Plutarque. Comparaison d'Alcibiade et de Coriolan (1-5)
Traduction nouvelle annotée par M.-P. Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège
(avec la collaboration de J. Poucet
pour les notes touchant aux réalités romaines)
[Introduction] [Vie d'Alcibiade] [Vie de Coriolan]
Chapitres de la comparaisonAlcibiade-Coriolan
[1=40] [2=41] [3=42] [4=43] [5=44]
« étoffer »
Le texte grec traduit ici est celui qu'ont établi pour la Collection des Universités de France R. Flacelière et E. Chambry (Les Belles Lettres, 1964). Pour les vies d'Alcibiade et de Coriolan, ces éditeurs ont utilisé essentiellement un manuscrit du XIe-XIIe s. conservé à la bibliothèque vaticane (Vaticanus graecus 138 = U), un groupe de manuscrits parisiens échelonnés de la fin du XIIIe au XVe s. (Parisinus graecus 1671 = A ; 1672 = B ; 1673 = C ; 1675 = E, le premier de ceux-ci étant le plus représentatif de la vulgate), un manuscrit madrilène du XIVe s. (Matritensis 4685 = N) et un vénitien du XVe s. (Marcianus 385 = M).
(1) À présent que voilà exposées toutes les actions de ces deux hommes que nous croyons dignes de réflexion et de mémoire, on peut voir que les exploits guerriers ne font pencher la balance en faveur ni de l'un ni de l'autre.
(2) Tous deux, en effet, ont révélé bien des traits d'audace et de vaillance, d'art et de prévoyance dans leur commandement -- sauf qu'Alcibiade, qui passa sa vie sur terre et sur mer à obtenir victoires et redressements en nombre de combats, apparaît, si l'on veut, comme un général plus accompli. Du moins tant qu'ils restèrent dans leur patrie et y furent au pouvoir, manifestement tous deux géraient avec rectitude les affaires du pays et, plus manifestement encore, ils leur firent tort en changeant de camp.
(3) En politique, l'action d'Alcibiade apparaît excessivement effrontée et entachée d'écoeurante bouffonnerie dans son approche insinuante du populaire ; les gens sensés en étaient dégoûtés. Quant à l'attitude de Marcius, totalement dépourvue d'aménité, superbe et oligarchique, le peuple romain la prit en haine.
(4) On ne doit donc approuver ni l'une ni l'autre ; pourtant, quiconque fait le démagogue et caresse le populaire est moins blâmable que ceux qui l'outragent afin de n'avoir pas l'air de démagogues. Sans doute est-il honteux de flatter le peuple en vue du pouvoir, mais tirer sa force de la terreur, de la méchanceté et de l'oppression, c'est ajouter l'injustice à la honte.
[Début]
(1) Que Marcius ait été pris pour un homme de caractère simple et franc, et Alcibiade, pour un homme prêt à tout et menteur en politique, c'est l'évidence.
(2) Ce dont on accuse surtout ce dernier, c'est de la méchanceté et de la fourberie avec lesquelles il rompit la paix, en dupant les ambassadeurs lacédémoniens, ainsi que l'a relaté Thucydide.
(3) Mais cette politique, tout en ayant derechef précipité dans la guerre la cité, rendit celle-ci redoutable et forte de l'alliance des Mantinéens et des Argiens obtenue grâce à Alcibiade.
(4) Ce fut aussi par une tromperie que Marcius lui-même mit aux prises Romains et Volsques, en calomniant à tort ceux qui étaient venus assister aux jeux, comme l'a relaté Denys. Et le motif de cet acte le rend plus vil encore.
(5) Car ce n'était pas par ambition, ni suite à une lutte politique ou à une rivalité, comme Alcibiade, mais pour satisfaire une colère (de quoi, affirme Dion, personne n'a jamais tiré de plaisir !), qu'il alla troubler bien des régions d'Italie et sacrifia à sa fureur contre sa patrie beaucoup de villes qui n'avaient rien fait de mal.
