Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS

Tibulle : Élégies I - Élégies II (Hypertexte louvaniste) - Élégies III

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Tibulle - Élégies

Livre II


 Élégies

I -II - III - IV - V - VI


Fondamentalement, cette traduction française est celle de M. Rat, Tibulle. Oeuvres, Paris, Garnier Frères, 1931, disponible au format PDF sur le site Nimispauci de Ugo Bratelli, qui nous a aimablement permis de le reproduire et que nous remercions ici. Le texte français a été mis au format Word, sans modifications substantielles, abstraction faite de quelques corrections orthographiques et d'une adaptation des numéros des pièces pour mieux suivre la présentation de The Latin Library.

La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique Hypertextes. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples ; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction française en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants.


Élégies, II, 1

(1) Que tous les assistants se taisent : nous faisons la purification des récoltes et des champs, suivant le rite transmis par nos aïeux antiques. Bacchus, viens, et que pende à tes cornes une douce grappe ; et toi, couronne d'épis tes tempes, Cérès ! (5) En ce jour sacré que la terre se repose, que le laboureur se repose ; et que le soc suspendu cesse un travail pénible. Détachez les liens du joug : aujourd'hui les boeufs, la tête couronnée, doivent rester devant leurs crèches pleines. Que tous les instants soient consacrés aux dieux ; (10) que nulle fileuse ne mette la main à sa tâche de laine. Et vous, allez-vous-en, je l'ordonne ; quittez ces autels, vous qui, la nuit dernière, avez goûté les joies de Vénus. La chasteté plaît aux Dieux d'en haut ; venez avec des vêtements purs, et, avec des mains pures, prenez l'eau d'une fontaine.

(15) Voyez comme l'agneau sacré marche aux brillants autels, suivi d'une foule en blanc, couronnée d'olivier.

Dieux de nos pères, nous purifions nos champs, nous purifions nos campagnards. Vous, chassez le malheur de nos domaines ; qu'une moisson d'herbes décevantes ne trompe pas notre espoir de récolte, (20) que l'agnelle trop lente ne craigne point les loups rapides. Alors le paysan cossu, comptant sur une récolte abondante, portera de grosses bûches dans le foyer ardent, et la troupe des esclaves nés à la maison, heureux présage de sa prospérité, jouera et bâtira devant le feu des cabanes de branchages. (25) Nos prières seront exaucées. Voyez comme dans les entrailles propices la fibre annonciatrice nous promet des dieux bienveillants ?

Maintenant apportez-moi le Falerne fumé d'un antique consul et descellez une jarre de Chio. Célébrons ce jour avec des vins : (30) il n'y a point de honte à s'arroser un jour de fête et à errer d'un pied chancelant. Mais que chacun, en buvant le coup, dise  : "A la santé de Messalla" et que le nom de l'absent résonne dans chaque propos.

Messalla, célèbre par tes triomphes sur le peuple aquitain, toi dont les victoires ajoutent encore à la gloire de tes aïeux à la longue chevelure, (35) viens m'assister et inspire-moi, tandis que dans mes vers je rends grâce aux dieux célestes des paysans.

