les détails que va donner Plutarque sur l'habillement des candidats et sur le développement de la brigue électorale à Rome.
en manteau, sans tunique (14, 2). Sous la République, les hommes portaient une tunique (tunica), qui était généralement un vêtement d'intérieur, et un vêtement de dessus qui était la toge (toga). L'histoire de ces vêtements, en particulier celui de la toge, est complexe, et il ne peut être question de l'aborder ici. On dira simplement qu'à l'origine, la toge (littéralement "ce qui couvre le corps") était une pièce de laine, ordinairement blanche et relativement grossière, portée à même le corps, sur un simple pagne. En présentant les candidats avec une simple toge pour les couvrir, Plutarque imagine vraisemblablement, en les idéalisant, les usages du Ve siècle, qui ne nous sont pas connus. Il laisse entendre que cette toge primitive ne dissimulait pas le corps et laissait voir la trace des éventuelles blessures reçues au combat. -- Plutarque aborde le même sujet dans ses Questions romaines (49) en citant Caton qui constitue donc sa source d'information.
"Pour quelle raison, écrit Plutarque, ceux qui briguaient une magistrature avaient-ils coutume de le faire, comme Caton l'a raconté, en toge, sans tunique ? - Était-ce pour ne pas acheter les suffrages avec de l'argent caché dans les plis de la tunique ? Ou plutôt, était-ce parce que ceux qui méritaient les magistratures n'étaient jugés ni sur leur naissance ni sur leurs richesses ni sur leur réputation, mais sur leurs blessures et leurs cicatrices ? Était-ce pour les montrer au premier venu qu'ils faisaient leur campagne sans tunique ? Ou, comme ils le faisaient avec des poignées de main, des appels directs, des complaisances, cherchaient-ils à se rendre populaires en s'abaissant par leur petite tenue ?" (trad. Le Livre de Poche, 1999).
plus tard (14, 3). Il est difficile de donner une date, mais très vite dans l'histoire romaine, les élections donnèrent lieu à de nombreuses pratiques discutables, si bien que le terme latin ambitus, qui signifiait primitivement les démarches des candidats, prit rapidement un sens péjoratif et que les dispositions législatives visant à moraliser les moeurs électorales, se mutiplièrent. Une loi du consul Licinius portée en 55 a.C.n. tente de faire le point sur la question, établissant trois chefs principaux d'accusation : de ambitu, si on avait acheté des suffrages isolés ; de sodalitate, si on avait fait appel à des traficants de vote ; de ui, si on avait eu recours à des violences. Une loi de Pompée instituera un tribunal spécial pour juger les crimes de brigue électorale. Tout cela restera sans effet réel. Le Pro Murena de Cicéron est un bon exposé des moyens de corruption employés par les candidats : cortèges soudoyés, repas publics, distribution de billets de théâtre, etc.
Anytos (14, 6). Ce stratège athénien était de ceux qui n'avaient pu éviter, en 409, la prise de Pylos par les Spartiates ; Aristote l'accuse d'avoir, à la suite de cet échec, acheté le tribunal, qui le blanchit (Aristote, Constitution d'Athènes, 27, 5 ; cf. Diodore, 13, 64, 8). En 404, lors de l'instauration du régime oligarchique des Trente Tyrans à Athènes, Anytos s'inscrit dans la tendance modérée conduite par Théramène (Aristote, Constitution d'Athènes, 34, 3 ; cf. Xénophon, Helléniques, 2, 3, 42). Mais le personnage est surtout connu comme accusateur de Socrate lors du procès intenté à celui-ci en 399.
Pylos (14, 6). Sur la côte messénienne, face à l'île de Sphactérie, cette place avait été fortifiée par les Athéniens lors de la guerre du Péloponnèse. Cf. note à Alcibiade, 1, 3.
dix-sept (15, 1). Le chiffre se comprend difficilement : la candidature de Coriolan est censée dater de 491, et ses premiers exploits militaires, lors de la bataille du lac Régille, remonteraient à 499 ou à 496, selon les sources. Cela ne fait au maximum que 8 ans.
Platon (15, 4). Tirée d'une lettre (sans doute apocryphe) de Platon à Dion (4, 321 C), cette expression est plusieurs fois citée par Plutarque (cf. Comparaison d'Alcibiade et de Coriolan, 3, 3 ; Vie de Dion, 8, 4 ; 52, 5).
