Plutarque. Vie de Coriolan (21-39)

Traduction nouvelle annotée par M.-P. Loicq-Berger

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

<loicq-berger@skynet.be>

(avec la collaboration de J. Poucet
pour les notes touchant aux réalités romaines)

<poucet@egla.ucl.ac.be>


[Introduction] [Plan]

[1-20] [21] [22] [23] [24] [25] [26] [27] [28] [29] [30] [31] [32] [33] [34] [35] [36] [37] [38] [39]

[Comparaison Alcibiade - Coriolan]


II. Le proscrit (21-39)

 

Coriolan quitte Rome et passe chez les Volsques (21-23) 

21.

(1) Au milieu de tous ces gens affectés, Marcius seul faisait exception, insensible au coup et à l'humiliation, conservant un maintien, une démarche et un visage calmes, sans compassion pour lui-même  : ce n'était pas par raisonnement, ni pour être d'un naturel accommodant -- au contraire, il était rempli de colère et d'accablement : ce qui, la plupart l'ignorent, représente du chagrin.

(2) Car lorsque le chagrin se tourne en colère, il est comme chauffé à blanc et rejette humilité et inaction  ; c'est bien par là que le coléreux semble prêt à tout faire, de même que le fiévreux est brûlant : l'âme, en effet, est en quelque sorte palpitante, tendue et enflée.

(3) C'est exactement cette disposition que Marcius révéla aussitôt par ses actes. De retour chez lui, il embrasse sa mère et sa femme, qui gémissaient avec force cris et lamentations, les invite à supporter avec mesure ce qui est arrivé et part immédiatement en direction des portes de la ville.

(4) Tous les patriciens l'escortent massivement et là, sans rien recevoir ni demander, il s'éloigne, prenant avec lui trois ou quatre clients.

(5) Pendant quelques jours, dans un de ses domaines, il est seul avec lui-même, partagé entre bien des raisonnements que lui inspirait la colère : pour lui, rien à faire de beau ni d'utile sinon châtier les Romains  ! Il se décide alors à susciter contre eux une terrible guerre de frontières.

(6) Il s'empressa de sonder en premier les Volsques, les sachant encore au sommet de leurs forces en hommes et en argent, et pensant qu'à la suite de leurs récentes défaites ils n'avaient pas perdu en puissance autant qu'ils n'avaient gagné en jalousie et en fureur.

22.

(1) Dans la ville d'Antium, il était un homme qui, par sa richesse, sa vaillance et l'éclat de sa naissance, avait un prestige royal auprès de tous les Volsques : son nom était Tullus Attius.

(2) Marcius savait qu'il était haï par cet homme plus que par aucun Romain. Car lors des combats, ils en étaient souvent venus aux menaces et aux provocations, voulant s'égaler en jactance, attitudes comme en suscitent les ambitions rivales de jeunes gens en guerre ; ils avaient donc ajouté à la haine commune une haine particulière entre eux deux.

(3) Néanmoins, voyant que Tullus avait de la grandeur d'âme et qu'il était, de tous les Volsques, le plus désireux de voir les Romains offrir prise et de les rabaisser à son tour, Marcius allait apporter un témoignage confirmant celui qui a dit : "Il est difficile de combattre la colère, car ce qu'elle veut, elle le paie de sa vie".

(4) Prenant le vêtement et l'équipement sous lesquels il était le moins susceptible de laisser voir qui il était, comme Ulysse, "il plongea dans la cité des ennemis".

23.

(1) C'était le soir et quantité de gens le rencontraient, sans que nul le reconnaisse. Il chemine donc vers la demeure de Tullus, s'y introduit tout soudain et s'assied silencieusement près du foyer ; la tête voilée, il restait bien tranquille.

(2) Les gens de la maison, étonnés, n'osèrent pas le faire lever -- car il y avait autour de lui une sorte de prestige, émanant de son attitude et de son silence --, mais ils expliquèrent à Tullus, qui était à son dîner, l'insolite de l'affaire.

(3) Tullus se leva, vint à lui et l'interrogea : "Qui es-tu, arrivant, et que demandes-tu  ?" Marcius ôta son voile et, s'étant recueilli un instant : "Si tu ne me reconnais pas encore, Tullus, ou si tu doutes de ce que tu vois, il faut bien que je me fasse mon propre accusateur.

(4) Je suis Gaius Marcius, celui qui vous a fait, à toi et aux Volsques, le plus de mal : je porte le surnom de Coriolan, ce qui ne me permet pas de nier la chose.

(5) Pour prix de tant d'efforts et de tous ces dangers, je n'ai rien reçu d'autre que ce surnom, emblème de la haine que je vous porte.

(6) Voilà ce qui me reste -- et c'est inaliénable. Tout le reste, j'en ai été privé à la fois par l'envie et la violence du peuple, par la mollesse et la félonie des gouvernants et des gens de mon rang ; frappé d'exil, me voici en suppliant à ton foyer, non pour y demander sécurité et salut -- car pourquoi me faudrait-il venir ici si j'ai peur de mourir ? -- mais parce que je désire me venger de ceux qui m'ont chassé, et c'est ce que je fais déjà en te rendant maître de ma personne.

(7) Donc, si tu as à coeur de t'en prendre à tes ennemis, va, sers-toi de mes malheurs, mon brave, et fais de mon infortune la bonne fortune de la communauté volsque. Je me battrai pour vous mieux que je ne me suis battu contre vous, dans toute la mesure où des combattants au courant de la situation de l'ennemi sont supérieurs à ceux qui l'ignorent.

(8) D'un autre côté, si toi tu as renoncé, moi je ne veux plus vivre, et il ne te sied guère de sauver un homme qui, depuis longtemps, est ton ennemi et te fait la guerre, et qui de surcroît est à présent sans utilité ni intérêt."

(9) Quand il entendit cela, Tullus fut absolument ravi et, lui tendant la main droite : "Debout, Marcius, dit-il, et courage ! Tu es venu nous apporter un grand bien en nous faisant le don de ta personne ; attends-toi à en recevoir des Volsques un plus grand encore !"

(10) Et, plein d'amicales attentions, d'inviter alors Marcius à dîner. Les jours suivants, ils se mettaient à discuter ensemble de la guerre.

[Début]


Présages à Rome. Digression sur le sujet (24-25)

24.

(1) La rancoeur des patriciens à l'endroit du peuple, qu'ils accusaient surtout de la condamnation de Marcius, causait des troubles à Rome ; devins, prêtres et particuliers annonçaient quantité de présages méritant réflexion. En voici un tel que, dit-on, il s'en présenta.

(2) Il y avait un certain Titus Latinius, pas très en vue mais par ailleurs homme tranquille et modéré, dépourvu de superstition et, plus encore, de jactance.

(3) Cet homme eut un songe, où Jupiter se présentait à sa vue et lui enjoignait de dire au Sénat qu'on avait expédié en tête de sa procession un danseur exécrable et absolument sans grâce.

(4) Cette vision, dit-il, d'abord, il ne s'en était pas du tout soucié ; mais comme il l'avait encore négligée à la deuxième et à la troisième reprise, il avait vu mourir son fils, un brave enfant, et lui-même, le corps soudain paralysé, était devenu infirme.

(5) Voilà ce qu'il relata au sénat, où il s'était fait porter en litière. Une fois sa relation faite, il sentit immédiatement, dit-on, son corps fortifié, se leva et s'en fut, en cheminant tout seul. Les sénateurs, émerveillés, firent une ample recherche sur l'affaire.

(6) Voici à peu près ce qu'il en était. Quelqu'un avait remis un esclave lui appartenant aux mains d'autres serviteurs, en ordonnant à ceux-ci d'emmener sous le fouet cet esclave à travers le forum, et ensuite de l'exécuter. Ainsi font-ils ; ils torturent cet homme qui, brisé de douleur, se retourne en contorsions de toutes sortes et, mû par l'excès de souffrance, se livre à d'autres mouvements déplaisants, tandis que, par hasard, la procession débouchait par derrière.

(7) Beaucoup d'assistants s'indignaient en voyant ce triste spectacle et ces mouvements indécents, mais personne n'intervint : il n'y eut simplement qu'insultes et malédictions à l'endroit de l'homme qui punissait si sévèrement.

(8) C'est qu'à cette époque les maîtres usaient envers leurs esclaves de beaucoup de modération : vu qu'ils travaillaient ensemble de leurs mains et partageaient le même mode de vie, ils étaient avec eux plus doux et plus familiers.

(9) Il y avait alors un grand châtiment pour l'esclave coupable d'une négligence : il circulait à travers le quartier, chargé du bois au moyen duquel on étaie le timon d'un char. Quiconque avait subi cela et avait été vu ainsi par ses familiers et voisins n'avait plus aucun crédit.

