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Plutarque. Vie d'Alcibiade (23-39)
Traduction nouvelle annotée par M.-P. Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège
[Introduction] [Plan]
[1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20]
[21] [22] [23] [24] [25] [26] [27] [28] [29] [30] [31] [32] [33] [34] [35] [36] [37] [38] [39]
II. Le proscrit (23-31)
(1) Quand fut décrétée cette lourde condamnation, Alcibiade se trouvait en séjour à Argos car, à peine échappé de Thourioi, il s'était transporté dans le Péloponnèse. Comme il redoutait ses ennemis et avait totalement renoncé à sa patrie, il envoya demander à Sparte qu'on assure sa sécurité et qu'on lui fasse confiance - et il rendrait aux Spartiates des services et offices supérieurs aux torts qu'il leur avait causés en les repoussant.
(2) Les Spartiates lui donnèrent les assurances demandées et l'accueillirent avec empressement ; une fois dans la place, il allait immédiatement réaliser une chose : réveiller les Spartiates, qui différaient et retardaient les secours à porter à Syracuse. Il les poussa à y envoyer comme commandant Gylippe et à briser la puissance des Athéniens là-bas. Second point : reprendre en Grèce la guerre contre les Athéniens ; troisième point, et le plus important : fortifier Décélie - la pire chose que fit Alcibiade : il ruina ainsi de fond en comble sa cité.
(3) Estimé et admiré sur le plan politique, il ne l'était pas moins sur le plan personnel : il s'efforçait alors de flatter le peuple et de l'enchanter, en imitant les Laconiens dans son mode de vie ; à tel point qu'à le voir se raser de près, prendre des bains froids, se contenter de pain d'orge et manger du brouet noir, on n'en croyait pas ses yeux et l'on se demandait si cet homme-là avait jamais eu un cuisinier dans sa maison, ou regardé un parfumeur, ou consenti à toucher un manteau milésien.
(4) C'est qu'il y avait en lui, prétend-on, ce talent terrible parmi d'autres : un système de chasse aux hommes, qui consistait à se rendre semblable à eux, à se conformer à leurs moeurs et à leur style de vie, se révélant, en ses transformations, plus vif que le caméléon.
(5) Sauf qu'il est une couleur, une seule, que celui-ci est incapable, dit-on, de s'assimiler : le blanc. Pour Alcibiade, en revanche, qui passait indifférement au travers du bien et du mal, il n'était rien d'inimitable ni d'impraticable : à Sparte, il était sportif, simple, sévère ; en Ionie, efféminé, jouisseur, indolent ; en Thrace, ivrogne, bon cavalier ; et auprès du satrape Tissapherne, il surpassait par son enflure et son luxe la magnificence des Perses. Non qu'il sortît si facilement de lui-même, en sorte de passer d'un style à un autre, ni que, par tempérament, il acceptât n'importe quel changement. Mais c'est qu'en suivant sa nature, il devait heurter ceux qu'il rencontrait ; alors, il revêtait toujours une forme et une figure entièrement adaptées à eux : tel était son refuge.
(6) À Lacédémone, en tout cas, à en juger par l'extérieur, on pouvait dire de lui : « Non pas le fils d'Achille, mais ce héros lui-même » - c'est-à-dire un homme tel qu'en formait Lycurgue. Mais à en juger, d'autre part, d'après ses dispositions véritables et d'après ses actions, on se serait exclamé : « C'est toujours la femme d'autrefois ! »
(7) Il séduisit en effet Timaia, l'épouse du roi Agis, lequel faisait campagne loin du pays ; en sorte qu'elle se trouva enceinte des oeuvres d'Alcibiade, sans le nier, et mit au monde un enfant mâle qu'au dehors on appela Léotychidas - mais à l'intérieur, le nom murmuré par sa mère devant ses amies et ses suivantes était : « Alcibiade », si grande était la passion qui possédait cette femme. Quant à lui, il disait complaisamment que ce n'était pas par orgueil qu'il faisait cela, ni sous l'emprise du plaisir, mais afin que sa progéniture règne sur les Lacédémoniens ! Et nombre de gens de dénoncer ces faits à Agis.
(9) Mais celui-ci s'en rapporta surtout à la date : lors d'un tremblement de terre, effrayé, il s'était enfui de la chambre de sa femme, et ensuite, depuis dix mois, il ne l'avait plus rejointe ; il affirma donc que Léotychidas, né après l'événement, n'était pas de lui. Voilà pourquoi cet enfant fut par la suite exclu de la succession royale.
[Début]
(1) Après le désastre des Athéniens en Sicile, les citoyens de Chios, de Lesbos et de Cyzique envoyèrent tous ensemble des ambassadeurs à Sparte pour y discuter de leur défection ; les Béotiens épaulaient les Lesbiens et Pharnabaze, les gens de Cyzique mais les Spartiates, écoutant Alcibiade, choisirent de porter secours aux gens de Chios avant tous les autres.
(2) Alcibiade prit la mer, provoqua lui-même le soulèvement de presque toute l'Ionie et, aux côtés des généraux lacédémoniens, il causait bien des dommages aux Athéniens.
(3) Or Agis, qui le haïssait (il était mal disposé à cause de sa femme !), s'exaspérait en outre de la gloire d'Alcibiade : le bruit courait, en effet, que c'est grâce à lui que la très grande majorité des affaires se décidaient et progressaient. Quant aux autres Spartiates, les plus puissants et les plus ambitieux ne supportaient plus désormais Alcibiade, qu'ils enviaient. (4) Ils usèrent donc de leur influence et firent en sorte que leurs gouvernants donnent aux responsables en Ionie l'ordre de le supprimer. Lui, prévenu secrètement et pris de peur, s'efforçait de participer à toutes les affaires des Lacédémoniens, mais évitait absolument de tomber entre leurs mains. C'est à Tissapherne, satrape du roi de Perse, qu'il s'en remit pour assurer sa sécurité : et d'emblée il fut auprès de lui le premier et le plus considérable des gens en cour.
[Début]
Virage vers la Perse ; trahisons et agents doubles (24, 5-7 ; 25 ; 26) 24b.
(5) Les mille ressources de son extraordinaire habileté : voilà ce qu'admirait le barbare, lui-même tortueux, de tempérament vicieux et méchant. D'ailleurs, au quotidien, dans les loisirs et les modes de vie partagés, nul caractère n'était insensible aux charmes d'Alcibiade, aucune nature qui ne fût captivée : ceux mêmes qui le craignaient et le jalousaient avaient néanmoins plaisir et agrément à se trouver avec lui et à l'observer.
(6) D'ailleurs Tissapherne, qui était cruel et haïssait les Grecs plus qu'aucun autre Perse, s'abandonnait si bien aux flatteries d'Alcibiade qu'il le surpassait lui-même en le flattant à son tour.
(7) Par exemple, le plus beau des jardins appartenant à Tissapherne, réputé pour ses espaces verts et ses eaux salubres, offrait des retraites et des refuges aménagés de façon royale et vraiment extraordinaire : le Perse décida de le nommer « Alcibiade », et tout le monde continua de le désigner de cette appellation.
[Début]
(1) Or Alcibiade, se détournant des Spartiates qu'il jugeait peu fiables et de surcroît redoutant Agis, s'efforçait de leur faire tort et les diffamait auprès de Tissapherne ; sans laisser celui-ci porter un secours empressé à Lacédémone, non plus que ruiner Athènes, il le poussait plutôt à restreindre chichement ses subsides, à affaiblir progressivement les deux cités pour les mettre l'une et l'autre aux mains du Roi une fois qu'elles se seraient mutuellement épuisées.
(2) Tissapherne se laissa aisément convaincre et montra si bien son amitié et son admiration pour Alcibiade que celui-ci devint le point de mire des Grecs des deux camps et que les Athéniens commencèrent à regretter les décisions prises par humeur à son encontre ; quant à lui, désormais mal à l'aise, il craignait, si Athènes était entièrement détruite, de tomber aux mains des Lacédémoniens, qui le haïssaient.
(3) C'est à Samos que se jouaient alors presque toutes les affaires des Athéniens : c'est de là que, sûrs de leur forces navales, ils s'élançaient pour regagner les alliés qui avaient fait défection, et pour contrôler les autres car, sur mer, eux-mêmes étaient encore capables, jusqu'à un certain point, d'affronter leurs ennemis.
(4) Mais ils redoutaient Tissapherne et les trières phéniciennes dont on prétendait l'arrivée prochaine : cent cinquante navires qui, une fois arrivés, ne laissaient à la ville nul espoir de salut.
(5) Sachant cela, Alcibiade envoya secrètement un message aux Athéniens influents à Samos : il leur donnait l'espoir de leur gagner l'amitié de Tissapherne, non qu'il se souciât de plaire à la masse - il se défiait de ces gens-là -, mais pour plaire aux nobles si du moins ils osaient se montrer hommes de bien, faire cesser l'insolence du peuple et, en s'y mettant eux-mêmes, sauver les affaires et la cité...
(6) Or tous les stratèges étaient entièrement acquis à Alcibiade, sauf l'un d'entre eux : Phrynichos du dème Deiradès, qui cherchait à s'opposer à lui car il soupçonnait (et c'était vrai) qu'Alcibiade ne souhaitait pas plus une oligarchie qu'une démocratie mais que, soucieux avant tout de rentrer à Athènes, il s'efforçait de ménager et de se gagner les puissants en dénigrant le peuple.
(7) Toutefois son avis ne s'imposa pas et, s'affichant désormais comme l'ennemi d'Alcibiade, il fit secrètement tenir un message à Astyochos, l'amiral de la flotte adverse, le pressant de surveiller Alcibiade et même de se saisir de lui comme meneur d'un double jeu. Il ne s'apercevait pas que, traître lui-même, il s'entretenait avec un autre traître...
(8) Astyochos, en effet, qui avait peur de Tissapherne et voyait l'influence d'Alcibiade auprès de celui-ci, leur dénonça à l'un et à l'autre la démarche de Phrynichos.
(9) Aussitôt Alcibiade envoya à Samos des gens susceptibles d'accuser Phrynichos. Et tout le monde de s'indigner, de se liguer contre Phrynichos, lequel, ne voyant pas d'autre échappatoire à la situation, entreprit de guérir le mal par un mal plus grand.
(10) Ainsi Phrynichos fit-il à nouveau tenir un message à Astyochos, lui reprochant sa dénonciation et annonçant qu'il allait mettre à sa merci les vaisseaux et le camp des Athéniens.
(11) Or la trahison de Phrynichos, assurément, ne causa nul dommage aux Athéniens, grâce à une nouvelle traîtrise d'Astyochos, qui une fois encore dénonça la démarche de Phrynichos à Alcibiade.
(12) Mais Phrynichos, qui le pressentait et s'attendait à une seconde accusation de la part d'Alcibiade, le devança : il prévint lui-même les Athéniens que leurs ennemis étaient sur le point d'appareiller et leur conseilla de se tenir près de leurs vaisseaux et de fortifier leur camp.
(13) Alors que les Athéniens s'y emploient, arrive à nouveau une lettre d'Alcibiade, les invitant à surveiller Phrynichos car celui-ci veut livrer le port aux ennemis ; les Athéniens s'en méfièrent, croyant qu'Alcibiade, qui connaissait fort bien la logistique et les intentions tactiques des ennemis, en profitait pour calomnier Phrynichos, sans l'ombre d'une vérité.
