FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Des
statues aux clochettes et un miroir :
deux instruments magiques pour protéger Rome
Jacques Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
Plan
Son évolution vers trois blocs : création, description et destruction
L’absence d’un constituant de base
Les statues : nombre, mouvement, disposition, clochette
L'apparition d'une statue centrale et sa gestuelle
L'identité de la statue centrale : Rome, l’empereur, Cybèle, Panthéon, Jupiter, Romulus ?
La localisation du
complexe
: Capitole, Panthéon, Colisée, Temple de la Concorde
La localisation au sommet d'une tour
La surveillance du complexe et la transmission des informations
L'expédition militaire et son mandat
A. Considérations générales
Le schéma initial
Pour comprendre l’évolution du motif, il faut partir de ses attestations
les plus anciennes. On les trouve dans la tradition des
Miracula mundi,
où elles sont au nombre d’une dizaine (IXe-XIIe). Voici l’une d’entre
elles, tirée de l'édition
de H. Omont :
a. texte latin
Primum miraculum est Capitolium Rome, que totius mundi civitatum civitas est. Et ibi consecratio statuarum omnium gentium. Que statue scripta nomina in pectore gentis, cujus imaginem tenebant, gestabant, et tintinnabulum in collo uniuscujusque statue erat ; sacerdotes quoque die ac nocte semper vigilantes eas custodiebant. Et que gens in rebellionem consurgere conabatur contra Romanum imperium, statua illius gentis commovebatur, et tintinnabulum in collo ejus resonabat, ita ut scriptum nomen continuo sacerdotes principibus deportarent, et ipsi absque mora exercitum ad reprimendam eamdem gentem dirigerent. (H. Omont, Sept merveilles, 1882, p.47-48)
b. traduction personnelle
La première merveille est le Capitole de Rome, qui est la ville des villes du monde entier. On y avait consacré là les statues de toutes les nations. Ces statues portaient écrit, chacune sur la poitrine, le nom de la nation qu’elles représentaient, et une clochette suspendue à leur cou. Des prêtres aussi les surveillaient nuit et jour, en restant continuellement attentifs. Si une nation tentait d’entrer en rébellion contre l’empire romain, sa statue bougeait, la clochette à son cou résonnait, si bien que les prêtres portaient immédiatement le nom de l’inscription aux chefs [de Rome] qui, sans délai, envoyaient une armée pour réprimer cette nation.
Il ne peut être question d’aligner et de discuter ici toutes les autres attestations. Mais si on voulait les résumer, on aboutirait à ceci :
Le Capitolium abritait (1) un ensemble magique de (2) statues représentant chacune une nation. (3) Elles portaient une clochette au cou et, (4) sur la poitrine, une inscription avec le nom de la nation. (5) Toute tentative d’opposition au pouvoir romain, où que ce soit, se traduisait instantanément à Rome par des mouvements de la statue correspondante. (6) Sa clochette sonnait, ce qui donnait aussitôt l’alarme. (7) Les prêtres qui surveillaient l’ensemble portaient le nom de la nation rebelle aux autorités romaines (8) qui envoyaient sans délai un corps expéditionnaire dans la zone signalée pour y ramener l’ordre.
Ce résumé peut être considéré comme le schéma fondamental du motif des statues magiques, tel qu’il apparaît en tout cas dans la tradition des Miracula mundi, la plus ancienne des traditions attestées (IXe siècle).
Son
évolution vers
trois blocs : création, description et destruction
Telle est donc la situation de départ, celle du IXe siècle. Les éléments qui viennent d’être cités forment les constituants fondamentaux du récit. Ils se retrouveront très généralement dans les textes postérieurs, mais – comme c’est le cas de toute légende – ils sont loin d’être figés : ils se modifieront, se transformeront, s’enrichiront de multiples manières. Bref, même si le schéma général reste relativement stable, il va évoluer.
Mais ce n’est pas tout. En effet il n’a été question jusqu’ici que de la tradition des Miracula mundi, la plus ancienne. Les autres traditions sont plus récentes. À titre de comparaison, celle des Mirabilia Romae n’apparaît qu’au milieu du XIIe siècle et celle du Roman des Sept Sages de Rome dans la seconde moitié de ce siècle. Les premières listes de merveilles virgiliennes, incluant le motif des statues magiques, datent de la fin XIIe siècle, et la tradition des chroniques allemandes du XIIIe siècle. Bref le motif des statues va connaître une évolution de plusieurs siècles.
Au fil de cette évolution, le bloc initial (c'est-à-dire le schéma de base) va être complété par d’autres constituants, qui s’organiseront eux-mêmes en blocs. De sorte que, si on considère l’ensemble de la littérature médiévale, toutes époques et tous domaines confondus, le schéma de base, en l’espèce la description du complexe aux statues, sera parfois précédé de données sur son créateur, sur la date et les raisons de sa création, et parfois aussi suivi du récit de sa destruction. En fait, dans l’ensemble des textes médiévaux, le motif complet des statues magiques aux clochettes sera composé de trois blocs : création, description, destruction, le premier et le troisième étant facultatifs. Ce sont ces trois blocs que nous allons passer successivement en revue, en tentant – chaque fois que c’est possible – d’en retracer l’évolution.
B.
La création
Généralement facultatif
– rappelons-le –, ce bloc contient plusieurs types d’informations :
sur les raisons de la création du complexe aux statues magiques, ou sur sa date,
ou sur son créateur.
Mob
Les Mobiles
Très souvent les raisons de la création du complexe aux statues ne sont
pas précisées. Les plus anciennes traditions, comme celle des Miracula
mundi et celle des Mirabilia Romae (exception faite de Jean
d’Outremeuse), ne fournissent jamais ce qu’on appellerait un « exposé des
motifs ». Le complexe est là, sans plus. Tout le monde sait qu’il protège
Rome : pas besoin d’explication particulière. Il va néanmoins de soi qu’il
s’agit d’un instrument (magique) de protection de Rome.
Quand le rédacteur explicite ces raisons, il évoque généralement le
besoin de conserver l’hégémonie romaine et la nécessité d’éviter à Rome des
invasions imprévues et fort désagréables.
Voici un exemple récent (XVIe siècle) tiré de la version néerlandaise des
Faictz merveilleux de Virgille (l’original français ne contient pas ce
récit) :
Vergilius, p. 87-88 (ed. P. Franssen,
2010) |
Traduction
française |
(1) Omdat Romen prospereren
ende gheluckich zijn soude ende veel landen ende provincien onder hem
crighen ende om haer vyanden tonderbrengen, so badt die keyser
Virgilius oft hi hem niet en soude moghen helpen dat hi weten mochte als
teghen die stadt van Romen partijscap of verraetschap van eenigen landen
opstonden, opdat die Romeynen die in tijts mochten
bedwinghen. |
(1) Parce que Rome devait
prospérer dans la félicité, soumettre à son autorité beaucoup de pays et
de provinces, et l’emporter sur ses ennemis, l’empereur demanda à Virgile
s’il ne pourrait pas l’aider à savoir quand certains pays développaient
désaccord et trahison contre la ville de Rome, afin que les Romains
puissent s’y opposer à temps. |
En voici un autre plus ancien (XIVe siècle) qui se trouve chez
Jean
d’Outremeuse. Cet auteur, tout en appartenant à la tradition des Mirabilia
Romae, s’en écarte à l’occasion. C’est le cas
ici :
Jean d’Outremeuse, Myreur,
I, 229-230 |
Traduction en français
moderne |
(1) En
cel an meismes, en mois de may, fist Virgile à Romme I mult beal joweal,
portant que ons li avoit conteit des Sycambiens et de Hanibal de Cartaige
et de mult d'aultres gens qui venoient à Romme subitement, que ons n'en
savoit riens, dont les Romans astoient sovens
dechus. |
(1) La
même année, en mai, Virgile fit à Rome un très beau joyau. Il avait
entendu parler des Sycambriens, d’Hannibal le Carthaginois et de beaucoup
d’autres gens qui étaient venus à Rome brusquement, sans qu’on soit averti
de leur arrivée, et qui avaient souvent causé des dommages aux
Romains. |
(2) Si
mist Virgile à chu remeide en teil manere : ilh fist I capitole à Romme ou
I temple en une seul nuit, où ilh avoit ortant des ymagenes qu'ilh avoit
de provienche en monde. |
(2) Virgile
imagina d’y remédier comme suit : il construisit un Capitole à Rome
ou un temple en une seule nuit, où il y avait autant de statues que de
provinces dans le monde. |
On aura remarqué que ces deux textes contiennent d’autres informations
que les raisons pour lesquelles le complexe a été créé. Ils fournissent l’un et
l’autre une datation et un nom de créateur.
Dat La datation
Dans le
texte précédent, Jean d’Outremeuse (XIVe) va jusqu’à dater, au mois près, la construction
du complexe : en mai de l’an 546 du 5ème âge du monde, soit, pour lui, sous
le règne de l’empereur Jules César. On sait le chroniqueur liégeois
obsédé par
les dates qu’il invente et accumule sans vergogne.
La référence explicite à
Jules César est
plutôt exceptionnelle. Généralement, quand le récit implique un empereur, il s’agit d’Octavien-Auguste. Qu’on en juge par la
notice suivante tirée de la
version
allemande des Gesta Romanorum (XIVe
siècle ? L’original
latin ne contient pas ce récit) :
Gesta
Romanorum
(éd. A. Keller, 1841, p. 118) |
Traduction
française |
(1) Octavianus reichnet ze rom
gewaltichleich vnd reich . vnd doch zů vast girig auf golt . vnd auf
silber dez er begert . |
(1) Octavien régna sur Rome,
puissant et riche. Il était pourtant avide d’or et désirait
l’argent. |
(2) zů dem dritten waz ein maister ze Rom . der hiezz Virgilius
. der waz volchomen in der swartzen chunst. |
(2) À
cette époque, il y avait à Rome un maître qui s’appelait Virgile et était
expert en magie noire. |
(3) Nu
paten in dier römischen purger . daz er etwaz macht da mit si erchennen ir
feind . daz sie sich vo in bewarn möchten. |
(3) Les citoyens romains lui
demandèrent de faire quelque chose qui leur permettrait d’avoir
connaissance de leur ennemi et de s’en
protéger. |
(4) Da pawet er einen hohen turn . vnd in der höch dez turns
vmb vnd vmb so vil pild als vil der land warn . die rom vntertænig warn
. |
(4) Alors il construisit une
haute tour et, au sommet de cette tour, il plaça en cercle autant de
statues qu’il y avait de pays soumis à
Rome. |
Octavien règne donc bien à l’époque de la construction. Ce n’est toutefois pas ici l’empereur – comme dans les Faictz merveilleux néerlandais – qui demande l’intervention de Virgile, mais simplement les « citoyens romains ». On notera que, dans ce dernier texte qui appartient à la tradition du Roman des Sept Sages de Rome, le complexe aux statues se trouve parfois – et c’est le cas ici – au sommet d’une très haute tour.
Ce que
confirmera une autre citation de cette même tradition des Sept Sages, provenant
cette fois d’un texte français, l’Ystoire des Sept Sages (vers 1330) :
L’Ystoire des Sept
Sages (éd.
G. Paris, 1876, p. 115) |
Traduction
française |
(1) Octoviain Cesar, grant
empereur de Romme, regna longtemps et fut tresriche et convoiteux, et sus
tout il aymoit d'avoir de l'or. En son temps les Romains firent pluseurs
guerres et maulx a maintes nacions, tellement que pluseurs royaulmes se
commurent contre les Romains. |
(1) Octavien César, grand
empereur de Rome, régna longtemps ; il fut très riche et avide ;
par-dessus tout, il aimait avoir de l’or. À son époque, les Romains firent
plusieurs guerres et amenèrent des malheurs à bien des nations, au point
que plusieurs royaumes se liguèrent contre
eux. |
(2) En celluy temps estoit a
Romme maistre Virgile qui sourmontoit en sciences tous les sachans. Les
Romains le priérent que par son art et sa science il composa quelque chose
moien laquelle il fussent assortis contre leurs
ennemis. |
(2) Il y avait à Rome en ce
temps-là maître Virgile qui dépassait en science tous les savants. Les
Romains lui demandèrent que par son art et sa science il invente quelque
chose qui leur permette de se préparer contre leurs
ennemis. |
(3) Cestuy Virgile par son art
fit faire une tour et en l'ault de la tour il fit faire tant d'ymages
comme il avoit au monde de provinces. |
(3) Ce Virgile par son art fit
faire une tour et tout en haut de cette tour autant de statues qu’il y
avait au monde de provinces. |
César, Octavien-Auguste. On ne
doit pas s’étonner de ces variations.
L’ancrage chronologique d’un récit légendaire est souvent incertain, et en
l’occurrence les variations ne sont pas très importantes. Les exemples donnés
faisant intervenir Virgile, il serait assez
difficile, même pour un auteur médiéval, de placer Virgile sous Romulus ou sous
Constantin.
Crea Le
créateur
Ce serait toutefois une grave erreur de croire que le créateur du complexe est toujours Virgile. Parcourons rapidement les différentes traditions.
Celle des Miracula Mundi, la plus ancienne, est surtout
attestée du IXe au XIe siècle ; celle des Mirabilia Romae produit ses
premières attestations conservées au milieu du XIIe siècle. L’attribution du
complexe à Virgile n’apparaît ni dans la première, ni dans la seconde (à l’exception de Jean d’Outremeuse
[XIVe], dont nous avons donné le texte plus haut).
La
tradition du Roman des Sept Sages de Rome se développe en Occident un peu
plus tard, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Elle crédite Virgile de la
construction du miroir d'abord, des statues magiques ensuite.
Ce même XIIe siècle avait vu se développer, d’une manière indépendante,
ce que nous pourrions appeler un certain goût pour la confection de listes de
merveilles virgiliennes. Sa première manifestation indiscutable apparaît à la
fin du siècle dans l’œuvre d’Alexander Neckam (vers 1190-1200). Cette liste
attribuait à Virgile une série de réalisations merveilleuses, à Naples et à
Rome, et, parmi les réalisations romaines, figurait le complexe aux statues
magiques.
La littérature médiévale se partage donc sur le nom du responsable du
complexe aux statues magiques.
En fait, pendant longtemps, la question du créateur de ce
complexe ne semble même pas s’être posée, mais quand elle le fut et quand un nom
est cité, c’est toujours Virgile, dont le Moyen Âge a fait un magicien de toute
première importance.
C’est que la magie est un élément important du complexe des statues. Il ne faut jamais l’oublier, même si le mot n’est pas toujours explicitement présent dans les textes.
C.
La description
Contraction et expansion
La partie « description », la plus ancienne, est aussi la plus
solidement implantée. Si, à la différence des deux autres (création et
destruction), elle est présente dans tous les récits, cela
ne signifie pas – on l’a dit plus haut – que ses constituants sont toujours le reflet
fidèle de ceux du schéma de base. Certains d'entre eux ont disparu, en tout ou
en partie, mais le fait essentiel est que ceux qui ont été conservés se sont
enrichis de multiples variantes, certaines très détaillées.