(10) Il était appelé furcifer (= "porte-fourche") car les Romains nomment "fourche" ce que les Grecs nomment support et étai.

25.

(1) Quand Latinius leur eut fait part de sa vision, les sénateurs commencèrent à se demander qui était ce danseur exécrable et sans grâce qui s'était alors mis au devant de la procession. Frappés par l'insolite du châtiment, certains se souvinrent de ce serviteur que l'on conduisait sous le fouet à travers le forum et qu'on avait ensuite mis à mort. Avec l'accord unanime des prêtres, le maître fut châtié et, derechef, on reprit dès le début la procession et les fêtes en l'honneur du dieu.

(2) C'est Numa, semble-t-il, qui fut dans l'ensemble un interprète très sûr des faits religieux, qui, en particulier, légiféra excellemment sur ce point pour inciter à la prudence.

(3) Lorsque gouvernants ou prêtres exécutent un rituel, le héraut les précède en criant d'une voix forte : Hoc age.

(4) L'expression signifie : "fais attention" et engage à faire bien attention aux cérémonies, sans y introduire ni acte ni sentence en rapport avec une occupation ordinaire, vu que la grande majorité des choses humaines s'accomplissent de manière pour ainsi dire obligatoire et sous la contrainte.

(5) Il est d'usage chez les Romains de recommencer sacrifices, cortèges et spectacles non seulement pour une raison aussi importante, mais même pour des détails.

(6) Un seul des chevaux qui tirent les chars sacrés dénommés tensae vient-il à faiblir, ou bien le cocher a-t-il saisi les rênes de la main gauche, derechef ils décrètent de recommencer la procession.

(7) Aux époques plus récentes, ils ont refait un sacrifice à trente reprises, parce qu'il semblait toujours y avoir un élément manquant ou de travers : si grande était la prudence des Romains à l'égard du sacré !

[Début]


À la tête des Volsques, Coriolan marche contre Rome (26-30,1)

26.

(1) Marcius et Tullus s'entretenaient secrètement à Antium avec les citoyens les plus puisssants et les incitaient à porter la guerre chez les Romains, tant que ceux-ci étaient en conflit entre eux.

(2) Mais les Antiates voyaient la chose d'un mauvais oeil, parce qu'il y avait avec Rome trêve et suspension d'armes pour deux ans. Les Romains eux-mêmes fournirent un prétexte : sur un soupçon ou une calomnie, au cours des spectacles et des joutes, ils font enjoindre par un héraut aux Volsques de quitter la ville avant le coucher du soleil.

(3) Cela se fit, affirment certains, par suite d'un stratagème et d'une ruse de Marcius, qui dépêcha aux gouvernants, à Rome, un messager accusant faussement les Volsques et leur prêtant l'intention d'attaquer les Romains pendant les fêtes et d'incendier la ville.

(4) Cette proclamation rendit tous les Volsques plus mal disposés encore envers les Romains. Et Tullus, portant l'affaire à un paroxysme et l'exacerbant, persuada à la fin les Volsques d'envoyer à Rome des émissaires pour revendiquer la région et toutes les villes qui leur avaient été enlevées par la guerre.

(5) Entendant les ambassadeurs, les Romains s'indignèrent et répondirent que, si les Volsques devaient reprendre les armes les premiers, les Romains, eux, seraient les derniers à les déposer.

(6) Ensuite, Tullus réunit une assemblée plénière ; lorsqu'on eut décrété la guerre, il conseilla d'appeler Marcius sans lui garder rancune, mais dans la conviction qu'il serait utile à la nation comme allié dans toute la mesure où il avait été nuisible comme ennemi.

27.

(1) Appelé à l'assemblée, Marcius s'adressa au peuple et ses discours non moins que ses faits d'armes révélèrent un homme habile, un guerrier d'une pensée et d'une audace exceptionnelles. Avec Tullus, il est désigné comme commandant suprême de la guerre.

(2) Craignant que le temps que mettraient les Volsques à se préparer ne soit long et ne fasse perdre l'occasion favorable à l'action, il ordonna globalement aux notables de la ville et aux gouvernants d'assurer la levée des troupes et les munitions ; quant à lui personnellement, il persuada les plus ardents de venir avec lui de leur plein gré, sans enrôlement, et se jeta tout soudain en pays romain sans que personne ne s'y attende.

(3) Il amassa alors un butin si considérable que les Volsques renoncèrent à l'emmener, le convoyer et l'utiliser dans leur camp.

(4) C'était néanmoins pour Marcius un très mince résultat de cette expédition que l'abondance du butin, en même temps que la quantité de dommages et de maux attirés sur le pays : le grand dessein en vue duquel il l'avait faite, c'était d'accroître l'animosité des patriciens contre le peuple.

(5) Bien que ravageant et détruisant tout le reste, il veillait avec force sur les domaines des patriciens et n'y laissait pratiquer nul dommage ni prélèvement.

(6) Dès lors les deux partis se trouvèrent plongés davantage encore dans les brouilles et les troubles, les patriciens reprochant au peuple d'avoir chassé injustement un homme capable, tandis que le peuple accusait les premiers d'avoir par rancune attiré Marcius et ensuite, de rester assis à en contempler d'autres malmenés par la guerre : c'est qu'ils ont pour gardien de leurs richesses et de leurs biens à l'extérieur l'ennemi en personne !

(7) Ayant exécuté son plan et grandement aidé les Volsques à garder courage et à mépriser l'ennemi, Marcius ramena ceux-ci chez eux en toute tranquillité.

28.

(1) Une fois que se trouvèrent rassemblées, dans la hâte et l'ardeur, toutes les forces des Volsques, elles leur parurent énormes ; ils décidèrent d'en affecter une partie à la sécurité des villes et, avec l'autre, de faire campagne contre les Romains. Marcius offrit à Tullus de choisir l'un des deux commandements.

(2) Et Tullus de dire qu'il voit bien que Marcius ne lui cède pas en vaillance et que, dans tous les combats, il a plus de chance que lui-même : il l'invite donc à prendre le commandement des effectifs en partance, tandis que lui-même resterait pour garder les villes et pour assurer l'intendance du corps expéditionnaire.

(3) Se voyant renforcé, Marcius se dirigea d'abord contre Circéi, colonie romaine et, comme elle se rendait volontairement, il ne lui fit aucun mal.

(4) Après quoi, il dévaste le territoire des Latins, s'attendant à ce que, là, les Romains lui livrent bataille pour soutenir ces derniers, qui sont leurs alliés et ont fait appel à eux à plusieurs reprises.

(5) Mais comme la plèbe manquait d'ardeur et que les consuls n'étaient plus en charge que pour un temps assez bref, où ils ne voulaient pas prendre de risques, pour ces divers motifs, on éconduisit les Latins. C'est ainsi que Marcius se dirigea contre les villes mêmes, s'empara de force de Tolerium, de Labicum, de Pedum, puis encore de Voles, qui lui résistèrent. Il fit butin de leurs habitants et pilla leurs biens.

(6) Quant à ceux qui se rangeaient de son côté, il en prenait grand soin ; de peur qu'ils ne soient maltraités malgré lui, il campait à grande distance et s'abstenait de pénétrer sur leur territoire.

29.

(1) Quand il s'empara de Bola, cité qui n'est pas éloignée de Rome de plus de cent stades, il se rendit maître de quantité de biens et fit exécuter à peu près tous les hommes adultes. Mais ceux des Volsques qui avaient été préposés à la garde des villes ne supportaient plus d'y rester et se portaient en armes vers Marcius, affirmant reconnaître en lui leur unique général et leur seul commandant : à travers toute l'Italie, son nom était grand et merveilleuse la réputation d'un homme dont la vaillance avait, par son revirement, créé l'inattendu des événements.

(2) Les affaires romaines étaient dans un complet désordre. Les hommes refusaient de se battre et tenaient chaque jour rassemblements et discours séditieux les uns contre les autres, jusqu'au moment où l'on annonça que Lavinium était investi par l'ennemi -- c'est là que les Romains conservaient les souvenirs sacrés de leurs dieux ancestraux, là aussi que se trouvaient les origines de leur nation puisque Énée y avait fondé la première cité.

(3) Aussi se fit-il alors dans le peuple unanime un étonnant revirement d'opinion, et un autre, tout à fait étrange et absurde, chez les patriciens.

