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OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE VII
[Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006]
Autour de Médée (II) : Rajeunissements magiques à Iolcos (7, 159-349)
Médée, à la demande de Jason, invoque les puissances protectrices des magiciens pour rajeunir Éson (7, 159-219)
À Iolcos où l'on célèbre le retour des Argonautes, Jason, regrettant de voir son père empêché par l'âge de participer à l'allégresse générale, demande à son épouse Médée de rajeunir Éson, offrant en échange des années de sa propre vie. Médée accepte de tenter l'opération, stimulée peut-être par la piété filiale de Jason, si différente de la sienne. (7, 159-178)
Trois nuits plus tard, à la pleine lune, Médée part seule, respectant les prescriptions d'usage en matière de magie, et invoque les puissances de la Nuit, favorables aux magiciens. Elle énumère d'abord les divers pouvoirs qu'elle leur doit et qui ont permis notamment à Jason de surmonter les épreuves imposées ; puis, confiante en son art, elle leur demande le pouvoir de rajeunir Éson, quand un char tiré par des dragons se présente devant elle. (7, 179-219)
7, 159 |
Haemoniae matres pro gnatis dona receptis |
Les
mères d'Hémonie, et les
pères chargés d'ans, heureux du retour |
7, 160 |
grandaeuique ferunt patres congestaque flamma tura liquefaciunt, inductaque cornibus aurum uictima uota facit ; sed abest gratantibus Aeson, iam propior leto fessusque senilibus annis ; cum sic Aesonides : « O cui debere salutem |
de leurs
fils, apportent des présents et brûlent
l'encens posé sur les flammes. Ils s'acquittent de leurs voeux avec une victime aux cornes couvertes d'or. Mais Éson, déjà proche du trépas et épuisé par les ans, n'est pas parmi ceux qui rendent grâces. Alors Jason, son fils, parla ainsi : « Ô mon épouse, c'est à toi, |
7, 165 |
confiteor, coniunx, quamquam mihi cuncta
dedisti, excessitque fidem meritorum summa tuorum ; si tamen hoc possunt (quid enim non carmina possunt ?) deme meis annis et demptos adde parenti ! » Nec tenuit lacrimas : mota est pietate rogantis |
je le
reconnais, que je dois mon salut, tu m'as déjà
tout donné |
7, 170 |
dissimilemque animum subiit Aeeta relictus. Non tamen adfectus talis confessa : « Quod » inquit « excidit ore tuo, coniunx, scelus ? Ergo ego cuiquam posse tuae uideor spatium transcribere uitae ? Nec sinat hoc Hecate, nec tu petis aequa ; sed isto, |
et
Aeétès, qu'elle a abandonné, hante son esprit
autrement disposé. |
7, 175 |
quod
petis, experiar maius dare munus, Iason. Arte mea soceri longum temptabimus aeuum, non annis renouare tuis, modo diua triformis adiuuet et praesens ingentibus adnuat ausis. » Tres aberant noctes, ut cornua tota coirent |
Jason,
je tenterai de te donner un présent qui dépasse
ta demande. Par mon art, j'essaierai de rajeunir la longue vie de mon beau-père, mais non aux dépens de tes années à toi, pourvu que m'aide la triple déesse et que, par sa présence, elle approuve mon immense audace. » Il fallait encore trois nuits pour que les cornes de la lune se rejoignent |
7, 180 |
efficerentque orbem ; postquam plenissima
fulsit ac solida terras spectauit imagine luna, egreditur tectis uestes induta recinctas, nuda pedem, nudos umeris infusa capillos, fertque uagos mediae per muta silentia noctis |
complètement et forment son disque. Quand,
devenue tout à fait pleine, elle se mit à briller et quand, sous sa forme entière, elle regarda la terre, Médée sort de sa demeure, vêtue d'une robe sans ceinture, pieds nus, cheveux dénoués épars sur les épaules. Elle s'avance d'un pas indécis, sans être accompagnée, |
7, 185 |
incomitata gradus ; homines uolucresque
ferasque soluerat alta quies ; [nullo cum murmure serpit, sopitae similis ;] nullo cum murmure saepes (186a) inmotaeque silent frondes, silet umidus aer ; sidera sola micant ; ad quae sua bracchia tendens, ter se conuertit, ter sumptis flumine crinem |
dans le
pesant silence de minuit. Un profond sommeil avait relâché hommes, oiseaux et bêtes sauvages. [Sans un bruit, elle se faufile telle une somnambule.] Nul murmure ne monte des haies, silencieux sont les feuillages immobiles, silencieux l'air humide ; seules les étoiles scintillent. Tendant les bras vers elles, trois fois, elle tourne sur elle-même, trois fois, elle se mouille |
7, 190 |