Il est excessivement rare de rencontrer au fil de l'évolution un élément nouveau, totalement différent de ce qui existe ailleurs. Nous ne connaissons qu'un unique cas : celui de statues munies d'arc et de flèches, qu'on ne rencontre que chez l'auteur de la Fiorita et qui restera isolé.
Cela dit, les
actualisations du schéma de base sont multiples. En d'autres termes, le bloc
« description » connaît un mouvement de contraction et d’expansion, le second
étant beaucoup plus courant que le premier.
L’absence d’un constituant de base
L’éventuelle absence, dans une version particulière, d’un constituant du
schéma initial peut avoir plusieurs explications.
Dans la tradition des Miracula mundi, chaque statue porte une
inscription destinée à faciliter son identification. Cet élément est absent au
début de la tradition des Mirabilia Romae et n’y a été réintégré qu’assez
tard quand les rédacteurs se sont posé la question de l’identification. Certains
secteurs entiers, même tardifs, de la tradition des Mirabilia, comme
celui des traductions allemandes, ne le connaissent d’ailleurs pas. Bref, dans
une grande partie de la tradition des Mirabilia, ce constituant semble
avoir été « oublié » Il est très difficile de savoir pourquoi, mais le
fait est là, bien attesté par de nombreux exemples.
Mais on ne se trouve pas toujours en face d’une absence qui fait en
quelque sorte système.
Il en est où on peut légitimement soupçonner qu’un rédacteur ne
s’est pas senti tenu de conserver l'intégralité du schéma de base. Il peut avoir décidé d’en omettre l’un
ou l’autre constituant, qui ne l’intéresse pas ou qu’il estime inutile à ses
lecteurs.
L’exemple qui va suivre est tiré d’un texte poétique. Der Marner est un poète allemand du XIIIe siècle, dont l’intention est d’opposer la situation de son époque à celle de la Rome antique. Le message qu’il veut transmettre est le suivant : « Quand dans la Rome antique un problème se posait, on réagissait très rapidement. À notre époque, personne ne vient nous aider ».
Der Marner, XIV, 4 [v.
49-55] |
Traduction |
Ze Rôme stuont gemâlet listeclîch an einer want manic lant, ieglîchem hienc ein glöclîn
obe:
saste sich der keinez wider, des schelle lûte sich. Dô wart niht mê getwâlet, Rômer fuoren ûz zehant und betwungen ez dem rîche sô mit lobe. |
À Rome se
trouvaient représentés avec art dans un
bâtiment plusieurs pays. Chacun avait
sur lui une clochette. Si l’un d’eux s’opposait à
Rome, sa clochette sonnait. Alors on n’attendait
pas. Les Romains partaient
immédiatement et rétablissaient leur
domination sur le royaume. |
L’évocation de la situation romaine est très concise. Aucune allusion à
la magie, ni au fait que les statues sont aussi nombreuses que les pays soumis,
ni au créateur du complexe, ni à sa surveillance, ni au rôle des autorités. Le
poète peut se permettre de résumer très fort un motif dont probablement ses
lecteurs connaissaient les éléments essentiels. On ne peut pas tirer grand-chose de l’omission de
certains constituants.
Le second exemple est emprunté à la tradition des Mirabilia Romae. Il s’agit d’un texte du XIIIe siècle que compile Nicolás Rosell. La description des statues magiques ne fait pas mention de l’expédition militaire :
Rosell, 17 (p. 192-193
V.-Z.) |
Traduction
française |
(4) ...ubi tot statuae
erant quot sunt mundi provinciae, et habebat quaelibet tintinnabulum ad
collum. Et erant ita per artem magicam dispositae, ut quando aliqua regio
Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se
contra illam, unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum,
tuncque vates Capitolii, qui erant custodes, referebant
senatui. |
(4) On y trouvait autant
de statues que de provinces au monde ; chacune avait une clochette au
cou. Elles étaient disposées, grâce à la magie, de telle manière que quand
une région se rebellait contre l’empire romain, aussitôt la statue qui lui
correspondait se tournait vers elle, ce qui faisait sonner la clochette
qu’elle avait au cou. Alors les prêtres du Capitole, qui en étaient les
gardiens, en référaient au
sénat. |
La tradition des Mirabilia, surtout au début, ignore souvent le
détail de l’inscription – on vient de le dire –, mais elle fait en général état
de la suite de la procédure, à savoir l’envoi par les autorités romaines d’une
expédition militaire pour ramener l’ordre dans la région rebelle. Pourtant le
texte compilé par N. Rosell ne fait pas la moindre allusion à ce constituant,
presque indispensable pourtant au récit.
Il se fait cependant que des
traductions-adaptations (en français et en
italien) qui se basent sur le texte de Rosell signalent ce constituant
important. Comment expliquer qu’il ne soit pas
présent dans leur modèle ? Plutôt que de conclure à une omission volontaire de N. Rosell, on pensera à une erreur de transmission. Bref, les absences
n’ont pas toutes la même importance et la même
explication.
Il reste qu’en règle générale les constituants du schéma initial sont
conservés dans les versions ultérieures. En fait, le véritable point à creuser
est celui de l’expansion des constituants de base, que beaucoup de variantes,
certaines très détaillées, viennent enrichir. C’est l'histoire de cette
expansion qui va
surtout nous retenir.
Les statues Stat : nombre, mouvement Mov, disposition Disp, bruit Bruit de clochette Clo
En ce qui concerne le nombre des statues magiques, nous signalerons sans plus qu'il n'est généralement pas mentionné dans nos textes : seules de rares versions, généralement anciennes, voire marginales, donnent des précisions chiffrées (70, 72, 100). Nous nous intéresserons davantage à l’évolution de quelques constituants de base fondamentaux, comme ceux de la disposition des statues et de leurs mouvements, auxquels est étroitement lié le détail de la clochette mise en branle lorsqu’elles bougent.
Pour donner l’alarme, le schéma de base n’envisageait que le bruit de la clochette secouée par le mouvement (commovebatur) – de nature magique – de la statue rebelle. Le type de mouvement n’était pas précisé. Le lecteur peut supposer que la statue bouge sur elle-même, ou tressaute, ou s’agite. Rien n’est explicité à ce propos, sinon que c’est le mouvement même de la statue qui fait sonner la clochette. Cette dernière était d’abord suspendue à son cou. Plus tard, certaines versions la placeront dans la main de la statue. Variation relativement légère, qui ne nécessite pas un long commentaire.
Ainsi donc les versions originales ne semblaient attribuer à la statue qu’un mouvement « sur place », pourrait-on dire. Cette donnée, assez rudimentaire, les rédacteurs ultérieurs seront amenés à la préciser et, pour ce faire, à envisager différentes solutions.
On imagina que le mouvement de la statue était de « tourner le dos » à la province rebelle. Un texte anonyme (XIII siècle ?), édité récemment (2006) par P. Divizia, présente une liste de merveilles virgiliennes, dont le complexe aux statues. Le voici :
P. Divizia, 2006, ch.
5, p. 6 |
Traduction
française |
(2) E Vergilio fece loro
in Roma uno palagio, e fecevi dentro tanti idoli quante province
segnoregiava Roma, e ciascuno idolo puose nome per la sua
provincia : |
(2) Virgile leur [aux
Romains] fit à Rome un palais, et y mit à l’intérieur autant de statues
que Rome gouvernait de provinces, et chaque statue portait le nom de sa
province. |
(3) inmatanente ke·lla
provincia era rubellata e·ll’idolo si era volto il chulo inver quella
provincia, e di questo modo sì·llo sapevano i
romani ; |
(3) Aussitôt qu’une
province s’était rebellée, la statue tournait le dos à sa province, et de
cette manière les Romains savaient ce qui se
passait. |
En tournant le dos à sa
province rebelle, la statue effectue donc une
rotation circulaire de quelque 180°. Pareil mouvement
implique qu’à l’état normal les statues regardent les provinces, probablement
pour les surveiller.
Le geste a en tout cas comme résultat de donner l’alarme. En effet c’est
en voyant la nouvelle position de la statue que les Romains, aidés
éventuellement par l’inscription sur la statue, peuvent savoir ce qui se passe
et agir en conséquence. Accessoirement on notera la concision de ce récit. Pas
de clochette qui s’agite (variante rarissime), pas de surveillants transmettant
l’information à qui de droit. Parmi les constituants de base du récit, le
rédacteur semble en omettre certains, mais en tout cas il en précise un, celui
qui nous a retenu.
Dans la ligne de ce type de mouvement à 180°, d’autres rédacteurs imaginent que la statue, en cas d’alerte, ne se détourne pas de la province rebelle mais se tourne dans sa direction. Voici ce qui figure dans la compilation de Nicolás Rosell :
N. Rosell, 17 (p. 192-193
V.-Z.) |
Traduction
française |
(4) ubi tot statuae erant
quot sunt mundi provinciae, et habebat quaelibet tintinnabulum ad collum.
Et erant ita per artem magicam dispositae, ut quando aliqua regio Romano
imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra
illam, unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum, tuncque vates
Capitolii, qui erant custodes, referebant
senatui. |
(4) On y trouvait [au
Capitole] autant de statues que de provinces au monde ; chacune
avait une clochette au cou. Elles étaient disposées, grâce à la magie, de
telle manière que quand une région se rebellait contre l’empire romain,
aussitôt la statue qui lui correspondait se tournait vers elle, ce qui
faisait sonner la clochette qu’elle avait au cou. Alors les prêtres du
Capitole, qui en étaient les gardiens, en référaient au
sénat. |
La version de N. Rosell appartient à la tradition des Mirabilia Romae, une tradition qui a, dans un premier temps, perdu le détail de l’inscription sur chaque statue. Cela explique l'absence d’inscription chez cet auteur. Mais ce qui nous intéresse chez lui, c’est que la statue qu’il décrit « se tournait dans la direction de la province rebelle ». Et si nous traduisons ainsi les mots latins (vertebat se contra illam), c’est que nous disposons d’un autre témoignage très précis. Il relève, il est vrai, d’une tradition différente de celle des Mirabilia Romae (qui n’a jamais précisé le nombre des statues), mais peu importe. Le voici :
Bibliothèque nationale de
Vienne (Lat. 425) |
Traduction française |
In [Capitolio] LXXII imagines eree stabant, ad similitudinem septuaginta duarum linguarum, habentes scriptum in pectore singulas provincias. Et si aliqua gens nitebatur insurgere contra Romanum imperium, statim ymago vertebatur contra illam provinciam, cuius scriptum retinebat in pectore |
Au
Capitole il y avait 72 statues de bronze, à l’image des 72 langues.
Chacune avait, écrite sur sa poitrine, le nom de sa province. Si une
nation tentait de se dresser contre l’empire romain, aussitôt la
statue se tournait en direction de la province dont elle portait le
nom sur la poitrine. |
Ce
dernier texte déclare sans ambiguïté que la statue effectue un
mouvement circulaire de 180°, dont le résultat est qu’elle regarde alors la province rebelle.
Ces deux textes introduisent l'idée qu'en situation « normale » , les
statues regardaient vers l’intérieur du local.
Ce développement va donner des idées : que pouvaient-elles
donc bien regarder à l’intérieur du bâtiment ?
L’apparition d’une statue
centrale
Pour répondre à cette question, les rédacteurs imaginèrent une solution qui connaîtra très vite le succès : la présence d’une statue centrale que toutes les autres regardent.
La solution
avait l’avantage d’organiser clairement l’espace : au centre, une statue plus
importante et, en cercle tout autour d’elle, les statues des provinces dont elle
était le point de mire ; en cas de rébellion d’une province, la statue qui la
représentait « sentait » le danger et « bougeait ».
Cette disposition fournissait un nouveau point de départ au travail de l’imagination des rédacteurs qui allaient réfléchir sur cette statue : qui représentait-elle ? comment se manifestait son importance ?
Naples, Bibl. Naz., ms. XIII F. 28, |
Traduction française |
(4) ...nel quale tempio tante
erano statue quanto lo mundo haueua prouinciae. |
(4) Dans ce temple (au
Capitole) il y avait autant de statues que le monde comptait de
provinces. |
(5) Et chyscuno prouincia
haueua uno tintinabulo legato al collo per arte magica
facto. |
(5) Chaque province avait une
clochette liée au cou et faite par magie. |
(6) Et quando alcuna prouincia
alli romani se rebellaua subitamente la ymagine de quella prouincia
uoltaua le spalle de reto uerso la statua de Roma la quale staua in meso
de loro |
(6) Quand une province se
rebellait contre les Romains, aussitôt la statue de cette province
tournait le dos vers celle de Rome qui se trouvait au milieu
d’elles ; |
(7) et sonaua lo tintinabolo
che teneua al collo |
(7) la clochette qu’elle avait
au cou sonnait ; |
(8) lo quale odeua lo
sacerdote che guardaua lo Campitollio nela soa septimana,
etc. |
(8) le bruit était entendu par
le prêtre de garde cette semaine-là au Capitole,
etc. |
L’absence d’inscriptions ici aussi s’explique par le fait qu’on est
toujours au début de la tradition des Mirabilia Romae. Mais ce qui
importe, c’est d’une part la présence de la statue centrale – Rome – et
d’autre part le mouvement de la statue rebelle. Celle-ci tourne toujours sur
elle-même de 180°, dans la direction de la province rebelle, mais, ce faisant,
elle tourne le dos à la statue de Rome, au centre, manifestant ainsi son
hostilité à l’empire.
Les rédacteurs vont aussi s’occuper de la statue centrale, de sa gestuelle et de son identité. Les exemples suivants montreront combien ils sont ouverts à la variation.
Voici d’abord la version en vers d’Alexander Neckam dans son de laudibus divinae sapientiae (fin XIIe-début XIIIe). Le complexe aux statues est localisé au Colisée, ce qui n’est pas tellement courant (nous discuterons plus loin de ce point important qu'est la localisation).
|
Neckam, de laudibus, V,
289-307 |
Traduction
française |
295 |
Quaelibet hic propria regio signata
figura,
At
medium tenuit inclita Roma locum.
Reginam decuit vultus, reverentia,
sceptrum, |
Ici chaque région est marquée par
sa propre statue,
Mais l’illustre
Rome occupe la place centrale.
D’une reine elle a les traits, la
noblesse, le sceptre, |
300 |
Praefulgens vestis, et
diadema decens.
Insidias si gens Romanis ulla
parabat,
Vulto detexit ejus imago scelus ;
Vertice demisso, defigens lumina
terrae,
Sese declarans criminis esse ream. |
les
vêtements brillants et le
diadème royal.