(4) Le peuple se décida en effet à abroger la condamnation de Marcius et à le rappeler à Rome, alors que le Sénat, réuni pour examiner la proposition, la rejetait et l'excluait : en s'opposant entièrement à tout ce qui mobilisait le peuple, entendait-il lui chercher querelle ? ou ne voulait-il pas que Marcius rentre par la grâce du peuple ? ou agissait-il désormais par colère contre celui-là même qui faisait du mal à tout le monde sans avoir pourtant été maltraité par tous, celui-là qui s'était personnellement déclaré l'ennemi de la patrie entière tout en sachant que la partie la plus importante et la plus puissante du corps civique était en sympathie avec lui, se sentait lésée avec lui ?

(5) La décision sénatoriale une fois communiquée aux plébéiens, le peuple était impuissant à agir par un vote ou par une loi, sans un sénatus-consulte.

30.

(1) L'ayant appris, Marcius s'exaspéra davantage encore ; il renonça au siège de Lavinium et, sous l'effet de la colère, il marcha contre Rome et établit ses quartiers aux "Fossés de Cluilius", à une distance de quarante stades de la ville.

[Début]


Négociations, trêve, tergiversations (30,2-31)

(2) Sa vue, redoutable, fit grand bruit, tout en mettant cependant fin, dans l'immédiat, à la sédition ; personne, en effet, ni magistrat ni sénateur, n'osa plus contredire les plébéiens à propos du rappel de Marcius. Dans la ville, on ne voit qu'allées et venues de femmes, supplications devant les temples, larmes et prières des vieillards, partout absence d'audace et de raisonnements salutaires : on reconnut alors que le peuple avait raison de se tourner vers la réconciliation avec Marcius et que le Sénat se trompait du tout au tout en commençant par la colère et la rancoeur, alors qu'il eût été bon d'y mettre fin.

(3) Tous estimèrent donc judicieux d'envoyer auprès de Marcius des ambassadeurs offrant à celui-ci un retour dans sa patrie et lui demandant de les délivrer de la guerre.

(4) Les envoyés du Sénat étaient des relations de Marcius et s'attendaient, dès les premières rencontres, à beaucoup d'aménité de la part d'un homme qui était pour eux un familier et un intime.

(5) Mais il n'y eut rien de tel ; après avoir traversé le camp ennemi, ils trouvèrent Marcius assis, affichant une superbe et une gravité insupportables.

(6) Gardant autour de lui les premiers d'entre les Volsques, il invite les délégués romains à formuler leur demande.

(7) Ces derniers tinrent un discours raisonnable et humain, approprié à la situation. Lorsqu'ils en terminèrent, il répondit aigrement, avec colère, pour ce dont il avait personnellement souffert ; pour ce qui est des Volsques, dont il est, dit-il, le général, il ordonne de leur rendre leurs villes et tout le territoire dont ils ont été amputés par la guerre, et de décréter en leur faveur une égalité civique comme celle octroyée aux Latins.

(8) Il n'est, dit-il, pas d'autre échappatoire sûre à la guerre que ce qui se fonde sur l'égalité et sur la justice. Marcius accorda aux délégués trente jours de délai pour une concertation, et une fois ceux-ci partis, il se replia aussitôt hors du territoire.

31.

(1) Ce fut là la première accusation que portèrent contre lui ceux des Volsques qui, depuis longtemps, trouvaient son pouvoir pesant et le jalousaient. Parmi ceux-ci, il y avait Tullus, non qu'il eût été à titre particulier maltraité par Marcius, mais parce qu'il était dans une disposition bien humaine :

(2) il supportait mal, en effet, d'être complètement éclipsé en prestige et d'être regardé de travers par les Volsques, lesquels considéraient que Marcius, et lui seul, était tout pour eux ; quant aux autres, ils n'avaient, estimaient-ils, qu'à se contenter de la mesure exacte de pouvoir et d'autorité que cet homme-là leur dispenserait !

(3) De là les premières accusations semées secrètement contre lui ; réunis, les opposants se manifestaient les uns aux autres leur indignation et appelaient "trahison" le repli de Marcius ; "ce ne sont point, disaient-ils, des remparts ni des armes, mais des occasions qu'il a fournies à l'ennemi, ces occasions grâce auxquelles, tout naturellement, le reste est tour à tour sauvé puis perdu : c'est qu'il a donné à la guerre une trêve de trente jours et que rien ne connaît de plus grands retournements qu'une guerre, et en un moindre laps de temps".

(4) Marcius néanmoins ne restait pas inactif pendant ce temps-là : s'en prenant aux alliés des ennemis, il ravageait et pillait leur pays, et il leur enleva sept grandes villes très peuplées.

(5) Les Romains n'osaient pas venir à la rescousse, leurs âmes étaient remplies d'hésitation et ils étaient vis-à-vis de la guerre dans les mêmes dispositions que des gens totalement engourdis et paralysés.

(6) Une fois le délai écoulé et Marcius de retour avec tous ses effectifs, Rome lui envoie derechef une ambassade lui demandant d'apaiser sa colère et, sitôt qu'il aurait emmené les Volsques hors du pays, de faire et de dire ce qu'il estimait préférable pour les deux peuples ; les Romains ne concéderaient rien par crainte, mais s'il pense, lui, que les Volsques doivent obtenir des conditions convenables et un peu humaines, tout leur sera accordé une fois les armes déposées.

(7) Sur ce, Marcius affirma n'avoir rien à répondre en tant que général des Volsques, mais en tant que citoyen romain -- ce qu'il est toujours ! -- il exhorte et invite ses concitoyens à réfléchir avec plus de mesure sur ces conditions équitables, puis à revenir le voir dans trois jours, après avoir voté les engagements demandés. S'ils étaient d'un autre avis, qu'ils sachent bien que c'est sans garantie de sécurité qu'ils reviendraient dans son camp avec de vains discours.

[Début]


Ultime échec de la diplomatie romaine (32, 1-4)

32.

(1) Le Sénat entendit les ambassadeurs à leur retour et, en plein bouleversement de la cité, de même qu'au cours d'une forte tempête, il souleva et jeta l'ancre sacrée.

(2) Tout ce qu'il y avait comme prêtres des dieux, célébrants des mystères, gardiens des temples, détenteurs de la divination ancestrale par les oiseaux, tout ce monde, on le décréta, avait à se rendre auprès de Marcius, chacun portant les ornements qui lui sont imposés pour les cérémonies sacrées ; on lui redirait la même chose et on lui conseillerait de renoncer à la guerre, en sorte de pouvoir engager la discussion avec ses concitoyens au sujet des Volsques.

(3) Il accueillit à vrai dire ces gens dans son camp, mais sans concéder rien d'autre, sans rien faire ni dire de plus conciliant : ou l'on cessait les hostilités aux conditions qu'il avait imposées antérieurement, ou ils acceptaient la guerre.

(4) Les prêtres rentrèrent donc ; on décida de rester impavide dans la ville, de monter la garde aux remparts et de repousser l'ennemi s'il attaquait : on mettait ses espérances surtout dans le temps et dans les revirements inattendus de la fortune puisque, on le savait bien, on ne pouvait poser par soi-même aucun acte salvateur. Trouble, épouvante, rumeurs fâcheuses remplissaient la cité, jusqu'au moment où survint un événement semblable à ce qui est maintes fois dit par Homère -- sans pourtant convaincre beaucoup de gens.

[Début]


Digression : de l'inspiration divine dans les affaires humaines (32, 5-8)

(5) Car le poète dit et proclame, à propos de faits considérables et inattendus :

"Or donc, lui mit en tête la déesse aux yeux pers, Athéna".

Et encore :

"Mais l'un des Immortels retourna mon esprit, et glissa dans mon coeur la rumeur montant du peuple".

Et ceci :

"Était-ce sa pensée, ou bien un dieu l'ordonnait-il ainsi ?"

Mais on n'a que dédain pour Homère, sous prétexte que, par ses fictions impossibles et ses contes incroyables, il prive le raisonnement de chacun de la liberté de choix.

(6) Or ce n'est pas ce que fait Homère ; aussi bien accorde-t-il à notre libre arbitre les actes naturels, habituels et réalisés logiquement, puisqu'il dit souvent :

"Moi, je délibérai dans mon coeur magnanime"

et

"Ainsi dit-il. La colère gagne le Péléide, son coeur, en son poitrail velu, se partage entre deux avis".

Et encore :

"Mais lui, Bellérophon au coeur généreux, le prudent, elle ne le convainc pas".

(7) Dans les actions insolites, hardies et qui requièrent une sorte de pulsion enthousiaste et de transport, Homère montre le dieu non pas supprimant mais bien suscitant la liberté de choix, créant non pas des impulsions, mais bien des images productices d'impulsions, par lesquelles ce même dieu ne prive pas notre action de volonté, mais donne un départ à l'acte volontaire et lui ajoute la confiance et l'espoir.