(6) Alcibiade, cependant, fut aussi, par sa colère, cause de grands malheurs pour ses concitoyens. Mais sitôt qu'il les sut repentants, il revint à de bons sentiments ; à nouveau rejeté, il ne se réjouit pas des erreurs des généraux athéniens et n'observa pas avec indifférence leurs fâcheuses délibérations et les risques qu'ils prenaient : ce qu'avait fait Aristide en se rendant chez Thémistocle -- et il en est suprêmement loué ! --, voilà bien ce que fit Alcibiade en se rendant auprès des chefs de l'époque, qui n'étaient pas ses amis, en leur indiquant et en leur enseignant ce qu'il fallait faire.
(7) En revanche, Marcius, dans un premier temps, faisait tort à la cité tout entière, bien que n'ayant pas eu, lui, à souffrir de tous -- le parti le plus noble et le plus fort, maltraité avec lui, avait souffert avec lui. Par la suite, sans se laisser fléchir ni céder aux nombreuses ambassades et requêtes de gens qui tentaient de guérir cette colère insensée d'un seul homme, il montra que c'était pour ruiner et anéantir sa patrie, non pour la retrouver et y rentrer, qu'il s'était chargé d'une guerre lourde et sans trêve.
(8) Un point du moins, dira-t-on, fait la différence: Alcibiade repassa dans le camp athénien à la fois par crainte et par haine des Spartiates qui conspiraient contre lui ; Marcius, quant à lui, ne pouvait honorablement abandonner les Volsques qui le traitaient en parfaite équité.
(9) C'est qu'il s'était montré leur chef et avait, avec le pouvoir, leur entière confiance : ce n'était pas comme Alcibiade, de qui les Lacédémoniens abusaient plutôt qu'ils n'usaient, et qui, circulant dans leur ville puis vaguant dans leur camp, se remit finalement aux mains de Tissapherne -- à moins que, parbleu !, il n'ait courtisé celui-ci de peur qu'Athènes, où lui-même souhaitait ardemment rentrer, soit détruite de fond en comble.
[Début]
(1) Pour ce qui est de l'argent, Alcibiade, les historiens l'affirment, en fit peu honorablement, à maintes reprises, avec des pots-de-vin, et il en disposa bien mal pour son luxe et ses débauches. Marcius, en revanche, les généraux ne purent le convaincre d'en accepter, alors qu'ils le lui offraient avec honneur.
(2) C'est très exactement pourquoi, lors des différends relatifs aux dettes, Marcius était détesté du peuple, lequel pensait que ce n'était pas par appât du gain qu'il vexait les pauvres, mais par un excès de mépris.
(3) Dans une lettre sur la mort du philosophe Aristote, Antipatros écrit : "En plus de tout le reste, cet homme-là avait aussi le talent de persuader". C'est cela qui manquait aux actions et aux vertus de Marcius, et les rendit détestables aux yeux des gens mêmes qui s'en trouvaient bien : ils ne supportaient pas sa superbe et sa suffisance, "compagne de la solitude", comme l'a dit Platon.
(4) Alcibiade, au contraire, savait traiter familièrement les gens qu'il rencontrait ; rien d'étonnant que, là où il réussissait, sa réputation fleurissait dans un climat heureux de bienveillance et d'honneur, puisque souvent certaines de ses fautes lui valaient une opportune gratitude.
(5) Dès lors, cet homme qui n'avait pas peu nui -- ni peu souvent ! -- à sa cité apparaissait néanmoins, en bien des circonstances, comme le guide et le général d'élection. Marcius, quant à lui, briguant une magistrature qui lui revenait en raison de ses nombreux exploits et de ses vertus, en fut écarté.
(6) Ainsi les concitoyens du premier ne pouvaient-ils le haïr alors même qu'ils souffraient par sa faute, au lieu que le second n'avait que l'avantage d'être admiré, non d'être aimé.
