Plutarque. Vie de Coriolan

Introduction

par M.-P. Loicq-Berger

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

<loicq-berger@skynet.be>

(avec la collaboration de J. Poucet
pour les notes touchant aux réalités romaines)

<poucet@egla.ucl.ac.be>


[Plan] [Coriolan 1-20] [Coriolan 21-39] [Comparaison Alcibiade-Coriolan]


Plan de l'introduction


Introduction 

La matière

La Vie de Coriolan se trouve couplée à celle d'Alcibiade selon un rapprochement que l'on peut estimer bien superficiel. Le parallélisme "historique" des sujets est faussé dès le départ : autant, pour Alcibiade, Plutarque disposait de sources dignes de ce nom, quelquefois directes et excellentes, autant, avec Coriolan, il entre dans une matière historique ténue et pour lui insaisissable.

Le parallélisme entre l'Athénien et le Romain est tout à fait artificiel, et cela explique d'entrée de jeu que, pour Coriolan, Plutarque a dû "étoffer" un sujet auquel nulle documentation solide ne lui fournissait d'accès. Il a donc laissé parler ses curiosités et ses connaissances d'antiquaire et de moraliste, qui meublent quatre digressions introduites dans la trame narrative (11, 2-6 ; 24, 2-10 et 25 ; 32, 5-8 ; 38).

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 La question de l'historicité

Il est effectivement difficile, pour ne pas dire impossible, de se prononcer sur l'historicité du personnage de Coriolan. Il pourrait parfaitement s'agir d'une simple figure légendaire ou épique, dont l'origine pourrait d'ailleurs se trouver en dehors de Rome. Si beaucoup d'hypothèses ont été avancées pour expliquer la naissance et les premiers développements de sa geste, le plus honnête reste toutefois de reconnaître que nous ne savons rien de sûr.

Mais quel que soit le statut historique du personnage, le fait est qu'on lui a attribué un rôle important dans divers contextes qui, eux, s'ancrent dans l'histoire véritable de Rome. Ainsi la dangereuse poussée volsque en direction du Latium et de Rome au début du Ve siècle correspond à une réalité historique (par exemple 8, 1), tout comme l'affrontement armé opposant les Latins à la jeune république romaine (par exemple 3, 1-2). Historique aussi, sur le plan intérieur cette fois, la vive tension sociale qui, après l'expulsion des rois, oppose patriciens et plébéiens (la Sécession de la plèbe [cfr 5-6] marquera une étape majeure dans cette confrontation et sera momentanément résolue par la création des tribuns de la plèbe). Historique aussi, mais sur le plan religieux, l'existence d'un sanctuaire et d'un culte de la Fortune Féminine, sur la voie Latine, à quelque quatre milles de Rome (37, 4). Historiques toujours, sur le plan des institutions, des éléments précis comme la couronne civique (3, 3), comme le testament in procinctu fait par le soldat avant la bataille (9, 3), comme le procès dit tribunitien où des tribuns de la plèbe mettent en accusation des patriciens (18, 9), voire comme la précipitation d'un condamné du haut de la Roche Tarpéienne (18, 3).

Mais l'historicité de ces données brutes n'implique pas que leur utilisation pour mettre en scène la vie de notre héros soit historiquement correcte. Dans la geste de Coriolan, l'anachronisme règne en maître, qu'il s'agisse de perspectives générales (par exemple la manière dont s'affrontent les patriciens et les plébéiens) ou de très nombreux détails (par exemple les compétences des assemblées populaires ; les discours).

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Les sources

Les plus anciens récits suivis que nous possédions sur la geste de Coriolan datent du début de l'Empire : ce sont ceux de Tite-Live (Liv., 2, 33-40), de Denys d'Halicarnasse (Denys, 6, 92-94 ; 7, 19-67 ; 8, 1-62) et de Plutarque. Plutarque a probablement utilisé Tite-Live, certainement Denys, dont il a suivi "l'interminable narration" (R. Flacelière) en l'abrégeant toutefois très fortement. Peut-être Plutarque disposait-il encore sur la vie de Coriolan d'autres sources anciennes.