Je chante les campagnes et les dieux de la campagne ; leurs leçons ont fait perdre à l'homme l'habitude d'assouvir sa faim avec le gland du chêne. Ils lui enseignèrent les premiers à rapprocher des solives (40) et à couvrir d'un vert feuillage une étroite cabane. Et les premiers encore, dit-on, ils enseignèrent le joug aux taureaux, et aux roues de s'adapter au char. Alors on renonça aux aliments sauvages ; alors fut planté le pommier ; alors le jardin fertile but les eaux de l'irrigation ; (45) alors la grappe dorée donna son jus aux pieds qui la pressaient, et le mélange de l'eau tempéra le vin pur qui enlève les soucis. Les campagnes produisent les moissons ; pendant les brûlantes chaleurs de la canicule, la terre se dépouille chaque année de sa blonde chevelure. C'est à la campagne que l'abeille légère amasse le suc des fleurs dans sa ruche printanière, (50) attentive à remplir ses rayons d'un doux miel. Le laboureur est le premier, qui, fatigué de labourer sans cesse, ait assujetti à une mesure fixe des airs champêtres, et le premier qui, après un bon repas, ait modulé sur le chalumeau un air à dire devant les dieux couronnés de fleurs. (55) Le laboureur, la figure rougie de vermillon, est le premier, ô Bacchus, qui ait essayé des rondes dont l'art était jusqu'alors inconnu. Pour lui en faire don, on tirait, - présent mémorable, - d'une riche bergerie, le bouc, conducteur du troupeau, qui avait accru de minces ressources. C'est à la campagne qu'un enfant, le premier, (60) tressa une couronne de fleurs printanières et en ceignit les Lares antiques. C'est à la campagne encore que, pour fournir de l'occupation aux tendres jeunes filles, la brebis lustrée porte sur le dos une molle toison : telle est l'origine des travaux féminins ; l'origine de la tâche de laine, de la quenouille, et du fuseau qui tourne sous les pouces ; (65) tandis qu'une des fileuses, appliquée au travail de Minerve, chante en faisant claquer le peigne aux bords de la toile.

Cupidon lui-même naquit, dit-on, parmi les petits et les grands troupeaux. Là, d'une main inhabile, il s'exerça tout d'abord à l'arc. (70) Mais hélas ! comme maintenant il a des mains habiles ! Ce ne sont plus les animaux, comme jadis, qu'il attaque ; il brûle de percer les filles et de dompter les hommes hardis. C'est lui qui ravit au jeune homme ses richesses ; c'est lui qui arrache à un vieillard, devant le seuil d'une femme irritée, des paroles dont il devrait rougir. (75) C'est sous sa conduite qu'une jeune femme passe furtivement à travers ses gardiens étendus, et seule, au milieu des ténèbres, va trouver son amant ; avançant les pieds, elle essaye le chemin et, retenant par peur sa respiration, elle reconnaît sa route obscure en étendant les mains.

Ah ! malheur à ceux que ce dieu presse violemment ! (80) Mais heureux celui que l'Amour paisible encourage de son souffle léger.

Etre saint, viens à ce banquet de fête, mais pose tes flèches et cache loin, bien loin d'ici, tes traits ardents.

Vous, chantez le Dieu célèbre, invoquez-le pour vos troupeaux à haute voix, oui, en public, pour vos troupeaux ; mais qu'en secret chacun l'invoque pour soi-même, (85) ou même encore en public, car les éclats de joie de la foule et les accents phrygiens de la flûte recourbée empêchent d'entendre.

Jouez : déjà la Nuit attelle ses chevaux, et derrière le char de leur mère s'avance le choeur dansant des astres fauves. Par derrière vient sans bruit (90) le Sommeil, enveloppé de ses ailes foncées, et les vains Songes au pied incertain.

[Plan]


Élégies, II, 2

(1) Disons des paroles de bon augure : l'Anniversaire vient aux autels. Vous tous qui êtes présents, hommes ou femmes, gardez le silence. Qu'on brûle un pieux encens dans le foyer, qu'on brûle les parfums que le voluptueux Arabe envoie de son riche pays. (5) Que le Génie vienne voir lui-même les honneurs qu'on lui rend, sa chevelure sacrée ornée de souples guirlandes. Qu'un nard pur dégoutte de ses tempes, qu'il se rassasie de gâteaux et s'arrose de vin pur. Puisse-t-il aussi, Cornute, exaucer tous tes voeux ! (10) Eh bien ! allons : que tardes-tu ? Il dira oui : demande.