inrorauit aquis ternisque ululatibus ora soluit et in dura submisso poplite terra : « Nox » ait « arcanis fidissima, quaeque diurnis aurea cum luna succeditis ignibus astra, tuque, triceps Hecate, quae coeptis conscia nostris |
les
cheveux avec de l'eau puisée dans un fleuve, et
trois fois sa bouche émet un hurlement. Puis, genou fléchi sur la terre dure, elle dit : « Nuit, très fidèle amie des secrets, et vous, astres d'or, qui avec la lune succédez aux feux du jour, et toi, Hécate aux trois têtes, confidente de mes desseins, |
7, 195 |
adiutrixque uenis cantusque artisque magorum, quaeque magos, Tellus, pollentibus instruis herbis, auraeque et uenti montesque amnesque lacusque, dique omnes nemorum, dique omnes noctis adeste ; quorum ope, cum uolui, ripis mirantibus, amnes |
qui
viens en aide aux incantations et à l'art des
magiciens, et toi, Terre, qui fournis aux magiciens tes herbes puissantes, et vous, brises et vents et monts et fleuves et lacs, et vous, tous les dieux des bois, et tous les dieux de la nuit, assistez-moi. Avec votre aide, quand je l'ai voulu, les fleuves ont étonné leurs rives |
7, 200 |
in
fontes rediere suos, concussaque sisto, stantia concutio cantu freta, nubila pello nubilaque induco, uentos abigoque uocoque, uipereas rumpo uerbis et carmine fauces, uiuaque saxa sua conuulsaque robora terra |
et sont
remontés à leur source. Par mes incantations, j'apaise les mers agitées, et j'agite les flots apaisés, je chasse et j'amasse les nuages, j'éloigne et j'appelle les vents ; par mes formules et mes chants, je brise la gorge des serpents, je rends vivants les rochers et les chênes, je les arrache à leur terre, |
7, 205 |
et
siluas moueo iubeoque tremescere montis et mugire solum manesque exire sepulcris ! Te quoque, Luna, traho, quamuis Temesaea labores aera tuos minuant ; currus quoque carmine nostro pallet aui, pallet nostris Aurora uenenis ! |
et je
déplace les forêts ; sur mon ordre, les
montagnes tremblent, |
7, 210 |
Vos mihi
taurorum flammas hebetastis et unco inpatiens oneris collum pressistis aratro ; uos serpentigenis in se fera bella dedistis custodemque rudem somni sopistis et aurum, uindice decepto, Graias misistis in urbes. |
C'est
vous qui avez affaibli pour moi les flammes des
taureaux et soumis leurs cous indociles au joug de la charrue recourbée ; vous qui avez livré les fils du serpent à de sauvages luttes fratricides, c'est vous qui avez endormi son gardien résistant au sommeil et envoyé dans les villes de Grèce le trophée d'or, en trompant son défenseur. |
7, 215 |
Nunc
opus est sucis, per quos renouata senectus in florem redeat primosque recolligat annos ; et dabitis ; neque enim micuerunt sidera frustra, nec frustra uolucrum tractus ceruice draconum currus adest. » Aderat demissus ab aethere currus. |
Maintenant, j'ai besoin de sucs qui
rajeuniraient un vieillard et lui feraient retrouver la fleur de ses premières années. Et vous me les donnerez ; car les astres n'ont pas brillé pour rien et ce n'est pas en vain qu'un char tiré par le cou de dragons ailés est ici. » Un char en effet était là, descendu de l'éther. |
La magicienne Médée prépare le rajeunisssement d'Éson (7, 220-274)
Avec son char miraculeusement tombé du ciel, Médée parcourt la Thessalie durant huit jours, pour y cueillir sur les montagnes et le long des rivières les plantes nécessaires au rajeunissement d'Éson. (7, 220-237)
Munie des fruits de sa cueillette, elle rentre à Iolcos et, seule à l'extérieur de la demeure, elle dresse deux autels en l'honneur d'Hécate et de Iuventa, à qui elle immole un animal de toison noire, dont elle verse le sang dans deux trous creusés par ses soins ; puis, après des libations et des incantations magiques, elle invoque diverses divinités, dont Pluton et Proserpine, leur demandant de ne pas retirer la vie d'Éson. (7, 238-250)
Le vieil Éson est ensuite sorti de la demeure, et Médée l'étend sur une couche d'herbes, puis l'endort profondément. Elle fait s'écarter tous les témoins, tandis que, respectant des rites précis comme pour une cérémonie bacchique, elle procède aux ultimes préparatifs du rajeunissement : triple purification autour du corps, confection du philtre à l'aide d'ingrédients aussi divers qu' inattendus dans un chaudron bouillonnant. (7, 251-274)
7, 220 |
Quo
simul adscendit frenataque colla draconum permulsit manibusque leues agitauit habenas, sublimis rapitur subiectaque Thessala Tempe despicit et certis regionibus adplicat angues ; et quas Ossa tulit, quas altum Pelion herbas, |