***(15, 7). Les éditeurs jugent ici le texte lacunaire.
alors (16, 1). En 491 toujours, sous le consulat de M. Minucius Augurinus et d'Aulus Sempronius Atratinus. Les discussions au Sénat et les événements dramatiques qui les ont suivis sont racontés par Tite-Live en 2, 34, 7-35, 6, beaucoup plus longuement chez Denys d'Halicarnasse en VII, 21-67. -- Sur le problème des difficultés d'approvisionnement et des distributions de blé à la plèbe, on verra ci-dessus la note à 13, 3.
Gélon (16, 1). Fils de Deinoménès, il fut le premier Deinoménide à exercer la tyrannie à Syracuse (485-478), où son frère Hiéron Ier lui succéda dans la fonction (478-467). C'est aux Deinoménides que Syracuse est redevable du prestige politique et du rayonnement culturel dont elle allait durablement jouir à travers tout le monde grec : le jour même, dit-on, où la victoire de Salamine sauvait la Grèce de la menace perse, Gélon, à la tête d'une puissance économique et militaire très considérable (Hérodote, 7, 158) remportait (480) une brillante victoire sur les Carthaginois à Himère, en attendant qu'Hiéron Ier, vainqueur des Étrusques à Cumes (474), fasse de la cour syracusaine un foyer artistique célébré à l'envi par les plus grands poètes du temps. L'intervention de Gélon, que mentionne ici Plutarque, dans le ravitaillement de Rome en blé, semble se heurter à une aporie chronologique. Tite Live (2, 34), en effet, date de 492/1 l'arrivage à Rome de céréales siciliennes : or, à cette date, Gélon était tyran de Géla, non de Syracuse, où il s'impatronisera quelques années plus tard (485). Denys d'Halicarnasse note pour sa part (7, 1, 4) que ses sources divergent quant à l'identification de ce "tyran sicilien".
pouvoir (16, 4). Il s'agit évidemment du tribunat de la plèbe présenté plus haut (chapitre 7) et dont Coriolan fait une critique très sévère.
démocratiques (16, 5). Notation anachronique. L'expression réfère naturellement à Athènes, où ce genre de pratique n'était que très occasionnel au début du Ve siècle, époque glorieuse et désintéressée des "marathonomaques", âge d'or qu'évoquera avec nostagie Aristophane, en l'opposant aux mentalités vénales de ses contemporains. D'ailleurs, s'il est vrai qu'au temps de Thémistocle, les Athéniens "avaient l'habitude de se répartir le produit des mines d'argent du Laurion" (Plutarque, Thémistocle, 4, 1), Coriolan ne pouvait évidemment avoir connaissance de la chose ! C'est Plutarque qui parle ici, en historien informé d'usages qui se répandront par la suite.
enlèverons le tribunat de la plèbe (16, 7). Coriolan réclame donc l'abolition du tribunat de la plèbe, une magistrature qui avait été créée quelques années plus tôt pour mettre fin à la Sécession de la plèbe et dont les membres étaient sacro-saints (cfr supra). L'attaque de Coriolan ne portait pas seulement contre le tribunat de la plèbe. Un peu plus haut dans le chapitre, il s'était également opposé à une baisse du prix du blé, et cela, contre l'intérêt des pauvres. Désireux de replacer certains éléments de la geste de Coriolan dans le cadre trifonctionnel qui lui est cher, G. Dumézil a tenté de rattacher respectivement à la première et à la troisième fonction indo-européenne ces deux attaques de Coriolan, qui serviront aussi contre lui de chefs d'accusation. Toujours selon G. Dumézil, le grief de deuxième fonction interviendra plus loin (cfr 20, 5 avec la note).
accusation (17, 4). Anachronisme. Historiquement, ce genre de mise en accusation ne se pratiquera qu'aux IIIe-IIe siècles.
édiles (17, 5). Les édiles, au nombre de deux, étaient à l'origine chargés d'administrer le temple de Cérès, Liber et Libera fondé probablement par la plèbe dans les premières années du Ve siècle. C'étaient évidemment des plébéiens, qui jouaient en quelque sorte le rôle d'assistants des tribuns. Le récit de Denys d'Halicarnasse livre même le nom de ces édiles : T. Junius Brutus et Icilius Ruga. En 367 a.C.n., avec les lois Liciniennes, le nombre des édiles fut porté à quatre par l'addition de deux édiles curules choisis parmi les patriciens. Ils avaient alors en charge les temples, les bâtiments, les marchés et, jusqu'à l'époque d'Auguste, le soin des jeux.
citadelle (18, 3). Installée sur un des deux sommets de la colline du Capitole, dont l'autre est occupé par le temple de Jupiter Capitolin, cette citadelle domine la Roche Tarpéienne, d'où étaient précipités dans le vide certains condamnés à mort.
marché (18, 9). À Rome, le marché se tenait une fois tous les huit jours ("chaque neuvième jour"), d'où le terme de nundinae ("nundines") qui servait à le désigner. Les gens du voisinage venant nombreux ce jour-là en ville, les autorités profitaient de l'occasion pour communiquer certaines informations. Les élections par exemple devaient être annoncées au peuple "trois marchés à l'avance" (c'est le délai du trinundinum), soit un minimum de dix-sept jours. On accorde donc ici un trinundinum à Coriolan avant sa comparution.
nundines (19, 1). Cfr supra, la note à 18, 9.