Je le prévois, tu lui demanderas le fidèle amour de ton épouse ; je pense que les dieux eux-mêmes connaissent déjà ce voeu, et tu ne saurais lui préférer ni toutes les terres que, dans le monde entier, laboure le paysan courageux, aidé du boeuf robuste, (15) ni toutes les perles que les heureux Indiens recueillent dans l'onde orientale de la mer Rouge.

Tes voeux sont entendus. Puisse l'Amour voler vers toi, les ailes frémissantes, et apporter à ton union les liens jaunes, les liens qui durent toujours jusque dans l'âge où la lente vieillesse (20) trace les rides et flétrit les cheveux ! Puisse cet anniversaire vous retrouver aïeux et vous entourer d'une postérité et puisse jouer à tes pieds une jeune troupe d'enfants.

[Plan]


Élégies, II, 3

(1) La campagne et des fermes gardent, Cornute, mon amie ; un coeur de fer, hélas ! peut seul rester à la ville. Vénus elle-même s'en est allée aux vastes champs et l'Amour apprend le rustique langage du laboureur. (5) Oh ! pourvu que j'aperçusse ma maîtresse, avec quel courage je retournerais un sol épais avec un lourd hoyau. À la manière du paysan, je suivrais la charrue recourbée, tandis que les boeufs stériles remueraient les champs à emblaver ! Et je ne me plaindrais pas que le soleil brûlât mes membres délicats (10) ou qu'une ampoule rompue abîmât mes mains tendres !

Le bel Apollon lui aussi a fait paître les taureaux d'Admète ; mais ni sa cithare ni sa longue chevelure ne lui servirent de rien, ni les herbes salutaires ne purent guérir ses peines. Toutes les vertus de l'art médical avaient été vaincues par l'Amour. Ce Dieu lui-même s'habitua à faire sortir les vaches des étables <lacune>... Il enseigna, dit-on, à mélanger la présure au lait, et à cailler le laiteux liquide du mélange. (15) Il tressa alors l'éclisse avec la tige flexible du jonc, dont les noeuds ne laissaient qu'un étroit passage au petit lait. Oh ! que de fois, tandis qu'il portait un veau à travers les champs, sa sueur rougit, dit-on, de le rencontrer ! Oh ! que de fois, tandis qu'il chantait au fond d'une vallée, (20) les vaches osèrent interrompre par leurs mugissements ses doctes chansons ! Souvent les chefs, en des temps d'alarme, consultèrent les oracles, et la foule déçue s'en retourna des temples. Souvent Latone vit avec douleur le désordre de ces cheveux sacrés, qu'admira auparavant sa belle-mère elle-même. (25) Quiconque verrait cette tête sans parure et ces cheveux épars, y chercherait en vain la chevelure de Phébus ! Ta Délos, où est-elle maintenant, Phébus ? Où la delphique Pytho ? Sans doute c'est l'Amour qui te fait rester dans une petite chaumière. Heureux temps, où, dit-on, (30) les Dieux immortels s'avouaient sans rougir les esclaves de Vénus ! Cet amour n'est plus qu'une fable maintenant : mais celui qui ne pense qu'à son amie aime mieux n'être qu'une fable qu'un Dieu sans amour.

Mais toi, qui que tu sois, à qui Cupidon commande d'un front sévère, établis ton camp dans ma maison<lacune...> (35) Ce n'est point Vénus, mais la rapine que célèbrent ces siècles de fer. Cependant la rapine a causé une foule de maux. C'est elle qui a ceint les armées farouches des armes de la discorde ; elle, l'origine du sang, et l'origine du meurtre, et l'accélération de la mort. C'est la rapine qui doubla les dangers de la mer agitée, (40) en armant de rostres belliqueux les bateaux incertains. C'est la rapine qui fit naître le désir d'envahir d'immenses plaines, pour donner en pâture des milliers d'arpents à d'innombrables brebis. Le déprédateur aime la pierre étrangère, et pour lui mille couples de robustes taureaux portent à grand bruit par la ville une colonne. (45) Pour lui une digue enferme la mer indomptable, afin que le poisson, tranquille en ses viviers, puisse mépriser les menaces de la tempête. Pour toi, prolonge tes joyeux festins avec les vases de Samos et la terre glaise que tourne la roue de Cumes !