Dès que
Médée fut montée sur le char, qu'elle eut
caressé le cou des dragons bridés et secoué les rênes légères qu'elle tenait en mains, elle est enlevée dans les airs. Elle regarde d'en haut la thessalienne Tempé, étendue sous ses yeux, et dirige ses serpents vers des lieux précis. Elle examine les herbes poussant sur l'Ossa et sur le haut Pélion, |
7, 225 |
quas
Othrys Pindusque et Pindo maior Olympus, perspicit et placitas partim radice reuellit, partim succidit curuamine falcis aenae. Multa quoque Eridani placuerunt gramina ripis, multa quoque Amphrysi, neque eras inmunis, Enipeu ; |
sur
l'Othrys et le Pinde et l'Olympe, plus
majestueux que le Pinde ; elle arrache avec leur racine les herbes qui lui conviennent, en coupe d'autres avec une faucille de bronze à la lame recourbée. Elle en choisit beaucoup aussi sur les rives de l'Éridan, beaucoup aussi près de l'Amphrysus ; et toi, Énipée, tu ne fus pas à l'abri de sa cueillette. |
7, 230 |
nec non
Peneos nec non Spercheides undae contribuere aliquid iuncosaque litora Boebes. Carpsit et Euboica uiuax Anthedone gramen, nondum mutato uulgatum corpore Glauci. Et iam nona dies curru pennisque draconum |
Le Pénée
et les ondes du Sperchios apportèrent aussi
leur part, ainsi que les rives couvertes de joncs du lac Boebé. Elle cueillit aussi à Anthédon, en Eubée, une herbe vivifiante, qui n'était pas connue encore par la métamorphose de Glaucus. Et déjà le neuvième jour et la neuvième nuit l'avaient aperçue à son retour |
7, 235 |
nonaque
nox omnes lustrantem uiderat agros, cum rediit ; neque erant tacti nisi odore dracones, et tamen annosae pellem posuere senectae. Constitit adueniens citra limenque foresque et tantum caelo tegitur refugitque uiriles |
parcourant partout les campagnes sur son char
aux dragons ailés ; |
7, 240 |
contactus ; statuitque aras de caespite binas, dexteriore Hecates, ast laeua parte Iuuentae. Has ubi uerbenis siluaque incinxit agresti, haud procul egesta scrobibus tellure duabus sacra facit cultrosque in guttura uelleris atri |
avec les
hommes ; puis elle dresse deux autels de gazon, du côté droit, celui d'Hécate, à gauche, celui de Iuuenta. Lorsqu'elle les a entourés de rameaux et de feuilles sauvages, elle creuse, non loin de là, deux trous dans la terre, et fait un sacrifice : elle égorge d'un coup de couteau une victime |
7, 245 |
conicit
et patulas perfundit sanguine fossas. Tum super inuergens liquidi carchesia uini alteraque inuergens tepidi carchesia lactis, uerba simul fudit terrenaque numina lenit umbrarumque rogat rapta cum coniuge regem, |
à toison
noire, dont elle verse le sang dans les larges
tranchées. Alors par-dessus ce sang elle vide des coupes d'un vin clair, puis d'autres coupes de lait tiède. En même temps elle prononce des formules pour apaiser les divinités de la terre, et demande au roi des ombres et à l'épouse qu'il a enlevée |
7, 250 |
ne
properent artus anima fraudare senili. Quos ubi placauit precibusque et murmure longo, Aesonis effetum proferri corpus ad auras iussit et in plenos resolutum carmine somnos exanimi similem stratis porrexit in herbis. |
de ne
pas priver trop vite du souffle vital les
membres du vieillard. Lorsqu'elle les eut apaisés par des prières longuement murmurées, elle ordonna de transporter à l'air libre le corps épuisé d'Éson, et après qu'une incantation l'eut plongé dans un profond sommeil, elle le fit étendre sur une couche d'herbes, comme un être sans vie. |
7, 255 |
Hinc
procul Aesoniden, procul hinc iubet ire
ministros et monet arcanis oculos remouere profanos. Diffugiunt iussi ; passis Medea capillis bacchantum ritu flagrantis circuit aras multifidasque faces in fossa sanguinis atra |
Elle
ordonne
au fils d'Éson et à ses serviteurs de
s'écarter de l'endroit, et les avertit de détourner de ses secrets leurs yeux profanes. Dociles à son ordre, ils se dispersent. Médée, cheveux épars, à la manière des Bacchantes, fait le tour des autels brûlants et, dans les trous noirs de sang, trempe des torches faites de brindilles |
7, 260 |
tinguit
et infectas geminis accendit in aris terque senem flamma, ter aqua, ter sulphure lustrat. Interea ualidum posito medicamen aeno feruet et exsultat spumisque tumentibus albet. Illic Haemonia radices ualle resectas |
qu'elle
allume, tout imbibées, sur les deux autels.