Appius Claudius (19, 3). Plutarque fait intervenir ici pour la première fois cet Appius Claudius, qui avait été consul en 495 et qui était farouchement hostile à la plèbe. En 2, 29, 9, dans le récit des événements de 495, Tite-Live disait du consul Appius Claudius que son "caractère violent était surexcité à la fois par la haine du peuple et par la faveur du Sénat". Dans l'affaire de Coriolan, Denys d'Halicarnasse fait longuement parler Appius Claudius (7, 48-53), l'introduisant en 7, 47, 2, comme "le plus grand ennemi du peuple parmi les patriciens". Intransigeance, violence et hostilité à l'égard du peuple seront, tout au long de l'histoire romaine, les caractéristiques de la gens Claudia.
tyrannie (20, 2). Cf. note à Alcibiade, 34, 7.
non par centuries mais par tribus (20, 3). La présentation du volet judiciaire de l'affaire nage dans l'anachronisme. On a déjà dit plus haut (note à 17, 4) qu'au début du Ve siècle, il était impossible à des tribuns de la plèbe de mettre en accusation un patricien, a fortiori de le condamner à mort, comme ils le font entre eux en 18, 3, lors d'un bref conciliabule. En ce qui concerne l'assemblée du peuple, son existence même à cette date n'est pas certaine ; quant aux pouvoirs judiciaires qui lui sont ici attribués pour les premières années du Ve siècle, ils sont totalement invraisemblables. S'il existait une assemblée du peuple -- les comices -- dans les premières années de la République, elle devait se présenter sous un jour très différent de celui que les auteurs de la pleine époque républicaine imaginaient. Pas question en tout cas d'envisager dans la réalité de l'Histoire des comices centuriates (où les citoyens étaient rangés par centuries) ou des comices tributes (où les citoyens étaient rangés par tribus), dotés de compétences judiciaires. Plutarque suit ici le récit de Denys d'Halicarnasse (7, 59) dont la perspective et le détail sont totalement anachroniques.
une accusation nouvelle (20, 5). Après le rappel qui vient d'avoir lieu (§ 4) des propositions de Coriolan visant à interdire la vente à bas prix les denrées du marché et à abolir le tribunat, mesures rattachées par G. Dumézil respectivement à la troisième et à la première fonction indo-européenne (cfr supra note à 16, 7), la nouvelle accusation relève, selon le savant français, de la deuxième fonction : Coriolan aurait privé le trésor public du butin de son expédition contre les Antiates en le distribuant à ce qui peut apparaître comme une armée privée. Le comparatiste a cru pouvoir identifier un autre tableau trifonctionnel dans le système des ambassades envoyées par Rome à Coriolan (en 30-36 avec la note à 30, 3). Dans un cas comme dans l'autre, ces échos trifonctionnels ne sont pas vraiment convaincants.
le corps expéditionnaire (20, 6). On se souviendra que l'expédition militaire contre Antium, décrite en 13, 5-6 et qui avait permis de ramener un important butin, avait suscité la jalousie de ceux qui n'y avaient pas participé.
l'exil à perpétuité (20, 7). Le cas de l'exil sous la République est assez complexe. Pour dire les choses simplement, l'exil n'est pas comme tel une peine prononcée par un tribunal, mais le droit que possède le citoyen romain d'échapper à une condamnation à mort. Denys (7, 64, 6) que Plutarque abrège parle aussi d'exil perpétuel. Mais le récit de Tite-Live (2, 35, 6) sur ce point est plus proche des réalités romaines : "Au jour fixé, l'accusé [= Coriolan] fit défaut [...]. Condamné par contumace, il s'exila chez les Volsques".
trois (20, 7). Denys d'Halicarnasse (7, 64, 6), plus explicite, permet de mieux comprendre le passage de Plutarque : sur les vingt-et-une tribus qui existaient alors, neuf votèrent l'acquittement et douze la condamnation.
[Début]
[Introduction à Coriolan] [Plan de Coriolan] [Coriolan 21-39] [Alcibiade] [Comparaison Alcibiade - Coriolan]
[Autres traductions françaises : sur la BCS / sur la Toile]
[Dernière intervention : 27 mai 2004]