Hélas ! hélas ! ce sont les riches, je le vois, qui plaisent aux jeunes filles. (50) Eh bien ! vienne la rapine, si Vénus souhaite l'opulence ! Que ma Némésis nage dans le luxe et qu'elle aille par la ville, attirant par mes dons les regards ! Qu'elle porte ces fines étoffes, que la femme de Cos a tissées en y entremêlant des raies d'or ! (55) Qu'elle ait pour cortège ces Indiens bronzés et brûlés du soleil, qui les fonce par le feu de ses chevaux rapprochés ! Que l'Afrique et Tyr lui offrent à l'envi leurs couleurs de choix, l'écarlate et le pourpre ! Ce que je dis est connu : celui qui la possède maintenant n'est qu'un étranger qui a dû souvent (60) monter sur l'estrade aux esclaves, les pieds frottés de plâtre !

Mais toi, dure Cérès, qui emmènes de la ville Némésis, puisse la terre infidèle ne point te rendre tes semences ! Et toi, voluptueux Bacchus, qui as planté la vigne aux douces grappes, toi aussi, Bacchus, laisse tes maudites cuves. (65) Tu ne peux impunément confiner les belles dans les tristes campagnes : c'est nous faire payer trop cher ton moût, dieu vénérable ! Oui, adieu aux moissons, plutôt que de voir les jeunes filles reléguées aux champs ! Que le gland nous serve de nourriture, et l'eau de boisson, comme aux anciens temps ! Le gland était la nourriture des anciens, mais ils aimaient partout et toujours. (70) Qu'ont-ils perdu à n'avoir point de sillons ensemencés ? À ceux que l'Amour touchait alors de son souffle, la douce Vénus offrait des plaisirs sans mystère dans une vallée ombreuse. Il n'était pas de gardiens, ni de porte pour exclure les amants affligés. Si les destins le permettent, coutume d'alors, je t'en prie, reviens !<lacune...> (75) Qu'une peau hérissée serve de vêtement à nos corps velus ! Maintenant, si mon amie est enfermée, si je ne puis la voir que rarement, dans mon malheur, hélas ! à quoi me sert une toge flottante ? Emmenez-moi : sur l'ordre de ma maîtresse, je creuserai des sillons dans les champs ; (80) je ne me refuse ni aux liens ni aux coups.

[Plan]


Élégies, II, 4

(1) Je vois l'esclavage où je suis et le joug tout prêt d'une maîtresse : adieu donc, liberté de mes pères ! Mais l'esclavage qu'on m'impose est triste ; je suis tenu par des chaînes, et, malheureux ! jamais l'Amour ne relâche mes liens. (5) Soit que j'aie fait une erreur, soit que j'aie commis une faute, il me brûle. Je brûle, oh ! éloigne, beauté cruelle, tes torches ! Oh ! plutôt que de ressentir de pareilles douleurs, j'aimerais mieux n'être qu'une pierre sur des montagnes glacées ou une roche exposée à la fureur des vents, (10) que battent de leurs naufrages les flots de la vaste mer ! Maintenant le jour m'est amer et l'ombre de la nuit m'est plus amère encore ; un triste fiel abreuve tous mes instants ; c'est en vain que j'écris des élégies et qu'Apollon inspire mon chant : c'est de l'or que sans cesse réclame sa main ouverte.