Elle purifie le vieillard chaque fois à trois reprises, avec du feu, de l'eau, du soufre. Entre-temps, dans un chaudron de bronze placé sur la flamme bout un philtre puissant, qui bouillonne, gonflé de blanche écume. Là, avec les racines cueillies dans la vallée d'Hémonie, |
7, 265 |
seminaque floresque et sucos incoquit atros. Adicit extremo lapides Oriente petitos et quas Oceani refluum mare lauit harenas ; addit et exceptas luna pernocte pruinas et strigis infames ipsis cum carnibus alas |
Médée
fait cuire graines, fleurs et sucs noirâtres. Elle y jette des pierres ramenées de l'Orient lointain et du sable de l'Océan, lavé par la mer quand elle reflue ; elle y ajoute encore de la rosée recueillie par une nuit de pleine lune, les ailes maudites d'une strige, garnies de leurs chairs, |
7, 270 |
inque
uirum soliti uultus mutare ferinos ambigui prosecta lupi ; nec defuit illis squamea Cinyphii tenuis membrana chelydri uiuacisque iecur cerui ; quibus insuper addit oua caputque nouem cornicis saecula passae. |
et les
entrailles d'un être habitué à transformer en
homme son aspect sauvage, le loup-garou. Elle n'a pas oublié la peau écailleuse d'un petit chélydre du Cinyps et le foie d'un cerf très âgé, ingrédients qu'elle complète avec des oeufs et la tête d'une corneille qui a vécu neuf siècles. |
La magicienne Médée opère la métamorphose du vieil Éson (et celle des nourrices de Liber) (7, 275-296)
Médée fait bouillir dans un chaudron tous les ingrédients rassemblés, en les mélangeant à l'aide d'une branche morte d'olivier. Dès qu'elle voit cette branche séchée se couvrir de feuilles et de fruits, tandis que des fleurs et de la verdure surgissent des éclaboussures tombées du chaudron sur le sol, elle procède aussitôt à une sorte de transfusion : elle vide Éson de tout son sang, qu'elle remplace par ces sucs de jouvence. Le miracle s'opère, et Éson se trouve rajeuni de quarante ans. (7, 275-293)
Ovide fait ensuite une brève allusion au rajeunissement des nourrices de Liber, effectué par Médée à la demande du dieu. (7, 294-296)
7, 275 |
His et
mille aliis postquam sine nomine rebus propositum instruxit mortali barbara maius, arenti ramo iampridem mitis oliuae omnia confudit summisque inmiscuit ima. Ecce uetus calido uersatus stipes aeno |
Lorsque,
avec ces ingrédients et mille autres
impossibles à nommer, la barbare eut mis au point un projet dépassant les pouvoirs d'un mortel, à l'aide d'une branche de tendre olivier séchée depuis longtemps, elle mélangea le tout, mêlant les parties du fond à celles du dessus. Et voilà que la branche morte, ayant tourné dans le chaudron brûlant, |
7, 280 |
fit
uiridis primo nec longo tempore frondes induit et subito grauidis oneratur oliuis. At quacumque cauo spumas eiecit aeno ignis et in terram guttae cecidere calentes, uernat humus floresque et mollia pabula surgunt. |
commence
à verdir puis, après un court moment, à se
couvrir de feuilles, avant de se trouver tout à coup chargée de lourdes olives. Partout où le feu a fait sortir de l'écume hors du chaudron, partout où des gouttes bouillantes sont tombées sur le sol, la terre reverdit, des fleurs et un tendre gazon se mettent à pousser. |
7, 285 |
Quae
simul ac uidit, stricto Medea recludit ense senis iugulum ueteremque exire cruorem passa, replet sucis ; quos postquam conbibit Aeson aut ore acceptos aut uulnere, barba comaeque canitie posita nigrum rapuere colorem ; |
À cette
vue, Médée tire immédiatement une épée de son
fourreau, ouvre la gorge du vieillard et, après avoir laissé s'écouler le vieux sang, elle lui emplit les veines de ses sucs. Lorsqu'Éson les eut absorbés par la bouche ou par sa blessure, sa barbe et ses cheveux cessèrent d'être blancs et prirent une teinte noire ; |
7, 290 |
pulsa
fugit macies, abeunt pallorque situsque, adiectoque cauae supplentur corpore rugae membraque luxuriant ; Aeson miratur et olim ante quater denos hunc se reminiscitur annos. Viderat ex alto tanti miracula monstri |
chassée,
sa maigreur disparaît, pâleur et traces de
l'âge s'effacent, une chair nouvelle vient combler le creux de ses rides, et ses membres retrouvent leur vigueur. Éson est émerveillé, il se retrouve tel qu'il était autrefois, quatre décennies auparavant. Du haut du ciel, Liber avait vu ce prodige merveilleux, |