[Début]
(1) En fait, Marcius, comme général, ne réalisa rien pour sa cité, mais bien pour ses ennemis, contre sa patrie ; d'Alcibiade, en revanche, souvent en campagne comme soldat et comme général, les Athéniens tirèrent du profit. Quand il était là, il dominait ses ennemis autant qu'il le voulait, mais en son absence, les calomnies reprenaient vigueur.
(2) Marcius, lui, était là lorsqu'il fut condamné par les Romains, et bien là quand les Volsques le tuèrent, meurtre inique et sacrilège, mais auquel il avait lui-même fourni une bonne raison : c'est qu'après s'être publiquement refusé à la réconciliation mais s'être, en privé, laissé convaincre par les femmes, il n'avait pas dissipé la haine des adversaires mais, la guerre subsistant, il avait perdu et fait disparaître l'occasion favorable.
(3) Il n'aurait dû partir qu'après avoir convaincu ceux qui lui avaient fait confiance, s'il avait accordé toute son importance à la justice qu'il devait à ces gens.
(4) D'un autre côté, s'il ne se souciait nullement des Volsques mais suscitait puis arrêtait la guerre par volonté d'assouvir sa propre colère, il eût été beau, non pas d'épargner sa patrie à cause de sa mère, mais d'épargner celle-ci avec sa patrie : car sa mère et sa femme n'étaient qu'une fraction de la patrie qu'il assiégeait !
(5) Traiter cruellement supplications publiques, requêtes d'ambassadeurs, prières des prêtres, et puis offrir sa retraite en cadeau à sa mère : ce n'était pas là honorer sa mère, mais déshonorer sa patrie, qu'il sauvait par compassion, à l'intercession d'une seule femme, comme si la patrie n'était pas digne d'être sauvée pour elle-même !
(6) C'était là une grâce odieuse, cruelle, vraiment indigne d'un merci, et sans générosité pour aucun des deux adversaires ; aussi bien se retira-t-il sans avoir été approuvé par les gens à qui il faisait la guerre, et sans avoir non plus convaincu ceux avec qui il la faisait.
(7) La cause de tout cela, c'était le côté insociable, excessivement orgueilleux et arrogant d'un caractère qui, en soi, est déjà détesté des masses mais qui, ajouté à l'ambition, devient tout à fait farouche et inexorable.
(8) Les hommes de cette sorte, en effet, ne flattent pas les masses et font mine de n'avoir pas besoin d'honneurs, puis ils s'irritent de n'en pas obtenir... En vérité, Métellus, Aristide, Épaminondas n'étaient pas gens à flatter obstinément les foules ; mais parce qu'ils méprisaient vraiment ce que le peuple est maître de donner et de reprendre, alors même qu'ils étaient ostracisés, battus aux élections, condamnés à maintes reprises, ils n'avaient point de colère contre leurs concitoyens irréfléchis mais, sitôt que ceux-ci venaient à résipiscence, ils leur rendaient leur affection et se réconciliaient avec eux dès qu'ils les rappelaient.
(9) C'est à celui qui flatte le moins les masses qu'il sied le moins de s'en venger : car être très fâché; de ne pas obtenir d'honneurs vient de ce qu'on y est très attaché; !
[Début]
(1) Or Alcibiade -- lui-même ne le niait pas -- se réjouissait d'être honoré et prenait mal d'être laissé pour compte : dès lors s'efforçait-il de se montrer amical et agréable envers les gens qui se trouvaient avec lui. Marcius, en revanche, son dédain ne lui permettait pas de flatter les gens qui pouvaient l'honorer et l'exalter, tandis que son ambition lui causait colère et chagrin de se voir négligé.
(2) C'est bien cela qu'on pourrait reprocher à cet homme ; tout le reste est brillant. Pour sa sagesse et sa modération face à l'argent, il est juste de le comparer aux meilleurs et aux plus purs des Grecs, mais sûrement pas à Alcibiade qui fut, sous ce rapport, le plus impudent des hommes et le plus dédaigneux du Bien.