(15) Allez-vous-en, Muses, si vous ne pouvez rien pour un amant ; je ne vous honore pas, moi, pour chanter des guerres ; je ne retrace pas les routes du soleil, ni comment, lorsqu'elle a complété son disque, la Lune fait tourner ses chevaux et revient ; c'est un accès facile auprès de ma maîtresse que je cherche par mes vers ; (20) allez vous en, Muses, si ces vers sont dénués de pouvoir. Ainsi il me faut recourir au meurtre et au crime pour me procurer de quoi donner, afin de ne pas devenir un être lamentable étendu devant une maison close. Ou bien il me faut ravir les offrandes suspendues dans les temples sacrés. Mais c'est sur Vénus que doivent tomber mes premiers coups. (25) C'est elle qui conseille le forfait et qui me donne une maîtresse rapace : qu'elle sente mes mains sacrilèges !

Oh ! périsse quiconque recueille les vertes émeraudes ou teint une blanche brebis avec la pourpre de Tyr ! C'est lui qui cause l'avidité des jeunes filles, ce sont les étoffes de Cos (30) et la brillante coquille de la mer Rouge. Voilà ce qui les a rendues coupables. Dès lors la porte sentit la clef, et le chien commença à veiller sur le seuil. Mais apporte-t-on une forte somme ? les gardiens sont vaincus, les clefs n'arrêtent plus, le chien lui-même se tait. (35) Hélas ! celui des habitants du ciel qui a fait don de la beauté à un avare, quel bien il a ajouté à tant de maux ! C'est là l'origine des pleurs et des rixes bruyantes ; c'est là, enfin, ce qui a fait de l'Amour ce dieu décrié.

Mais toi, qui fermes ta porte aux amants qui ne peuvent payer, (40) puisses-tu voir l'amas de tes richesses devenir la proie du vent et du feu ! Que les jeunes gens contemplent avec joie l'incendie ! Que personne ne s'empresse à verser de l'eau sur la flamme ! Ou si la mort vient te frapper, que nul ne pleure, que nul n'apporte un don à tes tristes obsèques ! (45) Celle au contraire qui se sera montrée bonne, et non avare, eût-elle vécu cent ans, on la pleurera devant son bûcher enflammé ; et quelque vieillard, vénérant ses anciennes amours, suspendra chaque année des guirlandes au tombeau qu'il lui aura élevé et s'éloignera en disant : "Dors en paisible repos ! sois tranquille, (50) et que la terre soit légère à tes os !"

C'est la vérité que j'annonce ; mais que me sert la vérité ? Mon amour doit subir la loi que l'avare m'impose. M'ordonne-t-elle même de vendre la demeure de mes aïeux, subissez sa volonté, et soyez mis à l'encan, ô mes Lares ! (55) Tout ce que Circé, tout ce que Médée a de poisons ; tout ce que la terre de Thessalie produit d'herbes ; l'hippomane qui, dans la saison où Vénus souffle l'amour aux troupeaux indomptés, coule des flancs de la cavale pressée de désirs ; pour obtenir de ma Némésis un doux regard, (60) - dût-elle y mêler mille autres herbes, -je boirai tout.

[Plan]


 Élégies, II, 5

(1) Phébus, favorise-moi : un nouveau prêtre entre dans ton temple. Allons, viens ici, avec ta cithare et tes vers. Maintenant fais vibrer sous ton pouce les cordes harmonieuses ; maintenant, je t'en conjure, approprie tes paroles à l'hymne de ta louange. (5) Toi-même, les tempes ceintes du laurier triomphal, viens, pendant qu'on charge tes autels, aux sacrifices qui te sont offerts. Mais viens avec l'éclat de ta beauté ; revêts-toi maintenant de ta robe des grands jours ; peigne maintenant avec soin tes longs cheveux ; montre-toi tel qu'au jour où, dit-on, après la déroute du roi Saturne, (10) tu chantas les louanges de Jupiter vainqueur. Tu vois, de loin, l'avenir ; consacré à ton culte, l'augure connaît le destin par le chant de l'oiseau prophétique. Tu règles aussi les sorts : par toi l'aruspice comprend les signes du destin imprimés par un dieu dans les gluants viscères. (15) Guidée par toi, la Sibylle n'a jamais trompé les Romains, lorsqu'elle annonce en vers de six pieds les secrets des destins. Phébus, permets à Messalinus de toucher aux livres sacrés de la prêtresse, et toi-même, je t'en prie, apprends-lui ce qu'elle annonce.