Si un peuple tendait des embûches
aux Romains,
la statue par son
visage dénonçait le crime ;
la tête inclinée, les yeux fixés au
sol,
elle se déclarait
coupable du forfait. |
305 |
Et pulsata
manu statuae campanula, plebem
Accivit, populus arma
fremebat ovans. |
La
clochette de la statue secouée par sa main
attirait la
foule ; le peuple, criant, agitait les
armes. |
Usant largement de la liberté accordée à un poète, Neckam accorde un soin particulier à la description de la statue de Rome et de la statue rebelle. Cette dernière n’ose même pas regarder en face la statue de Rome ; elle garde les yeux fixés au sol, adoptant une attitude de coupable (ream) et secouant la clochette que le poète lui a mise en main. Elle est comme pétrifiée de honte. Apparemment Neckam a estimé préférable que la clochette soit dans sa main. Probablement ne voyait-il pas bien la statue sautillant sur elle-même pour que résonne une clochette qui serait suspendue à son cou.
À peu près à la même époque (début du XIIIe siècle) et également dans un texte poétique, voilà comment Guillaume le Clerc de Normandie, dans les Joies Nostre Dame, présente le mouvement de la statue rebelle. Il est fort possible que sa description ait été influencée par celle de Neckam :
Guillaume le Clerc de Normandie,
Joies Nostre Dame, v. 119-125 (éd. R. Reinsch, 1879) |
Traduction en français
moderne |
|
Quand un
des princes se rebellait,
sa statue détournait son
visage
de celui de la grande
statue
en tenant ses yeux
baissés.
Les Romains savaient
alors,
en toute
certitude,
que ce pays allait leur faire la
guerre. |
On aura compris que la grant ymage était la statue de Rome, au centre du bâtiment ; le poète venait de la décrire dans les vers précédents :
Guillaume le Clerc de Normandie,
Joies Nostre Dame, |
Traduction en français
moderne |
|
|
La description de Guillaume le Clerc de Normandie vaut bien celle de Alexander Neckam. Les poètes se sentent généralement plus libres que les prosateurs pour retravailler les constituants de base. Ils peuvent enrichir les uns et omettre les autres.
La statue rebelle peut aussi « se dresser » contre celle de Rome, l’attaquer en quelque sorte, à l’image de la province qu’elle représente. On trouvera ci-dessous la version de Hugo de Pise (XIIe-XIIIe). On ne s’occupera pas trop pour l’instant de voir le complexe localisé au Colisée. On aura l'occasion d'en discuter plus tard.
Traduction
française | |
(1)...Secundum Ugwicionem dicitur
Colosseum quidam locus Romae, ubi olim erant imagines omnium
provinciarum |
(1) Selon Hugo, on appelle
Colisée un endroit de Rome, où il y avait jadis toutes les statues des
provinces |
(2) et in medio erat imago
Romae, tenens pomum aureum in manu, utpote domina et regina
omnium. |
(2) avec au centre la statue
de Rome, tenant une pomme d’or en main, en tant que maîtresse et reine
universelle. |
(3) Et erant ita dispositae
arte nigromantica, |
(3) Et les statues étaient
disposées par magie de telle sorte que |
(4) quod quando aliqua
provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Romae obvertebat
dorsum illius provinciae imagini |
quand une
province voulait se dresser contre les Romains, aussitôt la statue de Rome
tournait le dos à celle de la province |
(5) vel, ut dicunt, imago
illius provinciae insurgebat contra imaginem
Romanam. |
(5) ou, comme on le dit aussi,
la statue de la province rebelle se dressait contre la statue de
Rome. |
(6) Et
tunc ex improviso mittebant exercitum illuc, etc. |
(6) Alors
immédiatement les Romains envoyaient là-bas une armée,
etc. |
La statue de Rome porte ici aussi un emblème de souveraineté : une sphère d’or ; on se souvient que Neckam lui attribuait un sceptre et un diadème. Mais l’intérêt du passage n’est pas là.
En fait, le rédacteur a enregistré deux attitudes différentes. D’abord le détail du « dos tourné » que nous avons déjà rencontré, mais la perspective est ici différente. Chez Hugo de Pise, ce n’est pas la statue rebelle qui tourne le dos à la statue de Rome, mais l’inverse : la statue de Rome tourne le dos à la statue rebelle. Variation libre sur un thème connu.
Mais Hugo signale une autre attitude, que nous ne connaissions pas encore et qu’il dit avoir trouvée chez des auteurs dont il ne donne pas le nom (vel, ut, dicunt, etc.) : la statue rebelle fait mine d’attaquer celle de Rome.
Que de variété donc dans la gestuelle de la statue rebelle ! Tantôt elle tourne le dos à sa province, tantôt elle tourne le dos à la statue de Rome, tantôt elle donne l’impression de vouloir se précipiter sur elle, tantôt elle adopte devant elle une attitude de coupable.
Et la statue centrale n’est pas en reste. On vient de voir qu’elle
tournait le dos à la statue rebelle. Un rédacteur du XIVe siècle,
Hermann von Fritzlar, donnera des
détails plus précis – et inédits – sur sa présentation. Il s’agit de la statue
centrale :
Cod pal. 114, bl 149a (cfr F.H. Massmann (Kaiserchronik, III,
1854, p. 424, n. 2) |
Traduction
française |
…eyne guldine glocken in synen beyden henden vnde wante sich
vmme vnde vmme zu welcheme abgote her wolde. Nu war ir mit kunsten vnde
mit den tuvelen also gemachit. Swelich kunig sich satzte wider die romere,
des apgot lute sine glucken gegen der romer apgote vnde der romer apgot
lute sine glocken wider yenen. So vernamen die romere dass dirre kvnic ir
vient war vnde furen vnde vorterhiten in oder machten in undertenic
romischer gewalt. |
...elle
avait une clochette d’or dans ses deux mains et pouvait se tourner, à sa
convenance, vers n’importe quelle statue. L’ensemble était fait avec art,
et aussi grâce aux diables [= la magie]. Dès qu’un roi se dressait contre
les Romains, sa statue faisait sonner sa clochette en direction de celle
de Rome et la statue de Rome faisait sonner les siennes en réponse. Ainsi
les Romains apprenaient que ce roi était devenu leur ennemi, et ils
envoyaient des forces pour le soumettre à nouveau à leur
puissance. |
On voit que cette statue centrale dispose, dans chaque main, d’une clochette en or ; qu’elle tourne sur elle-même, ce qui lui permet de regarder « à sa convenance, vers n’importe quelle statue » (360° donc), et qu’elle agite ses deux clochettes dès que la statue rebelle a agité la sienne.
Mais ce dernier mouvement ne clôt pas le chapitre de la gestuelle.
Le
mouvement du doigt
Un autre geste, tout à fait différent, est parfois attribué à la statue rebelle : celui d’indiquer du doigt une direction ou un objet. C’est le cas dans la version de Vincent de Beauvais (milieu du XIIIe).
Sa description n’appartient pas à la tradition des Mirabilia Romae ; elle est nettement influencée par celle des Miracula mundi, ce que l’auteur reconnaît lui-même :
Vincent de Beauvais, Speculum
historiale, l. vi, ch. 61 (éd. de 1624, p. 193) |
Traduction
française |
(1) Creditur etiam a quibusdam ab eo [= Virgile] factum
illud miraculum quod dicebatur Salvatio Rome quod inter
septem miracula mundi primum computatur. |
(1) Certains croient aussi que
[Virgile] a réalisé cette merveille qu’on appelait Salvatio Romae
et qui figure en première place parmi les sept merveilles du
monde. |
(2) Erat autem ibi consecratio
omnium statuarum. Que statue scripta nomina in pectore gentis cuius
imaginem tenebant, gestabant, et tintinabulum uniuscuiusque statue collo
appendebatur. Erantque sacerdotes die ac nocte semper vigilantes qui eas
custodiebant. Et que gens in rebellione consurgere conabatur contra
imperium Romanum, statua illius commovebatur, et tintinabulum illius
movebatur in collo eius. |
(2) C’était là le lieu où se trouvaient toutes les statues consacrées. Elles portaient chacune, écrit sur la poitrine, le nom du peuple qu’elles représentaient ; une clochette pendait au cou de chacune d’elles. Des prêtres veillaient continuellement, jour et nuit, pour les surveiller. Si un peuple tentait de se rebeller contre l’empire romain, sa statue se mettait en mouvement, et la clochette qu’elle avait au cou bougeait aussi. |
(3) Et ut quidam addunt statua
ipsa mox digitum indicem protendebat versus illam gentem et versus nomen
ipsius gentis quod in ea erat scriptum. Quod nomen scriptum continuo
sacerdos principibus deportabat et mox exercitus ad eam gentem reprimendam
mittebatur. |
(3) Certains ajoutent que
cette même statue tendait aussitôt l’index en direction de cette nation et
du nom qui avait été écrit sur elle. L’inscription de ce nom, un prêtre la
portait immédiatement aux chefs [de la ville] et aussitôt une armée était
envoyée pour réprimer cette nation. |
Les §§ 1, 2 et la fin du § 3 sont nettement dans la ligne de la tradition des Miracula mundi, mais les choses changent au début du § 3, là où Vincent déclare suivre des auteurs qu’il ne cite malheureusement pas (ut quidam addunt). D’après ces sources secondaires, la statue est censée montrer du doigt, sucessivement, la direction de la nation rebelle et l’inscription qui reprenait son nom. Ce mouvement du doigt n’apparaît pas dans la tradition des Mirabilia Romae et son origine reste inconnue. Il a été repris par le pseudo-Burley et par le rédacteur du Renart le Contrefait, deux auteurs qui utilisent de près Vincent de Beauvais.
Mais la statue rebelle n’est pas la seule à poser un geste du doigt. Celui-ci apparaît clairement dans la version de Jean Mansel, tirée de la Fleur des Histoires (milieu du XVe siècle), où le geste est attribué à la statue centrale, celle de Rome :
Mansel, Fleur des
Histoires
|
Traduction
française |
(1) Et il [= Virgilius] fist
faire dedens la cite de Romme ung temple ou quel il fist mettre toutes les
statues de toutes les prouvinces du monde, chacunne par
soy. |
(1) Et il [= Virgile] fit
faire dans la cité de Rome un temple où il fit mettre toutes les statues
de toutes les provinces du monde ; chaque province avait sa
statue. |
(2) Et eut chacunne statue
escript en sa poittrine le nom de la prouvince qu’elle representoit, et se
portoit a son col une sonnette. |
(2) Chaque statue avait,
inscrit sur sa poitrine, le nom de la province qu’elle représentait, et
portait au cou une clochette. |
(3) Et s’il advenoit que
aulcune province se rebellast contre Romme, lors tout incontinent la
sonnette de l’ymage commenchoit à sonner. |
(3) S’il arrivait qu’une
province se rebelle contre Rome, tout aussitôt la clochette de la statue
commençait à sonner. |
(4) Et tantost, la statue de
Romme qui estoit ou milieu des aultres tendoit son doy et l’enseignoit aux
aultres. |
(4) Et immédiatement la statue
de Rome qui était au milieu des autres tendait le doigt et la montrait aux
autres. |
(5) Adoncques, les prestres
qui gardoyent le temple escripvoyent le nom de celle prouvince et
l’envoyoient au senat. |
(5) Alors les prêtres qui
gardaient le temple écrivaient le nom de cette province et la faisaient
parvenir au sénat. |
(6) Et le senat, sans tarder,
envoyoit ung ost en celle prouvince pour la remettre en paix et en
obeissance, si que les Rommains estoient venus en celle prouvince anchois
que ceulx feussent appareilliez et ne s’en donnoient garde qu’ilz ne
fussent surprins. |
(6) Et le sénat, sans tarder,
envoyait une armée dans cette province pour y rétablir la paix et la
remettre dans l’obéissance. Les Romains étaient déjà sur place avant que
les ennemis ne soient préparés. Ces derniers étaient surpris avant d’être
sur leurs gardes. |
L’essentiel du texte est très « classique », à part le contenu des §§ 4 et 6. Le § 4 « innove » en envisageant un mouvement du doigt attribué à la statue de Rome, et non, comme précédemment, à la statue rebelle. Quant au § 6, il enrichit la donnée primitive en insistant sur la promptitude de la réponse romaine, mais il n’est pas le seul à le faire. Nous le verrons.
L'identité
de la statue centrale : Rome,
l’empereur, Cybèle, Panthéon, Jupiter, Romulus ?
Généralement, on l’a vu par les exemples précédents, cette statue centrale, apparue à un certain moment dans l’évolution du motif et qui se distingue nettement des autres, est celle de Rome. Mais sur l'identité de cette statue, des variantes existent, relativement rares. En effet il peut être question de l’empereur, de Cybèle, de Panthéon, de Jupiter, de Romulus.
Commençons par l’empereur. Nous le rencontrons dans un texte de Jean d’Outremeuse (XIVe). Cet auteur appartient à la tradition des Mirabilia Romae, mais sa version reflète un état déjà évolué de cette tradition (cfr ici la reprise des inscriptions comme moyen d’identification). Il est aussi question ici de terre répandue par la statue rebelle ; nous nous en occuperons plus loin. Nous nous intéressons pour le moment à ce que le texte dit de la statue centrale.
Jean d’Outremeuse, Myreur,
I, 229-230 |
Traduction en français
moderne |
(3) Et
avoit casconne ymaige à son coul pendant I tentente ; et avoit casconne
ymaige emy le front, entres les dois yeux, escript le nom de pays cuy ilh
representoit. Si astoient tout altour de palais les visaiges tourneis vers
l'ymaige l'emperere, qui astoit tout emy le palais sour une scolumpne, et
faisoit visaige tout entour ; et s'ilh avenoit que aulcon region fuist
rebelle aux Romans, son ymaige tournoit le dos l'ymaige de l'emperere, et
sonoit son tentent, et espandoit la terre que ilh tenoit en sa
main. |
(3) Chaque
statue avait, pendant à son cou, une clochette ; et chacune avait le
nom du pays qu’elle représentait inscrit au milieu du front, entre les
deux yeux. Elles étaient tout autour du palais, les visages tournés vers
la statue de l’empereur, qui était au centre du palais, sur une colonne,
regardant tout autour. Et s’il arrivait qu’une région se rebelle contre
les Romains, sa statue tournait le dos à celle de l’empereur, et agitait
sa clochette, en répandant la terre qu’elle tenait sans sa
main. |
La statue au centre du bâtiment représente l’empereur. Elle est installée sur une colonne et « regarde tout autour ». Apparemment elle serait la seule à être ainsi placée en hauteur. Hermann von Fritzlar (XIVe siècle), lui aussi, précisait que la statue centrale était capable « de se tourner, à sa convenance, vers n’importe quelle statue » autour d’elle. C’était, pour Hermann von Fritzlar, la statue de Rome, mais la mention de l’empereur chez le chroniqueur liégeois n’étonne guère. On conçoit facilement que la majesté de l’empire romain puisse être représentée soit par la statue de la déesse Rome, soit par celle de l’empereur.