7, 295 |
Liber et
admonitus iuuenes nutricibus annos posse suis reddi, capit hoc a Colchide munus. |
et,
ainsi averti que ses nourrices pouvaient
recouvrer leurs jeunes années, il obtient cette faveur de la Colchidienne. |
Médée promet de rajeunir Pélias, mais machine sa mort, pour venger Jason (7, 297-349)
Médée, qui veut venger Jason lésé par Pélias, met au point une machination machiavélique. Elle simule un différend avec Jason et se présente en suppliante au palais de Pélias ; en feignant des sentiments amicaux et en se vantant notamment d'avoir rajeuni son beau-père Éson, elle éveille chez les filles du vieux Pélias le désir de rajeunir leur père, comme l'avait été naguère Éson. Toujours rusant, pour mettre les filles en totale confiance, Médée promet de transformer sous leurs yeux un vieux bélier en un jeune agneau, métamorphose qu'elle réalise en faisant cuire les membres dépecés de l'animal dans un bouillon magique. Bientôt sort du chaudron un jeune agneau, ce qui accentue la détermination et l'insistance des Péliades. (1, 297-323)
Quatre nuits plus tard, Médée, ayant feint de préparer sa mixture magique, plonge dans le sommeil Pélias et ses gardes, puis elle pousse les filles de Pélias à traiter leur père comme elle-même a traité le vieux bélier. Horrifiées mais animées des meilleures intentions, les filles blessent gravement leur père incrédule, que Médée finit par achever. (7, 325-349)
7, 297 |
Neue
doli cessent, odium cum coniuge falsum Phasias adsimulat Peliaeque ad limina supplex confugit ; atque illam, quoniam grauis ipse senecta est, |
Et pour
ne pas cesser ses
ruses,
la fille du
Phase
simule faussement de la haine pour son époux. Elle court à la demeure de Pélias, comme une suppliante ; vu la vieillesse qui accable le roi, |
7, 300 |
excipiunt natae ; quas tempore callida paruo Colchis amicitiae mendacis imagine cepit ; dumque refert inter meritorum maxima demptos Aesonis esse situs atque hac in parte moratur, spes est uirginibus Pelia subiecta creatis, |
ce sont
ses
filles
qui l'accueillent ; très vite, habilement, la Colchidienne, en feignant une amitié trompeuse, les séduit et leur rapporte comme étant le plus grand de ses mérites le fait d'avoir tiré Éson de la décrépitude. S'attardant sur ce point, elle éveille chez les filles de Pélias l'espoir qu'elle pourra aussi, |
7, 305 |
arte
suum parili reuirescere posse parentem ; |
grâce à
son art, rendre à leur père la vigueur de la
jeunesse. Elles le lui demandent, lui disant de fixer son prix, si élevé soit-il. Pendant un bref moment Médée se tait, semble hésiter et, simulant la gravité, laisse ses solliciteuses dans l'incertitude. Puis elle s'engage et dit : « Pour vous donner davantage confiance |
7, 310 |
muneris
huius » ait, « qui uestri maximus aeuo est |
en ma
promesse, mon filtre va transformer en agneau le plus vieux bélier de votre troupeau, celui qui mène les brebis. » Aussitôt on amène, épuisé par le nombre des ans, un animal laineux aux cornes recourbées autour de ses tempes creuses. Dès que, se servant d'un couteau d'Hémonie, la magicienne eut fouillé |
7, 315 |
fodit et
exiguo maculauit sanguine ferrum, membra simul pecudis ualidosque uenefica sucos mergit in aere cauo : minuunt ea corporis artus cornuaque exurunt nec non cum cornibus annos, et tener auditur medio balatus aeno. |
la gorge
flétrie, tachant d'un mince filet de sang la
lame de fer, elle plonge dans un chaudron de bronze les chairs de l'animal qu'elle mêle à des sucs puissants. Sous l'effet des drogues, les membres rapetissent ; les cornes, et les ans avec elles, se consument ; puis on entend un faible bêlement, montant du milieu du chaudron. |
7, 320 |
Nec
mora, balatum mirantibus exsilit agnus lasciuitque fuga lactantiaque ubera quaerit. Obstipuere satae Pelia ; promissaque postquam exhibuere fidem, tum uero inpensius instant. Ter iuga Phoebus equis in Hibero flumine mersis |
Et
aussitôt, devant les gens étonnés par ce