[Début]
Notes
Thucydide (2, 2). Il s'agit du passage de Thucydide, V, 45. Cf. Plutarque, Alcibiade, 14, 6-12.
Mantinéens (2, 3). Comme l'explique Plutarque, Alcibiade, 15, 1-2. Cf. Thucydide, V, 46-47.
Denys (2, 4). Les jeux dont il est question en 26, 2-3. C'est le seul endroit de la Vie de Coriolan où Plutarque donne le nom de Denys, qu'il utilise portant très régulièrement comme source. Il renvoie ici à Denys, 8, 2.
Dion (2, 5). Malgré le consensus de la tradition manuscrite, certains éditeurs suspectent la présence de ce nom. S'agit-il de Dion de Syracuse, l'ami de Platon, destinataire de deux lettres platoniciennes (Lettres 7 et 8, dont l'authenticité est généralement admise aujourd'hui) et sujet d'une des Vies de Plutarque ? Ce personnage, dont l'idéalisme philosophique allait de pair avec les ambitions politiques, n'a laissé aucun écrit connu. En revanche, un fragment du Comique Ménandre, transmis par Stobée, offre un texte très proche de la présente citation (fgt 39 Kassel-Austin).
Aristide (2, 6). Grand combattant de Marathon, de Salamine et de Platées, avant d'être l'instigateur de la ligue de Délos, dont Athènes devait prendre le commandement, Aristide « le Juste » avait été l'adversaire politique de Thémistocle ; ce qui ne l'empêcha pas de se rendre auprès de celui-ci pour l'éclairer de ses conseils à la veille de la bataille de Salamine. Cf. Hérodote, 8, 79-81 ; Plutarque, Thémistocle, 12, 6-8 et Aristide, 8, 2-6.
Tissapherne (2, 9). Cf. Alcibiade, 24, 4 et la note.
Antipatros (3, 3). Cet officier macédonien (c.400-319), tout dévoué à Philippe II puis à Alexandre, s'était vu confier par celui-ci la régence de la Macédoine au moment où le Conquérant passait en Asie. À la mort d'Alexandre, Antipatros combattit et vainquit les Grecs qui tentaient de recouvrer leur indépendance ; il mourut lui-même en 319, laissant son fils Cassandre sous l'autorité d'un régent, Polyperchon (cf. Théophraste, Caractères, 8, 4 et note). Antipatros était lié par une forte et durable amitié au philosophe Aristote, qui le désigna comme son exécuteur testamentaire (Diogène Laërce, Vie d'Aristote, 11). On a conservé quelques fragments de lettres d'Aristote à Antipatros, dont l'une fut écrite dans les tout derniers temps de la vie du Stagirite : cf. Diogène Laërce, Vie d'Aristote, 27 (= n° 144 de la liste des écrits, éd. I. Düring, Aristotle in the ancient biographical Tradition, Göteborg, 1957). Il est donc très plausible qu'Antipatros ait de son côté laissé un écrit sur la mort d'Aristote ; Plutarque y fait la même allusion dans sa Comparaison d'Aristide et de Caton l'Ancien, 2, 5.
Platon (3, 3). Cf. note à Coriolan, 15, 4.
Metellus (4, 8). Nom d'une branche de la gens Caecilia, dont Plutarque a évoqué deux représentants dans sa digression sur les surnoms, en 11, 4.
Aristide (4, 8). Cf. ci-dessus, 2, 6.
Épaminondas (4, 8). Cf. Coriolan, 4, 6.
ostracisés (4, 8). Cf. Plutarque, Alcibiade, 13, 6.
[Début]
Coriolan : [Introduction] [Plan] [1-20] [21-39]
Alcibiade : [Vie] [Comparaison Alcibiade - Coriolan]
Autres traductions françaises : [sur la BCS / sur la Toile]
[Dernière intervention : 27 mai 2004]