C'est elle qui donna les sorts à Énée, lorsqu'il eut, (20) dit-on, emporté son père et ses Lares ravis. Il ne croyait pas qu'il y aurait une Rome, lorsqu'il regardait tristement de la haute mer Ilion et ses dieux en proie aux flammes. Romulus n'avait point encore tracé les remparts de la ville éternelle, dont son frère Rémus ne devait pas partager le séjour. (25) Mais alors des vaches paissaient l'herbe du Palatin et d'humbles chaumières se dressaient sur l'emplacement de la citadelle de Jupiter. Mouillé de lait, Pan s'y couchait à l'ombre d'une yeuse, à côté d'une Palès en bois façonnée par une serpe rustique. On y voyait suspendue à un arbre l'offrande d'un pâtre nomade  : (30) c'était une flûte sonore consacrée au dieu forestier, une flûte formée d'un rang de roseaux décroissants, dont les tiges de plus en plus courtes sont unies par de la cire. D'un autre côté, à l'endroit où s'ouvre le quartier du Vélabre, on pouvait voir une barque légère fendre l'eau d'un marais. (35) Cette eau porta souvent dans un jour de fête la jeune fille, jalouse de plaire au riche chef d'un troupeau, auprès de son jeune amant. Avec elle, elle ramenait les présents de la campagne féconde, le fromage et l'agneau éblouissant de blancheur d'une mère couleur de neige :

"Infatigable Énée, lui dit-elle, frère de l'Amour ailé, (40) toi qui portes les trésors de Troie sur des vaisseaux fugitifs, dès aujourd'hui Jupiter t'assigne les champs de Laurente, dès aujourd'hui une terre hospitalière appelle ces Lares errants. Tu y seras l'objet d'un culte, quand, de l'onde vénérable du Numicus, tu seras monté au ciel pour y être un dieu indigète. (45) Voici la Victoire qui voltige au-dessus de tes poupes fatiguées, et enfin une Déesse superbe qui se tourne vers des Troyens. Voici que luit à ma vue l'incendie du camp des Rutules ! Dès maintenant je te prédis ta mort, barbare Turnus. Devant mes yeux s'étendent le camp de Laurente, le mur de Lavinium (50) et Albe-la-Longue fondée sous le commandement d'Ascagne. Toi aussi, je te vois dès maintenant, prêtresse qui dois plaire à Mars, Ilia, abandonner le foyer de Vesta ; je vois ton accouplement furtif, tes bandelettes à terre et les armes du Dieu amoureux laissées sur la rive. (55) Paissez maintenant, taureaux, l'herbe des sept collines, tandis que vous le pouvez ; ces lieux vont devenir l'emplacement d'une grande ville. Rome, les destins t'appellent à régner sur la terre, sur l'étendue des champs que Cérès contemple du haut des cieux, sur les contrées de l'orient et sur les ondes mobiles (60) où le Fleuve baigne les chevaux haletants du Soleil. Oui, Troie alors s'étonnera d'elle-même et dira que, par un si long voyage, vous l'avez bien servi ! C'est la vérité que je chante : aussi puissé-je, toujours innocente, me nourrir de lauriers sacrés et conserver une virginité éternelle !" (65) Telles furent les prédictions de la prêtresse ; ensuite elle t'invoqua, ô Phébus, en agitant sa chevelure éparse sur son front.