(8) En effet : ou il faut retirer aux êtres divins toute intervention qui cause et commande nos actes, ou alors de quelle autre façon secourent-ils les hommes et agissent-ils avec eux ? Ce n'est pas, assurément, en façonnant notre corps, ni en déplaçant eux-mêmes comme il le faut nos mains et nos pieds ! En fait, ils éveillent par certaines incitations, images et pensées la partie active et volitive de notre âme, ou bien au contraire ils la détournent et l'arrêtent.

[Début]


Les Romaines gagnent à leur cause la mère et l'épouse de Coriolan (33)

33.

(1) À Rome, pendant ce temps, les femmes allaient les unes dans un temple, les autres dans un autre ; mais les plus nombreuses et les plus considérables se rendaient en suppliantes à l'autel de Jupiter Capitolin. Parmi celles-ci, il y avait Valérie, la soeur de Publicola, celui qui avait rendu quantité de grands services aux Romains, lors des guerres comme dans les affaires d'État.

(2) Publicola était mort antérieurement, ainsi que nous l'avons consigné dans l'écrit que nous lui avons consacré ; mais Valérie conservait dans la cité réputation et place d'honneur, car sa vie témoignait bien qu'elle ne faisait pas rougir sa race.

(3) Or, l'impulsion dont je parle, Valérie l'éprouva tout à coup. Par une inspiration qui n'avait rien de profane, la voilà attachée à l'intérêt général ; elle se leva, fit lever toutes les autres et gagna la maison de Volumnie, la mère de Marcius.

(4) Une fois entrée, elle trouva Volumnie assise avec sa belle-fille et tenant sur ses genoux les enfants de Marcius ; plaçant les femmes en cercle autour d'elle, elle dit :

(5) "Volumnie et toi, Vergilie, c'est en femmes que nous-mêmes sommes venues chez vous autres femmes : ce n'est point le Sénat qui l'a décrété, ni un magistrat qui l'a ordonné, c'est le dieu, apparemment, qui a pris en pitié notre supplication et a inspiré notre élan à venir ici chez vous, et à vous demander un geste salvateur pour nous et pour les autres citoyens -- un geste qui, d'ailleurs, vous apportera à vous-mêmes, si vous vous laissez convaincre, un renom plus éclatant encore que n'en eurent ces filles des Sabins qui, au sortir des guerres, ramenèrent pères et maris à l'amitié et à la paix.

(6) Allons ! venez avec nous chez Marcius, et rendez à la patrie un témoignage véridique et juste : à savoir que, malgré toutes ses souffrances, elle n'a rien fait ni décidé de grave à votre encontre sous l'emprise de la colère, mais qu'elle vous rend à Marcius, même si elle n'en doit rien obtenir d'équitable."

(7) Ainsi parla Valérie et les autres femmes de l'acclamer. Volumnie répondit : "Aux malheurs communs, Mesdames, nous prenons la même part que vous ; de surcroît, à titre personnel, nous éprouvons le malheur d'avoir perdu le renom et la vaillance de Marcius, et de voir sa personne se mettre sous la garde des armes ennemies plutôt que de trouver en elles son salut.

(8) Cependant, la plus grande de nos infortunes, c'est que la patrie soit exténuée au point de mettre en nous ses espoirs !

(9) Au reste, je ne sais si Marcius fera le moindre cas de nous, alors qu'il n'en fait aucun de sa patrie, qu'il vénère bien plus que mère, femme et enfants.

(10) Néanmoins servez-vous de nous et emmenez-nous avec vous jusqu'à lui : à défaut d'autre chose, nous pouvons toujours expirer à force de le supplier pour la patrie."

[Début]


L'entrevue. Discours de Volumnie (34-36,3)

34.

(1) Après quoi, faisant lever les enfants et Vergilie, elle chemine avec les autres femmes jusqu'au camp des Volsques.

(2) Leur vue et leur aspect lamentable inspira respect et silence même aux ennemis. Marcius se trouvait assis à la tribune en compagnie des chefs.

(3) Quand il vit s'avancer ces femmes, il fut d'abord tout étonné ; mais en reconnaissant sa mère, qui marchait la première, d'un côté il voudrait bien s'en tenir à ses raisonnements inébranlables et inexorables, mais d'un autre côté, vaincu par l'émotion et profondément troublé à cette vue, il ne pouvait souffrir qu'à sa venue, elle le trouve assis. Alors, descendu en hâte, il va à sa rencontre, embrasse en premier, très longuement, sa mère, puis sa femme et ses enfants ; sans plus retenir ses larmes ni ses témoignages d'affection, il se laisse emporter par son émotion comme par un torrent.

35.

(1) Une fois comblé par ces retrouvailles, quand il s'aperçut que sa mère voulait commencer à parler, il fit placer auprès de lui les conseillers des Volsques et écouta Volumnie, qui dit à peu près ceci :

(2) "Tu vois, mon fils, même si nous ne le disions pas, mais comme te le prouvent nos vêtements et l'apparence de nos misérables personnes, quelle existence à la maison nous a value ton exil ! Réfléchis à présent que nous sommes arrivées ici comme les plus infortunées de toutes les femmes, nous à qui le destin a rendu effroyable le spectacle le plus doux : voir, moi, un fils, celle-ci, un mari campant face aux remparts de notre patrie !

(3) Ce qui, pour les autres, est la consolation de toute infortune et de tout malheur, c'est-à-dire prier les dieux, est pour nous extrêmement embarrassant : impossible, en effet, de demander aux dieux pour notre patrie la victoire, en même temps que, pour toi, le salut ! Ce qui prend place dans nos prières, ce sont les malédictions dont pourraient nous accabler nos ennemis !

(4) Aussi bien, ta femme et tes enfants doivent nécessairement se trouver privés ou de leur patrie ou de toi.

(5) Pour ma part, je n'attendrai pas que la guerre soit, moi vivante, l'arbitre de ce destin : si je ne pouvais te convaincre de mettre amitié et concorde en lieu et place de la discorde et de ses malheurs, d'être le bienfaiteur de deux peuples plutôt que le fléau d'un des deux, alors, réfléchis et prépare-toi à l'idée que tu ne pourras pas attaquer ta patrie avant d'avoir passé par-dessus ta mère, morte !

(6) Car je ne dois pas attendre ce jour affreux où je verrai mon fils captif, traîné par ses concitoyens dans un cortège triomphal ou bien y figurant lui-même comme le vainqueur de sa patrie !

(7) Or, si je te demande de sauver ta patrie en menant les Volsques à leur perte, je t'offre, mon fils, un sujet de réflexion difficile et d'un arbitrage bien ardu : détruire ses concitoyens n'est pas beau, pas plus qu'il n'est juste de trahir ceux qui nous font confiance.

(8) Mais en fait, c'est la délivrance de nos malheurs que nous réclamons, délivrance salutaire semblablement pour les deux adversaires, mais glorieuse et belle plus encore pour les Volsques, puisqu'ils apparaîtront, de par leur supériorité même, dispenser les plus grands des biens, la paix et l'amitié -- en y participant non moins que nous : et c'est toi qui en seras principalement la cause, tandis que, si cela ne se fait pas, tu en auras seul la responsabilité auprès des deux partis.

(9) Incertaine est la guerre, mais ce qui est bien certain, c'est que, si tu es vainqueur, tu y gagnes d'être le mauvais génie de ta patrie, et si tu es vaincu, tu passeras pour avoir causé, par colère, les plus grands malheurs à de hommes qui étaient tes bienfaiteurs et tes amis."

36.

(1) Voilà ce que dit Volumnie. Marcius écoutait sans rien répondre. Lorsqu'elle s'arrêta, il resta silencieux pendant un long moment, puis Volumnie dit derechef :

(2) "Pourquoi te taire, mon fils ? Céder totalement à la colère et au ressentiment, est-ce beau, et ne l'est-il pas de faire plaisir à ta mère qui t'implore, s'agissant de si grands enjeux ? Se rappeler les maux qu'on a soufferts, est-ce bien ce qui convient à un grand homme, alors que vénérer et respecter les bienfaits dispensés à des enfants par leurs parents n'est pas l'affaire de cet homme grand et bon ? Assurément, il ne sied à personne plus qu'à toi de pratiquer la gratitude, toi qui attaques si sévèrement l'ingratitude !

(3) Pourtant, toi qui t'es déjà vengé cruellement de ta patrie, tu n'as témoigné nulle gratitude à ta mère. Or, ce serait bien le geste le plus saint que de me laisser, moi qui t'en prie, obtenir de toi sans contrainte une faveur si belle et si juste. Mais si je ne te convaincs pas, pourquoi me priver de l'ultime espoir ?"

[Début]


Coriolan renonce à la guerre (36,4-37)

(4) À ces mots, elle se jette à ses genoux, en même temps que la femme et les enfants de Marcius.