La présence de
Cybèle au centre du bâtiment est un peu plus surprenante. En fait, ce
détail n’est attesté que dans une branche des traductions allemandes des
Mirabilia Romae. Il s’explique parce que ces traductions, pour des
raisons trop longues à présenter ici, localisaient les statues magiques au
Panthéon, un bâtiment (devenu l’église de Sainte-Marie-la-Ronde) qui était
considéré au Moyen Âge comme l’ancien temple de Cybèle, la mère des
dieux.
D 13 - XVe siècle (Miedema,
Mirabilia, p. 352-354) |
Traduction française |
(3) Ouch stund in dem tempel also manig saul, alz manig
land in der werlte was, vnd auf yder seüle was ein apgot gemachet, der
hette ein glokke an dem hals. |
(3) Il y avait aussi dans
le temple (ici le Panthéon) autant de colonnes que de pays dans le monde,
et sur chaque colonne se trouvait une idole avec une cloche au
cou. |
(4) Auch stund ein apgot mitten in dem tempel, der hies
Cibelles, der was aller apgoter muter. |
(4) Il y avait aussi une
idole au milieu du temple, du nom de Cybèle : c’était la mère de tous
les dieux. |
(5) Wann sich denn ein lant wider Rom saczte vnd das
reich, so kerte sich der apgot von der sewl des landes ; do leütet
sich denn die gloke selber, die er am halse
hette. |
(5) Lorsqu’un pays et son
royaume se dressaient contre Rome, l’idole qui se trouvait sur la colonne
du pays en cause se retournait ; alors on entendait sonner la cloche
qu’elle portait au cou. |
(6) Wann das denn die
hüter des tempels sahen, die offenbarten das denn den senatoren zu
Capitolio, die santen denn die ritterschafft zuhant aus, das sie das lant
wider erstritten solden. |
(6) Lorsque les gardiens
du temple voyaient cela, ils le communiquaient aux sénateurs au Capitole,
lesquels envoyaient alors immédiatement la cavalerie, avec mission
d’écraser à nouveau le pays. |
On aura noté que toutes les statues sont sur une colonne ; celle-ci n’est donc pas ici l’apanage de la statue centrale, comme chez Jean d’Outremeuse. Rien dans le texte du D 13 ne semble toutefois dire que cette statue centrale jouirait d’un privilège (de hauteur ou de décoration). Ce qui est original, c’est son identité.
Un manuscrit latin qui a servi de modèle à la tradition des traductions allemandes (L 186 Miedema ; fin XIVe) fournit peut-être l’explication de cette « confusion » d’identité. Le texte de L 186 signale que Cybèle « était considérée comme la mère et la maîtresse de tous les dieux » et que la statue centrale (dans ce manuscrit, celle de Rome) était plus grande que toutes les autres tamquam domina. Rome est la maîtresse de toutes les nations, comme Cybèle est la maîtresse de tous les dieux. Devrait-on chercher dans cette direction ? Quoi qu’il en soit, la Cybèle centrale est en fait la statue de l’ancienne « propriétaire » du lieu.
Certainement plus curieuse et en tout cas plus difficile à expliquer est l’identification de la statue centrale avec celle de Panthéon, bizarrement considéré comme un dieu romain. On la trouve dans une notice des Gesta Romanorum allemands, intitulée : Von Octauiano vnd von eym turn mit pilder (« Octavien et la tour aux statues »). La notice ne commence pas ex abrupto par la description du complexe, comme c’est souvent le cas, mais par des informations sur les circonstances de sa création (Octavien, Virgile, la demande des citoyens pour une meilleure protection de la ville). C’est seulement alors que la description commence.
La notice place le local aux statues magiques au sommet d’une haute tour, construite par Virgile (§ 2, 3 et début de 4). C’est l’habitude dans la tradition du Roman des Sept Sages de Rome (cfr plus haut).
La description de la disposition des statues et de leurs mouvements ne manque pas d’intérêt, mais l’originalité majeure est la présence du « dieu romain Panthéon ». Voici la partie de cette notice qui nous intéresse :
Gesta Romanorum
(éd. A.
Keller, 1841, p. 118) |
Traduction
française |
(2) zů dem
dritten waz ein maister ze Rom . der hiezz Virgilius . der waz volchomen in der swartzen
chunst. |
(2) À
cette époque (= sous Octavien), il y avait à Rome un maître qui s’appelait
Virgile et qui était expert en magie noire. |
(3) Nu
paten in dier römischen purger . daz er etwaz macht da mit si erchennen ir
feind . daz sie sich vo in bewarn möchten. |
(3) Les citoyens romains lui
demandèrent de faire quelque chose qui leur permettrait d’avoir
connaissance de leur ennemi et de s’en
protéger. |
(4) Da pawet er einen hohen turn . vnd in der höch dez turns
vmb vnd vmb so vil pild als vil der land warn . die rom vntertænig warn
. |
(4) Alors il construisit une
haute tour et, au sommet de cette tour, il plaça en cercle autant de
statues qu’il y avait de pays soumis à Rome. |
(5) vnd in der mit dez turns Machet er ein pild . daz hiet
ein guldein appfel in der hant |
(5) Et au milieu de la tour,
il en fit une qui avait une pomme d’or dans la
main. |
(6) Vnd ein yeglich pild chert sein antlütz gegen dem land . da
ez hin gehört. |
(6) Chaque statue tournait le
visage vers la terre qui lui appartenait. |
(7) Vnd wenn sich dann ein lant vmb chert daz ez wider
streb waz . den Römærn . so laütet ez ein glogken |
(7) Et quand un pays se
détournait pour s’opposer aux Romains, alors sa cloche
sonnait |
(8) vnd da
mit laütechten die andern auch. |
(8) et avec elle toutes les
autres. |
(9) Ettleich sprechent daz der römer got Panteon seinen
rugk chert dem pild dez landez . |
(9) Et en conformité à cela,
le dieu romain Panthéon tournait le dos à la statue du
pays. |
(10) wann dann die römer daz sahen . so besampten si sich mit
hers chraft |
(10) Quand les Romains
voyaient cela, ils rassemblaient leurs forces
|
(11) vnd wider twuňgen si dann her
wider. |
(11) et
ramenaient le pays à la soumission. |
(12) Also mocht sich dann chain lant verpergen vor dern
römern . von der pild wegen . die da warn. |
(12) Ainsi aucun pays ne
pouvait se cacher des Romains à cause des statues qui se trouvaient
là. |
On a l’impression que les statues se ressemblent toutes et que chacune a reçu « son coin à surveiller » (ein yeglich pild chert sein antlütz gegen dem land . da ez hin gehört). Nous connaissons cette position. Elles sont disposées en cercle autour d’une statue centrale à laquelle elles tournent le dos et qui porte en main une pomme d’or, emblème de souveraineté.
En cas de rébellion du pays qu’elle surveille, la statue ne se détourne pas. Elle agite simplement sa clochette. Ce geste est suivi par toutes les autres – c’est un détail nouveau que cette sonnerie générale – , ce qui donne l’alarme, un peu comme des cloches d’église sonnant le tocsin. La statue centrale tourne alors le dos à la statue du pays rebelle.
Bien qu’il introduise certaines données particulières fort intéressantes, le texte n’entre guère dans les détails. Il ne dit rien sur les moyens d’identification (même pas une inscription), ni sur la surveillance du complexe, ni sur la procédure de transmission de l’information aux autorités. Il note simplement que quand ils « voyaient cela » (daz sahen), les Romains « ramenaient le pays à la soumission ».
Mais l’élément le plus surprenant et le plus original est bien sûr le nom de Panthéon donné à la statue centrale. La mention de ce dieu Panthéon, doté d’un emblème de souveraineté, est un hapax dans l’histoire du motif des statues magiques. Il est difficilement explicable, encore qu’on sache que dans la tradition allemande des Mirabilia Romae, le complexe aux statues est souvent localisé dans le Panthéon. Mais ceci peut-il expliquer cela ?
L’identification de la statue centrale à Jupiter n’est pas trop difficile à comprendre. On la rencontre dans le chapitre 11 de Ye Solace of Pilgrimes de John Capgrave, une œuvre, destinée aux pèlerins et censée décrire la Rome du milieu du XVe siècle. Ce chapitre traite du Capitole. John Capgrave ne prend toutefois pas cette version à son compte ; il l’attribue à des auteurs – non précisés – auxquels il se réfère :
John Capgrave, Ye Solace of Pilgrimes, 11 (p. 27-28, éd.
C. Mills, 1911) |
Traduction
française |
(4) Summe auctores sey þat þe belle hing a boute þe ymages
nek. And a non as þe puple mad rebellion þe ymage turned his bak to þe
gret god iubiter þat stood in þe myddys. |
(4) Certains auteurs disent
que la clochette était suspendue au cou des statues, et que dès qu’un
peuple se rebellait, la statue qui le représentait tournait le dos à la
grande statue de Jupiter qui se tenait au
centre. |
Pourquoi Jupiter ? Tout simplement parce que John Capgrave décrit ici le Capitole et que, pour lui ou pour ses sources, la grande divinité du Capitole est Jupiter. Au fond, une statue de Rome, de l’empereur ou de Jupiter renvoie toujours à la majesté du peuple et de l’empire romain. La confusion, si elle existe, est moins nette que dans le cas de Cybèle ou, plus encore, dans celui d’un dieu romain comme Panthéon qui n’existe pas.
À notre connaissance, le nom de Romulus n'apparaît qu'une seule fois dans nos textes. En effet alors que l'original latin de Jacques de Voragine présente une statue centrale qui est celle « des Romains » (ydolum Romanorum), un traducteur française de la Légende dorée y a vu celle de Romulus.
Le
cavalier-girouette
Nous n’en avons pas fini avec les mouvements provoqués magiquement à distance par une tentative de rébellion. Mais nous allons maintenant introduire un élément important qui, à la différence de presque tous ceux qui précèdent, ne représente pas un développement ou un enrichissement d’un constituant de base du récit.
Il apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans le de naturis rerum d’Alexander Neckam (vers 1190-1200). Il est profondément innovant. Le voici :
Alexandre Neckam, de naturis
rerum, II, 174 |
Traduction française |
(1) Romae item construxit [Virgilius] nobile palatium, in
quo cuiuslibet regionis imago lignea campanam manu tenebat.
Quotiens vero aliqua regio
maiestati Romani imperii insidias moliri ausa est, incontinenti
proditricis icona campanulam pulsare coepit. |
(1) À
Rome, [Virgile] construisit un palais célèbre, où des statues en bois
représentant chacune une région tenaient dans leur main une clochette.
Chaque fois qu’une région osait mettre en péril la majesté de l’empire
romain, aussitôt la statue de la région traîtresse commençait à agiter sa
clochette. |
(2) Miles vero aeneus, equo insidens aeneo in summitate
fastigii praedicti palatii vibrans, in illam se vertit partem qua regionem
illam respiciebat. |
(2) Un soldat en bronze, assis
sur un cheval de la même matière, s’agitant sur le faîte du toit du
palais, se tournait en direction de la zone correspondant à la région
rebelle. |
(3) Praeparavit igitur
expedite se felix embola Romana iuventus, a senatoribus et patribus
conscriptis in hostes imperii Romani directa, ut non solum fraudes
praeparatas declinaret, sed etiam in auctores temeritatis
animadverteret. |
(3) Alors la jeunesse romaine
se préparait sans délai [...] et était envoyée par les sénateurs et les
pères conscrits contre les ennemis de l’empire, non seulement pour écarter
les fourberies qui se préparaient, mais aussi pour punir les auteurs de
cet acte téméraire. |
Les statues sont en bois, ce qui est nouveau mais
relève d’un simple souci de variation. La matière des statues est rarement
précisée, et quand elle
l’est, comme chez les
chroniqueurs allemands par exemple, c’est le bronze.
Secondaire aussi pour nous, la position de la clochette : non pas au cou des
statues, mais dans leur main.
La véritable originalité est ailleurs, dans la présence d’une sorte de
« cavalier-girouette », qui double en quelque sorte l’alarme lancée
par le bruit de la clochette.
C’est
une nouveauté totale que ce mécanisme constitué par un guerrier de
bronze assis sur un cheval, également de bronze qui, tout en haut du toit, se
déplace (ou tourne sur lui-même) pour indiquer, clairement et
publiquement, la région rebelle. C’est en fait lui qui donne l’alerte : pas
besoin donc de surveillants. Au bruit de la clochette et surtout à la vue du
cavalier à la lance, la jeunesse romaine (la iuventus c’est l’armée) se
prépare immédiatement.
Ce détail du « cavalier-girouette », dont on
ignore
l’origine, connaîtra un certain succès.
Maître Grégoire (fin XIIe-début XIIIe),
le seul représentant de la tradition des Mirabilia Romae à le proposer,
doit l’avoir emprunté à Neckam, qui était son contemporain et anglais comme
lui.
Maître Grégoire, 8 (éd. C.
Nardella, 1997, p. 154) |
Traduction
française |
(2) In hac quondam domo
predicte imagines ex ordine stabant et quelibet imago nomen gentis illius,
cuius imaginem tenebat, in pectore scriptum habebat et tintinnabulum
argenteum, quia omni metallo sonorius est, unaqueque in collo gerebat,
erantque sacerdotes die ac nocte semper vigilantes, qui eas custodiebant.
Et si qua gens in rebellionem consurgere conabatur in inperium Romanorum,
protinus statua illius movebatur et tintinnabulum in collo eius sonuit et
statim scriptum nomen illius ymaginis sacerdos principibus
deportabat. |
(2) Jadis, dans cet
édifice les statues en question se dressaient en ordre ; chacune
portait écrit sur la poitrine le nom du peuple qu’elle représentait ;
chacune aussi portait au cou une clochette d’argent, métal plus sonore que
tout autre ; des prêtres, de garde jour et nuit, les surveillaient.
Et si une nation tentait d’entrer en rébellion contre l’empire des
Romains, aussitôt sa statue bougeait ; la cloche qu’elle avait au cou
sonnait et immédiatement le prêtre portait aux chefs le nom écrit sur
elle. |
(3) Erat autem supra domum
hiis ymaginibus consecratam miles eneus cum equo suo, semper concordans
motui imaginis lanceamque apud illam gentem dirigens, cuius ymago
movebatur. |
(3) Au-dessus de l’édifice
consacré à ces statues, un soldat de bronze à cheval, dont le mouvement
était toujours en accord avec celui de la statue, dirigeait sa lance dans
la direction de la nation dont la statue
bougeait. |
(4) Hoc itaque non dubio
indicio premoniti, Romani principes sine mora exercitum ad rebellionem
illius gentis reprimendam direxerunt, etc. |
(4) Ainsi avertis par ce
signe indiscutable, les chefs romains envoyaient sans tarder une armée
pour réprimer la rébellion de cette nation.