(14) Néanmoins, plus tard, quand un des péripoles, Hermon, eut frappé d'un coup de poignard et tué Phrynichos sur l'agora, il y eut un procès où les Athéniens condamnèrent celui-ci pour trahison et couronnèrent Hermon et ses complice.
[Début]
(1) C'est alors que les amis d'Alcibiade, s'étant imposés à Samos, envoient Pisandre à Athènes pour y renverser le régime, encourager les gens compétents à se charger des affaires et dissoudre la démocratie : car c'est à ces conditions qu'Alcibiade fera de Tissapherne leur ami et leur allié. - Tel était en effet le prétexte mis en avant par ceux qui instituèrent l'oligarchie.
(2) Mais dès que furent au pouvoir et à la direction des affaires les prétendus « Cinq Mille » (en fait, ils étaient quatre cents), ils ne s'intéressèrent plus le moins du monde à Alcibiade. Ils faisaient la guerre assez mollement, en partie parce qu'ils se méfiaient des citoyens encore troublés par le changement, en partie parce qu'ils croyaient que les Lacédémoniens, toujours favorables à l'oligarchie, leur accorderaient davantage. Dans toute l'étendue de la ville, le peuple restait donc tranquille bien malgré lui, par crainte : car nombre d'opposants déclarés avaient été égorgés par les Quatre-Cents.
(3) À cette nouvelle, ceux de Samos, indignés, voulurent faire voile immédiatement sur le Pirée ; ayant fait venir Alcibiade, ils le nommèrent stratège, l'invitèrent à prendre le commandement et à abattre les tyrans.
(4) Il ne réagit pas comme l'eût fait n'importe qui d'autre devenu, grâce aux masses, tout à coup important et ravi de l'être : un tel homme eût estimé devoir complaire immédiatement en tout, sans nulle opposition, à ceux qui avaient fait de lui, si récemment encore errant et proscrit, leur commandant et leur stratège, maître de tant de vaisseaux, d'un camp et de forces si imposantes : Alcibiade réagit comme il convenait à un grand chef, il résista à ses troupes emportées par la colère, les empêcha en tout cas de commettre une erreur et, d'évidence, sauva alors les affaires athéniennes.
(5) En effet, s'ils avaient levé l'ancre et fait voile vers leur patrie, il eût été facile aux ennemis de tenir immédiatement toute l'Ionie, l'Hellespont et les îles, sans combat, alors que des Athéniens se battaient contre des Athéniens et faisaient entrer la guerre dans la cité. C'est Alcibiade seul, ou principalement, qui empêcha cette issue, non seulement en persuadant et en instruisant la foule, mais en prenant même les gens un à un, suppliant les uns, retenant les autres.
(6) Avec lui s'activait, à la fois présent et donnant de la voix, Thrasybule du dème Steiria, lequel possédait, dit-on, la plus forte voix d'Athènes.
(7) Voici encore un beau geste - le second - d'Alcibiade. Il avait promis que les navires phéniciens envoyés par le Roi pour répondre à l'attente des Lacédémoniens soit se détourneraient au profit des Athéniens, soit qu'il ferait lui-même en sorte qu'ils ne parviennent pas à l'adversaire. Il appareilla donc en toute hâte.
(8) Et Tissapherne ne convoya pas les vaisseaux aperçus au large d'Aspendos, décevant ainsi les Lacédémoniens. Dans les deux camps, et plus encore chez les Lacédémoniens, c'est Alcibiade qu'on rendait responsable du détournement de ces vaisseaux, vu qu'il apprenait au barbare à regarder froidement les Grecs se détruire les uns par les autres.
(9) Nul doute en effet que celui des deux camps auquel se seraient ajoutées de pareilles forces n'eût totalement enlevé à l'autre l'empire de la mer.
[Début]
L'incroyable défi : savoir rentrer avec panache (27-31) (1) Après quoi les Quatre-Cents furent renversés et les amis d'Alcibiade se rangèrent avec empressement aux côtés des partisans de la démocratie ; les citadins voulaient, exigeaient même, le retour d'Alcibiade, mais lui n'estimait pas devoir rentrer les mains vides, sans rien faire, grâce à la pitié et à la faveur des masses : il entendait rentrer avec éclat.
(2) C'est pourquoi, au départ de Samos, il se se mit d'abord à sillonner avec quelques vaisseaux la mer autour de Cnide et de Cos. Là, apprenant que le Spartiate Mindaros remontait avec toute sa flotte vers l'Hellespont et que les Athéniens le poursuivaient, il se hâta de porter secours à leurs stratèges.
(3) Naviguant avec dix-huit trières, Alcibiade arriva par hasard juste au moment où Athéniens et Lacédémoniens, avec tous leurs vaisseaux, se rencontraient au même endroit et engageaient un combat naval au large d'Abydos ; ils restèrent aux prises jusqu'au soir, en un grand affrontement où alternaient défaites et victoires.
(4) L'apparition d'Alcibiade provoqua dans les deux camps un sentiment opposé : elle encourageait les ennemis et perturbait les Athéniens. Mais sans attendre, ayant fait hisser le pavillon ami sur son vaisseau amiral, il fonça directement sur ceux des Péloponnésiens qui, vainqueurs, poursuivaient les Athéniens.
(5) Il les mit en fuite, les drossa à la côte et, les harcelant, il portait aux navires péloponnésiens force coups et blessures tandis que les hommes se sauvaient à la nage ; Pharnabaze vint à la rescousse par terre, combattant sur la côte pour assister les navires.
(6) Finalement les Athéniens s'emparèrent de trente vaisseaux ennemis et, ayant recouvré les leurs, ils érigèrent un trophée. Fort de cette brillante réussite et ambitionnant de s'en glorifier aussitôt auprès de Tissapherne, Alcibiade prépara des présents d'hospitalité et divers cadeaux et, avec le train d'un commandant, il se rendit chez lui.
(7) Mais il n'obtint assurément pas ce à quoi il s'était attendu ! Tissapherne, décrié par les Lacédémoniens depuis longtemps déjà et qui craignait de se voir accusé par le Roi, estima qu'Alcibiade arrivait fort à point ; il le fit arrêter et emprisonner à Sardes, dans l'espoir que cette injustice lui donnerait la possibilité de se racheter de toute insinuation calomnieuse.
[Début]
(1) Trente jours se passent. Ayant pu se procurer quelque part un cheval, Alcibiade fausse compagnie à ses gardiens et se réfugie à Clazomènes.
(2) De surcroît, il calomniait Tissapherne en prétendant que c'est par celui-ci qu'il venait d'être relâché ! Quant à lui, il rejoignit par mer le camp des Athéniens ; ayant appris que Mindaros et Pharnabaze étaient ensemble à Cyzique, il galvanisa ses soldats en disant qu'il y avait nécessité pour eux de se battre sur mer et sur terre et même, parbleu !, de s'attaquer aux remparts des ennemis : pas d'argent si l'on n'est pas entièrement vainqueur !
(3) Ayant chargé ses navires, il aborda à Proconnèse et ordonna d'y enfermer sous bonne surveillance les vaisseaux légers afin que, de nulle part, ne parvienne aux ennemis le moindre indice de sa propre avancée.
(4) Il se trouve qu'en plus une forte pluie se mit à tomber, avec des coups de tonnerre et une obscurité qui aidèrent Alcibiade à dissimuler sa manoeuvre. Non seulement les ennemis n'y virent que du feu, mais les Athéniens mêmes étaient au désespoir : alors, il leur ordonna d'embarquer et il gagna la mer avec eux.
(5) Peu après l'obscurité se dissipa et l'on vit les vaisseaux péloponnésiens se balançant devant le port de Cyzique.
(6) Craignant qu'au vu du grand nombre de ses vaisseaux, les Lacédémoniens ne se réfugient à l'intérieur des terres, Alcibiade ordonna aux stratèges, ses collègues, de naviguer tranquillement en restant en arrière ; et lui-même d'apparaître avec quarante vaisseaux seulement, en provoquant les ennemis.
(7) Ceux-ci-ci s'y laissent prendre et, méprisants, se lancent contre des forces qu'ils jugent piètres ; mais tandis qu'il s'engageaient directement et en venaient aux prises, le reste des navires athéniens se porte derechef contre les combattants ennemis, lesquels, frappés de terreur, prennent la fuite.
(8) Alcibiade, avec ses vingt meilleurs vaisseaux, passe au travers de la flotte adverse, aborde le rivage, débarque et, pourchassant ceux qui fuient les navires, il en tue un grand nombre ; vainqueur de Mindaros et de Pharnabaze venus à la rescousse, il élimine Mindaros qui luttait de toutes ses forces tandis que Pharnabaze s'enfuit.
(9) Quantité de cadavres et d'armes étaient aux mains des Athéniens qui, s'étant emparés de tous les vaisseaux ennemis, soumirent encore Cyzique, une fois Pharnabaze en fuite et les Péloponnésiens, exterminés. Ainsi, non seulement Athènes tenait-elle solidement l'Hellespont mais encore expulsait-elle de force les Péloponnésiens du reste de la mer.
(10) On saisit même une dépêche laconique rapportant aux éphores le malheur survenu : « Vaisseaux perdus ; Mindaros, éliminé ; nos hommes ont faim ; ne savons que faire ».
[Début]
b) Lucratives activités terrestres (29 ; 30, 1-2) (1) Ceux qui avaient combattu avec Alcibiade en éprouvèrent tant d'exaltation et d'orgueil qu'ils jugeaient indigne d'eux, les invincibles, de se mêler aux autres soldats, souvent vaincus.
(2) De fait, peu auparavant, il était arrivé que Thrasyllos avait été mis en échec à Éphèse et qu'un trophée de bronze avait été dressé par les Éphésiens à la honte des Athéniens.
(3) Voilà donc ce que reprochaient aux soldats de Thrasyllos les compagnons d'Alcibiade, lesquels se portaient aux nues, eux-mêmes et leur stratège, et ne consentaient pas à partager avec cette troupe-là exercices et emplacement dans le camp.
(4) Or Pharnabaze, avec nombre de cavaliers et de fantassins, leur tomba sus alors qu'ils faisaient incursion dans la région d'Abydos. Alors Alcibiade, arrivé à la rescousse, se lança contre Pharnabaze et, avec Thrasyllos, le poursuivit jusqu'au soir ; du coup les deux troupes se mêlèrent, firent amitié ensemble et retournèrent joyeusement au camp.
(5) Le lendemain, ayant érigé un trophée, Alcibiade se mettait à piller le pays de Pharnabaze, sans que nul osât s'y opposer. Il se saisit néanmoins de prêtres et de prêtresses, mais les laissa partir sans rançon.
(6) Comme les Chalcédoniens avaient fait défection et reçu une garnison et un harmoste lacédémoniens, Alcibiade entreprit de les combattre ; mais, apprenant qu'ils avaient rassemblé tout le butin du pays et l'avaient transporté chez les Bithyniens, leurs amis, il se porta à la tête de son armée aux frontières de la Bithynie et envoya un héraut dans le pays pour y faire ses doléances. Les Bithyniens, effrayés, lui livrèrent leur butin et passèrent avec lui un accord d'amitié.
[Début]
(1) Comme Alcibiade, afin de bloquer Chalcédoine, avait fait élever un retranchement qui allait d'une mer à l'autre, Pharnabaze se présenta pour forcer le blocus. L'harmoste Hippocrate fit alors sortir de la ville les forces qui étaient avec lui et assaillit les Athéniens.