(5) Et lui, de s'écrier : "Que fais-tu, mère ?" et de la relever en lui pressant fortement la main : "Tu as gagné, dit-il, pour la patrie, c'est une victoire heureuse ; pour moi, elle est désastreuse : je me retire, vaincu par toi seule".

(6) Voilà tout ce qu'il dit. Il s'entretint encore brièvement en particulier avec sa mère et avec sa femme puis les renvoya à Rome, à leur demande. Une fois la nuit passée, il reconduisit les Volsques, lesquels n'étaient pas tous dans les mêmes dispositions.

(7) Les uns critiquaient à la fois l'homme et son action, les autres ne blâmaient ni l'un ni l'autre car ils étaient tout naturellement pour la trêve et la paix ; d'aucuns, tout en prenant mal l'affaire, ne voyaient néanmoins pas en Marcius un scélérat, mais un homme pardonnable d'avoir fléchi sous d'aussi grandes contraintes.

(8) Personne, au reste, ne résista ; tous le suivirent, honorant sa vertu davantage que son autorité.

37.

(1) L'ampleur de la crainte et du danger dans lesquels on s'était trouvé en présence de la guerre, le peuple romain la fit sentir mieux encore une fois celle-ci terminée.

(2) Au moment où les gardes postés aux remparts virent les Volsques se replier, tous les sanctuaires aussitôt s'ouvrirent, tandis que les citoyens se couronnaient et faisaient des sacrifices comme pour une victoire.

(3) Mais ce qui révéla surtout l'allégresse de la cité, c'est l'amour et l'honneur que marquèrent aux femmes le Sénat et tout le peuple : on disait et on estimait qu'elles avaient été, de toute évidence, causes du salut obtenu.

(4) Le Sénat décida de leur accorder tout ce qu'elles demanderaient pour leur gloire ou leur agrément : aux magistrats d'y pourvoir. Mais elles ne demandèrent rien d'autre que la fondation d'un temple de la Fortune Féminine, dont elles prendraient sur elles la dépense, les deniers publics assurant les services sacrés et les honneurs dus aux dieux.

(5) Une fois que le Sénat eut approuvé la noble ambition des femmes, il fit quand même ériger le temple et la statue aux frais de l'État ; elles, néanmoins, se cotisèrent et firent mettre en place une deuxième statue qui, à ce que prétendent les Romains, articula à peu près ceci quand on l'installa dans le sanctuaire : "c'est selon un rite cher aux dieux, femmes, que vous m'avez dédiée".

[Début]


Digression. Les prodiges : fable ou réalité ? (38)

(1) Cette voix se fit entendre à deux reprises, à ce que racontent des gens qui voudraient nous faire croire des choses qui ont tout l'air de ne s'être jamais produites et sont bien difficiles à admettre.

(2) Que des statues aient paru suer, ruisseler de larmes et distiller une humidité sanglante, ce n'est pas impossible. Bois et pierres secrètent souvent une moisissure qui génère de l'humidité ; ils tirent d'eux-mêmes quantité de couleurs et reçoivent aussi des teintes de l'air ambiant : phénomènes par lesquels rien n'empêche, semblerait-il, que la divinité fasse certains signes.

(3) Il est possible aussi qu'une statue émette un bruit semblable à un murmure ou à un gémissement, sous l'effet d'une déchirure ou d'une distension assez violente survenue dans la profondeur de ses éléments. En revanche, qu'une voix articulée et un langage si clair, si extraordinaire et de prononciation si nette naisse en un corps inanimé, là, il n'y a absolument pas moyen : aussi bien n'est-il pas arrivé non plus que notre âme ou la divinité résonne et parle sans avoir, en guise d'instrument, un corps composé d'éléments servant à la parole.

(4) Là où l'histoire tente de nous faire violence en produisant quantité de témoins dignes de foi, c'est qu'intervient, dans l'élément imaginatif de l'âme, une impression bien différente de la perception véritable et qui nous amène à nous fier à une apparence -- de la même façon, dans le sommeil, nous croyons entendre alors que nous n'entendons pas, et voir alors que nous ne voyons pas.

(5) Assurément, pour les gens excessivement imprégnés d'amour et d'attachement à l'égard des dieux, incapables de repousser ni de refuser aucun fait de ce genre, le merveilleux de la puissance divine -- fût-il même sans rapport avec nous -- aide grandement à croire.

(6) Car cette puissance ne ressemble en aucune façon à rien d'humain, ni par sa nature, ni par son mouvement, ni par son art ou sa force : quand bien même réalise-t-elle une chose infaisable pour nous, opère-t-elle l'impossible, il n'y a là rien d'absurde ; différant beaucoup de nous sous tous rapports, c'est surtout par ses oeuvres que le dieu est dissemblable et éloigné de nous.

(7) Mais selon Héraclite, la majorité des faits divins "de par notre incrédulité, échappent à notre connaissance".

[Début]


Mort de Coriolan (39)

(1) Lorsque Marcius fut revenu à Antium à l'issue de l'expédition, Tullus, qui le haïssait de longue date et était travaillé par l'envie, complota de le supprimer immédiatement, dans la pensée que, si Coriolan s'échappait à ce moment, il ne donnerait plus prise une deuxième fois.

(2) Il rassembla un bon nombre d'hommes, les dressa contre le Romain et somma celui-ci de rendre ses comptes aux Volsques, après avoir déposé son commandement.

(3) Marcius, redoutant de n'être plus qu'un simple particulier alors que Tullus restait général et disposait d'un immense pouvoir chez ses concitoyens, prétendait pour sa part ne remettre son commandement qu'aux Volsques, s'ils l'ordonnaient -- c'était en effet de par leur ordre à tous qu'il l'avait reçu --. Quant à soumettre ses comptes et sa justification à ceux des Antiates qui le voulaient, dès à présent, il ne s'y refusait pas.

(4) Il y eut donc une assemblée du peuple, au cours de laquelle les chefs populaires, dûment travaillés, se levèrent pour exciter la masse.

(5) Dès que Marcius se leva à son tour, le tumulte excessif retomba néanmoins, par respect, ce qui lui permit de parler sans crainte. L'élite des Antiates, extrêmement heureuse de la paix, se montra prête à l'écouter avec bienveillance et à le juger en toute justice. Alors Tullus commença à redouter la défense qu'allait présenter le Romain.

(6) C'était en effet un orateur des plus habiles, et ses hauts faits passés lui valaient plus de gratitude que ne pesait l'accusation ultérieure, ou plutôt le reproche qu'on lui faisait témoignait pleinement de l'ample dette de reconnaissance contractée envers lui.

(7) Les Volsques, aussi bien, ne se seraient pas crus frustrés de n'avoir pas mis la main sur Rome s'ils n'avaient précisément été près de la prendre grâce à Marcius.

(8) Dès lors, il ne parut plus souhaitable de différer, ni de tâter le populaire ; les plus audacieux des conjurés hurlèrent qu'il ne fallait pas écouter le traître ni supporter de le voir en position de tyran chez les Volsques et refusant de déposer son commandement. Se ruant tous ensemble sur lui, ils l'occirent, sans qu'aucun des assistants ne s'avance pour le défendre.

(9) Cela ne fut point exécuté sur avis de la grande majorité des Volsques, c'est ce que ceux-ci firent voir aussitôt : se précipitant hors de leurs villes vers le cadavre de Marcius, ils l'ensevelirent avec honneur et parèrent sa tombe d'armes et de dépouilles, comme celle d'un général hors pair.

(10) Quant aux Romains, apprenant sa fin, ils ne firent paraître aucun signe d'estime ni de colère à son endroit ; toutefois, à la requête des femmes, ils leur concédèrent un deuil de dix mois, ainsi que c'était pour chacune d'usage pour un père, un fils ou un frère.

(11) C'était là le terme du deuil le plus long, qu'avait fixé Numa Pompilius, comme on l'a montré dans l'écrit relatif à ce personnage.

(12) Les affaires des Volsques eurent tout de suite à regretter Marcius ! Entrés en lutte pour l'hégémonie avec les Èques, leurs alliés et amis, dans un premier temps, ils en arrivèrent aux horions et aux meurtres.

(13) Par la suite, défaits par les Romains lors d'un combat où mourut Tullus et où périt entièrement la fleur de leur armée, ils durent se contenter d'une trêve infamante et, devenus sujets de Rome, accepter de faire ce qui leur était imposé.