En ce qui concerne la période républicaine, nous savons que Fabius Pictor déjà traitait de ce personnage, et qu'il le faisait mourir de vieillesse (cfr Liv., 2, 40, 10-11). Apparemment les circonstances de sa mort suscitaient l'intérêt des auteurs. En effet un passage assez circonstancié du Brutus de Cicéron (X-XI, 41-42), où sont mis en scène Cicéron et Atticus, montre qu'elles étaient discutées de leur temps. Le même texte de Cicéron nous apprend qu'à la même époque Coriolan était comparé à Thémistocle. Toutefois dans les deux cas (Fabius Pictor et Cicéron), il ne s'agit pas de récits suivis mais de questions ponctuelles. Les seules sources détaillées en notre possession datent du début de l'Empire : nous ignorons tout des états antérieurs de la tradition.

C'est sur ce socle, éminemment littéraire (on n'a pas l'impression que des sources documentaires étaient accessibles aux anciens), que Plutarque a construit un récit qu'il a enrichi à son tour, d'une part avec des citations diverses empruntées à des auteurs grecs (par exemple 32, 4ss), d'autre part avec de nombreuses digressions, dont les plus intéressantes et les plus révélatrices de sa personnalité profonde sont de type philosophique (par exemple 38). Baignant dans un univers grec, ces digressions philosophiques touchent à la morale, à la métaphysique et à la théologie.

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La syncrisis

La comparaison (syncrisis) par laquelle l'auteur clôture la narration couplée n'est en l'occurrence qu'un exercice rhétorique, car le "parallélisme" de ces deux vies est tout à fait superficiel. Les séductions et les défauts si typiquement grecs d'Alcibiade le caméléon l'opposent totalement au moins hellénisant des Romains, ce Coriolan dur et pur, qui incarne les rudesses du vieux Latium. En fait, et sans réelle analyse des contextes socio-politiques, le rapprochement des personnages ne porte que sur un seul aspect -- central, il est vrai -- de leur dangereux parcours : le reniement de la patrie. Avec une application non dépourvue du sens des nuances, Plutarque passe en revue les divers aspects des deux personnalités en cause : activités militaires et politiques, caractère et moralité, sans se défendre apparemment d'une certaine sympathie admirative pour les "bons côtés" des talents d'Alcibiade, et d'une instinctive antipathie pour la morgue du Romain inculte ; mais le moraliste autant que l'historien se garde d'énoncer un verdict définitif et de passer condamnation. Une fois les constats établis, au lecteur de méditer sur ces deux destinées.

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Survie du thème (quelques exemples)

Littérature

Littérature française : Alexandre Hardy, Coriolan, tragédie en 5 actes et en vers, représentée en 1607. Oeuvre marquant une étape dans l'histoire du théâtre en France, parce qu'elle porte sur la scène des caractères conformes à la tradition historique ; action fortement conduite ; style annonçant Corneille.

Littérature anglaise : Shakespeare, Coriolan, tragédie en 5 actes, écrite vers 1608. Une des pièces les plus intéressantes de Shakespeare, intérêt dramatique soutenu. Shakespeare suit étroitement Plutarque, mais est original dans l'étude psychologique du héros. Conformément à l'éthique shakespearienne (l'homme est toujours victime de ses passions), Coriolan est perdu par son fol orgueil.

Littérature autrichienne : Heinrich Joseph von Collin (Vienne, 1771-1811), auteur dramatique ayant emprunté plusieurs sujets à l'antiquité romaine ; influencé par Corneille et Racine, ainsi que par Schiller et par Goethe. C'est pour son Coriolan (1804) que Beethoven a composé une Ouverture (op. 62, ouverture en do min. pour le drame de H.J. von Collin, datée 1807, édit. Vienne, 1808).