Etc. |
Chez
Maître Grégoire, les statues ne sont pas en bois, mais les clochettes sont en
argent. Pour le reste, les textes se ressemblent étroitement.
On rencontre aussi le
« cavalier-girouette » dans une notice des
Gesta Romanorum latins,
un recueil de récits divers rassemblés fin XIII-première moitié du XIVe et
dont l’auteur s’est mis lui-même au § 1 sous la garantie explicite de
Neckam :
Gesta
Romanorum,
186, p. 590-591 |
Traduction
française |
(3) Cum vero aliqua regio nitebatur Romanis insidias aliquas
imponere, statim ymago ejusdem regionis campanam suam pulsavit et miles
exivit in equo eneo in summitate predicti pallacii, hastam vibravit et
predictam regionem inspexit. |
(3) Lorsqu’une région tentait
de créer des ennuis aux Romains, aussitôt sa statue sonnait de sa
clochette, un soldat sortait sur un cheval de bronze au sommet du dit
palais, agitait sa lance et regardait dans la direction de la dite
région. |
(4) Et ab instanti Romani hoc
videntes se armaverunt et predictam regionem
expugnaverunt. |
(4) Et immédiatement les
Romains, voyant cela, s’armaient et partaient combattre la dite
région. |
ainsi que dans le Compendiloquium de Jean de Galles (XIIIe siècle), dans le Mirour de l’Omme de Jean Gower (achevé en 1381) :
John Gower, Mirour de l’Omme,
14725-14733
|
Traduction française |
Au Rome el grant paleis jadys Fesoit Virgile a son avis Pluseurs ymages en estant, Et en chascune enmy le pis Ot noun du terre ou du paiis Escript, et puis fesoit avant 14730 Sur un chival d'arrein seant Un chivaler q'ert bel et grant, Si ot l'espeie ou main saisiz, etc. |
À Rome jadis Virgile fit un grand palais en utilisant son art. On y trouvait plusieurs statues et chacune, sur la poitrine, portait le nom de la terre ou du pays écrit. Puis il fit encore, assis sur un cheval de bronze, un cavalier qui était beau et grand, qui tenait en main une épée, etc. |
ainsi
que dans Ye Solace of Pilgrimes de
John Capgrave
(milieu du XVe), qui
décrit la Rome de l’époque. Le chapitre 11, déjà rencontré plus haut, traite du Capitole, et les statues,
comme chez Neckam, sont en bois :
John Capgrave,
Ye Solace of Pilgrimes, |
Traduction
française |
(2) þat of euery region of þe world stood an ymage mad all
of tre and in his hand a lytil belle, as often as ony of þese regiones was
in purpos to rebelle a geyn þe grete mageste of rome a non þis ymage þat
was assigned to þat regioun schuld knylle his
bell. |
(2) Pour chaque région du
monde il y avait une statue en bois tenant en main une clochette, et
chaque fois qu’une région menaçait de se rebeller contre la suprême
majesté de Rome, la statue qui lui était associée devait
sonner. |
(3) Thann was þere in þe myddis of þe hous al a boue a
knyt mad of bras & a hors of þe same metall whech euene a noon as þis
belle was runge turned him with a spere to þat cost of þe erde wheŕ þis
puple dwelt þat purposed þus to rebelle. This aspied of þe prefas whech be
certeyn cumpanyes weŕ assyned to wecch and wayte on þis ordynauws a non
all þe knythod of rome with heŕ legionis [f. 364 v] mad hem redy to ride
and redresse þis rebellion. |
(3) Au centre de l’édifice,
tout en haut, il y avait en outre un cavalier de bronze sur un cheval du
même métal, qui, dès que sonnait une clochette, pointait sa lance vers la
partie du monde où habitait le peuple qui voulait se rebeller. Ceux qui,
tour à tour, étaient chargés de la surveillance de ce mécanisme, donnaient
l’alarme, et immédiatement tous les chevaliers de Rome avec leurs légions
se préparaient à partir pour étouffer la
révolte. |
Faut-il rappeler que le motif du « cavalier-girouette », dont
l’origine exacte est inconnue et qui eut un succès certain, ne faisait pas
partie du corpus des constituants de base ? C'est à signaler parce que beaucoup de
nouveautés rencontrées jusqu’ici représentaient simplement des développements ou
des enrichissements de ces constituants.
Examinons maintenant d'autres points qui ont été affectés par l’évolution. Plusieurs d’entre eux ont été rencontrés à l’occasion des discussions précédentes, mais il peut être utile de les systématiser
La
localisation du complexe des statues Loca
: Capitole, Panthéon, Colisée, Temple de la Concorde
Le complexe est toujours localisé à Rome,
généralement au Capitole, et cela depuis la tradition des
Miracula mundi. Pour celle-ci (cfr
plus haut), le complexe des statues magiques au Capitolium représente même la première
des « merveilles du monde » : Primum miraculum
est Capitolium Rome, que totius mundi civitatum civitas est. Et ibi consecratio
statuarum omnium gentium, etc.
Mais au fil de l’évolution du motif, quelques autres endroits de Rome sont censés avoir abrité les statues magiques. Ils sont toutefois attestés par des textes beaucoup moins nombreux.
On a déjà rencontré le Panthéon,
assez présent dans ce qu'on pourrait appeler la tradition des
Mirabilia allemands (les traductions et
leur modèle latin). La raison en est bien connue mais un peu longue à
expliquer.
Pour faire bref, elle est due au fait que les versions les plus anciennes des Mirabilia latins n’évoquaient le complexe aux statues magiques que dans la présentation du Panthéon, à propos du récit de fondation de ce temple. Les rédacteurs de la notice précisaient bien – mais en passant, pourrait-on dire, en tout cas trop rapidement – que ces statues étaient au Capitole. Au fil de l’évolution, toujours dans la partie allemande de la tradition des Mirabilia, ce détail a été omis, et les rédacteurs ont pensé que les statues se trouvaient dans le Panthéon. Nous parlons plus longuement de tout cela dans la partie analytique de notre travail.
Le Colisée apparaît chez Neckam, dans le de laudibus divinae sapientiae (fin XIIe-début XIIIe) ainsi que chez d'autres auteurs encore, comme Osbern de Gloucester (fin XIIe), Hugo de Pise (XIIe-XIII), Iohannes Codagnellus (début XIIIe), Johann von Vitkring (XIVe), André de Ratisbonne (XIVe-XVe), un membre de la famille Ramponi (XVe). La partie analytique du travail donne beaucoup plus de renseignements sur cette question et permet voir plus clair. En fait la plupart des témoignages en faveur du Colisée baignent dans une perspective lexicographique et étymologique, qui semble remonter à une pseudo-dérivation à partir du verbe latin colere, qui fut proposée entre 1150 et 1180 par Osbern de Gloucester dans son Liber Derivationum.
Ainsi donc, si le complexe aux statues magiques est toujours situé à
Rome, certains rédacteurs médiévaux évoquent aussi bien le Capitole que le
Panthéon et le Colisée. Mais ce n’est pas tout.
Guillaume le Clerc de Normandie (XIIIe), l’auteur des Joies Nostre Dame déjà cité, va les placer dans le Temple de la Concorde, sans aucune ambiguïté et en tentant même de justifier sa position.
Guillaume le Clerc de Normandie,
Joies Nostre Dame, v. 87-94 (éd. R. Reinsch, 1879) |
Traduction en français
moderne |
87
Verite fu, que a Rome aveit
Un temple, qui mult halt esteit,
Edifie mult richement 90
E funde ancienement :
Temple de Cuncorde aveit nun,
Si vus dirrai, par quel resun,
Si a mei entendre volez,
Il esteit issi apelez. |
En vérité,
il y avait à Rome un temple,
qui était très haut, édifié
très richement et
construit à date ancienne : il
s’appelait Temple de Concorde, et je vous
dirai, pour quelle raison, si vous
voulez l’écouter, il était
ainsi appelé. |
Suit alors la description, dont nous avons donné quelques extraits plus
haut, du complexe aux statues magiques, une réalisation merveilleuse due,
précise l’auteur, à Virgile lui-même (Un clerc qui avait nom Virgile / fit
maintes merveilles dans la ville).
Pour comprendre le rapport entre le complexe aux statues et le nom du
Temple de la Concorde, il faudra toutefois attendre, à la fin de la description,
l’explicitation du mandat donné par les Romains à leur force
expéditionnaire.
Gent enveoent en la tere,
E tant qu'il l'aveient conquise
E a lur poeste suzmise,
Lor prince ert al temple amene,
130 E
la il esteit demande,
Se il voleit plus estriver
Ou se il voleit coltiver
Cele ymage la sus amont,
Qui justisout trestut le mond.
135 E
il responeit : Oïl veir,
Cisl deit la seignorie aveir |
Ils
envoyaient des gens dans la région
et dès qu’ils l’avaient
conquise
et soumise à leur
puissance,
leur prince était amené au
temple.
Et là il lui était
demandé
s’il voulait encore
combattre
ou s’il voulait
honorer
l’image qui était là en
haut,
qui gouvernait tout le
monde.
Et il répondait : « Oui,
en vérité, c’est lui
qui doit avoir la
suprématie. » |
Dans
la vision, très personnelle, de Guillaume, il ne s’agit donc pas de détruire les
rebelles, mais de les soumettre. Leur prince est ramené à Rome et conduit au
temple, où se trouvait – comme il l'écrit plus haut dans son texte – la grant ymage,
c’est-à-dire la statue de Rome mult richement coronee (vers 105) tenant
en main « une grande boule d’or, toute ronde » (vers 106-107). Et là
on lui demande de faire sa soumission et de reconnaître la seignorie
(vers 135) de Rome.
Et le poète de conclure, revenant à son point de départ :
« Comme c’est là qu’on se mettait d’accord (la se concordouent), le
temple fut appelé de la Concorde (de Cuncorde) » (vers
137-140).
Capitole, Panthéon, Colisée, Temple de la Concorde. Pour comprendre cette
variété d’emplacements, il ne faut pas perdre de vue une caractéristique
importante de la matière légendaire. Certains récits n’ont pas d’ancrage fixe,
ni chronologique, ni topographique : ils contiennent un message ou une
leçon qui peut s’accrocher à des personnages ou à des endroits différents. C’est
en fonction d’éléments propres à l’auteur qui l’utilise que le récit est
rattaché à une époque, à un personnage ou à un lieu.
La
localisation Loca
au sommet d’une tour
Il nous faut encore souligner un élément concernant la localisation des
statues magiques. Il y a déjà été fait allusion
plus haut lorsque nous
avons rencontré une notice des Gesta Romanorum allemands,
intitulée : Von Octauiano vnd von eym turn mit pilder
(« Octavien et la tour aux statues ») et mentionnant la statue
centrale du dieu Panthéon. Il nous faut y revenir parce que, comme
l’annonçait le titre
de la notice, Virgile, créateur du complexe des statues magiques, l’avait placée
au sommet d’une haute tour.
Cette localisation particulière est le résultat d’une influence de la
tradition du Roman des Sept Sages de Rome. Dans sa plus ancienne
attestation littéraire (seconde moitié du XIIe siècle), cette tradition ignorait
le motif des statues magiques du Capitole. Pour elle la protection de la ville
était assurée par un autre instrument, magique lui aussi : un puissant
miroir qui permettait de voir dans le lointain ce qui se passait autour de la
ville et que Virgile aurait installé sur une haute tour, en un endroit de Rome
qui n’était pas autrement précisé. À l’origine, le complexe des statues, qui
était né en dehors de la tradition du Roman des Sept Sages de Rome, ne se
trouvait pas sur une haute tour, mais dans un bâtiment souvent présenté
d’ailleurs comme un temple (Capitole, ou Colisée, ou Panthéon, ou Temple de la
Concorde ; cfr plus haut).
Mais il se fit qu’assez vite, la tradition du Roman des Sept
Sages de Rome fut amenée à abandonner le motif du miroir pour celui des
statues. Elle le fit cependant sans
toujours abandonner le motif initial de la
tour. C’est ainsi qu’on rencontrera, comme dans les
Gesta Romanorum
allemands ci-dessous, le complexe des statues magiques construit au sommet d’une
haute tour.
Gesta Romanorum
(éd. A.
Keller, 1841, p. 118) |
Traduction
française |
(2) zů dem dritten waz ein maister ze Rom . der hiezz Virgilius
. der waz volchomen in der swartzen chunst. |
(2) À
cette époque (= sous Octavien), il y avait à Rome un maître qui s’appelait
Virgile et qui était expert en magie noire. |
(3) Nu
paten in dier römischen purger . daz er etwaz macht da mit si erchennen ir
feind . daz sie sich vo in bewarn möchten. |
(3) Les citoyens romains lui
demandèrent de faire quelque chose qui leur permettrait d’avoir
connaissance de leur ennemi et de s’en
protéger. |
(4) Da pawet er einen hohen turn . vnd in der höch dez turns
vmb vnd vmb so vil pild als vil der land warn . die rom vntertænig warn
. |
(4) Alors il construisit une
haute tour et, au sommet de cette tour, il plaça en cercle autant de
statues qu’il y avait de pays soumis à
Rome. |
Ces deux motifs (miroir-tour), aux destins contrastés, se retrouveront un
peu plus loin, lorsque se posera la question de la destruction de ces deux
grands moyens magiques de défense.
Mais avant d’abandonner la question de la localisation, un dernier point, de détail celui-là, nous retiendra. Les noms utilisés dans les textes pour désigner le local qui les abrite varient beaucoup : palatium, templum, domus (avec leurs équivalents dans les traductions). Ces variations toutefois n’apparaissent pas significatives. Ce qui est plus important concerne la dénomination parfois donnée à l'ensemble.
La
dénomination
Les travaux modernes sur les statues magiques utilisent
systématiquement l’expression Salvatio Romae pour désigner cet instrument de défense
magique. Cet usage moderne pourrait laisser croire qu’il en était de même au
Moyen Âge. Il n’en est rien. Rares
en effet sont les textes médiévaux qui attribuent au complexe un nom spécifique.
Lorsque c’est le cas, on trouve tantôt Salvatio civium, tantôt
Salvatio Romae (avec leurs éventuelles traductions en langues
modernes).
Il est vrai que dans un
manuscrit du IXe siècle (Codex Latinus
Monacensis 22053 (ex Vess. 53), folio 95v), le plus ancien témoin connu de
la tradition des Miracula mundi, la notice consacrée aux statues commence
par les mots : Primum Capitolium Rome salvatio totius, qu’on
pourrait se risquer à traduire : « Première merveille (du
monde) : le Capitolium (avec) la protection de la Rome tout
entière ».