[Début]

[Comparaison Alcibiade - Coriolan]


Notes

clients (21, 4). Dans les premiers siècles de la République romaine, le client (cliens) était à Rome un homme libre uni par un lien juridique étroit à un personnage plus puissant que lui et qui s'appelait le patron (patronus). En échange de la protection de son patron, le client lui devait le respect et lui rendait divers services. Il venait par exemple le saluer le matin ; il l'accompagnait dans la rue ; il lui apportait son soutien en un certain nombre de circonstances. L'origine lointaine de cette clientèle n'est pas claire : il pouvait s'agir de membres de familles pauvres, d'anciens parents déchus, d'étrangers, d'esclaves affranchis. Par la suite, l'institution de la clientèle se généralisa et dégénéra ; il fut beaucoup moins question de rapports interpersonnels étroits ; une clientèle nombreuse devint un signe de puissance et aussi un instrument non négligeable au moment des élections. À la fin de la République et sous l'Empire, beaucoup de clients n'étaient plus que de simples parasites.

Tullus Attius (22, 1). Tite-Live (2, 35, 6-8) appelle ce personnage Attius Tullius. Plutarque suit ici Denys d'Halicarnasse (8, 1). Si l'on en croit Plutarque (Vie de Cicéron, 1, 1), certains faisaient remonter jusqu'à lui l'origine de la famille de Cicéron, dont le nom complet était Marcus Tullius Cicéron. C'est plus que douteux.

colère (22, 3). Citation littérale d'un texte d'Héraclite (fgt 85 Diels-Kranz), auquel Plutarque se réfère volontiers (cf. Du contrôle de la colère, 457 D ; Dialogue sur l'amour, 755 D).

Ulysse (22, 4). Citation abrégée de l'Odyssée, IV, 246 : Hélène explique la ruse d'Ulysse qui, pour entrer incognito dans Troie, avait pris l'apparence et les guenilles d'un mendiant.

C'était le soir (23, 1). Dans la description de la rencontre entre Coriolan et Tullus, Plutarque s'est manifestement inspiré du passage parallèle chez Denys d'Halicarnasse (8, 1-2). Les deux récits présentent en effet des ressemblances nombreuses et frappantes, malgré certaines innovations de Plutarque (mention du surnom de Coriolan ; geste de se voiler et de se dévoiler la tête, par exemple).

Titus Latinius (24, 1). L'histoire qui va suivre est racontée aussi par Tite-Live (2, 36), Denys d'Halicarnasse (7, 68-73), Cicéron (De la divination, 1, 55) et Macrobe (Saturnales, 1, 11, 3). Fondamentalement il s'agit d'une étiologie, à savoir un récit qui tend à "expliquer" une réalité, ici institutionnelle, et "expliquer" pour les anciens, cela veut dire donner l'origine de l'institution, en d'autres termes raconter dans quelles circonstances elle est apparue pour la première fois. Pareilles étiologies, faut-il le dire, relèvent plus souvent de l'imaginaire que de la réalité historique. Généralement les étiologies connaissent un ancrage chronologique variable, c'est-à-dire qu'elles sont datées de manière différente selon les sources. C'est le cas ici. L'anecdote n'est pas rapportée par tous les auteurs à l'époque de l'exil de Coriolan : les annalistes cités par Cicéron la plaçaient au moment la guerre contre les Latins (499 ou 496) ; Macrobe proposait 474. Quoi qu'il en soit, il s'agissait d'expliquer l'origine de ce qu'on appelle dans la religion romaine l'instauratio, c'est-à-dire le renouvellement, la reprise d'une cérémonie qui, parce qu'elle avait été mal faite ou troublée par un incident de mauvais augure, risquait de ne pas être agréée par le dieu auquel elle était destinée.

Jupiter (24, 3). C'est donc le dieu suprême de Rome qui est en cause. Comme on va le voir dans la suite (25, 1), la cérémonie "viciée" concernait la procession et les jeux en son honneur, à savoir les Ludi Romani ("Jeux Romains") ou Ludi Magni ("Grands Jeux"), qui comptaient parmi les plus anciens et les plus importants jeux à Rome. C'étaient à l'origine des jeux votifs, c'est-à-dire offerts à Jupiter en accomplissement d'un voeu (votum) fait à l'occasion d'une campagne militaire ; après 366 a.C.n. ils changèrent de nature et de périodicité : ils devinrent annuels, et leur durée passa de un à quinze jours (du 5 au 19 septembre). Ils comportaient une grande procession vers le temple de Jupiter sur le Capitole (on y transportait les images des grands dieux) ainsi que des courses de chars et des parades militaires. Cette procession était conduite par ce qu'on appelait en latin le praesultator (le chef des danseurs). Il sera question plus loin de la procession initiale et de la parodie de danse que Jupiter n'avait pas appréciée.

fortifié (24, 5). Tite-Live raconte (2, 36, 7) que cet homme, "paralysé de tous ses membres et qu'on avait porté au sénat, une fois sa mission remplie rentra à pied chez lui". C'est dans le "rétablissement" miraculeux du porteur du message de Jupiter que Macrobe (Saturnales, 1, 11, 5) voit l'origine du mot latin instauratio. D'autres auteurs anciens le mettaient en rapport avec la furca dont il sera question plus loin.

en contorsions de toute sortes (24, 6). C'était là le "danseur exécrable et absolument sans grâce" (24, 3) que Jupiter s'était plaint de voir ouvrir la procession en son honneur.

beaucoup de modération (24, 8). C'est vrai qu'au début de la République, les esclaves, beaucoup moins nombreux qu'ils ne le furent plus tard, étaient mieux traités.

furcifer (24, 10). Terme latin que Plutarque reproduit simplement en caractères grecs et qui veut dire littéralement "celui qui porte la furca ("fourche, bois fourchu, étançon"), laquelle était un redoutable instrument de supplice pour les esclaves, une sorte de gibet. En latin, le mot furcifer est toujours utilisé dans un sens figuré, "gibier de potence, pendard". On lira à ce sujet le texte du numéro 70 des Questions Romaines de Plutarque : "Comment se fait-il qu'ils appellent furciferi ceux qui sont reconnus coupables de vol ou d'autres délits serviles ? - Est-ce encore une preuve de l'esprit avisé des Anciens ? En effet, quiconque venait à convaincre d'un délit un des esclaves de sa demeure lui ordonnait de prendre le bâton fourchu qu'ils placent sous leurs chariots, de le lever et de parcourir le domaine ou le voisinage, à la vue de tous, afin qu'on se défie de lui et qu'on se tienne par la suite sur ses gardes. Ce bâton, nous le nommons étai, et les Romains furca. C'est pourquoi on appelle furcifer celui qui l'a porté." (trad. Le Livre de Poche, 1999). -- Comme le note R. Flacelière dans son commentaire, l'intervention d'une furca dans le récit "semble avoir été influencée par une étymologie grecque absurde (instauratio, apo tou staurou ; stauros = furca)". En effet, continue le commentateur français, "si Plutarque ne parle de la furca que dans la digression qui suit, aux paragraphes 8-10, Tite-Live et Denys d'Halicarnasse disent que l'esclave battu en plein forum portait la furca."

on reprit (25, 1). C'est donc le premier cas où fut recommencée une cérémonie religieuse, le premier exemple d'instauratio. Il y en aura beaucoup d'autres dans l'histoire de la religion romaine. Plutarque y fera allusion dans la suite du présent chapitre (paragraphes 5 à 7).

Numa (25, 2). Le second roi de Rome passe dans la tradition pour celui qui avait donné aux Romains l'essentiel de leurs institutions religieuses. Plutarque lui attribue ici la formule du Hoc age, qu'il va immédiatement présenter à ses lecteurs, à nouveau en guise de digression.

Hoc age (25, 3). Comme dans le cas de furcifer, Plutarque se contente de fournir le calque en caractères grecs de l'expression latine, qu'on pourrait gloser par : "fais attention à ce que tu fais", "ne te laisse pas détourner du rituel que tu es en train d'accomplir".

tensae (25, 6). La tensa était un char de cérémonie traîné par des animaux et sur lequel on transportait en grande pompe les images des dieux dans les jeux du cirque.

main gauche (25, 6). Dans beaucoup de cultures, la gauche est perçue comme néfaste, négative ; la droite, comme favorable, positive (cfr nos expressions françaises : "se lever du pied gauche", "passer l'arme à gauche", "être le bras droit de quelqu'un", "placer quelqu'un à sa droite", "se serrer la main droite"). C'est d'ailleurs le mot latin qui désigne "gauche" (sinister) qui a donné le français "sinistre" ; et l'adjectif latin déjà peut avoir la valeur de "fâcheux, défavorable". Les choses toutefois sont plus complexes. Ainsi dans la divination romaine, un coup de tonnerre qui éclate à gauche ou un oiseau qui vient de gauche apparaissent comme des présages favorables. On ne peut entrer ici dans les détails.