Tout ce qu'a dit Amalthée, tout ce qu'a dit Hérophile de Marpésia, ce qu'annonça la grecque Phyto, et les oracles sacrés portés, dit-on, à travers les flots de l'Anio par la sibylle de Tibur (70) sans que son sein fut mouillé, - toutes ces prophéties annoncèrent une comète, sinistre présage de guerre, et une pluie abondante de pierres dans les champs ; on dit encore qu'un son de trompettes, un cliquetis d'armes dans le ciel, ainsi que les bois sacrés annoncèrent la déroute. (75) On vit encore le Soleil lui-même, privé d'une partie de sa lumière, atteler au milieu des nuages, une année entière, ses coursiers pâlissants. On vit les statues des dieux répandre des larmes tièdes, et les boeufs parler pour prédire les destins... Ces présages regardaient un passé déjà accompli. Mais toi, désormais, Apollon, (80) aie la bonté d'engloutir ces prodiges sous les eaux indomptées. Que le pétillement favorable du laurier dans la flamme sacrée nous annonce une année heureuse et protégée des dieux !

Puisque le laurier a donné des signes favorables, réjouissez-vous, laboureurs : Cérès comblera d'épis les greniers pleins, (85) et le paysan, barbouillé de vin doux, foulera du pied les grappes, jusqu'à ce que manquent tonneaux et. larges cuves ; et, arrosé par Bacchus, le berger, par ses chants, célèbrera la fête de Palès, sa patronne : loups, en ce jour, éloignez-vous des bergeries ; lui, après avoir bu, il allumera rituellement des tas de paille légère (90) et franchira d'un saut les flammes sacrées. Sa femme lui donnera un petit, et l'enfant, saisissant son père par les oreilles, lui ravira des baisers ; l'aïeul ne se lassera pas de veiller sur son petit-fils en bas âge, ni de mêler aux balbutiements de l'enfance ceux de la vieillesse. (95) Après avoir sacrifié au Dieu, les jeunes gens s'étendront sur l'herbe à l'endroit où un arbre antique répand une ombre légère, ou bien, de leurs vêtements, ils se feront contre le soleil des abris où ils suspendront des guirlandes : devant eux sera placée la coupe couronnée de fleurs. Chacun fera bonne chère et élèvera pour la fête (100) une table de gazon avec un lit de gazon. Là le jeune homme, après avoir bu, accablera sa maîtresse d'injures que bientôt il regrettera d'avoir proférées : car, revenu à lui, il pleurera sur sa cruauté et protestera qu'il avait l'esprit égaré.

(105) Avec ta permission, Phébus, puissent périr les arcs et les flèches périr ; puisse l'Amour seulement errer désarmé sur la terre. Ton art était inutile : mais depuis que Cupidon s'est emparé de tes armes, hélas ! hélas ! de combien cet art n'a-t-il pas fait le malheur ! Il a fait le mien surtout. Depuis un an je languis blessé, (110) et je nourris mon mal : tant je me complais dans ma douleur même. Incessamment je chante Némésis, sans laquelle mon vers ne peut trouver ni parole ni juste mesure.

Mais toi, je t'en préviens, - car les poètes sont sous la tutelle des dieux, - respecte en moi, jeune fille, un poète sacré. (115) Que je puisse célébrer Messalinus, lorsque, pour sa récompense guerrière, il verra porter devant son char les images des villes vaincues, lui-même tenant des lauriers ; couronné de laurier champêtre, le soldat entonnera bien fort : "Io ! triomphe !" Que la joie de mon cher Messalla soit alors pour la foule un pieux spectacle, (120) quand ce père apparaît au passage du char !

Exauce-moi, et puisse alors, Phébus, ta chevelure rester longue ! Puisse ta soeur être perpétuellement chaste !