(2) Mais Alcibiade déploya son armée en bataille contre les deux assaillants à la fois, contraignit Pharnabaze à une fuite honteuse et tua Hippocrate ainsi qu'un grand nombre de gens qui étaient à ses ordres.
[Début]
c) Prise de Sélymbria (30, 3-10) et de Byzance (31) 30b.
(3) Puis il appareilla lui-même en direction de l'Hellespont pour y faire de l'argent et s'empara de Sélymbria, sans se ménager personnellement en la circonstance.
(4) En effet, ceux qui voulaient livrer la ville avaient convenu avec lui de brandir au milieu de la nuit une torche allumée ; or, ils furent contraints de le faire plus tôt que prévu, car on craignait un des conjurés qui avait tout à coup changé d'avis.
(5) La torche fut donc brandie avant que l'armée fût prête. Alcibiade, ne prenant avec lui que trente des siens, courut en hâte aux remparts, en ordonnant aux autres de le suivre promptement.
(6) La porte de la ville lui fut ouverte et, vingt peltastes s'étant joints à ses trente hommes, il y fit irruption, pour s'apercevoir immédiatement que les Sélymbriens arrivaient en armes du côté opposé.
(7) Nul salut, semblait-il, dans la résistance ; et quant à fuir, lui, invincible jusqu'à ce jour, lui qui, dans ses campagnes, était de préférence aux côtés de la victoire !... Il fit imposer silence à coups de trompette et ordonna à l'un de ses fidèles de proclamer : « Que les Sélymbriens ne prennent pas les armes contre les Athéniens ! »
(8) Cette proclamation émoussa l'ardeur des uns au combat (c'est qu'ils croyaient tous les ennemis entrés dans leurs murs !), tandis que les autres se berçaient plutôt de l'espoir d'une réconciliation.
(9) Au moment où, réunis, ils engageaient des pourparlers, le gros des forces rejoignit Alcibiade ; celui-ci, conjecturant que les Sélymbriens étaient pacifiquement disposés - et c'était bien le cas -, commença à craindre que les Thraces ne pillent la ville.
(10) Il y avait, en effet, beaucoup de Thraces pleins de zèle qui, par sympathie et attachement pour Alcibiade, faisaient campagne avec lui. Il renvoya tous ces hommes hors ville et ne fit subir nulle exaction aux Sélymbriens qui l'imploraient, mais il leur prit de l'argent et leur imposa une garnison avant de s'en aller.
[Début]
(1) Les stratèges qui assiégeaient Chalcédoine conclurent alors une trêve avec Pharnabaze, aux conditions suivantes : ils recevraient de l'argent, les Chalcédoniens feraient à nouveau leur soumission à Athènes, le territoire de Pharnabaze échapperait à toute exaction et celui-ci fournirait une escorte avec sauf-conduit aux ambassadeurs athéniens délégués chez le Roi.
(2) Au retour d'Alcibiade, Pharnabaze lui demanda de s'engager lui-même par serment à respecter ces accords, ce qu'Alcibiade refusa de faire avant que Pharnabaze ait de son côté prêté le même serment.
(3) Les serments échangés, Alcibiade se porta contre les Byzantins qui avaient fait défection et il investit leur cité. Or Anaxilaos, Lycurgue et quelques autres avaient convenu de lui livrer la ville à condition qu'il l'épargnât. Alcibiade répandit le bruit que de nouvelles affaires qui s'engagent en Ionie l'appellent là-bas ; au grand jour, il appareille avec tous ses vaisseaux, mais il fait demi-tour pendant la nuit et débarque lui-même avec les hoplites. À l'approche des remparts, il se tient coi, cependant que ses vaisseaux cinglent vers le port et en forcent l'accès à grands cris, dans le tumulte et le tapage : c'était tout à la fois terrifier les Byzantins par l'inattendu de l'événement et permettre aux partisans d'Athènes d'accueillir sans crainte Alcibiade, tous les secours convergeant vers le port et la flotte.
(4) Assurément, on n'avança pas sans combat, car les Péloponésiens, les Béotiens et les Mégariens qui se trouvaient à Byzance mirent en déroute les soldats qui sortaient des vaisseaux et les y firent remonter ; ensuite, voyant les Athéniens dans leurs murs, ils se rangèrent en ordre de bataille et se portèrent à leur rencontre.
(5) Il s'ensuivit un violent combat où la victoire revint à Alcibiade, qui tenait l'aile droite, et à Théramène, qui commandait la gauche. On garda vivants quelque trois cents ennemis rescapés.
(6) Après le combat, aucun Byzantin ne fut exécuté ni banni, car c'est à ces conditions que les conjurés avaient livré la ville et c'est ce dont étaient convenus les partisans d'Athènes, sans rien exiger de spécial pour eux-mêmes.
(7) C'est bien pourquoi Anaxilaos, poursuivi à Sparte pour trahison, démontra par son discours qu'il n'avait pas honte de son acte.
(8) Il affirma en effet que, n'étant pas Lacédémonien, mais Byzantin, voyant en danger non pas Sparte mais Byzance, voyant investie sa cité où plus rien n'entrait, où Péloponnésiens et Béotiens mangeaient les réserves de vivres alors que les Byzantins, avec femmes et enfants, étaient affamés, il n'avait nullement livré sa ville à l'ennemi : il l'avait délivrée de la guerre et de ses misères, imitant en cela l'élite des Lacédémoniens, pour qui il n'est tout simplement qu'une seule chose belle et juste, l'intérêt de la patrie. Ce qu'entendant, les Lacédémoniens, remplis de respect, relâchèrent les accusés.
[Début]
III. Le retour du fils prodigue (32-35) Accueil triomphal au Pirée et réhabilitation d'Alcibiade (32-33)
(1) Désormais passionnément désireux de revoir sa patrie et, plus encore, lui qui avait tant de fois vaincu l'ennemi, de se faire voir à ses concitoyens, Alcibiade prit la mer. Les trières attiques étaient sur leur pourtour ornées de quantité de boucliers et de dépouilles ; Alcibiade tirait après lui beaucoup de vaisseaux captifs et transportait, en plus grand nombre encore, les figures de proue des trières qu'il avait saisies et détruites. Les deux catégories mises ensemble ne faisaient pas moins de deux cents.
(2) Douris de Samos, qui se prétend descendant d'Alcibiade, ajoute encore que c'était Chrysogone, le fameux vainqueur des Jeux Pythiques, qui, sur la flûte, donnait le rythme aux rameurs, tandis que Callipide, l'acteur tragique, commandait la manoeuvre de la voix ; ils étaient vêtus de tuniques droites, de manteaux flottants et des autres parures des concours. Douris affirme que le vaisseau amiral se présenta au port avec une voile de pourpre comme si, sous le coup de l'ivresse, on faisait cortège à Dionysos. Ni Théopompe, ni Éphore, ni Xénophon ne l'ont consigné, et il serait invraisemblable qu'Alcibiade se soit ainsi moqué des Athéniens, lui qui rentrait d'exil après tant de vicissitudes. Au contraire, c'est même avec crainte qu'il aborda et, arrivé à terre, il ne quitta pas ses vaisseaux avant d'avoir, debout sur le pont, vu Euryptolème, son cousin, qui était là, et nombre de ses autres amis et familiers qui l'accueillaient et l'engageaient à venir à eux.
(3) Quand il eut débarqué, les gens qui allaient à sa rencontre n'avaient pas même l'air de voir les autres stratèges ; courant tous ensemble vers lui, ils criaient, l'embrassaient, l'escortaient, se précipitaient pour le couronner. S'il s'en trouvait qui ne pouvaient parvenir jusqu'à lui, ils le saluaient de loin, et les vieux le montraient aux jeunes.
4. Mais beaucoup de larmes aussi se mêlaient à la joie de la cité, et le souvenir des malheurs passés, face au bonheur présent, revenait aux gens qui réfléchissaient qu'ils n'auraient pas échoué en Sicile, et que rien de ce qu'ils avaient escompté ne leur eût échappé s'ils avaient à l'époque laissé Alcibiade à la tête des affaires et de leur célèbre puissance militaire : aussi bien, ayant maintenant récupéré la cité presque chassée de la mer et, sur terre, à peine maîtresse de ses faubourgs, en proie aux luttes intestines, il la relevait de ses ruines, de ses tristes et humbles ruines. Non seulement il lui a rendu l'empire de la mer, mais sur terre également il la fait apparaître partout victorieuse de ses ennemis.
[Début]
(1) Le décret de rappel avait été adopté antérieurement, à l'initiative de Critias, fils de Callaischros, comme lui-même en a fait mention dans ses Élégies, en rappelant au souvenir d'Alcibiade le service rendu, dans les termes suivants : « L'arrêt qui t'a fait rentrer, c'est moi qui entre tous l'ai formulé de vive voix et par écrit ; c'est là mon oeuvre. Le sceau de notre arrêt se trouve ici marqué. »
(2) Alors, le peuple s'étant rendu à l'assemblée, Alcibiade survint et tantôt il pleurait et gémissait sur ses épreuves, tout en n'adressant à ses concitoyens, avec modération, que de faibles reproches, tantôt il mettait tout sur le compte de son mauvais sort et d'un dieu jaloux ; s'étant très longuement étendu sur les espoirs des citoyens, les stimulant, les encourageant, il se vit décerner des couronnes d'or et nommer généralissime sur terre et sur mer.
(3) Par un vote, on décida que sa fortune lui serait rendue et que les Eumolpides et les Kéryces détourneraient par une expiation les malédictions qu'ils avaient prononcées sur l'ordre du peuple. Alors que les autres se rétractaient, l'hiérophante Théodore affirma : « Pour ma part, je n'avais prononcé contre lui nulle malédiction, à moins qu'il ne commît un crime contre l'État. »
[Début]
Regain de popularité (34) 34.
(1) Alors qu'Alcibiade coulait ainsi avec éclat des jours heureux, la date de son retour commençait tout de même à troubler certains citoyens. C'est que le jour où il débarqua se célébraient les Plyntéries en l'honneur de la déesse - les Praxiergides célèbrent ces rites secrets le sixième jour de la fin de Thargélion, en ôtant la parure de la statue cultuelle et en la voilant entièrement.
(2) De là vient que ce jour, qui est chômé, les Athéniens le mettent au nombre de ceux qui sont au plus haut point néfastes. La déesse avait donc l'air d'accueillir Alcibiade sans amitié ni bienveillance, en se cachant et en le repoussant.
(3) Néanmoins, alors que tout s'était passé au gré d'Alcibiade et que l'on chargeait cent trières avec lesquelles il allait à nouveau prendre la mer, il lui vint une ambition qui n'était pas sans noblesse et qui le retint jusqu'aux Mystères.
(4) Depuis le moment où Décélie avait été fortifiée et où les ennemis qui s'y trouvaient contrôlaient les accès vers Éleusis, le cortège d'initiation qu'on envoyait là-bas par mer n'avait plus aucun éclat ; sacrifices, danses et quantité de rites qui se pratiquent en cours de route, lorsqu'on fait sortir Iacchos, étaient nécessairement abandonnés.
(5) Dès lors Alcibiade jugeait beau, à la fois par piété envers les dieux et pour assurer son renom chez les hommes, de restituer aux cérémonies leur caractère ancestral, en envoyant par terre le cortège d'initiation et en lui assurant une garde du corps contre les ennemis ; dans sa pensée, en effet, ou bien il abaisserait à coup sûr et humilierait Agis si celui-ci ne bougeait pas, ou bien lui-même engagerait un combat sacré, destiné à plaire aux dieux, pour les valeurs le plus saintes et les plus grandes : et ce, sous le regard de sa patrie, ayant pour témoins de son courage tous ses concitoyens.