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Iconographie

Peinture :

Le Guerchin (Francesco Barbieri dit - ) : Coriolan apaisé par sa mère - Coriolan fléchi par les prières de sa mère (2e quart XVIIe siècle). Caen, Musée des Beaux-Arts. Sans image. Crédit : Base Joconde (Catalogue des Collections des Musées de France).

Étienne Aubry (attribué à -) : Les adieux de Coriolan à sa femme (4e quart XVIIe s.). Cholet, Musée d'art et d'histoire. Sans image. Crédit : Base Joconde (Catalogue des Collections des Musées de France).

Louis Galloche : Coriolan dans le camp des Volsques (2e quart XVIIIe s.). Orléans, Musée des Beaux-Arts. Sans image. Crédit : Base Joconde (Catalogue des Collections des Musées de France).

Eustache Le Sueur : Volumnie et Véturie devant Coriolan (2e quart XVIIe siècle). Paris, musée du Louvre. Crédit : Base Joconde (Catalogue des Collections des Musées de France).

Charles de La Fosse : Coriolan levant le siège de Rome à la demande de sa mère (vers 1672). Versailles, musée national du château et des Trianons. Crédit : Base Joconde (Catalogue des Collections des Musées de France).

Louis Gauffier : Dames romaines suppliant la famille de Coriolan (4e quart XVIIIe s.). Fontainebleau, Musée national du château. Crédit : Base Joconde (Catalogue des Collections des Musées de France).

Januarius Zick : Coriolan und die römischen Frauen (1730-1797). Ulm, Städtisches Museum. Crédit : Kantonsschule Zürcher Unterland.

Gaspare Landi : Véturie aux pieds de Coriolan (XVIIIe-XIXe). Florence, Palais Pitti. Crédit : Barbara F. McManus.

N. Poussin : Coriolan supplié par sa mère (vers 1650-1655). Les Andelys, Hôtel de Ville. Crédit : Musées des Andelys.

Johann Heinrich Tischbein : Les adieux de Coriolan à sa famille avec détails (1775). Cassel, Schloss Wilhelmshöhe. Crédit : Kantonsschule Zürcher Unterland.

Gravure :

Coriolan supplié par les Romains, dessinateur Ferri Ciro, graveur Charles de La Haye (2e partie du XVIIe siècle). Sans image. Crédit : Bénédicte Gady.

 Aura culturelle et mondaine...

Parfum : Coriolan de Guerlain. Avec images. Crédit Google.

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 Courte bibliographie

Sur Plutarque en général

Le volume II, 33, 6 de Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin, New York, 1992, p. 3963-4915, est entièrement consacré à Plutarque. Les 25 articles qui le composent proposent un excellent état de la question sur Plutarque et son oeuvre.

J. Boulogne, Plutarque. Un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Lille, 1994, 221 p. (Racines et Modèles).

Fr. Frazier, Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque, Paris, 1996, 336 p.

Plutarcho e la religione. Atti del VI Convegno plutarcheo (Ravello, maggio 1995), éd. I. Gallo, Naples, 1996, 491 p.

J. Sirinelli, Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle, Paris, 2000, 524 p.

Deux éditions commentées des Vies d'Alcibiade et de Coriolan

Plutarco. Le vite di Alcibiade e di Coriolano, ed. C. Carena, M. Manfredini et L. Piccirilli, Milan, 1983, 365 p. (Scrittori greci e latini).

Plutarque. Vies. Tome III. Périclès-Fabius Maximus. Alcibiade-Coriolan. Texte établi et traduit par R. Flacelière et É. Chambry, Paris, 1964, 255 p. en partie doubles (Collection des Universités de France).

Quelques travaux sur Coriolan en particulier

Th. Mommsen, Die Erzählung von Cn. Marcius Coriolanus, dans Römische Forschungen, II, Berlin, 1879, p. 113-152 : article repris de Hermes, 4 (1870), p. 1-26.

E.T. Salmon, Historical Elements in the Story of Coriolanus, dans Classical Quarterly, 24 (1930), p. 96-101.

D.A. Leeman, The Coriolanus Story in Antiquity, dans Classical Journal, 47 (1952), p. 329-335.