bêlement, bondit un agneau, qui s'échappe en s'ébattant, cherchant des mamelles à téter. Les filles de Pélias restèrent stupéfaites ; et comme la promesse paraît réalisable, elles se font alors encore plus insistantes. Trois fois Phébus avait retiré le joug de ses chevaux plongés |
7, 325 |
dempserat et quarta radiantia nocte micabant sidera, cum rapido fallax Aeetias igni imponit purum laticem et sine uiribus herbas. Iamque neci similis resoluto corpore regem et cum rege suo custodes somnus habebat, |
dans le
fleuve
d'Hibérie,
et les astres radieux scintillaient |
7, 330 |
quem
dederant cantus magicaeque potentia linguae ; |
il était
dû aux incantations et à la puissance des
formules magiques. |
7, 335 |
In
manibus uestris uita est aetasque parentis. Si pietas ulla est nec spes agitatis inanis, officium praestate patri telisque senectam exigite, et saniem coniecto emittite ferro ! » His, ut quaeque pia est, hortatibus inpia prima est |
La vie
de votre père ainsi que son âge sont entre vos
mains. Si vous éprouvez de la piété filiale, sans vous contenter de vains espoirs, rendez ce service à votre père, chassez sa vieillesse avec des armes et, en enfonçant le fer, faites disparaître son sang corrompu ! » Sur ces conseils, la plus pieuse d'entre elles est la première impie |
7, 340 |
et, ne
sit scelerata, facit scelus ; haud tamen ictus ulla suos spectare potest, oculosque reflectunt, caecaque dant saeuis auersae uulnera dextris. Ille, cruore fluens, cubito tamen adleuat artus, semilacerque toro temptat consurgere, et inter |
et
pour éviter d'être criminelle commet un crime.
Cependant, aucune ne peut regarder les coups qu'elles portent, elles détournent les yeux et, d'une main cruelle, frappent à l'aveuglette. Lui, ruisselant de sang, appuyé sur le coude, soulève pourtant ses membres, et tout pantelant, essaie de se lever. |
7, 345 |
tot
medius gladios pallentia bracchia tendens : « Quid facitis, gnatae ? Quid uos in fata parentis armat ? » ait. Cecidere illis animique manusque ; plura locuturo cum uerbis guttura Colchis abstulit et calidis laniatum mersit in undis. |
Au
milieu de tant de glaives, il tend ses bras
livides et dit : « Que faites-vous, mes filles ? Quelle raison avez-vous de vous armer contre la vie de votre père ? » Leur courage et leurs mains défaillirent. Comme Pélias voulait parler encore, la Colchidienne lui coupa la gorge en même temps que la parole, le dépeça et le plongea dans l'eau bouillante. |
NOTES
Hémonie (7, 159). Autre nom de la Thessalie.
Éson (7, 164). Père de Jason, roi de Iolcos, détrôné par son demi-frère Pélias. La légende concernant son rajeunissement nous est connue principalement par ce texte des Métamorphoses et par de rares fragments. Ovide s'inspire parfois de légendes peu connues, qu'il enrichit en fonction de son sujet. Il utilise en l'occurrence la capacité prêtée à Médée d'opérer des métamorphoses.
Hécate (7, 174). La déesse protectrice de la magicienne.Voir note à 7, 74.
cornes de la lune... (7, 179-181). On retrouve ici encore un tour recherché pour exprimer l'évolution du temps, en l'occurrence une des phases de la lune. De tout temps, l'activité des magiciennes et des sorcières est liée à la pleine lune !
sans ceinture... (7, 182ss). Médée respecte les prescriptions attribuées traditionnellement à beaucoup d'opérations de caractère religieux ou mystérieux, au cours desquelles les officiants ne devaient porter aucun lien, pour indiquer leur soumission totale aux divinités invoquées (d'après G. Lafaye) Voir 1, 382. Pour une étude approfondie de ce passage, qui constitue une description intéressante de la préparation d'une séance de magie, on peut consulter A.M. Tupet, La magie dans la poésie latine, Paris, 1976, p. 401ss.
sans un bruit, elle se faufile telle une somnambule (7, 186a). Texte peu sûr et suspect.
les fleuves... (7, 199-206). Ici commence une énumération de phénomènes (fleuves remontant à leurs sources, tempêtes soulevées ou apaisées, destruction de serpents, déplacements des rochers et des forêts, Mânes sortant des tombeaux). Tous ces phénomènes, totalement contraires à l'expérience usuelle, sont régulièrement attribués aux pouvoirs des magiciens, notamment chez les poètes latins. Ovide semble bien documenté sur le sujet.