(6) Quand il eut pris cette décision et averti les Eumolpides et les Kéryces, il posta des sentinelles sur les hauteurs et, dès l'aube, dépêcha des éclaireurs vers l'avant. Dans le même temps, il prenait avec lui prêtres, mystes et mystagogues et, les entourant d'hommes en armes, il les conduisait en bon ordre et en silence, faisant de cette expédition un spectacle imposant et tellement digne des dieux que ceux qui n'étaient pas jaloux d'Alcibiade la qualifièrent d'hiérophantie et de procession d'initiation.
(7) Comme nul ennemi n'avait osé l'attaquer et qu'il avait ramené en toute sécurité son monde en ville, il en fut personnellement soulevé d'orgueil et sut exalter l'armée, convaincue que, sous son commandement, elle était invincible et irrésistible. Quant au vulgaire et aux pauvres gens, il les flatta tellement, en démagogue, qu'ils désiraient avec une étonnante passion tomber sous son gouvernement souverain - certains allaient même jusqu'à le dire et venaient l'inciter à agir et à profiter des circonstances, sans craindre les délateurs, en se plaçant au-dessus de l'envie et en renversant décrets et lois - et, du même coup, les bavards qui perdent la cité.
[Début]
Echecs et déceptions (35) 35.
(1) Quelle était son intention personnelle, relativement à la tyrannie, voilà qui est indiscernable ; mais les plus puissants des citoyens, effrayés, s'appliquèrent à lui faire prendre le large au plus vite, lui ayant, entre autres choses, accordé par décret les collègues qu'il voulut.
(2) Il appareilla avec ses cent navires, aborda à Andros et triompha des Andriens et des Lacédémoniens qui étaient là, mais il ne prit pas la ville, et ceci constitua le premier des nouveaux reproches formulés contre lui par ses ennemis.
(3) Si quelqu'un a jamais semblé détruit par sa propre réputation, c'est bien Alcibiade. Car sa réputation d'audace et d'intelligence - qui était grande, vu les situations qu'il avait redressées - faisait que l'échec, dans son chef, était considéré avec méfiance, comme celui de quelqu'un qui a manqué d'application : on croyait, en effet, qu'il devait forcément réussir car, s'il se fût appliqué, rien ne lui eût échappé. Et l'on espérait même apprendre la prise de Chios et du reste de l'Ionie.
(4) Aussi les Athéniens s'indignaient-ils d'apprendre qu'Alcibiade n'avait pas tout réalisé rapidement et immédiatement comme ils l'auraient voulu ; ils ne prenaient pas en considération l'impécuniosité qui le contraignait, lui qui faisait la guerre à des gens largement pourvus par le Roi, à prendre la mer en abandonnant son camp pour fournir de son côté solde et nourriture.
(5) L'ultime reproche de ses adversaires eut pour point de départ la raison que voici : Lysandre, qui avait été délégué par les Lacédémoniens au commandement naval, donnait à ses matelots quatre oboles au lieu de trois, sur les fonds qu'il avait reçus de Cyrus, tandis qu'Alcibiade lui-même n'arrivait que tout juste à leur en fournir trois ; aussi dut-il s'éloigner pour faire de l'argent en Carie.
(6) Or le surveillant commis à la garde des vaisseaux, Antiochos, était un bon pilote, mais par ailleurs un homme stupide et vulgaire. Alors qu'il avait reçu d'Alcibiade l'ordre de ne pas engager de combat naval, même au cas où les ennemis feraient voile contre lui, il se mit à déborder d'orgueil et d'arrogance au point d'équiper sa propre trière et l'une des autres pour faire voile vers Éphèse et d'aller longer les proues des navires ennemis, en faisant et criant force incongruités et bouffonneries.
(7) Tout d'abord Lysandre gagna la haute mer avec un petit nombre de vaisseaux et le poursuivit ; mais comme les Athéniens arrivaient à la rescousse, Lysandre prit le large avec tous ses navires et eut le dessus ; il tua Antiochos, captura quantité de vaisseaux et d'hommes, et érigea un trophée.
(8) Quand Alcibiade apprit cela, il revint à Samos, gagna le large avec toute sa flotte et provoqua Lysandre. Mais celui-ci se tenait satisfait de sa victoire et ne se lança pas à sa rencontre.
[Début]
La fin des aventures (36-39)
Ultime rupture avec Athènes ; Alcibiade en Thrace (36) 36.
(1) Au nombre de ceux qui, dans le camp de Samos, haïssaient Alcibiade, il y avait Thrasybule, fils de Thrason, qui, dans des dispositions hostiles, partit pour Athènes afin de l'y mettre en accusation.
(2) Et là, excitant les gens, il disait au peuple qu'Alcibiade avait ruiné les affaires et perdu ses vaisseaux parce qu'il se moquait bien de sa responsabilité de chef et livrait le commandement militaire à des hommes qui, au sortir de beuveries et de grossières farces de marins, prenaient sur lui un immense pouvoir ; son commandement, il s'en était dessaisi afin de pouvoir, en toute sécurité, faire lui-même de l'argent en bourlinguant et se livrer à la débauche, en s'enivrant et en fréquentant des courtisanes d'Abydos et d'Ionie : tout cela, tandis que l'ennemi mouillait à peu de distance !
(3) D'autre part, on lui reprochait aussi la construction du château-fort qu'il s'était aménagé en Thrace près de Bisanthè, en guise de refuge, comme s'il ne pouvait ou ne voulait pas vivre dans sa patrie.
(4) Les Athéniens, édifiés, désignèrent d'autres stratèges, montrant par là leur colère et leur ressentiment contre lui.
(5) Ce qu'apprenant, Alcibiade, saisi de crainte, quitta définitivement le camp. Ayant rassemblé des mercenaires, il faisait à titre personnel la guerre aux Thraces, qui étaient sans roi ; il amassait une fortune considérable grâce à ses prises, en même temps qu'il assurait la sécurité vis-à-vis des Barbares des Grecs installés à proximité.
(6) Les stratèges Tydée, Ménandre et Adimante avaient réuni à Aigos Potamoi tous les vaisseaux appartenant alors aux Athéniens et pris l'habitude de faire voile dès l'aube contre Lysandre, qui mouillait près de Lampsaque ; ils le provoquaient, faisaient ensuite demi-tour et passaient leur journée d'une manière désordonnée et négligente, parce qu'ils étaient pleins de mépris pour l'adversaire. Alcibiade, qui se trouvait dans les parages, ne put souffrir cela dans l'indifférence et l'insouciance ; arrivant à cheval, il représentait aux stratèges qu'ils étaient mal ancrés, à un emplacement dépourvu de port et de ville, qu'il leur fallait aller prendre le nécessaire bien loin de là, à Sestos, en tolérant que les équipages, chaque fois qu'on était à terre, errent et se dispersent à leur guise, alors même que mouillait en face d'eux une flotte importante, accoutumée à tout faire en silence au commandement d'un seul chef.
[Début]
Sparte s'empare d'Athènes ; Alcibiade en Bithynie (37) 37.
(1) Comme Alcibiade leur disait cela et conseillait d'ancrer la flotte à Sestos, les stratèges ne lui prêtèrent point d'attention et Tydée alla jusqu'à lui enjoindre avec insolence de se retirer : car, disait-il, ce n'était pas lui, Alcibiade, mais d'autres qui commandaient...
(2) Alcibiade s'en alla, soupçonnant qu'il y avait en outre chez eux quelque intention de trahison et, à ses amis du camp qui l'escortaient, il disait que, s'il n'eût pas été ainsi insulté par les stratèges, en peu de jours, il eût contraint les Lacédémoniens à engager, même contre leur gré, un combat naval ou à abandonner leurs vaisseaux.
(3) Aux yeux des uns, il faisait figure de vantard, mais pour d'autres il y avait de la vraisemblance à dire qu'il pourrait, en amenant de l'intérieur nombre de Thraces, lanceurs de javelots et cavaliers, attaquer par terre le camp ennemi et le mettre sens dessus dessous.
(4) Que pourtant il avait nettement aperçu les fautes des Athéniens, c'est ce dont les faits témoignèrent assez vite. Lysandre étant soudain tombé sur eux, à l'improviste, huit trières seulement s'échappèrent, avec Conon, tandis que les autres - près de deux cents - furent emmenées prisonnières. Quant aux hommes, après en avoir capturé trois mille vivants, Lysandre les fit égorger.
(5) En peu de temps, Lysandre s'empara aussi d'Athènes, brûla les vaisseaux et fit abattre les Longs Murs.
(6) À la suite de cela, redoutant les Lacédémoniens désormais maîtres de la terre et de la mer, Alcibiade passa en Bithynie ; il y achemina pas mal d'argent, en transportant beaucoup avec lui, en laissant davantage encore dans la forteresse qu'il habitait.
(7) Mais en Bithynie, ayant à nouveau perdu pas mal de ses biens et s'étant vu piller par les Thraces de cette contrée, il décida de monter jusqu'à Artaxerxès ; il pensait ne pas apparaître inférieur à Thémistocle, si le Roi le mettait à l'épreuve, et même supérieur pour ce qui est du mobile.
(8) Alcibiade pensait en effet que ce n'était pas, comme Thémistocle, contre ses concitoyens, mais pour sa patrie et contre ses ennemis que lui-même prêterait ses services et ferait appel à la puissance royale ; et quant à monter en toute sécurité jusqu'au Roi, estimant que Pharnabaze était parfaitement à même de lui en fournir le moyen, il partit chez lui, en Phrygie, où il passa quelque temps, à la fois en courtisan et en hôte comblé d'honneurs.
[Début]
Réalité politique et opinion : oligarchie et nostalgie (38) 38.
(1) Les Athéniens supportaient difficilement d'être privés de leur hégémonie. Mais lorsque Lysandre, allant jusqu'à leur enlever la liberté, eut livré la cité aux Trente, ils commencèrent à tenir (au moment où leurs affaires étaient désormais perdues !) des raisonnements qu'ils n'avaient pas faits alors qu'ils pouvaient se sauver ; ils se lamentaient et passaient en revue leurs propres fautes et leurs ignorances, dont la pire, à leurs yeux, était leur seconde colère contre Alcibiade.
(2) En somme, il avait été rejeté sans avoir lui-même aucun tort ; parce qu'ils étaient irrités contre un sous-ordre qui leur avait vilainement perdu un petit nombre de vaisseaux, eux-mêmes, plus vilainement encore, venaient d'enlever à la cité son meilleur, son plus valeureux stratège.
(3) Néanmoins, un obscur espoir surgissait encore des circonstances présentes : les affaires athéniennes n'étaient pas définitivement perdues puisque Alcibiade était en vie... Pas plus que cet homme-là ne s'était contenté par le passé de vivre un exil sans souci, bien tranquille, pas davantage à présent, s'il dispose de moyens suffisants, il ne verra d'un oeil indifférent l'insolence des Lacédémoniens et les excès des Trente.
(4) Il n'était pas absurde que la plupart des Athéniens rêvent ainsi, alors qu'il venait aussi à l'esprit des Trente de se préoccuper, de s'informer et de tenir le plus grand compte de ce que faisait et méditait Alcibiade.