Un autre manuscrit de cette même tradition (le manuscrit C du XIIe siècle) présente également, au debut de la notice sur les statues, le texte Quod primum est, Capitolium Romae, salvatio civium, que H. Omont n’a pas cru devoir retenir dans son édition et qu’on pourrait se risquer à traduire par : « La première (merveille du monde) est le Capitolium de Rome, protection des citoyens. »
Bref, les deux seuls témoins de la tradition des Miracula mundi, qui contiennent le mot salvatio, affichent un texte peu satisfaisant, à la traduction incertaine.
Pour notre part, nous utiliserons ces expressions seulement lorsqu’elles apparaîtront expressis verbis dans les textes analysés. On verra que c’est très peu fréquent. Donnons-en toutefois quelques exemples.
Fin XIIe-début XIIIe, Maître Grégoire utilise dans sa Narracio la forme Salvatio civium :
Maître Grégoire, 8 (éd. C.
Nardella, 1997, p. 154) |
Traduction
française |
(1) Inter universa opera
monstruosa que Rome quondam fuerunt, magis miranda est multitudo statuarum
que Salvacio civium dicebantur. Hec arte magica fuit consecratio statuarum
omnium gentium que Romano regno subiecte fuerunt.
Etc. |
(1) Parmi toutes les
œuvres merveilleuses qui se trouvaient jadis à Rome, il faut
particulièrement admirer la foule de statues qu’on appelait la Salvatio
des citoyens. C’est la magie qui avait consacré les statues de
toutes les nations qui étaient soumises au royaume romain.
Etc. |
C’est chez
Vincent de Beauvais
(XIIIe siècle), un auteur qui se
revendique nettement de la tradition des Miracula, que l’expression
Salvatio Romae est attestée pour la première fois, et avec un sens très
précis,.
Vincent de Beauvais, Speculum
historiale, l. vi, ch. 61 (éd. de 1624, p. 193) |
Traduction
française |
(1) Creditur etiam a quibusdam ab eo [= Virgile] factum
illud miraculum quod dicebatur Salvatio Rome quod inter
septem miracula mundi primum computatur. |
(1) Certains croient aussi que
[Virgile] a réalisé cette merveille qu’on appelait Salvatio Romae
et qui figure en première place parmi les sept merveilles du
monde. |
Elle réapparaît en latin dans un traité du
pseudo-Burley datant de 1326
(de vita et moribus philosophorum), mais cet auteur dépend étroitement de
Vincent de Beauvais :
Pseudo-Burley, cfr The Virgilian Tradition, 2008, p.
919-920 |
Traduction
française |
(1) Creditur eciam ab eo [= Virgile] factum illud mirabile
quod dicebatur Salvacio Rome. |
(1) On croit aussi qu’il [=
Virgile] a fait cette merveille appelée Salvatio
Romae. |
(2) Erat in templo quodam
consacracio omnium statuarum, que statue scripta nomina in pectore gentis
eius imaginem tenebat <gestabant> et tintinabulum unaquaque statua
ad collum habebat. |
(2) Il y avait dans un certain
temple des statues toutes consacrées. Elles portaient, chacune écrit sur
sa poitrine, le nom du peuple qu’elles représentaient. Chaque statue avait
une clochette au cou. |
tandis
que le rédacteur de
Renart le Contrefait (1ère moitié du XIVe), qui
suit lui aussi Vincent, traduira l’expression en français : le Sauvement
de Romme.
Renart le
Contrefait
(éd. Raynaud-Lemaître, |
Traduction
française |
(1) Item
il fist a Romme celle merveille qui est ung de sept miracles du monde,
qu'on appelloit le Sauvement de Romme ; |
(1) De même à Rome il
[Virgile] fit cette merveille qui est une des sept merveilles du monde et
qu’on appelait le « Salut de Rome ». |
(2) car
illec estoient les statues de toutes les provinces du monde, et avoit
chascune escript en son piet le nom de sa province, et a son col une
sonnette pendue. |
(2) On y trouvait les statues
de toutes les provinces du monde, et chacune portait sur la poitrine le
nom de sa province et avait une clochette pendue au
cou. |
Il faudra attendre le XVIe siècle et les Faictz merveilleux de
Virgille, pour la retrouver dans des traductions car l’original français ne
contient pas la notice sur les statues magiques. Dans la version néerlandaise
du petit roman, l’empereur vient de demander l’aide de Virgile pour protéger Rome.
Voici la suite :
Virgilius, p. 87-88 (ed.
P. Franssen,
2010) |
Traduction
française |
(2) Doe seyde Virgilius: 'Dat sal ic wel doen.' Ende hy
maecte opt capitolium - dat was der stadthuys - een schoon werck van
uutgehouden beelden dat hi dede heten Salvatio Rome, dat is het werc der
behoudenis van Roomen. |
(2) Alors Virgile dit :
« Cela, je le ferai bien ». Et il construisit au Capitole –
c’était l’hôtel de ville – un bel ensemble de statues bien exécutées,
qu’il fit appeler Salvatio Romae, c’est-à-dire le moyen de protéger
Rome. |
(3) Ende hi maecte in ronde alle die afgoden der landen
die onder die subjectie van Roomen waren ende elck afgod had een clocxken
in zijn hant |
(3) Il plaça en cercle tous
les dieux des pays sous la domination de Rome ; chaque dieu avait une
clochette dans la main, |
L’expression se retrouvera un peu plus loin, au § 4, dans le récit de la
destruction du complexe.
Nous avons présenté tous les textes qui contiennent l’expression litigieuse. Par rapport à l’ensemble de nos témoins, leur nombre est dérisoire et on peut certainement estimer abusive l'utilisation systématique qui en est faite dans les études modernes sur les statues magiques.
L'identification Iden
Beaucoup de récits dotent les statues d’un moyen permettant de les
identifier. Dans la tradition des Miracula mundi, la plus ancienne, c’est
une inscription placée sur la poitrine de la statue (in pectore) qui
assure cette identification.
La donnée
n’est toutefois pas passée dans les versions les plus anciennes des
Mirabilia (Mirab. et Graph. ; Rosell avec ses
adaptations/traductions), ni dans le manuscrit latin L 186 M, source présumée
des traductions allemandes. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit inconnue de
certains auteurs appartenant à la tradition des Mirabilia Romae, mais
ayant subi des influences extérieures, comme
Maître Grégoire (ch. 8 : in
pectore scriptum habebat) ou
Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p.
71 : et les senateurs qui veirent l’ymage tournée le dos se
liserent la lettre, se veirent que ch’estoit del region de
Perse).
Mais si on n’adoptait pas l’inscription, le problème de l’identification
de la statue rebelle se posait. Les deux branches des
Mirabilia
allemands, qui n’avaient pas trouvé dans leur source latine le détail des
inscriptions, imaginèrent que des boucliers permettaient d’identifier les
statues du complexe. Quand on connaît la variété de formes, de couleurs et de
marques de ces armes défensives, on peut évidemment penser qu’elles puissent
avoir été utilisées comme moyens d’identification.
Voici successivement les Leittexte des deux branches. On n’oubliera pas que, dans les deux cas, leurs rédacteurs placent les statues magiques dans le Panthéon :
D 13 XVe siècle (Miedema,
Mirabilia, p. 352-354) |
Traduction française |
(2) In dem tempel stund also manig schilt, alz manig land
in der werlte was. Von welchem lande einer kam, so sah er an den schilden,
welchent sein land in der werlte lag. |
(2) Dans le temple [ici le
Panthéon] se trouvaient aussi autant de boucliers que de pays dans le
monde. On voyait en regardant un bouclier de quel pays au monde il
provenait. |
D 69 fin XIVe-début
XVe |
Traduction française |
(3) Zw der fussen waren schilde von allen landen ; von wan
der man chöm, so sach er an dem schilde, welchen end en sein lant lag, do
er von waz. |
(3) À ses pieds [...]
étaient les boucliers de tous les pays ; d’où l’homme venait, on le
voyait sur le bouclier, qui il était, où se trouvait son pays et d’où il
était. |
En dehors de la tradition des Mirabilia, mais toujours dans la
littérature allemande, les auteurs de chroniques semblent s’être intéressés eux
aussi à la question de l’identification.
Certaines versions iront même assez loin en imaginant des statues qui
représentent avec beaucoup de précision les princes à la tête des régions
de l’empire.
Un des textes les plus caractéristiques à cet égard est celui de
Jans
Enikel (XIIIe), pour qui les statues de bronze
avaient été fondues « à l’image de chacun des seigneurs qui appartenaient à
Rome » (nâch ieglîchem herren giezen /, die zuo Rôm gehôrten,
vers 20957-8). L’auteur insiste même sur le réalisme de ces statues :
Jans Enikel,
Weltchronik, vers 20961-20967 |
Traduction
française |
was er dann kurz oder lanc gestalt, dâ wart daz bilde manicvalt reht nâch im gegozzen, nâch sîner leng geflozzen. was er kurz oder grôz, daz bild er aber nâch im gôz, und sazten in in daz palast wît. |
S’il était de
petite ou de grande taille,
la statue était
différemment fondue
juste sur son
modèle,
fondue selon ses
mesures.
S’il était petit
ou grand,
la statue était
fondue d’après lui, Et ils les
placèrent dans le large palais |
Dans la tradition des listes de merveilles virgiliennes,
Alexander Neckam
(1190-1200) ne donne aucun détail permettant l’identification. Par contre
Vincent de Beauvais, plus proche de la tradition des Miracula, place une
inscription sur la poitrine de chaque statue, détail qu’on retrouve dans les
oeuvres influenceés par lui, comme le de vita et moribus philosophorum du
pseudo-Burley et
dans la version de
Renart le Contrefait.
Inutile de poursuivre l’énumération. La partie analytique fournit en détail l'analyse de chaque texte retenu.
Un dernier mot pour signaler une variante qui ne figure que chez
Jean
d’Outremeuse et qui pourrait avoir été utilisée comme moyen
d’identification : en plus de son nom inscrit « au milieu du
front », chaque statue porte en main un peu de la terre de son pays, qu’elle
laisse tomber en cas de rébellion de la région qu’elle
représente :
Jean d’Outremeuse, Myreur,
I, 229-230 |
Traduction en français
moderne |
(3) Et
avoit casconne ymaige à son coul pendant I tentente ; et avoit casconne
ymaige emy le front, entres les dois yeux, escript le nom de pays cuy ilh
representoit. Si astoient tout altour de palais les visaiges tourneis vers
l'ymaige l'emperere, qui astoit tout emy le palais sour une scolumpne, et
faisoit visaige tout entour ; et s'ilh avenoit que aulcon region fuist
rebelle aux Romans, son ymaige tournoit le dos l'ymaige de l'emperere, et
sonoit son tentent, et espandoit la terre que ilh tenoit en sa
main. |
(3) Chaque
statue avait, pendant à son cou, une clochette ; et chacune avait le
nom du pays qu’elle représentait inscrit au milieu du front, entre les
deux yeux. Elles étaient tout autour du palais, les visages tournés vers
la statue de l’empereur, qui était au centre du palais, sur une colonne,
regardant tout autour. Et s’il arrivait qu’une région se rebelle contre
les Romains, sa statue tournait le dos à celle de l’empereur, et agitait
sa clochette, en répandant la terre qu’elle tenait sans sa
main. |
La surveillance du complexe et
la transmission
des informations
Dans la tradition des Miracula mundi, le bâtiment aux statues est
surveillé en permanence, par des prêtres, qui sont de garde à tour de rôle, et
qui se chargent de transmettre l’avis de danger aux autorités. Le principe d’une
surveillance constante est exprimé dans la notice du
Chronicon Salernitanum (fin Xe siècle) qui fait partie intégrante de
cette tradition :
Chronicon Salernitanum, c. 131, p. 143 (978 a.C.) |
Traduction
française |
(2) Statue ... scripta nomina
in pectora gencium cuius ymaginem tenebant gestabant, et tintinnabulum
uniuscuiusque statue erat, et sacerdotes die ac nocte semper vicibus
vigilantes eas custodiebant, etc. |
(2) [Les statues] portaient
sur la poitrine le nom écrit des nations qu’elles représentaient, et
chacune d’elles avait une clochette ; des prêtres les gardaient,
veillant sans cesse sur elles, nuit et jour, à tour de rôle.
Etc. |
La
Graphia aureae urbis, une des versions les plus anciennes de la
tradition des Mirabilia Romae, va dans le même sens en parlant du
« prêtre dont le tour de garde tombait cette
semaine-là » :
Graph., 29, p. 87
V.-Z. |
Traduction
française |
(5) Cuius tintin[n]abulum audiens sacerdos, qui erat in
speculo in [h]ebdomada vicis suae, nuntiavit senatoribus. |
(5) En entendant sonner sa clochette, le prêtre qui était de garde cette semaine-là, l’annonça aux sénateurs. |
Ce constituant initial est généralement passé dans la suite de
l’évolution, où il se retrouve dans de nombreuses versions appartenant à des
traditions différentes. Cette continuité n‘exclut évidemment pas de légères
variantes : on insiste ou non sur le caractère constant de la
surveillance ; les gardiens ne sont d’ailleurs pas toujours des
prêtres ; parfois il n’y a qu’une seule personne pour assurer la
surveillance.
En
tout cas, dès que l’alarme sonne, les responsables interviennent,
généralement sans délai. Ils viennent identifier la statue rebelle,
déchiffrent éventuellement son nom et font rapport aux autorités (souvent les
sénateurs, mais il est parfois question aussi de Pères Conscrits, voire de
préteurs). Il n’est pas rare que les prêtres-surveillants aillent porter
eux-mêmes aux autorités l’inscription prise sur la statue, en y joignant parfois
de la documentation puisée dans leurs archives.
Dans certaines versions toutefois, il ne semble y avoir personne dans
le bâtiment et c’est uniquement le bruit de clochette(s) qui alerte les
Romains. Le
peuple alors intervient directement.
On commencera par un exemple tiré de la Legenda aurea de
Jacques
de Voragine (2ème moitié du XIIIe) :
Jacques de Voragine, Legenda
aurea, n° CLVIII (éd. G.P. Maggione, 1998, p.
1099-1100) |
Traduction française (A.
Bouleau, éd. 2004, |
(5) Si quando autem aliqua
prouincia rebellaret, continuo, ut aunt, arte dyabolica illius prouincie
simulacrum ydolo Romanorum posteriora uoluebat tamquam innuens quod ab
eius dominio recessisset. |
(5) Si jamais une province
se rebellait, aussitôt, par une action diabolique à ce qu’on dit, la
divinité de cette province tournait le dos à l’idole des Romains, comme
pour indiquer qu’elle se soustrayait à sa
domination. |
(6)
Conciti igitur Romani ad illam prouinciam copiosum exercitum destinabant
et ipsam suo dominio subiugabant. |
(6) Ainsi alertés les
Romains envoyaient une importante armée vers cette province, et ils la
soumettaient à leur pouvoir. |
Un récit de ce genre, qui ne fait même pas intervenir de clochette, est
rare. Seul le mouvement tournant de la statue rebelle – ici celle de la divinité
de la province – signale le danger et suffit, semble-t-il, à mobiliser la force
d’intervention. Jacques de Voragine aurait-il consciemment abrégé un récit qu’il
avait devant lui ? C’est bien possible. En fait le détail en question était
secondaire pour un auteur comme lui qui entendait traiter dans sa notice l’histoire de la fête de Toussaint. Quoi
qu’il en soit, on ne trouve nulle part ailleurs l’idée d’une alarme donnée
exclusivement par un mouvement de statue, sans accompagnement de
clochette(s).