Lune (7, 207). C'est une des prétentions attribuées aux sorcières d'attirer la lune sur terre. Plusieurs textes mentionnent ce sortilège, sans qu'on sache vraiment à quoi il pouvait correspondre, sauf peut-être à une éclipse. L'ouvrage de A.M. Tupet consacre tout un chapitre (p. 92-103) à la descente de la lune.
Témèse (7, 207). Si l'on en croit J. Chamonard, les Anciens croyaient que les éclipses étaient dues à des actions magiques, et que l'on pouvait conjurer le phénomène en faisant du bruit avec des objets de bronze. Témèse était une ville du Bruttium, qui semble connue pour ses mines de cuivre. Cfr aussi Fastes, 5, 441 note, et Mét., 15, 707.
mon aïeul (7, 209). Le Soleil ou Hélios, père d'Aeétès.
taureaux... (7, 210-214). Rappel des trois épreuves dont put triompher Jason grâce à l'art de Médée. Voir 7, 29-31 et 100-155.
Tempé (7, 222). Vallée du Pénée, en Thessalie, chantée par les poètes comme un lieu particulièrement agréable, ce qui explique son survol par Médée, laquelle paraît peu intéressée. Voir 1, 569 et note ; 7, 371.
Ossa... Pélion... Othrys... Pinde... Olympe (7, 224-225). Ces montagnes bordent toutes la plaine de Thessalie : à l'est, l'Ossa et le Pélion (voir 1, 151-155 et notes) ; au sud, l'Othrys ; à l'ouest, le Pinde ; au nord, l'Olympe (J. Chamonard). Pour une énumération de ces monts, voir 2, 217-226 et note au v. 217.
Éridan, Amphrysus, Énipée, Pénée, Sperchios (7, 228-230). Après l'énumération des montagnes, Ovide cite divers fleuves, ce qui rappelle la liste des fleuves de Thessalie cités en 1, 579-570 (voir la note, notamment à propos de l'Éridan). Pour le Pénée, père de Daphné, voir 1, 452ss.
Boebé (7, 231). Une ville et un lac portant ce nom, en Thessalie, au pied du Pélion, sont cités chez Homère, Iliade, 2, 711.
Anthédon (7, 232). Ville qui se situe, non pas en Eubée, mais sur la côte nord de la Béotie, en face de l'île d'Eubée donc. C'est pourquoi G. Lafaye traduit « près de l'Eubée » et J. Chamonard « sur le détroit d'Eubée ».
Glaucus (7, 233). Allusion à la résurrection miraculeuse de Glaucos, qui sera racontée par Ovide, Mét., 13, 904-965. Voir aussi, Fastes, 6, 750-752 et la note.
vieille peau (7, 237). Tout comme l'allusion à Glaucus (233), l'évocation de la nouvelle peau des serpents présage la réussite de l'entreprise de Médée ; elle démontre en même temps la grande compétence de la magicienne, en ce qui concerne les lieux où l'on trouve des herbes magiques et leurs effets.
Iuuenta (7, 241). Appelée aussi Iuuentas ou Iuuentus, elle est à Rome, la déesse de la jeunesse, assimilée à l'Hébé des Grecs.
fait un sacrifice... (7, 244ss). Ce passage qui montre Médée sacrifiant aux divinités infernales serait à rapprocher de Homère, Odyssée, 11, 23-37. (G. Lafaye et J. Chamonard). On pourra comparer aussi avec Virgile, Én., 6, 236-254, où Énée exécute divers rites pour accéder aux enfers. Ovide ici ne précise pas le sexe de la victime immolée.
le roi des ombres... (7, 249-250). Pluton, le roi des enfers, qui avait enlevé Proserpine (Perséphone), la fille de Cérès (Démèter). Voir Mét., 5, 362-408 avec les notes et Fastes, 4, 417-455. Sur Proserpine tranchant la destinée des humains, voir Virgile, Én., 4, 696-699 et les notes.