(5) Finalement, Critias expliqua à Lysandre que, si les Athéniens vivaient en démocratie, il ne serait pas possible aux Lacédémoniens de gouverner tranquillement la Grèce ; et même si les Athéniens sont parfaitement calmes et bien disposés vis-à-vis de l'oligarchie, jamais Alcibiade, de son vivant, ne les laissera rester inertes en présence de l'ordre établi.
(6) Mais en fait, Lysandre ne fut point convaincu par ces conseils, jusqu'à ce que lui parvienne, de la part des magistrats en fonction dans sa cité, une scytale lui ordonnant de se débarrasser d'Alcibiade - soit parce que les Spartiates redoutaient eux aussi la finesse et le dynamisme de cet homme-là, soit parce qu'ils voulaient faire plaisir à Agis.
[Début]
La mise à mort : raison d'État ou vendetta ? (39) 39.
(1) Or donc Lysandre dépêcha un messager auprès de Pharnabaze, l'invitant à exécuter l'ordre, et celui-ci confia l'affaire à son frère Bagaios et à Sousamithès, son oncle. Alcibiade se trouvait alors séjourner dans un village de Phrygie, où il demeurait avec la courtisane Timandra, et il eut durant son sommeil la vision suivante :
(2) il lui semblait qu'il était lui-même revêtu du vêtement de sa compagne, tandis qu'elle, lui tenant la tête dans ses bras, lui arrangeait le visage comme celui d'une femme, le fardant et l'enduisant de céruse.
(3) Une deuxième version prétend qu'Alcibiade vit durant son sommeil Bagaios lui couper la tête, et son corps brûlé. De toute façon la vision se produisit, dit-on, peu de temps avant sa mort.
(4) Ceux qui avaient été envoyés pour l'assassiner n'osèrent pas entrer, mais ils encerclèrent la maison et l'incendièrent.
(5) Alcibiade s'en aperçut, rassembla le plus grand nombre possible de manteaux et de couvertures et les jeta sur le feu ; puis il roula sa chlamyde autour de son bras gauche, saisit son poignard de la main droite et se précipita dehors, sans être atteint par le feu, avant que les étoffes commencent à flamber ; et par sa seule vue, il dispersa les barbares.
(6) Car nul ne l'attendit de pied ferme et n'en vint aux mains avec lui : c'est en se tenant à distance qu'ils le criblaient de javelots et de flèches.
(7) Lorsqu'il fut tombé ainsi et que les barbares furent partis, Timandra releva le cadavre, l'enveloppa et l'ensevelit dans ses propres tuniques et, utilisant ce dont elle disposait, elle lui rendit les honneurs funèbres avec un éclat empreint de vénération.
(8) Cette Timandra eut pour fille, dit-on, Laïs appelée la Corinthienne mais qui, en réalité, avait été faite prisonnière à Hyccara, bourgade de Sicile.
(9) Concernant la mort d'Alcibiade, il y a néanmoins des gens qui, tout en étant d'accord dans l'ensemble avec ce que je viens de relater, prétendent que la véritable responsabilité, ce n'est ni Pharnabaze, ni Lysandre, ni les Lacédémoniens qui l'ont assumée : c'est Alcibiade lui-même, disent-ils, qui, ayant séduit une jeune femme d'un milieu en vue, la gardait avec lui ; les frères de cette femme, ulcérés par l'affront, incendièrent nuitamment la maison où vivait Alcibiade et l'abattirent comme on l'a dit, alors que, traversant le feu, il bondissait au dehors.
[Début]
NOTES
Gylippe (23, 2). Ce grand commandant spartiate sera l'adversaire et le vainqueur de Nicias devant Syracuse. Thucydide témoigne de la ténacité dont Gylippe apporta la preuve redoutable tout au long de sa mission (Thucydide, VI, 104 ; VII, 3-5 ; 21 ; 46 ; 50 ; 65 ss. ; 74). D'abord raillé à la fois par les Athéniens et les Syracusains (Plutarque, Nicias, 19), le Lacédémonien se verra supplié par Nicias de lui accorder une trève, lors du carnage de l'Asinaros mais, bien qu'ému, ne pourra guère intervenir (Thucydide, VII, 85-86 ; Plutarque, Nicias, 27, 3-7). La dureté et l'avidité de Gylippe lui avaient attiré le mépris des Siciliens (Plutarque, Nicias, 28, 4), et cette réputation se confirmera par la suite : après la prise d'Athènes (404), Lysandre chargea Gylippe de convoyer jusqu'à Sparte un butin de guerre dont ce dernier détourna une partie pour son compte ; le vol ayant été découvert par les éphores, Gylippe, déshonoré, dut s'exiler (Plutarque, Lysandre, 16, 2 - 17, 1).
Décélie (23, 2). A 20 km au N. d'Athènes, cette place commande la route de terre par où passaient les convois de blé envoyés d'Eubée vers l'Attique. En recommandant aux Spartiates de fortifier Décélie, en 413, Alcibiade portait, comme le note Plutarque, un coup terrible à Athènes. Thucydide (VI, 91), répercutant ce conseil pernicieux, faisait dire au transfuge : « Il faut fortifier Décélie en Attique ; c'est là l'éternelle appréhension des Athéniens (...). Toutes les richesses du pays tomberont, de gré ou de force, entre vos mains. Vous leur enlèverez du même coup les revenus des mines du Laurion... ». Autre dommage sensible : la procession d'Athènes à Éleusis ne pourra plus suivre l'itinéraire terrestre et devra se faire par mer, sans cérémonial. La restauration de cette voie sacrée sera l'un des premiers soucis d'Alcibiade lors de son retour triomphal : cf. 34, 4.
brouet (23, 3). Le fameux brouet noir (zômos mélas), exemplaire de la frugalité spartiate, est un bouillon de porc assaisonné de sang, de vinaigre et de sel ; ce mets fait les délices des vieux Lacédémoniens mais est peu apprécié des étrangers (Plutarque, Lycurgue, 12, 12-13). On notera la fortune du terme : grec ancien zômos = grec moderne zoumi « bouillon », apparentés au latin jus « jus, sauce ».
manteau milésien (23, 3). Il s'agit d'un manteau léger en laine fine, apprécié des femmes et des élégants. Milet est un centre de production lainière, et l'Ionie, en termes de modes vestimentaires, est synonyme de raffinement.
chasse aux hommes (23, 4). Cette métaphore fait écho à celle qui s'applique à la chasse pratiquée par Socrate ; cf. 6, 1.
caméléon (23, 4). Les Grecs avaient remarqué l'extrême mobilité oculaire de l'animal et parfaitement observé (cf. Aristote, Histoire des animaux, II, 11 = 503 a 15 - b 27) le « caméléonisme » ou homochromie active caractérisant ce petit reptile, qui prend la « même couleur » que le milieu ambiant, et dont la langue vermiforme est susceptible d'une vivacité redoutable pour ses proies. L'emploi métaphorique que fait ici Plutarque, après Aristote (Éthique à Nicomaque, I, 10, 8 = 1100 b 7, où il ne s'agit pas, notons-le, de versatilité caractérielle mais de changements de situation liés aux tours et retours de la fortune), passera dans la langue française classique dès le XVIIe siècle et se développera largement aux XIXe et XXe siècles.
héros (23, 6). Citation d'origine inconnue.
Lycurgue (23, 6). Un homme « tel qu'en formait Lycurgue », c'est-à-dire un Spartiate pur et dur... À vrai dire, Plutarque lui-même ne se faisait aucune illusion sur l'historicité du fameux législateur de Sparte : « Sur Lycurgue le législateur on ne peut absolument rien dire qui ne soit douteux » (Lycurgue, 1, 1). Sources antiques et historiens modernes s'accordent effectivement pour constater que ni l'époque, ni le rôle, ni même l'existence du personnage ne peuvent être clairement établis. Il semble qu'à une certaine époque on ait projeté dans une antiquité vénérable en le mettant sous le nom de Lycurgue un amalgame de faits et d'initiatives institutionnelles de caractère relativement récent ; au IVe s. a.C. en tout cas s'est élaborée une idéalisation de la cité de Sparte, qu'on jugeait dotée entre toutes d'une eunomia (« bonne constitution ») exemplaire.
femme (23, 6). Citation d'Euripide, Oreste, 129.
Agis Ier (23, 7). Ce roi de Sparte, qui régna de 425 à 398, avait vaincu les contingents athéniens et alliés à la bataille de Mantinée (418), victoire qui rendit à Sparte la maîtrise du Péloponnèse. C'est lui qui commandait le corps d'occupation de Décélie (cf. 23, 2 et note). Durant son absence, son épouse Timaia céda à Alcibiade et lui donna un fils - car c'est bel et bien l'Athénien, et non Agis, qu'un tremblement de terre fit sortir de la chambre de la reine : Plutarque a mal compris le texte, au demeurant peu clair, de Xénophon, Helléniques, III, 3, 2.
Léotychidas (23, 7). Ce nom, porté au début du Ve siècle par un grand roi de Sparte, héros des guerres médiques, fut donné au fils de la reine Timaia. La paternité d'Alcibiade, contestée par certains historiens modernes, était notoire à Sparte et explique la haine d'Agis à l'endroit de l'Athénien et le mépris du roi pour cet enfant, qu'il refusa de reconnaître jusqu'à l'heure de sa propre mort (Plutarque, Lysandre, 22, 8-9).
Pharnabaze (24, 1).Satrape de l'Hellespont et de la Phrygie, gendre d'Artaxerxès II Mnémon, Pharnabaze avait d'abord soutenu Sparte contre Athènes ; il se retourna ensuite contre Sparte, qu'il combattit avec Tisssapherne. C'est avec son aide que le stratège athénien Conon remportera la victoire de Cnide (394) sur la flotte lacédémonienne.
Tissapherne (24, 4). Satrape de Lydie et de Carie, il dénonça à Artaxerxès II Mnémon les manoeuvres de Cyrus avec qui il était brouillé et combattit celui-ci à Cunaxa (401). Artaxerxès lui donna la main de sa fille et les provinces de Cyrus, mais finalement le destitua et le fit exécuter.
Roi (25, 1). Le Roi ou Grand Roi désigne le roi de Perse, en l'occurrence Darius II, bâtard d'Artaxerxès Ier, qui régna sur la Perse de 424 à 404. Les dissensions entre Pharnabaze et Tissapherne en Asie Mineure amenèrent Darius à envoyer dans ces régions son jeune fils Cyrus.
Samos (25, 3). Jouxtant la côte ionienne, cette île montagneuse mais fertile et pourvue d'un bon port était un centre artisanal, commercial et religieux (son sanctuaire d'Héra était célèbre dans tout le monde grec). Grâce à son dynamisme colonisateur, Samos avait été au VIe siècle, sous la tyrannie de Polycrate, la capitale d'un puissant empire maritime en même temps qu'un véritable pôle culturel. Ensuite, soumise par la Perse, l'île avait participé à la révolte de l'Ionie et reconquis son indépendance après la victoire de la flotte grecque devant le promontoire, tout proche, de Mycale (479). Bientôt intégrée à la confédération maritime athénienne (ligue de Délos), à laquelle elle fournissait des vaisseaux, Samos tenta de s'en détacher, contraignant Périclès à une expédition (440) longue, coûteuse et meurtrière (Plutarque, Périclès, 24, 1-2 ; 25-28). L'île enfin soumise, Athènes y installa des clérouques : ces colons, conservant la citoyenneté athénienne, garantissaient l'attachement à la mère-patrie. Au moment où Alcibiade arrive à obtenir, au profit de Sparte, la défection des villes d'Ionie, Samos seule reste fidèle à Athènes qui y favorise, à l'été 412, une révolution démocratique et en fait la base de sa flotte (Thucydide, VIII, 21 ; 30). Alcibiade va trouver là les appuis qui lui permettront son retour à Athènes.
phéniciennes (25, 4). D'après Thucydide (VIII, 46, 1), Tissapherne avait effectivement l'intention de demander le renfort de la flotte phénicienne, qui se concentra à Aspendos, et que le Perse promit à Alcibiade d'amener à la rescousse de la flotte de Samos (Thucydide, VIII, 81) ; en fait les navires phéniciens n'arrivèrent jamais dans l'Égée.