[Plan]


 Élégies, II, 6

(1) Macer part pour les camps : que va-t-il advenir du tendre Amour ? L'accompagnera-t-il, portant avec courage ses armes à son cou, et voudra-t-il, soit que le héros ait à faire une longue route par terre, soit qu'il se livre aux flots agités, aller à son côté, les traits à la main ? (5) Brûle, enfant, je t'en prie, ce sauvage qui quitta le repos que tu aimes, et rappelle un transfuge sous tes drapeaux. Si tu épargnes les soldats, Tibulle aussi se fera soldat, pour porter lui-même dans son casque sa légère portion d'eau. Je gagne les camps ; adieu, Vénus ; adieu, jeunes filles ; (10) moi aussi je suis vigoureux ; moi aussi j'aime la trompette. Voilà de grands mots ; mais toutes ces fanfaronnades et ces grands mots échouent contre une porte fermée. Combien de fois n'ai-je pas juré de ne jamais revenir à ce seuil ! Lorsque j'ai bien juré, mes pas pourtant m'y ramènent d'eux-mêmes.

(15) Perçant amour, puissé-je voir brisées tes flèches qui sont tes armes, et, si possible, voir éteintes tes torches ! Tu tortures un malheureux, tu me forces à faire des imprécations farouches contre moi-même, et à tenir, dans l'égarement de mon esprit, un langage impie. Déjà j'eusse mis fin à mes maux par la mort ; mais c'est la crédule (20) Espérance qui réchauffe ma vie et me promet toujours un lendemain meilleur ! C'est l'Espérance qui nourrit le laboureur ; c'est l'Espérance qui confie la semence aux sillons du labour, pour que la terre la rende avec usure. C'est elle qui cherche à prendre les oiseaux au lacet, les poissons à la ligne, en cachant sous l'appât le subtil hameçon. (25) C'est l'Espérance encore qui console l'esclave enchaîné d'une entrave solide : ses jambes font résonner le fer, mais il chante tout en travaillant. C'est l'Espérance qui me promet une Némésis facile ; elle refuse. Ah ! malheur à moi ! ne va pas, dure jeune fille, triompher de la déesse.

Épargne-moi, je t'en conjure par les os de ta soeur morte prématurément, (30) et qu'alors cette enfant repose en paix sous une terre légère. Elle est sacrée pour moi ; Je porterai à son tombeau des offrandes et des guirlandes mouillées de mes larmes. Je me réfugierai près de sa tombe et j'y resterai dans une posture suppliante, et je me plaindrai de mon sort devant sa cendre muette. (35) Elle ne tolèrera pas que son protégé pleure sans cesse à cause de toi ; écoute ses paroles, cesse de m'être insensible ; je le veux, ou sinon ses mânes dédaignés t'enverraient de mauvais songes. Tu verrais, en dormant, ta soeur affligée se dresser devant ton lit, telle qu'au jour où, tombée d'une haute fenêtre, elle vint ensanglantée vers les lacs infernaux.

(40) Je m'arrête, pour ne pas réveiller chez ma maîtresse un deuil cruel. Je ne vaux pas assez pour lui coûter une seule larme. Elle ne mérite pas de voir souiller de pleurs ses yeux éloquents. C'est une entremetteuse qui nous nuit : mon amie, elle, est bonne. (45) C'est une entremetteuse qui écarte le malheureux que je suis, une Phryné ; elle va et vient portant en secret dans son sein des tablettes. Souvent, alors que je reconnais moi-même, du seuil dur, la douce voix de ma maîtresse, elle dit qu'elle n'est pas là. Souvent, alors qu'une nuit m'a été promise, elle m'annonce que mon amie est souffrante (50) ou redoute je ne sais quelles menaces. Alors je meurs d'inquiétude, alors mon imagination égarée me montre un rival qui la tient dans ses bras et les différentes façons dont il la tient. Alors, entremetteuse, je te voue aux furies : ta vie sera assez pleine d'angoisse, si les dieux n'entendent qu'une part infime de mes voeux.

[Plan]


Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS

Tibulle : Élégies I - Élégies II (Hypertexte louvaniste) - Élégies III