Les clochettes interviennent en tout cas dans les exemples suivants.
Ainsi dans l’Ystoire des Sept Sages (vers 1330) :
L’Ystoire des Sept
Sages (éd.
G. Paris, 1876, p. 115) |
Traduction
française |
(4) Et quanteffoys aucune province se vouloit rebeller contre les Romains, celle ymage se retornoit et la clouchète sonnoit et puis après toutes les aultres ymages a tout leur clouchètes sonnoient. Quant les Romains entendoient l'affaire, ilz se mectoient en armes et de tout leur pouvoir faisoient qu'il avoient dominacion sus celle province. |
(4) Et
quand une province voulait se rebeller contre les Romains, cette statue se
retournait, sa clochette sonnait, et toutes les autres statues sonnaient
aussi de leurs clochettes. Quand les Romains entendaient cela, ils
s’armaient et, de toute leur puissance, rétablissaient leur domination sur
cette province. |
comme
dans la notice des Gesta Romanorum allemands, intitulée Von Octauiano
vnd von eym turn mit pilder (« Octavien et la tour aux statues »)
et déjà évoquée plus haut :
Gesta
Romanorum
(éd. A. Keller, 1841, p. 118) |
Traduction
française |
(7) Vnd wenn sich dann ein
lant vmb chert daz ez wider streb waz . den Römærn . so laütet ez ein
glogken (8) vnd da mit laütechten die andern
auch. |
(7) Et quand un pays se
détournait pour s’opposer aux Romains, alors sa cloche sonnait (8) et
avec elle toutes les autres. |
(9) Ettleich sprechent daz der römer got Panteon seinen
rugk chert dem pild dez landez . |
(9) Et en conformité à cela,
le dieu romain Panthéon tournait le dos à la statue du
pays. |
(10) wann dann die römer daz sahen . so besampten si sich mit
hers chraft (11) vnd wider twuňgen si dann her
wider. |
(10) Quand les Romains
voyaient cela, ils rassemblaient leurs forces (11) et ramenaient le
pays à la soumission. |
ainsi
que dans la version néerlandaise des Faictz merveilleux de Virgille
(début du XVIe) :
Virgilius, p. 87-88 (ed.
P. Franssen,
2010) |
Traduction
française |
(5) Ende wanneer eenich lantschap wilde teghen Romen
opstaen, so keerde hem die afgod omme metten rugghe totten afgod van
Romen. Ende die afgod van dyen lande die tegen Romen wilde opstaen,
clincte so lange met dat clocxken dat hi in zijn hant
hielt |
(5) Quand un peuple voulait se
dresser contre Rome, sa statue tournait le dos à celle de Rome. Et la
statue du pays qui voulait ainsi s’opposer à Rome faisait sonner la
clochette qu’elle tenait en main |
(6) tot dattet de heren ende senatoren hoorden ende si besagen
dan van wat lantschap dye afgod was. |
(6) jusqu’à ce que les chefs
et les sénateurs l’entendent. Ils savaient alors de quel pays était la
statue de ce dieu. |
(7) Ende terstont bereyden hen die Romeynen ter wapen ende
si trocken derwaerts ende bedwonghen haer
vyanden. |
(7) Et aussitôt les Romains se
préparaient aux armes, s’y rendaient et maîtrisaient leurs
ennemis. |
trois exemples liés, plus ou moins directement, à la tradition du Roman des Sept Sages de Rome.
L’expédition militaire et son
mandat
Une fois averties, les autorités envoient immédiatement un corps expéditionnaire dans la zone rebelle pour rétablir l’autorité de Rome. L’accent est régulièrement mis sur la rapidité de ces opérations, mais certaines versions soulignent plus que d’autres son efficacité. C’est le cas dans la Narracio de Maître Grégoire (fin XII-début XIIIe) :
Maître Grégoire, 8 (éd. C.
Nardella, 1997, p. 154) |
Traduction
française |
(4) Hoc itaque non dubio
indicio premoniti, Romani principes sine mora exercitum ad rebellionem
illius gentis reprimendam direxerunt, qui sepius hostes antequam arma et
inpedimenta parassent prevenientes, facile et sine sanguine eos sibi
subiugaverunt. |
(4) Ainsi avertis par ce
signe indiscutable, les chefs romains envoyaient sans tarder une armée
pour réprimer la rébellion de cette nation. Assez souvent l’armée était
sur place avant que les ennemis n’aient préparé armes et bagages, et elle
les ramenait à la soumission facilement et sans verser le
sang. |
ou, beaucoup plus tard, de Jean Mansel (XVe siècle) :
Jean Mansel, Fleur des
Histoires
|
Traduction
française |
(6) Et le senat, sans tarder,
envoyoit ung ost en celle prouvince pour la remettre en paix et en
obeissance, si que les Rommains estoient venus en celle prouvince anchois
que ceulx feussent appareilliez et ne s’en donnoient garde qu’ilz ne
fussent surprins. |
(6) Et le sénat, sans tarder,
envoyait une armée dans cette province pour y rétablir la paix et la
remettre dans l’obéissance. Les Romains étaient déjà sur place avant que
les ennemis ne soient préparés. Ces derniers étaient surpris avant d’être
sur leurs gardes. |
Les versions précisent parfois la composition du corps expéditionnaire
(cavalerie, légions, gens d’armes, etc.). Ce sont des variantes insignifiantes,
que nous n’illustrerons pas par des textes, préférant relever des éléments plus
particuliers et plus significatifs
Généralement le mandat donné par les autorités romaines est plutôt banal
et attendu : soumettre la province rebelle. Mais il peut être plus
précis : « Il faut punir les auteurs de cet acte téméraire » (A.
Neckam). Un texte découvert dans un manuscrit Magliabechi (fin XIII-début XIVe)
sera plus explicite encore :
P. Divizia, 2006, ch.
5, p. 6 |
Traduction
française |
(4) inatanente vi mandava
u·capitano con una milizia di chavalieri a guerregiare la provicia, e se
tornava ke no·ll’avesse sì lgli mozava il capo, o convenievi che vi
rimanesse morto. |
(4) Aussitôt ils y
envoyaient un capitaine avec une troupe de chevaliers pour faire la guerre
à la province, et les Romains ne revenaient que s’ils avaient coupé la
tête du chef rebelle ou s’ils étaient convaincus de sa
mort. |
Le
chef doit être éliminé, et le corps expéditionnaire ne doit pas revenir à Rome
avant d’en être certain. Mais il y a plus original encore.
Un texte de
Guillaume le Clerc de Normandie (XIIIe ; Joies Nostre
Dame), fonctionnant comme une légende étiologique du nom du Temple de la
Concorde, avait mis ce bâtiment en rapport avec la notice aux statues magiques.
Le chef rebelle était amené à Rome dans le Temple de la Concorde où il était
prié de faire sa soumission :
Guillaume le Clerc de Normandie,
Joies Nostre Dame, v. 87-94 (éd. R. Reinsch, 1879) |
Traduction en français
moderne |
Gent enveoent en la tere,
E tant qu'il l'aveient conquise
E a lur poeste suzmise,
Lor prince ert al temple amene,
130 E
la il esteit demande,
Se il voleit plus estriver
Ou se il voleit coltiver
Cele ymage la sus amont,
Qui justisout trestut le mond.
135 E
il responeit : Oïl veir,
Cisl deit la seignorie aveir |
Ils
envoyaient des gens dans la région
et dès qu’ils l’avaient
conquise
et soumise à leur
puissance,
leur prince était amené au
temple.
Et là il lui était
demandé
s’il voulait encore
combattre
ou s’il voulait
honorer
l’image qui était là en
haut,
qui gouvernait tout le
monde.
Et il répondait : « Oui,
en vérité, c’est lui
qui doit avoir la
suprématie. » |
Une version plus particulière encore est celle de
Jans Enikel, dans sa
Weltchronik, où le chef rebelle (le « seigneur ») est ramené à
Rome pour y servir d’otage :
Jans Enikel,
Weltchronik, vers 20974-20978 |
Traduction
française |
der selb
wart geletzet an guot und an êren, oder er muost zuo in kêren. und muost in gîsel setzen schôn. daz was
des herren lôn. |
Le
seigneur était éliminé
en droit
et en justice,
ou il
devait revenir [à Rome]
et servir
à juste titre d’otage. C’était
ce que méritait le seigneur. |
Le
système des otages était bien connu et utilisé à Rome, mais jamais encore une
notice traitant des statues ne l’avait mis en rapport avec les statues aux
clochettes. Un peu plus loin Jans Enikel terminait son développement avec
l’exemple d’un otage célèbre, Antiochus (vers 20990). Ce chroniqueur n’a pas
peur d’adapter : il délaie, innove, imagine, invente.
En voilà assez pour la description des statues magiques. Comment les
auteurs du Moyen Âge ont-ils vu leur destruction ?
D.
La destruction
Les notices qui envisagent la destruction du complexe ne sont pas tellement nombreuses. Il est manifeste que les rédacteurs s’intéressaient davantage à la description des statues qu’à leur destruction. Quand c'est le cas, ils envisagent cette destruction de deux manières très différentes.
Un premier groupe utilise le motif médiéval de la prédiction d’éternité basée sur l’impossibilité d’une parturitio virginis. On l’a présenté dans l’introduction générale en en donnant le schéma de base ; on a dit à cet endroit que le motif était bien attesté dans la tradition des Mirabilia Romae mais que ses plus anciennes actualisations ne portaient pas sur le complexe aux statues.
Nous avions
alors donné l’exemple de la statue d’or de Romulus, un épisode largement
diffusé dans la tradition des Mirabilia Romae, y compris dans le bloc des
traductions allemandes. Sans préciser alors que
Jean
d’Outremeuse le reprenait, tout en introduisant Virgile dans le récit. En
Myreur, I, p. 61, le chroniqueur liégeois signale ce palais de Rome,
où Romulus metit l’ymaige de luy tout d’or ; et par-deleis fist
puis Virgile une columpne, et sus une ymage de virge, et dest, « quant une
virge enfant aurat, chest ymaige chairat »
en réservant
la suite pour un autre passage (Myreur, I, p.
234-235)
Et ilh dest voir, car sitoist que Nostre-Damme saincte Marie oit
enfanteit, ly ymage chaiit jus de pyleir et debrisat tout.
C’est ce motif que quelques auteurs médiévaux ont repris et appliqué au cas des statues magiques. Ils racontèrent que le bâtiment abritant les statues fut détruit, miraculeusement, le jour de la naissance du Christ, tout comme furent détruits ce jour-là divers autres grands symboles de Rome. En voici quelques exemples.
Un récit de ce type apparaît, presqu’à la même époque, chez deux auteurs
anglais étroitement liés,
Maître Grégoire et
Alexander Neckam (fin XIIe-début
XIIIe). Ils envisagent tous deux le complexe aux statues et sa
destruction :
Maître Grégoire, 8 (éd. C.
Nardella, 1997, p. 154) |
Traduction
française |
(6) De hoc autem mirando opere
artifex sciscitatus quamdiu duraret, respondit illud duraturum donec virgo
pareret. Dicunt autem ingenti ruina militem prefatum cum domo sua
corruisse ea nocte, qua Christus natus fuit de
Virgine. |
(6) On
demanda un jour à son réalisateur combien de temps durerait cet
extraordinaire travail. Il répondit qu’il durerait jusqu’à ce qu’une
vierge ait mis un enfant au monde. Mais on dit qu’un énorme effondrement
précipita au sol le soldat en question ainsi que l’édifice, la nuit où le
Christ naquit de la Vierge. |
Neckam, de naturis rerum, II, 174 |
Traduction française |
(4) Quaesitus autem vates
gloriosus quandiu a diis conservandum esset illud nobile aedificium,
respondere consuevit : « Stabit usque dum pariat virgo ». Hoc
autem audientes, philosopho applaudentes, dicebant : « Igitur in
aeternum stabit ». In nativitate autem Salvatoris fertur dicta domus
inclita subitam fecisse ruinam. |
(4) Un devin célèbre,
interrogé sur la durée pendant laquelle les dieux devaient conserver ce
célèbre édifice, avait répondu : « Il restera debout jusqu’à ce
qu’une vierge enfante ». Entendant cela et applaudissant le
philosophe, les Romains dirent : « Il restera donc debout pour
l’éternité ». On dit qu’à la naissance du Sauveur, le célèbre édifice
dont on vient de parler tomba subitement en
ruine. |
Au XIIIe siècle,
Jean de Galles, qui s’inspire étroitement de Neckam,
rapporte sensiblement la même chose :
Jean de
Galles |
Traduction française |
(4) Quesitus autem vates
quandiu a diis conservandum esset illud nobile edificium, respondere
consuevit : « Stabit usque dum pariat
virgo ». |
(4) Quand on demandait à
un célèbre devin combien de temps les dieux devaient conserver ce noble
édifice, il avait l’habitude de répondre : « Il durera jusqu’à ce
qu’une vierge ait un enfant ». |
(5) Et hoc audientes et
applaudentes dicebant : « Igitur in eternum stabit ». In
nativitate vero Salvatoris, fertur dicta domus inclita subitam fecisse
ruinam. |
(5) Et [les assistants],
en entendant cela, applaudirent en disant : « Il durera donc
éternellement ». On dit qu’à la naissance du Sauveur, le célèbre
édifice dont on vient de parler tomba subitement en
ruine. |
On est donc toujours dans le cercle très étroit d’Alexander Neckam. Et ce n’est pas la version suivante qui démentira ce rapport. Au milieu du XVe siècle, John Capgrave, dans Ye Solece of Pilgrimes, après avoir, comme A. Neckam, Maître Grégoire et Jean de Galles, fait état du « cavalier-girouette » évoluant sur le toit du bâtiment, termine sa présentation des statues magiques du Capitole comme suit :
John Capgrave, Ye Solace of Pilgrimes, 11 (p. 27-28, éd.