Phrynichos (25, 6). Plutarque résume ici Thucydide (VIII, 48-51). Le stratège Phrynichos, alors démocrate convaincu, dénonce l'opportunisme d'Alcibiade, dont il se fait un ennemi, sans réussir toutefois à le discréditer. Dès lors Phrynichos va virer de bord - il comptera au nombre des oligarques de 411, les sinistres Quatre-Cents -, allant jusqu'à prendre le parti de l'ultime trahison : il offre à l'amiral spartiate Astyochos de lui livrer la flotte athénienne. Cette trahison restera sans effet, car le Lacédémonien trahit à son tour Phrynichos en révélant sa manoeuvre à la fois aux Perses et aux Athéniens, lesquels ne tarderont pas à se débarrasser de leur douteux stratège.
Astyochos (25, 7). Ce médiocre amiral lacédémonien, responsable de plusieurs échecs en Ionie, reçut de Sparte en 412/11 l'ordre de faire disparaître Alcibiade mais celui-ci, averti, s'était réfugié auprès de Tissapherne, qu'il s'employa à brouiller avec les Péloponnésiens (Thucydide, VIII, 45, 1).
péripoles (25, 14). Ce sont des « patrouilleurs ». Les éphèbes athéniens reçoivent, entre dix-huit et vingt-deux ans, une formation militaire qui consiste, entre autres, à patrouiller aux frontières. Mais aux Ve et IVe siècles, péripoles peut toutefois désigner aussi une troupe de mercenaires commandés par un péripolarque et chargés de la défense du territoire.
Pisandre (26, 1). Affichant à l'époque des convictions démocratiques, Pisandre avait été l'un des enquêteurs désignés dans l'affaire des Hermocopides. On le trouve ensuite à Samos, d'où il allait regagner Athènes, d'abord pour y plaider la cause d'Alcibiade, en attendant d'y organiser ensuite, avec quelques autres, dont Phrynichos, Antiphon et Théramène, la révolution oligarchique de 411 (Thucydide, VIII, 63-70).
Les Quatre-Cents (26, 2). La faction oligarchique d'Athènes, à laquelle Alcibiade avait fait miroiter l'intérêt d'une collaboration avec la Perse, réussit au printemps 411 un coup d'État qui abattait la démocratie : suppression du Conseil, de l'Assemblée et des charges gouvernementales traditionnelles. Un nouveau Conseil de quatre cents membres choisis par cinq commissaires désigna à son tour une assemblée législative de cinq mille citoyens (Thucydide, VIII, 67). La perspective du retour d'Alcibiade, amnistié par un décret des marins de Samos, allait précipiter la chute des Quatrre-Cents ; ceux-ci furent destitués quatre mois plus tard à l'initiative du versatile Théramène (Thucydide, VIII, 90 ss.).
Thrasybule (26, 6). Il s'agit de Thrasybule de Steiria, partisan d'Alcibiade : cf. 1, 3 et la note.
Aspendos (26, 8). Dans l'antique Pamphylie (côte méridionale de la Turquie), sur l'Eurymédon, près du golfe d'Antalya, cette cité prospère était une colonie d'Argos ; elle passera aux mains d'Alexandre avant d'être intégrée au royaume de Pergame, puis à la province romaine d'Asie. Le site conserve aujourd'hui nombre de monuments romains, notamment le superbe théâtre édifié sous Marc Aurèle.
trophée (27, 6). Après une bataille, les vainqueurs érigeaient sur une hauteur avoisinante un mât (à l'origine un tronc d'arbre) auquel ils suspendaient des armes prises aux vaincus, avec une inscription rappelant le fait d'armes. Cet usage, attesté très anciennement en Grèce (sauf à Sparte, semble-t-il), est d'origine religieuse : c'était un ex-voto dédié au dieu qui a mis l'ennemi « en déroute » (theos tropaios). Plus tard, on jettera en tas le monceau des armes ennemies et, dans le cas d'une victoire navale, on y ajoute des proues de navires, que l'on consacre à Poséidon. À partir du IVe siècle a.C., le trophée devient un monument durable, fût-il de modèle réduit, en pierre ou en bronze, monument qui tendra à s'amplifier aux époques hellénistique et romaine et prendra une grande importance artistique et symbolique.
Clazomènes (28, 1). Sur la bordure côtière de la Lydie, au S.-O. de Smyrne, cette petite île, qu'Alexandre le Grand reliera au continent, faisait partie de la « ligue de Délos », confédération mettant pratiquement l'Ionie sous contrôle athénien. En 412, à l'instigation d'Alcibiade, Clazomènes s'était détachée d'Athènes, qui ne tarda pas à s'y rétablir (Thucydide, VIII, 14 et 23).
Cyzique (28, 2). Sur la côte méridionale de la Propontide (mer de Marmara), cette fondation archaïque (premier quart du VIIe siècle) de Milet occupait une position stratégique et commerciale importante, qui lui assurera une prospérité durable. Tributaire d'Athènes, la cité fut assiégée en 410 par les Péloponnésiens ; commandés par l'amiral Mindaros, qui succédait à Astyochos, ceux-ci furent sévèrement défaits par Alcibiade au printemps 410, malgré le médiocre soutien de Pharnabaze. Le récit que fait Plutarque de la bataille de Cyzique rejoint globalement ceux de Xénophon (Helléniques, I, 1, 16-18) et de Diodore (XIII, 49-50).
Proconnèse (28, 3). Cette île, la plus importante de la Propontide, à laquelle elle a donné son nom moderne de Marmara, disposait de carrières de marbre blanc qui furent exploitées durant toute l'Antiquité. Colonisée par Milet, elle était ensuite devenue vassale de Cyzique.
laconique (28, 10). Cette dépêche laconienne est effectivement... laconique. On sait combien le tour de langage des Spartiates, bref et piquant, à l'opposé des habitudes athéniennes, était célèbre en Grèce ; Plutarque rapporte une série de « mots » de ce genre dans Lycurgue, 19 et 20.
Thrasyllos (29, 2). Ce démocrate athénien soutint en 411, avec Thrasybule de Steiria, l'opposition organisée contre l'oligarchie des Quatre-Cents par les marins de Samos, qui l'élurent stratège (Thucydide, VIII, 75-76). Comme il apparaissait que la flotte phénicienne ne se dirigeait pas vers l'Égée, Thrasyllos et Thrasybule passèrent de Samos dans l'Hellespont, où Alcibiade allait les rejoindre. Lorsque les trières athéniennes eurent, de justesse, remporté la victoire d'Abydos, Thrasyllos rentra chercher du renfort à Athènes, qui l'élut à la stratégie de 410/9 ; il repartit alors vers l'Ionie où, après une série d'actions énergiques, il allait se faire battre sous les murs d'Éphèse (Xénophon, Helléniques, I, 2, 1-10). Thrasyllos sera de ceux qui, en mai 407, assureront le retour triomphal d'Alcibiade à Athènes.
trophée (29, 2). Cf. note à 27, 6.
Chalcédoniens (29, 6). Dans l'antique Bithynie, sur la rive asiatique du Bosphore, face à Byzance, la cité de Chalcédoine avait été fondée par Mégare. Lors de l'avancée des Perses au cours des guerres médiques, elle avait été évacuée temporairement, pour entrer ensuite dans la confédération maritime athénienne (ligue de Délos) à laquelle elle venait de se soustraire quand Alcibiade entreprit de la ressaisir.
harmoste (29, 6). Sparte comptait au nombre de ses magistrats civils vingt harmostes qui présidaient à l'administration des cités sujettes. Lysandre, quant à lui, avait pour habitude de constituer dans chacune des villes conquises une ligue pro-lacédémonienne composée de dix gouvernants locaux, à la tête desquels il plaçait un harmoste spartiate (Plutarque, Lysandre, 10, 2).
Bithyniens (29, 6). A l'E. de la Propontide (mer de Marmara), l'antique Bithynie était habitée par des populations d'origine thrace. Sa capitale, ancienne colonie mégarienne, dénommée plus tard Nicomédie (aujourd'hui Izmit), sera très florissante aux époques hellénistique et romaine.
Sélymbria (30, 3). Sur la côte septentrionale de la Propontide, à l'O. de Byzance, cette fondation thrace, colonisée par Mégare, convoitée par les Perses et par les Athéniens, avait mollement adhéré à la ligue de Délos. En 410, après sa victoire à Cyzique, Alcibiade y avait levé une contribution, sans entrer dans la ville ; c'est en 408 qu'il l'assiégea et s'en empara dans des circonstances que Plutarque est seul à détailler - Diodore, XIII, 66, note simplement que ce fut « par trahison ». Une inscription gravée sur une stèle de l'Acropole et dont on a conservé un fragment substantiel (Inscriptiones Graecae, I, 2e éd., 116) fixait les termes de la convention passée alors entre Athènes et Sélymbria ; ce document épigraphique atteste la mansuétude dont bénéficièrent les vaincus, ainsi que le signale Plutarque.
peltastes (30, 6). Il s'agit d'un corps d'infanterie plus légère que celui des hoplites et où les hommes sont porteurs d'un petit bouclier en bois ou en osier recouvert de cuir, de javelots et d'une épée.
Douris de Samos (32, 2). Cet historien (c. 340-280) avait été un disciple de l'école péripatéticienne, sans doute de Théophraste, avant de devenir, après 301, tyran de Samos. On entrevoit, grâce à une centaine de fragments conservés (FrGrHist, II a 76), ses activités d'historiographe et de polygraphe. Comme historien, il est discuté : Cicéron l'apprécie (Ad Atticum, VI, 1, 18) davantage que Plutarque qui, dans le présent passage et ailleurs, suspecte son objectivité et affirme que Douris « dramatise » les événements (Périclès, 28). Il nous est difficile d'en juger, les fragments en notre possession le montrant tantôt crédule (fgt 48), tantôt assez critique (fgt 36) ; Douris paraît, en tout cas, anti-Athénien (fgt 67), adversaire de l'historiographie rhétorique, et systématiquement misogyne...
cortège (32, 2). Métaphoriquement, le tableau naval ici esquissé évoque un cortège à Dionysos (cômos), c'est-à-dire un cortège de fêtards : allusion qui fait indubitablement écho à la scène célèbre du Banquet (212 c-d), où Platon avait montré Alcibiade se présentant, joyeusement éméché, au souper du riche Agathon - c'est alors, en 416, que Socrate avait su donner une élévation singulière au fameux débat sur l'amour. Plutarque, pour sa part, juge invraisemblable en l'occurrence le détail d'une mise en scène provocante qui semble avoir été inventée de toutes pièces par Douris ; Xénophon, témoin oculaire, n'en fait pas mention (Helléniques, I, 4, 12-13 ; 18-19).