à trente reprises (25, 7). Ce chiffre de trente, très élevé, ne semble pas avoir été signalé dans d'autres sources.

certains (26, 3). "En effet, chez Tite-Live 2, 37, c'est à l'instigation de Coriolan qu'Attius Tullus en personne va trouver les consuls et les engage à se méfier des Volsques venus à Rome pour les jeux ; chez Denys d'Halicarnasse, 8, 3, c'est un homme de confiance de Tullus qui remplit cette mission, suivant les suggestions faites par Coriolan. Plutarque refuse de mettre ces basses intrigues au compte de son héros" (R. Flacelière).

ses discours (27, 1). Denys d'Halicarnasse, toujours prolixe et très friand de discours, développe en quatre chapitres (8, 5-8) la harangue qu'adresse Coriolan à l'assemblée des Volsques.

Circéi (28, 3). Ville du Latium située sur la côte à quelque 50 km au sud-est d'Antium et célèbre notamment parce que la tradition ancienne y localisait la magicienne Circé. L'histoire primitive de la cité est obscure. Selon la tradition (par exemple Tite-Live, 1, 56, 3), Tarquin le Superbe y aurait envoyé des colons, une anticipation pour les historiens modernes. Mais peu importe ici, c'est dans cette perspective traditionnelle que s'inscrit ce détail de la vie de Coriolan, censé ici s'être emparé de la "colonie romaine" de Circéi.

qui sont leurs alliés (28, 4). Après la défaite latine du lac Régille (supra, 3, avec les notes), les Latins sont censés être devenus les alliés de Rome, vision traditionnelle qui n'est pas partagée par tous les historiens modernes.

Tolerium (28, 5). Dans cette énumération de villes latines prises par Coriolan, Plutarque est beaucoup plus proche de Denys (8, 14-21) que de Tite-Live (2, 39, 2-4). La localisation exacte de Tolerium n'est pas connue. Labicum est située entre Tusculum et Préneste ; Pedum, entre Tibur et Préneste ; Voles serait une ville des Èques.

Bola (29, 1). La tradition manuscrite hésite sur le nom exact. Peut-être s'agit-il de Bovillae, sur la via Appia, à quelque 17 km de Rome.

Lavinium (29, 2). Ville latine non loin de la côte, à une quinzaine de km d'Ostie (aujourd'hui Pratica di Mare). Comme le rappelle Plutarque, c'est dans cette zone que la tradition fait débarquer Énée et c'est la ville qu'il a fondée. C'était, avec Albe-le-Longue, une des métropoles religieuses de Rome.

sénatus-consulte (29, 5). On appelait sénatus-consulte une décision du sénat. On se gardera de prendre pour argent-comptant tout ce récit de Plutarque, qui suit d'ailleurs d'assez près celui de Denys (8, 21). Les auteurs anciens qui ont écrit sur Coriolan ne disposaient d'aucun document d'époque : ils ont reconstitué les événements à leur manière, en n'imaginant pas que les institutions du début du Ve siècle pouvaient être différentes de celles de leur époque. Les tensions et les oppositions entre le peuple et le sénat présentées par Denys et Plutarque ne sont concevables que des siècles après la date traditionnelle de Coriolan. Toutes leurs constructions sont totalement anachroniques. Mais, pour en revenir au cas du senatus-consulte, il est exact que pendant très longtemps à Rome, une décision prise par l'assemblée populaire ne pouvait avoir force de loi que si elle recevait la sanction du sénat.

Fossés de Cluilius (30, 1). Un lieu-dit, dont on ne peut que conjecturer l'emplacement, à quelque 7 km de Rome, et qui semble avoir marqué la frontière du territoire romain primitif (ager Romanus) en direction d'Albe-la-Longue. Le lieu-dit intervient aussi sous la royauté romaine dans le récit des combats entre Romains et Albains à l'époque de Tullus Hostilius (par exemple Tite-Live, I, 23, 3).

ambassadeurs (30, 3). Début de la série des ambassades que Rome va successivement envoyer à Coriolan. La première ambassade, une émanation du sénat, est redoublée, les envoyés venant porter la réponse des autorités romaines au terme du délai de trente jours. Mais c'est l'échec du pouvoir politique. Rome va ensuite mettre en branle les autorités religieuses. C'est un autre échec. Finalement ce sont les femmes qui feront lever le siège. L'analyse comparatiste qui a été proposée (L. Gerschel, G. Dumézil) de cet épisode des ambassades n'est pas totalement satisfaisante. Les "politiques" et les prêtres relèvent bien de la première fonction, et l'intervention des femmes de la troisième. Mais le deuxième fonction fait défaut. Et il est un peu facile d'écrire, comme le fait G. Dumézil (Mythe et épopée. III, Paris, 1973, p. 253), qu'elle est "représentée par sa négation" : "loin d'être absente, elle commande tout, mais de l'extérieur. C'est Coriolan qui l'incarne à la tête des Volsques, contre Rome". Bref, s'il existe, l'héritage indo-européen est plutôt évanescent. C'est également le cas d'ailleurs dans la série des griefs articulés contre Coriolan (cfr supra en 16, 7 avec la note).

Latins (30, 7). Sous la République, les habitants des cités latines qui n'avaient pas été incorporées dans l'État romain jouissaient de certains droits publics et privés relativement avantageux (c'était ce qu'on appelait le droit latin). Sans posséder la citoyenneté romaine pleine et entière, ils occupaient sur le plan juridique une position intermédiaire entre les Romains et les autres alliés italiens. Coriolan demande donc d'accorder aux Volsques le "droit latin".

dit-il (30, 8). Comme le note R. Flacelière, "ce chapitre abrège considérablement Denys d'Halicarnasse, 8, 22-35 (avec l'interminable discours de Minucius, qui parle au nom des cinq envoyés du sénat, et la longue réponse de Coriolan), mais les exigences de Marcius en ce qui concerne la restitution des territoires conquis par Rome et l'octroi du droit latin aux Volsques sont identiques, de même que le délai de trente jours accordé aux Romains".

sept (31, 4). Les sept villes conquises sont signalées par Denys d'Halicarnasse (8, 36), qui précise qu'après cela Coriolan revint installer son camp tout près de Rome.

ancre (32, 1). "C'est-à-dire, note R. Flacelière, la dernière ancre, ultime chance de salut ; mais Plutarque joue sur cette expression d'ancre sacrée, puisqu'il s'agit d'envoyer auprès de Coriolan les ministres de la religion".

célébrants des mystères (32, 2). La formule surprend quelque peu, la religion romaine primitive ne connaissant pas de cultes à mystères, comme c'était le cas dans le monde grec.

par les oiseaux (32, 2). Il s'agit des augures qui, à Rome, pratiquaient la divination en observant notamment les oiseaux (leur nombre, leur type, la direction de leur vol). Tite-Live (2, 39, 12) dit simplement que "les prêtres", en habits sacerdotaux, vinrent en suppliants au camp de Coriolan. Denys (8, 38, 1) est plus diffus : "Les sénateurs ordonnèrent que les pontifes, les prêtres, les augures, et généralement tous ceux qui étaient revêtus de quelque dignité sacrée et qui faisaient au nom du peuple les fonctions du culte divin, iraient en corps au camp de l'ennemi avec leurs habits de cérémonie et les symboles des dieux dont ils étaient ministres [etc.]" (trad. Fr. Bellanger, Paris, 1723).

Athéna (32, 5). Citation de l'Odyssée, XVIII, 158 (= XXI, 1). Athéna, dans sa sagesse, inspire à Pénélope le soudain désir d'apparaître dans une prestance toute royale aux yeux des prétendants et, en même temps, de se manifester discrètement à Ulysse et à Télémaque, qui se trouvent là incognito.

Immortels (32, 5). Citation de l'Iliade, IX, 459 : discours de Phénix à Achille. Phénix, qu'un conflit violent opposait à son père, a réalisé à temps qu'il ne devait en aucun cas commettre un parricide qui lui vaudrait l'exécration du peuple.

dieu (32, 5). Telle est la question que, dans l'Odyssée, IX, 339, se pose Ulysse en voyant le Cyclope rentrer toutes ses bêtes dans son antre.

magnanime (32, 6). Citation de l'Odyssée, IX, 299 : Ulysse s'interroge pour savoir s'il va tuer le Cyclope endormi.

Péléide (32, 6). Iliade, I, 188 : Achille, privé par Agamemnon de sa belle captive Chryséis, balance entre l'idée d'une vengeance meurtrière et immédiate et celle d'un apaisement raisonnable de sa colère.

Bellérophon (32, 6). Iliade, VI, 161. Il s'agit de la tentative avortée de séduction du héros par Antée, épouse impudique qui, par vengeance, ira calomnier Bellérophon auprès de son mari.