L. Gerschel, Coriolan, dans Hommage à Lucien Febvre : éventail de l'histoire vivante offert par l'amitié d'historiens, linguistes, géographes, économistes, sociologues, ethnologues, II, Paris, 1953, p. 33-40 : interprétation du récit des ambassades successives à la lumière de la théorie trifonctionnelle de G. Dumézil ; on verra aujourd'hui Mythe et épopée III.

D.A. Russell, Plutarch's Life of Coriolanus, dans Journal of Roman Studies, 53 (1963), p. 21-28.

R.M. Ogilvie, A Commentary on Livy. Books 1-5, Oxford, 1965, 774 p. : les p. 314-336 analysent et commentent la geste de Coriolan.

G. Dumézil, Mythe et épopée. III. Histoires romaines, Paris, 1973, 366 p. (Bibliothèque des Sciences Humaines) : les p. 239-262 sont consacrées à l'interprétation dumézilienne de certains passages de la geste de Coriolan.

M. Bonjour, Les personnages féminins et la terre natale dans l'épisode de Coriolan (Liv., II, 40), dans Revue des Études Latines, 53 (1975), p. 157-181.

G. Gagé, La chute des Tarquins et les débuts de la république romaine, Paris, 1976, 265 (Bibliothèque Historique Payot) : le chapitre VI (p. 167-193), qui contient quatre développements, est intitulé "Coriolan entre les deux Fortunes".

F.B. Titchener, Critical Trends in Plutarch's Roman Lives, 1975-1990, dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 33, 6 (1992), p. 4128-4153.

J. Champeaux, Fortuna. Recherches sur le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, des origines à la mort de César. I. Fortuna dans la religion archaïque, Rome, 1982, 519 p. (Collection de l'École française de Rome, 64, 1 et 2) : les p. 335-373 traitent abondamment de Fortuna Muliebris, de son signalement, de sa nature, de son sanctuaire et de son culte ; les développements de J. Champeaux font fréquemment intervenir l'ambassade des femmes auprès de Coriolan.

Fr. Frazier, Contribution à l'étude de la composition des Vies de Plutarque : l'élaboration des grandes scènes, dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 33, 6 (1992), p. 4487-4535.

J. Fugmann, Königszeit und Frühe Republik in der Schrift «De viris illustribus urbis Romae». Quellenkritisch-historische Untersuchungen. II, 1 : Frühe Republik (6./5. Jh.), Francfort, Berne, New York, Paris, 1997, 234 p. (Studien zur klassischen Philologie, 110) : les p. 150-165 présentent, outre le texte latin du de uiris, une synthèse sur Coriolan, un commentaire, des notes et une solide bibliographie.

E. Alexiou, Parallelität und die moralischen Ziele Plutarchs Coriolanus und Alkibiades, dans Hermes, 127 (1999), p. 61-74.

J.-M. David, Les étapes historiques de la construction de la figure de Coriolan, et Coriolan, figure fondatrice du procès tribunicien. La construction de l'événement, dans M. Coudry & Th. Späth [Éd.], L'invention des grands hommes de la Rome antique. Die Konstruktion der grossen Männer Altroms. Actes du Colloque du Collegium Beatus Rhenanus, Augst 16-18 septembre 1999, Paris, 2001, respectivement p. 17-25 & p. 249-269 (Collections de l'Université des sciences humaines de Strasbourg. Études d'archéologie et d'histoire ancienne).

M.-L. Freyburger, Coriolan, ou la construction littéraire d'un grand homme chez les historiens grecs de Rome, dans M. Coudry & Th. Späth [Éd.], L'invention des grands hommes de la Rome antique [cfr supra], p. 27-46.

T. Cornell, Coriolanus : Myth, History and Performance, dans D. Braund & Chr. Gill [Éd.], Myth, History, and Culture in Republican Rome. Studies in Honour of T.P. Wiseman, Exeter, 2003, p. 73-97.

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[Autres traductions françaises : sur la BCS / sur la Toile]


[Dernière intervention : 27 mai 2004]

 

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