Xénophon (32, 2). Xénophon, Helléniques, I, 4, 18-19 montre un Alcibiade moins sûr de lui à son arrivée au Pirée, mais qui se rassure en constatant la présence de son cousin Euryptolème et d'autres amis. - Sur Théopompe, Éphore, Xénophon, sources de Plutarque, voir Introduction, 3.
Euryptolème (32, 2). Xénophon (Helléniques, I, 4, 18-19) signale la présence sur le port de ce cousin, de la parentèle et des amis d'Alcibiade, qui vont lui constituer une escorte protectrice en cette heure où le fils prodigue ne peut être sûr encore de l'accueil de ses concitoyens .
Critias (33,1). Critias, né comme Alcibiade vers 450, était l'oncle maternel de Platon, qui en fait un des interlocuteurs du Timée et du Critias. Il sera le leader des Trente tyrans qui, en 404, instaurent à Athènes un régime de terreur, mais il sera tué en 403 lors de la réaction démocratique. Homme d'action, Critias était aussi un intellectuel, auteur d'ouvrages de rhétorique et de politique, ainsi qu'un poète, qui s'illustra dans la tragédie et dans l'élégie. Les vers cités ici par Plutarque, un distique élégiaque et un hexamètre, proviennent d'Élégies qui attestent le rôle joué par Critias dans le destin d'Alcibiade : en prenant la parole en faveur de ce dernier, il a « scellé » le retour du proscrit à Athènes.
généralissime (33, 2). Le terme grec autocratôr correspond au latin dictator et plus tard imperator. Il semble qu'aucun Athénien, depuis Thémistocle à la veille de Salamine, n'ait plus été investi d'une pareille autorité ; c'était là une mesure d'exception, qui conférait à l'autocratôr le droit de prendre à tout moment toutes les mesures qu'il jugeait nécessaires à la sûreté de l'État et ce, sans consulter l'Assemblée ou le Conseil. Alcibiade se voit donc seul chargé de la conduite de la guerre (alors qu'en 415, il avait deux collègues, Nicias et Lamachos) et seul responsable de l'ordre à Athènes.
Eumolpides (33, 3). Sur les Eumolpides et les Kéryces, cf. 22, 4 et note. - Annulant confiscation et malédictions antérieures (22, 5), la réhabilitation civique et religieuse du banni est plénière. On sait par des témoignage littéraires et par des inscriptions que les biens des Hermocopides condamnés à mort en 415 étaient restés sous séquestre pendant plus d'un an puis avaient été vendus au profit de l'État en 414/3. Le dédommagement offert à Alcibiade en 407 consista dans le don d'un domaine (Isocrate, XVI, 46). D'autre part les noms des coupables, en 415, avaient été gravés sur une stèle d'infamie placée sur l'Acropole ; celle qui portait le nom d'Alcibiade fut solennellement jetée dans la mer en 407, suivant un vieil usage qui entendait assurer ainsi la mort religieuse des choses.
Plyntéries (34, 1). Au jour des Plyntéries ou « fête des ablutions », la famille sacerdotale des Praxiergides procède au nettoyage et à la baignade rituelle de l'antique statue (xoanon) d'Athéna protectice de la ville (Polias). La statue se trouvant déplacée pour la circonstance, la cité est provisoirement privée de la présence de sa protectrice, et par conséquent personne ne voudrait alors entreprendre une affaire sérieuse. Cette fête des Plyntéries, qui tombe le vingt-cinquième jour du mois de Thargélion (mai-juin) est donc jour de chômage.
Décélie (34, 4). Sur Décélie, cf. 23, 2 et note
Iacchos (34, 4). La personnalité de ce dieu est mal fixée. Il apparaît tantôt comme le fils de Déméter, tantôt comme celui de Corè, tantôt comme l'époux de l'une ou de l'autre déesse, tantôt enfin il s'identifie avec Dionysos. Il joue en tout cas un rôle important dans la procession vers Éleusis, dont il est en quelque sorte le guide ; le sixième jour des Éleusinies, les fidèles venaient prendre dans le temple athénien consacré à Iacchos la statue du dieu, et ils la transportaient en cortège jusqu'à Éleusis, en même temps que des objets sacrés, tout en ponctuant leur marche du vocatif rituel « Iacche » (ce vocable iacchos, dont le sens premier et commun de « cri » a donné naissance à toute une dérivation lexicale, pourrait bien être à l'origine du personnage même : on l'a perçu comme le vocatif d'un nom propre, sous lequel on a mis un dieu).
mystagogue (34, 6). Le mystagogue est l'introducteur, le parrain du citoyen athénien candidat à l'initiation éleusinienne. Cf. 19, 2.
hiérophantie (34, 6). Ce terme fait écho à celui d'hiérophante, rôle dans lequel avait autrefois figuré Alcibiade lors de la fameuse parodie des mystères d'Éleusis : cf. 19, 2.
souverain (34, 7). Le petit peuple d'Athènes, entièrement subjugué par Alcibiade, l'incite à abolir lois et décrets et à instaurer un pouvoir « tyrannique » (le texte grec dit littéralement : « être gouvernés par lui en tyran »). On sait que ce terme désigne un pouvoir personnel absolu, extraordinaire - il s'appliquait à l'origine à des despotes orientaux, aussi eut-il souvent mauvaise presse dans le monde grec. Pourtant, si l'on tente de définir l'essence de la tyrannie, elle apparaît comme le gouvernement d'un seul homme dont l'accession au pouvoir ne résulte pas d'un privilège héréditaire mais peut être le résultat d'une désignation légale - dans certains cas, il est vrai, il s'agit d'une usurpation imposée de gré ou de force. La souveraineté ainsi acquise ne connaît ni limitation dans le temps, ni restriction d'aucune sorte ; elle a un caractère absolu, arbitraire, quoiqu'elle ne s'exerce pas nécessairement dans des formes oppressives. Au départ, et dans des contextes historiques divers, le tyran est souvent un chef populaire, un « démagogue » qui mène les pauvres contre les riches, ou les roturiers contre les nobles, chef que la multitude suit aisément pourvu qu'il travaille pour elle. C'est à ce type de tyrannie qu'Alcibiade, l'aristocrate de tendances oligarchiques, se voit poussé par un petit peuple jusqu'alors très attaché aux institutions démocratiques. Mais le paradoxe va plus loin : porté par l'enthousiasme populaire, le généralissime se garde d'en profiter et se contente d'exercer ses pouvoirs dans le cadre des institutions. Les motifs de cette discrétion restent obscurs, Plutarque le note (35, 1) ; sur les aspirations « tyranniques » d'Alcibiade, Thucydide ne se prononce pas (VI, 15), bien qu'il lui fasse dire (à Sparte) que la démocratie est une « absurdité » (VI, 89, 5).
décrets (34, 7). Décrets (psêphismata) et lois (nomoi) représentent le pouvoir législatif de l'Assemblée (ecclèsia), les premiers ne pouvant en principe prévaloir contre les lois qui, dans l'Athènes du Ve siècle, restaient essentiellement les lois constitutionnelles de Dracon, de Solon et de Clisthène. Aucune de ces lois anciennes (VIIe/VIe s.) n'avait été abolie, mais l'évolution historique rendant indispensables certains aménagements des codes législatifs, on apportait des amendements aux lois par le biais de décrets qui étaient soumis à des conditions précises de procédure, destinées à freiner l'usage abusif des psêphismata.
Andros (35, 2). Dans le prolongement de la partie méridionale de l'Eubée, donc très proche de l'Attique, cette île des Cyclades s'était détachée de la confédération athénienne depuis 413, et les Spartiates y entretenaient une garnison, ce qui pouvait gêner considérablement le ravitaillement d'Athènes. Alcibiade vint à bout de la garnison lacédémonienne qui avait eu l'imprudence de faire une sortie mais, ne disposant pas de matériel de siège, ne donna pas l'assaut à la ville. C'était un demi-échec, et une déception pour les Athéniens, si sûrs du génie de leur grand homme qu'ils en viennent à croire que, quand il ne peut pas, c'est qu'il ne veut pas (il ne « s'applique » pas : cf. 35, 3).
Chios (35, 3). Détachée mais très proche du centre de la côte ionienne, l'île de Chios s'était retirée de l'alliance athénienne en 412, et sa défection avait entraîné celle de presque toute l'Ionie (sauf Samos qui reste une base sûre et excellente pour Athènes ) : tout cela, à l'instigation d'Alcibiade en personne, soucieux alors d'accréditer son engagement vis-à-vis de Sparte. C'est donc son propre ouvrage que, cinq ans plus tard, Alcibiade, espère-t-on, va s'employer à défaire, en ramenant Chios et l'Ionie dans le camp d'Athènes.
Lysandre (35, 5). Cette puissante et complexe personnalité spartiate a également intéressé Plutarque (Vie de Lysandre). Lysandre, « l'Alcibiade de Sparte », a-t-on dit, partage le réalisme - voire le cynisme - politique de l'Athénien, mais nullement l'élégance personnelle de ce dernier. Ambitieux, sans scrupules, impitoyable à l'occasion, mais grand stratège, bâtisseur de l'empire lacédémonien dans l'Égée, Lysandre était très en cour auprès de Cyrus et reçut de lui des fonds importants qui lui permirent d'augmenter la solde de la troupe (Xénophon, Helléniques, I, 5, 3-7 ; Plutarque, Lysandre, 4).
Cyrus (35, 5). Cyrus le Jeune, fils de Darius II et de Parysatis, reçut en 408 le haut commandement de l'Asie Mineure afin d'y combattre les positions athéniennes. Il acheta avec générosité les services du Spartiate Lysandre (Plutarque, Lysandre, 9). Quand celui-ci triompha d'Athènes (405/404), Cyrus se trouvait à la cour perse pour le couronnement de son frère Artaxerxès II. Soutenu par sa mère Parysatis, le prince retourna à Sardes pour préparer un coup d'État contre son frère et renforça sa propre armée en recrutant dix mille mercenaires grecs ; il se dirigeait avec eux vers Babylone quand il fut tué à la bataille de Cunaxa (401). L'expédition et la retraite des Dix-Mille ont été relatées par Xénophon dans l'Anabase.
Carie (35, 5). Dans la partie méridionale de l'Asie Mineure, au sud de la fertile vallée du Méandre, la Carie, avec ses villes principales, Halicarnasse et Cnide, faisait partie de l'Empire athénien. Elle menaçait toutefois de faire défection, à la suite de Rhodes, ce qu'Alcibiade parvint à conjurer en fortifiant Cos ; dans le même temps, il « faisait de l'argent » pour solder les équipages athéniens, en imposant un lourd tribut à l'opulente Halicarnasse.
Antiochos (35, 6). Cf. 10, 2. Alcibiade commet l'une des fautes le plus lourdes de sa vie en confiant le commandement de la flotte, non à l'un des deux collègues qu'Athènes lui avait adjoints à sa demande (Alcibiade, 35, 2), mais à un primaire irresponsable : cet Antiochos n'a d'autre titre que d'être un camarade de jeunesse d'Alcibiade (cf. 10, 2), gai luron mais parfaitement incompétent. Transgressant l'ordre donné, il va sottement narguer et provoquer un ennemi qui ne plaisante pas : la flotte athénienne se fera durement étriller (en 407) par Lysandre à Notion, un peu au nord d'Éphèse, et Antiochos lui-même y laissera la vie. Plutarque suit ici Xénophon (Helléniques, I, 5, 14), lequel dégage la responsabilité personnelle d'Alcibiade en l'occurrence et minimise les pertes - quinze trières capturées par Lysandre, contre vingt-deux si l'on en croit Diodore de Sicile (XIII, 71). Sans doute le récit de Xénophon-Plutarque est-il l'écho d'un rapport envoyé par Alcibiade à Athènes après la bataille, tandis que la version de Diodore représente l'opinion que le Conseil a pu se former après enquête et qui aboutira à la révocation d'Alcibiade (36). Plutarque constate ailleurs que cette bataille de Notion, bien qu'effectivement peu importante, allait entraîner la disgrâce d'Alcibiade (Lysandre, 5 , 4).