Elle ordonne... chaque fois à trois reprises (7, 255-261). Ces vers détaillent un certain nombre de rites propres aux cérémonies des mystères et de la magie : mise à l'écart des profanes, tenue particulière, circumambulatio, etc... La triple répétition est courante aussi dans des cérémonies religieuses.
philtre... (7, 263-274). Le philtre concocté par Médée contient divers éléments (végétaux, minéraux, animaux) liés dans l'imaginaire à la longévité. Sans doute Ovide a-t-il donné libre cours à son imagination, mais en gardant toujours comme fil conducteur la notion de rajeunissement ou de longévité. Pour une analyse très détaillée de ce passage, cfr A.M. Tupet, La Magie dans la la poésie latine, p. 56ss.
racines cueillies en Hémonie (7, 264-265). Voir 7, 220-237.
strige (7, 269). Oiseau nocturne et rapace, sans doute plus légendaire que réel, lié à la sorcellerie, et jouissant d'une réputation sinistre, un peu comme le hibou.
loup-garou (7, 270-271). De nombreuses civilisations croyaient en l'existence d'êtres malfaisants qui avaient le pouvoir de se métamorphoser en loup la nuit, et qui reprenaient forme humaine le jour. Les Grecs parlaient à ce propos de « lycanthropes » et du phénomène de « lycanthropie », deux mots composés de « lukos » (loup) et de « anthropos » (homme). On peut supposer que l'allusion annonce la métamorphose du rajeunissement.
chélydre du Cinyps (7, 272). Le chelydrus est une sorte de serpent venimeux d'Afrique ; quant au Cinyps, c'est un cours d'eau d'Afrique du Nord (Libye), dans les environs de Leptis Magna. Voir 5, 123-124.
Liber... (7, 294-296). Allusion à une légende obscure. On sait que Liber (Bacchus/Dionysos), dont la naissance exceptionnelle a été racontée par Ovide en Mét., 3, 310-315, a été d'abord confié à sa tante Ino, puis aux nymphes de Nysa. Eschyle avait écrit une tragédie, perdue, intitulée Les Nourrices de Dionysos. Est-ce par souci d'exhaustivité qu'Ovide fait allusion à une métamorphose de plus ? En tout cas l'allusion à Liber n'apparaît pas bien intégrée dans le contexte immédiat.
ses ruses (7, 298). Médée qu'Ovide a présentée jusqu'ici sous un jour plutôt positif (son dévouement à Jason, son attitude envers Éson, ses remords à l'égard de son propre père...), va maintenant être décrite comme diabolique, rusée et malfaisante.
fille du Phase (7, 298). Médée vient de la Colchide, où coule le Phase. Voir note 7, 5.
Pélias (7, 299). Fils de Poséidon et de Tyro, Pélias et son frère Nélée ont été exposés à leur naissance, puis recueillis et élevés par un passant. Devenus adultes, ils se rendent à Iolcos, dont le roi Créthée est devenu l'époux de Tyro. Ce couple eut des enfants, dont Éson. À la mort de Créthée, Pélias empêche son demi-frère Éson de régner à Iolcos, le chasse et supprime ses enfants, à l'exception de Jason, et il s'empare du trône de Iolcos. Il a un fils, et quatre ou cinq filles. Pélias avait appris par un oracle qu'il périrait de la main d'un homme chaussé d'une seule sandale. Un jour, Jason devenu adulte, se présenta à la cour de Pélias pour faire valoir ses droits au trône. Il était chaussé d'une seule sandale, car il avait perdu l'autre en aidant une vieille, en réalité la déesse Héra, à traverser une rivière. Pélias, qui se souvenait de l'oracle, fit semblant d'accepter la revendication de Jason, mais en lui imposant comme épreuve préalable une mission qu'il croyait impossible : la conquête de la toison d'or. Contrairement à toute attente, Jason revint de Colchide avec la fameuse Toison d'or. La suite du texte raconte la version ovidienne de la mort de Pélias et de la vengeance de Jason et de Médée, quelque peu différente d'autres versions, telles par exemple Hygin, Fab., 24 ; Apollodore, Bib., 1, 9 ; Diodore, 4, 50 et 51.
ses filles (7, 300). Pélias avait quatre ou cinq filles, selon les versions, dont l'aînée était Alceste, la future épouse d'Admète.
couteau d'Hémonie (7, 314). On se trouve en Thessalie, appelée souvent Hémonie en poésie.
Trois fois Phébus... (7, 324). Périphrase pour indiquer que trois jours ont passé. Allusion au char du Soleil qui chaque jour fait le tour de la Terre, tiré par des chevaux, qui parviennent le soir à l 'Océan, où ils se baignent. Voir Mét., 2, 1-152.
fleuve d'Hibérie (7, 325). En poésie, le terme Hibérie désigne souvent l'Occident, où les Anciens situaient l'Océan, dans lequel se terminait la course diurne du Soleil. L'Océan était imaginé comme un fleuve entourant le monde. (G. Lafaye).
eau pure... herbes anodines (7, 327). Médée, n'envisageant pas de rajeunir Pélias, recourt à des produits sans aucun effet particulier.
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