Jupiter Capitolin (33, 1). Le grand temple de Jupiter qui se dressait à Rome sur le Capitole.

Publicola (33, 1). Publius Valerius Publicola est un des grands personnages des débuts de la République romaine, mais dans ce qui nous est parvenu à son sujet, l'histoire est difficile à séparer de la fiction. La tradition lui attribue un rôle important tant sur le plan politique (il aurait été quatre fois consul en 509, en 508, en 507 et en 504) que militaire (il aurait mené de brillantes opérations contre Porsenna, contre les Étrusques, contre les Sabins). Plutarque a par ailleurs consacré une biographie (Vie de Publicola) qui fait couple avec celle de Solon.

consacré (33, 2). La mort de Publicola est racontée au chapitre 23 de sa Vie.

Valérie (33, 2). Dans la Vie de Publicola, Plutarque ne faisait pas état de cette soeur, Valérie, à laquelle, sur le modèle de Denys (8, 39), il attribue ici un rôle qui correspond quelque peu à celui que le même Denys fait jouer à Hersilie, sous Romulus, dans l'affaire sabine (2, 45, 2-3). Chez le même Denys (8, 40), Valérie évoque aussi le souvenir des Sabines.

Volumnie (33, 4). Rappelons (cfr 4, 7) que Plutarque nomme Volumnie la mère de Coriolan. Chez Tite-Live et chez Denys d'Halicarnasse, elle s'appelle Véturie. Une discordance du même genre concerne la femme de Coriolan : Vergilie pour Plutarque, Volumnie pour Tite-Live et Denys.

Sabins (33, 5). Cfr ci-dessus la note à 33, 2. On se souviendra que, aux origines de Rome, lors du combat entre les Romains de Romulus et les Sabins de Titus Tatius, c'est l'intervention des femmes sabines qui mit fin à la guerre entre les deux peuples et qui ramena la paix (cfr par exemple Tite-Live, 1, 13).

espoir (36, 3). C'est-à-dire la mort par suicide, chantage désespéré que Volumnie a déjà évoqué plus haut (35, 5)

Fortune Féminine (37, 4). La tournure grecque Tychè Gynaikeia est la traduction du latin Fortuna Muliebris. -- Fortuna est une divinité romaine, aux multiples fonctions peu simples à cerner, et qui fut identifiée avec la déesse grecque du hasard (Tychè). Plutarque lui-même consacre à la question un traité intitulé "De la Fortune des Romains". On sait que Rome, qui invoquait Fortuna sous de multiples épithètes, lui avait consacré de nombreux cultes et élevé de nombreux sanctuaires. L'un d'entre eux était celui de la Fortune Féminine qui s'élevait sur la via Latina, à quatre milles de Rome, à l'endroit où Coriolan est censé avoir placé son camp. En fait, nous possédons très peu de renseignements tant sur le temple que sur le culte, l'essentiel de notre information étant lié à cet épisode de la vie de Coriolan, qui en constitue en quelque sorte le récit étiologique. Pour les historiens modernes toutefois, il ne faut pas prendre le récit au pied de la lettre : Fortuna Muliebris est vraisemblablement plus ancienne à Rome que le début du Ve siècle et son sanctuaire aurait pu été rattaché après coup à la légende de Coriolan. En réalité rien n'est clair ni sûr dans ce domaine.

une deuxième statue (37, 5). Plutarque suit le récit de Denys d'Halicarnasse (8, 55-56) qui envisage aussi l'érection de deux statues, l'une aux frais de l'État, l'autre payée par les cotisations des femmes.

articula (37, 5). Dans son traité sur la Fortune des Romains (5), Plutarque ne mentionne qu'une seule statue mais cite les paroles qu'elle aurait proférées : "Alors, dit-on, la statue de la Fortune, au moment même où on la consacrait, se fit entendre et dit : 'C'est saintement, selon la loi de la Ville, citoyennes, que vous m'avez érigée'" (trad. Fr. Frazier - Chr. Froidefond, Paris, 1990). -- Selon Valère Maxime (5, 2, 1), le sénat aurait récompensé les femmes de leur intervention en leur décernant d'autres privilèges : "Il voulut que les hommes leur cédassent le pas dans la rue, avouant ainsi que la robe des femmes avait fait plus pour le salut de la république que les armes des soldats. Aux pendants d'oreilles depuis longtemps en usage, il ajouta un nouvel ornement du bandeau ceignant leur tête ; il leur permit aussi le port de la robe de pourpre et des galons d'or."

divinité (38, 2). Plutarque qui fut, durant près de quarante ans, prêtre d'Apollon à Delphes, a consacré plusieurs opuscules ("dialogues pythiques") à des questions relatives au sanctuaire et à l'oracle delphiques. Dans le livret Sur les oracles de la Pythie (397 E-398 E), il discute des prodiges, des catastrophes et des oracles rendus à propos de ces dernières, dans lesquelles il refuse de voir le simple effet de la Fortune et du Hasard, pour conclure, d'une manière nuancée : "ces catastrophes, il est bien difficile d'admettre qu'elles aient eu lieu, mais surtout qu'on les ait annoncées sans une intervention divine". Le sentiment personnel de Plutarque, dans les domaines philosophique et religieux, a suscité bien des réflexions. Très attaché à la tradition platonicienne ("le divin Platon"), adversaire de l'épicurisme et, avec moins d'évidence, du stoïcisme, se refusant à l'éclectisme si caractéristique de son époque, Plutarque condamne la superstition tout autant que l'athéïsme (cf. De la superstition, 164 E ; 167 D-F ; 169 F ; Isis et Osiris, 355 D ; 378 A ; 379 E) et prône le "juste milieu que constitue la piété" (De la superstition, 171 F). Cette "voie moyenne" entre foi et raison ressortit à une philosophie dualiste dont Plutarque s'explique dans Isis et Osiris, 369 A-D. Ainsi qu'il l'affirme ici même (Coriolan, 38, 5-7), il est profondément convaincu de la transcendance divine -- ce qui le sépare du Portique -- et, tout en admettant certaines interventions du divin dans le monde humain, il cherche à les réduire au minimum (cf. Numa, 4, 4-7 ; Romulus, 28, 7). Sur ces questions on lira avec intérêt les conclusions de D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, Paris, 1969, p. 533-534 et 598 ; F. Becchi, Plutarco (...) tra platonismo e aristotelismo dans Plutarco e la religione. Atti del VI convegno plutarcheo (Ravello, maggio 1995) a cura di I. Gallo, Naples, 1992, p. 331-333.

instrument (38, 3). Cette théorie de l'organon est expliquée dans l'opuscule Sur les oracles de la Pythie, 404 B-405 D. La Pythie est pour le dieu un instrument (organon), dont la nature même provoque une certaine opacité entre le message envoyé par le dieu et sa réception par les hommes ; bien qu'ils soient d'origine divine, les "signes" ne nous parviennent qu'à travers une médiation indirecte (cf. W. Burkert, Religiosità personale e teologia filosofica dans Plutarco e la religione. Atti del VI Convegno plutarcheo.., cité note ci-dessus, p. 20). Aussi bien la divinité ne nous impose-t-elle rien : elle met en branle notre volonté, en l'enrichissant de confiance et d'espérance (Coriolan, 32, 7), mais sans nous priver de notre libre-arbitre. Plutarque combine ainsi philosophie et théologie en une alliance qui devait satisfaire le platonicien et le prêtre.

Héraclite (38, 7). Citation textuelle d'Héraclite d'Éphèse : fgt 86 Diels-Kranz.

Antium (39, 1). Sur Antium, cf. supra, 9, 6

occirent (39, 8). Sur les circonstances de la mort de Coriolan, Plutarque résume Denys d'Halicarnasse (8, 57-59). Tite-Live (2, 40, 10-11), après avoir évoqué un trépas violent, propose une autre version : "Coriolan évacua le territoire romain et périt, dit-on, victime de la haine qu'il s'était attirée par là. Sur le genre de trépas on n'est pas d'accord. Fabius, le plus ancien de tous nos historiens, dit qu'il mourut de vieillesse".

écrit (39, 11). Dans la Vie de Numa (12, 3), Plutarque avait écrit : "On ne portait pas le deuil d'un enfant au-dessous de trois ans et, pour tous ceux qui avaient dépassé cet âge, on ne le portait pas pendant plus de mois qu'ils n'avaient vécu d'années, sans dépasser dix mois, quel que fût l'âge du défunt" (trad. R. Flacelière).

[Début]

 

[Introduction à Coriolan] [Plan de Coriolan] [Coriolan 1-20] [Alcibiade] [Comparaison Alcibiade - Coriolan]

[Autres traductions françaises : sur la BCS / sur la Toile]


[Dernière intervention : 27 mai 2004]

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