Thrasybule (36, 1). Ce Thrasybule du dème de Collytos, ennemi d'Alcibiade, est un personnage différent de Thrasybule de Steiria mentionné supra : cf. 26, 6 et note.
Bisanthè (36, 3). D'après Plutarque, la forteresse d'Alcibiade se trouvait donc sur la côte thrace au nord de la Propontide (mer de Marmara) ; d'après Diodore de Sicile (XIII, 74), elle se situait en Chersonèse de Thrace (presqu'île de Gallipoli). La Thrace qui, au début du Ve siècle, était vassale de la Perse (512-479) connut ensuite jusque vers 400 une période d'indépendance, sous une dynastie puissante qui avait fait alliance avec Athènes contre l'ennemi commun, la Macédoine. Il semble que, vers 408, le roi des Thraces soit entré en pourparlers avec Alcibiade (commandant alors l'escadre de Samos) pour obtenir son appui contre ses sujets révoltés et qu'il lui ait cédé en échange quelques places fortifiées, susceptibles de constituer, le cas échéant, des positions de repli pour l'Athénien.- Les réalisations de l'architecture grecque militaire des Ve et IVe siècles ont laissé quelques beaux vestigres qui peuvent donner une idée de ces châteaux-forts : ainsi, en Béotie, les remparts d'Éleuthères au sud de Thèbes et ceux d'Aegosthènes sur les pentes du Cithéron ; en Messénie, ceux de Messène ; en Attique, la fameuse forteresse de Rhamnonte, à 14 km. au nord de Marathon, positionnée pour défendre les côtes orientales de l'Attique face à l'Eubée ; en Sicile, le redoutable Euryalos qu'aménagera Denys l'Ancien près de Syracuse.
Tydée (36, 6). Ce stratège avait peut-être fait, avec Ménandre (Thucydide, VII,16 ; 43, 2 ; 69, 4), l'expédition de Sicile ; tous deux venaient d'être adjoints aux généraux athéniens en fonction et se méfiaient des conseils d'Alcibiade, chef désavoué et déserteur, que Tydée remet insolemment à sa place (cf. 37, 1. Même récit dans Xénophon, Helléniques, I, 1, 25-26).
Aigos Potamoi (36, 6). Nom d'un petit fleuve de Chersonèse de Thrace, se jetant dans l'Hellespont au nord de Sestos, et à l'embouchure duquel se déroula le combat décisif évoqué ici. La bataille navale d'Aigos Potamoi voit, en août 405, l'anéantissement de la flotte athénienne - huit trières seulement en réchapperont, avec Conon, qui se réfugie à Chypre, chez le roi Évagoras. Un autre navire encore a pu fuir : c'est le croiseur d'État la Paralienne, qui ira porter à Athènes l'annonce du désastre (Plutarque, Lysandre, 11, 8-10). Restait à décider du sort des prisonniers ; Xénophon (Helléniques, II, 1, 31-32) relate le débat des vainqueurs et leur volonté de terribles représailles. Après sa victoire, le Spartiate ne poursuit pas Alcibiade en Thrace, mais se rabat sans hâte sur Athènes, qu'il atteint en novembre. Pendant tout l'hiver, dans la ville assiégée, démocrates et oligarques vont s'affronter, jusqu'à la victoire des seconds, qui traitent avec Lysandre. À de dures conditions : Athènes abattra les fortifications du Pirée et les Longs Murs, évacuera toutes ses possessions extérieures, livrera les restes de sa flotte et adhérera à la Ligue péloponésienne ; les leaders survivants du parti démocratique sont exécutés ou exilés, et l'on comprend dans cette purge le jeune Alcibiade, un adolescent, qui rejoint son père en Thrace.
Lampsaque (36, 6). Sur la côte asiatique de l'Hellespont (Dardanelles), dans l'antique Troade, cette colonie phocéenne occupait une position stratégique importante en face d'Aigos Potamoi. Vassalisée par les Perses, elle avait ensuite été intégrée à l'Empire athénien, auquel elle payait un lourd tribut. En 409/8, Alcibiade y avait installé ses quartiers d'hiver et tenté, non sans difficulté, d'y amalgamer ses équipages avec les contingents amenés par Thrasyllos (cf. 29, 1-3 ; Xénophon, Helléniques, I, 2, 15).
Sestos (36, 6). Sur la rive occidentale de l'Hellespont, au sud d'Aigos Potamoi et face à Abydos, cette fondation thrace, colonisée par Lesbos, avait vu les formidables armées de Xerxès passer en Europe, sous le fouet, durant sept jours et sept nuits, grâce à des ponts de bateaux (Hérodote, VII, 55-56). Libérée du joug perse par la flotte athénienne dès 479/8, Sestos était devenue l'un de tributaires les plus importants de la ligue de Délos. Sparte l'occupera un temps à la fin de la guerre du Péloponnèse, mais Sestos rentrera ensuite dans l'orbite athénienne.
Thraces (37, 3). Ces Thraces que menaçait d'employer Alcibiade avaient alors une réputation terrible, propre à épouvanter Athéniens et Lacédémoniens. En effet, leur férocité avait fait trembler la Grèce en 414, comme l'a rapporté Thucydide (VII, 29). Athènes avait alors à lutter sur deux fronts, en Sicile et à Décélie, et, par mesure d'économie, décida de renvoyer en Thrace les mercenaires engagés en renfort peu auparavant. Ceux-ci devant rembarquer depuis l'Eubée, après avoir traversé la Béotie tenue par les Lacédémoniens, on chargea un officier athénien de les convoyer en les occupant, sur leur passage, à faire tout le mal possible à l'ennemi. Les Thraces prirent cet ordre à la lettre, se livrant à des massacres frénétiques en Béotie, notamment à Mycalessos, au nord-est de Thèbes.
Conon (37, 4). Ce brillant officier athénien avait déjà exercé plusieurs stratégies lorsqu'il prit le commandement de la flotte de Samos après le départ d'Alcibiade. Il allait se laisser surprendre par Lysandre à l'embouchure de l'Aigos Potamoi et cette cuisante défaite entraînera l'effondrement de l'empire athénien. Conon se réfugie alors à Chypre puis se met au service de la Perse pour combattre les Spartiates. Dix ans après la mort d'Alcibiade, il remportera sur les Lacédémoniens la victoire navale de Cnide (394) et, grâce aux subsides perses, relèvera les murs d'Athènes.
Thémistocle (37, 7). Après les guerres médiques, la vieille rivalité qui, à Athènes, opposait Thémistocle à Cimon et à Aristide s'était réveillée et avait abouti, en 472/1, à l'exil du premier. Ulcéré, confondant dans sa haine Sparte et Athènes, Thémistocle avait vainement tenté de fomenter dans le Péloponnèse des mouvements anti-lacédémoniens, puis il était passé en Asie, pour y offrir ses services à Artaxerxès Ier (le fils de ce Xerxès, dont Thémistocle lui-même avait héroïquement triomphé à Salamine !). Le grand Roi l'avait accueilli en conseiller et en ami, lui donnant même en toute propriété cinq villes grecques d'Asie, dont Magnésie du Méandre, où le héros des guerres médiques s'empoisonna en 462. Fin sinistre d'un traître, auprès de qui sont « purs » les mobiles d'Alcibiade : plaider la cause d'Athènes livrée aux volontés de Sparte et tyrannisée par les Trente - en même temps que sa cause à lui, l'homme traqué...
Trente (38, 1). Au lendemain de la capitulation d'Athènes, le parti oligarchique appuyé par les Spartiates nomma un bureau dont faisait partie Critias, le disciple de Socrate, l'auteur du décret de rappel d'Alcibiade (Alcibiade, 33, 1). Ce bureau rédigea une constitution oligarchique au terme de laquelle les affaires étaient confiées à trente citoyens qui deviendront rapidement les « Trente tyrans ». Le régime muselle l'opposition, multiplie les confiscations, réduit à trois mille le nombre des Athéniens considérés comme citoyens de plein droit. Ainsi, à la perte de l'hégémonie, c'est-à-dire au démantèlement de l'empire athénien, s'ajoutait la mort de la liberté civique.
Critias (38, 5). Voir Introduction et note à 33, 1.
scytale (38, 6). La scytale (« bâton ») pourrait être une survivance des bâtons de messagers, usage très répandu dans l'Europe préhistorique (cf. J. Vendryes, Choix d'études linguistiques et celtiques, Paris, 1952, p. 272 ss.). Le gouvernement spartiate, qui entourait de mystère les affaires de l'État (Thucydide, V, 68, 1), utilisait la scytale pour la transmission officielle de dépêches secrètes. Plutarque (Lysandre, 19, 8-12) donne une description détaillée de cette pratique ingénieuse : on écrivait un message sur une bande étroite de papyrus, de cuir ou d'étoffe, qu'on roulait ensuite autour d'un objet assez mince ; une fois la bande déroulée, l'écriture en était illisible à moins qu'on l'enroule à nouveau avec soin sur un cylindre rigoureusement semblable au premier.
céruse (39, 2). Le blanc de céruse ou blanc d'argent (carbonate de plomb) était l'un des principaux fards utilisés dans l'Antiquité pour le maquillage des femmes ; les Grecques s'en servaient couramment pour s'éclaircir le teint (Xénophon, Economique, 10, 2). On en usait aussi pour certaines cérémonies religieuses, par exemple pour farder les morts - le rêve ambigu d'Alcibiade est donc une vision prémonitoire.
Laïs (39, 8). On a conservé le souvenir de plusieurs femmes de ce nom. La plus connue, la plus ancienne, est la courtisane corinthienne de la fin du Ve/début IVe siècle, qui eut des clients fameux, entre autres les Cyniques Diogène et Aristippe. - Laïs la jeune, fille de Timandra, avait, quant à elle, été faite prisonnière, tout enfant encore, à Hyccara, en pays sicane (Plutarque, Nicias, 15, 4). Lors de l'expédition de Sicile, cette bourgade, ennemie de Ségeste l'alliée d'Athènes, était en effet tombée aux mains des Athéniens, qui réduisirent la population en esclavage et firent une grosse vente de captifs (Thucydide, VI, 62, 3). Parmi ceux-ci, certains furent acheminés vers le Péloponnèse ; tel fut le cas de la petite Laïs (Nicias, l.l.) - et sans doute de sa mère Timandra. Alcibiade, pour sa part, avait quitté la Sicile peu auparavant, embarqué d'abord sur la Salaminienne, puis, fugitif, avait gagné le Péloponnèse ; on peut dès lors se demander si ce n'est pas là (à Corinthe ?) qu'il aurait rencontré et acheté Timandra, restée ensuite auprès de lui. L'hypothèse semble plausible : elle expliquerait la présence de Timandra auprès de l'homme traqué, dans un village perdu au fond de la Phrygie, et son touchant empressement à rendre au mort les derniers devoirs.
Alcibiade : Plan - Introduction - Chapitres 1-22[Autres traductions françaises : sur la BCS / sur la Toile]
[Dernière intervention : 21 octobre 2003]