C. Mills,
1911) |
Traduction
française |
(5) Thei enqwyred of uirgile who longe þis werk schuld
endewre and he answered tyl a may bare a child wheŕfor þei concluded þat
it schuld stande euyr. In þe nativite of crist þei sey all þis brak and
many oþir þingis in the cite to schewe þat þe lord of all lordes was
come. |
(5) Les Romains demandèrent à
Virgile pendant combien de temps durerait cette réalisation, et il
répondit : « Jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Et
eux, alors, de conclure qu’elle durerait toujours. Mais on dit qu’à la
naissance du Christ, tout cela s’effondra comme s’effondrèrent aussi
beaucoup d’autres choses dans la ville, pour montrer qu’était arrivé le
Roi des rois. |
Le second groupe, quant à lui, est constitué essentiellement par des textes en rapport direct ou indirect avec la tradition du Roman des Sept Sages de Rome. Cette fois, leurs rédacteurs ont transféré sur le complexe des statues un récit conçu et utilisé à l’origine pour rendre compte de la destruction de la tour portant le miroir magique.
Des deux côtés, les rédacteurs ont
donc eu recours à un motif qu’ils sont
allés chercher ailleurs (ici le récit de la procédure menant à la destruction de
la tour ; là-bas la prédiction d’éternité réduite à néant par la naissance
du Christ). Ils devaient en effet combler un vide, car à l’origine le motif des
statues magiques n’envisageait même pas leur destruction. Les versions les plus
anciennes, celles de la tradition des Miracula mundi, se limitaient à
leur description.
Lorsque se posa la question de leur disparition, ceux qui se la posèrent
– et ils n’étaient pas si nombreux – durent chercher ailleurs une solution. En
réalité ils en trouvèrent deux : ou bien les statues furent détruites lors
de la naissance du Christ, comme d’autres symboles de la puissance
romaine ; ou bien elles furent détruites comme l’avait été la tour qui
abritait le miroir protégeant Rome.
*
Il faut savoir que, dans la littérature médiévale, la description du miroir est presque toujours suivie du récit de sa destruction. Les deux épisodes sont étroitement liés et c’est même celui de la destruction qui occupe le plus de place. Ce lien étroit n’existe pas en ce qui concerne le complexe aux statues, et le fait que sa destruction soit envisagée de deux manières différentes vient confirmer – si besoin en était – l’indépendance primitive des deux blocs (description - destruction).
Généralement le récit de la destruction de la tour au miroir est très
long. Nous en avons donné un
résumé
dans l’introduction. Nous y renverrons le lecteur en nous contentant de donner
quelques exemples de l’application du motif au complexe des
statues aux clochettes.
*
Voici, en guise d'exemple, le récit de la destruction tel qu’il apparaît dans l’Ystoire des Sept Sages (vers 1330) (éd. G. Paris, 1876, p. 116-120). Vu la longueur du récit, on se limitera à un résumé, accompagné de citations.
Trois rois alliés veulent
s’affranchir de la domination romaine. Cela ne leur est évidemment possible que
s’ils se débarrassent de la tour et de ses statues. Quatre chevaliers se
présentent, qui acceptent de risquer leur vie pour y parvenir : ils disent
avoir besoin pour cela de quatre tonneaux remplis d’or. Les rois acceptent et le
« commando » se met en route.
Une fois à Rome, ses membres vont de nuit enterrer l’or de chaque tonneau devant chacune des quatre portes de la ville ; puis le matin ils viennent présenter leurs hommages à l’empereur, lequel les interroge sur leur pays et leurs compétences. Ils répondent qu’ils sont originaires d’une terre lointaine et se déclarent devins : ils voient en songe, disent-ils, tout ce qui est caché ou perdu. L’empereur accepte de les mettre à l’épreuve. À quatre reprises, ils suggèrent à ce dernier de les accompagner aux portes de la ville pour tester la véracité du rêve qu’ils ont fait la nuit précédente. L’empereur s’exécute et ne peut que constater la parfaite réussite du test.
Une fois l’empereur mis
totalement en confiance, ils lui annoncent leur nouveau rêve :
« ceste nuyt en nostres songes nous sont esté revelés sy grans et innumerables tresors que se vous permectés qu'on les serche vous serés sy tresriche et puissant qu'en ce monde n'aura point a vous semblable. » –L'empereur joyeux des nouvelles dit : « Mais ou devés vous trouver sy grant tresor ? » – Il respondirent : « Soubz le fundement de la tour ou sont les ymages. » – « Ja a Dieu ne plaise, » dit l'empereur, « que je face demollyr et abatre la tour ou sont les ymages pour avoir de l'or ; car par les signes et revelacions desdites ymages nous sommes advisez et pourveu contre nostres ennemis. » – « O sire, » dient les dyvins, « ne nous avés vous pas trouvé en verité et fidelité ? » – « Ouy certes, » dit l'empereur. – « Or entendés, » font ilz : « nous trouverons le tresor de nostres propres mains sans gaster ne la tour ne les ymages. Et est chose expedient que cecy se face par nous et de nuyt pour obvier a la murmuracion et bruyt du peuple, affin que vous ne tombez en leur indignacion et semblablement pour ce qu'i ne preignent et emportent le tresor quant y seroit revelé et descouvert. » – « Au nom de Dieu et soubz la sainte benedicion, alés et faites vostre entreprise, et demain le matin je viendray a vous. » (p. 118-119, éd. G. Paris, 1876).
Traduction de la citation
« cette nuit en songe nous ont été révélés des trésors si grands et si nombreux que, si vous permettez qu’on les cherche, vous serez tellement riche et puissant que personne ne pourra vous égaler ». L’empereur, heureux de ces nouvelles, dit : « Mais où donc devez-vous trouver un si grand trésor ? » Ils répondirent : « Sous la base de la tour où se trouvent les statues. » – « À Dieu ne plaise, », dit l’empereur, « que je fasse démolir et abattre la tour des statues pour avoir de l’or ; car c’est grâce aux signes et aux révélations de ces statues que nous sommes avertis et armés contre nos ennemis. » – « Sire, » dirent les devins, « ne nous avez-vous pas trouvés vrais et fiables ? » – « Oui, certes, » dit l’empereur. – « Maintenant, écoutez, » firent-ils, « nous chercherons le trésor de nos propres mains sans abîmer ni la tour ni les statues. Et il convient que l’opération se fasse par nous et la nuit pour éviter les récriminations des gens, pour que vous ne deviez pas faire face à leur colère, et aussi pour qu’ils ne s’emparent pas du trésor quand il sera connu et découvert. » – « Au nom de Dieu et sous sa sainte bénédiction, allez faire votre travail, et demain matin je viendrai vous voir. »
On imagine aisément la suite : les chevaliers se rendent la nuit même à la tour et treshactivement rompirent le fondement de la tour, qui s’effondre le lendemain, après leur départ de la ville. Les Romains, profondément irrités, se retournent alors contre leur empereur qu’ils estiment coupable. Ils le font périr par l’or, puisqu’il avait trahi Rome à cause de sa soif immodérée d’or.
Les sages dirent a l'empereur : « Vous avés tant desiré l'or et les tresors que par vostre convoitise nous sommes destruys, mais vostre cupidité vous tournera sus. » Et après peu de conseil ilz prirent cestuy empereur et le menarent au lieu dedens Romme nommé Capitoille, ou en fait justice des [p. 120] malfaiteurs, et la firent fondre une bonne quantité d'or, et puis tout buylliant luy mirent en la gorge et par sus le dos en disant : « D'avoir de l'or as heu grant soif, Pour tant de l'or maintenant boy. » Et puis tout vif l'ensevellirent. Avant qu'i fut long temps les ennemis vindrent contre les Romains, lesqueux par guerre furent destruys. (p. 119-120, éd. G. Paris, 1876).
Traduction de la citation
Les sages dirent à l’empereur : « Vous avez tellement désiré l’or et les trésors que votre convoitise nous a détruits, mais votre cupidité se retournera contre vous. » Et après avoir un peu discuté, ils s’emparèrent de l’empereur et le menèrent à l’endroit de Rome appelé Capitole, où on juge les malfaiteurs. Ils firent fondre une grande quantité d’or, et le lui mirent tout bouillant dans la gorge et sur le dos en disant : « D’avoir de l’or, tu as eu grand soif, / Bois maintenant autant d’or. » Alors ils l’ensevelirent vivant. Il ne fallut pas longtemps avant que les ennemis ne viennent attaquer les Romains, qui furent détruits par la guerre.
Nous ne nous attarderons pas ici sur l’évidente intention moralisatrice
du passage, ni sur l’origine du motif d’un roi (ici Octavien) qui fut sy
convoiteux que les nobles de l'empire l'enterrarent tout vif et luy emplirent la
gorge d'or fondu (p. 114, éd. G. Paris, 1876).
Ce que par contre nous soulignerons, c’est que ce récit de destruction
porte encore les traces évidentes de son origine : c’est en effet d’une
tour qu’il est question, construction relativement facile à abattre puisque
quelques hommes peuvent en venir à bout en une nuit à peine. Ces éléments ne
sont guère compatibles avec le complexe aux statues tel qu’il est présenté en
dehors de la tradition du Roman des Sept Sages de Rome.
Ces versions situent le complexe dans un bâtiment du Capitole, ou ailleurs dans un temple.
On ne fait évidemment pas s’effondrer en quelques heures la colline du Capitole ou le
Colisée ou le Panthéon !
*
D’autres récits de destruction des statues magiques se retrouvent dans
des textes en rapports plus ou moins étroits avec la tradition du Roman des
Sept Sages. C’est notamment le cas de la notice, déjà évoquée
plus haut et
tirée des Gesta Romanorum allemands.
Nous ne retiendrons toutefois que le récit qui figure dans la
version
néerlandaise des Faictz merveilleux de Virgille (XVIe). Respectant
le schéma adopté dans l’Ystoire des Sept Sages et qui vient d'être
présenté, il contient un certain
nombre de variations qui ne méritent pas de commentaire, mais un point
important doit être relevé. Le récit a éliminé tout ce qui
aurait rappelé d’une manière trop visible la haute tour initiale que quelques
hommes sont capables de mettre à terre en un laps de temps très court. Le
lecteur va se trouver ici en présence d’un bâtiment dont il faudra atteindre et
détruire les fondations.
Virgilius, p. 88-89 (ed. P. Franssen,
2010) |
Traduction
française |
(1) Dit
vernamen namaels die van Cartageo dye dat seer beniden, want si dicwils
groten laste ende druc van den Romeynen gehadt hadden. Ende si namen
sonderlinge raet ende sochten list hoe si dat were souden mogen doen
destrueren ende nedervallen. So schieten si uut drie heymelijcke mannen
dien si veel gelts en de gouts met ghaven.
Ende dese drye mannen quamen te Romen binnen ende gaven hen uut
voor waerseggers ende waerdromers. |
(1) Cela
vint à la connaissance des Carthaginois qui en furent très envieux, car
ils avaient eu souvent à souffrir de la pression des Romains. Ils
réunirent un conseil spécial et cherchèrent un moyen habile de détruire et
d’abattre [cet instrument]. Ils se servirent de trois agents secrets à qui
ils donnèrent beaucoup d’argent et d’or. Ces trois hommes vinrent à Rome
où ils se présentèrent comme des devins et des gens qui voyaient la vérité
dans leurs rêves. |
(2) Op eenen nacht ghingen dese drie aen eenen berch ende
groeven daer eenen groten pot met ghelde diep in deerde. Daerna ghingen si
noch op die brugghe van den Tyber ende lieten op een plaetse int water
sincken een tonneken met gouden penningen. Daerna zijn dese drie mannen
ghegaen aen de heren van Romen ende seyden : 'Eerwaerdighe heeren,
ons is ghedroomt dat aen den voet van eenen berch hier binnen Romen eenen
groten pot met ghelde is. Wilde ghi heren ons jonnen, wy souden die costen
daertoe doen om daer na te graven.' Twelc hen die heren consenteerden.
Ende doe namen si arbeyders ende groeven dat ghelt uuter aerden ende doe
ghinghen die droomers ende maecten blide chiere. |
(2) Une
nuit ces trois hommes se rendirent sur une hauteur et enterrèrent
profondément un grand pot plein d’argent. Ensuite ils allèrent sur le pont
du Tibre et, à un certain endroit, immergèrent un tonnelet rempli de
pièces d’or. Ils allèrent alors trouver les chefs de Rome et leur
dirent : « Messieurs, nous avons rêvé qu’au pied d’une hauteur,
ici, à Rome, se trouve un grand pot avec de l’argent. Si ces messieurs le
voulaient, nous pourrions assumer les frais d’une fouille à cet
endroit ». Les chefs de Rome y consentirent. Ils prirent alors des
ouvriers et sortirent l’argent de la terre ; alors à l’arrivée des
spécialistes des rêves, ce fut une grande joie. |
(3) Niet langhe daerna quamen dese dromers weder bi den heren
ende seyden : 'Eerweerdighe heren, wildi ons een avontuer jonnen daer
ons af gedroomt is, wi soudent u hertelic bidden, want dat sal doch
verloren blijven.' Doe vraechden die heeren wat henlieden ghedroomt hadde.
Si antwoorden : 'Eerweerdige heren, ons heeft gedroomt dat op een
plaetse in den gront van den Tyber leyt een tonneken met gulden
penningen.' De heeren seiden : 'Ghi hebt onsen oorlof, doet ghi
lieden u beste daerom.' Ende doen namen si schepen ende volck ende
sochtent daer zijt ghesoneken hadden ende si vonden dat tonneken metten
goude, waeraf si verblijt waren. Ende si maecten doe blijde chiere ende
schencten den heren costelijcke gaven. |
(3) Peu de
temps après, les rêveurs revinrent auprès des chefs et leur dirent :
« Messieurs, si vous vouliez nous fournir un avantage financier pour
ce que nous avons vu en rêve, nous vous le demandons instamment, car
autrement cela restera à jamais perdu ». Alors les chefs demandèrent
de quoi ils avait rêvé. Ils répondirent : « Messieurs, nous
avons vu en rêve qu’à un certain endroit au fond du Tibre se trouve un
tonnelet avec des pièces d’or ». Les chefs dirent : « Vous
avez notre parole, faites de votre mieux à ce sujet ». Alors ils
prirent des bateaux et des gens, cherchèrent là où ils l’avaient mis à
l’eau, trouvèrent le tonnelet avec l’or et le sortirent. Ils manifestèrent
beaucoup de plaisir et donnèrent aux chefs de riches cadeaux. |
(4) Ten laetsten omdat se haer propoost ende meyninghe souden
volbringen, so quamen die droomers weder totten heren ende seiden :
'Eerwaerdighe heren, ons is te nacht weder ghedroomt, hoe dat onder dat
fondament van dat Capitolium daer Salvatio Roome staet, zijn twaalf tonnen
gouts. Ende believet u heren omdat ghy ons grote dinghen gheoorloft hebt
tot onsen profijte, so wilden wi ooc den heren ende der stadt profijte
doen, so doet ons gravers ende wi sullen daertoe ons beste doen.' Ende die
heeren meenden al tsamen waers, omdat se twee reysen waer gheseyt hadden
van haren dromen. So bestelden hen die heren gravers ende arbeyders ende
die dromers deden graven onder tfondament van den huyse daer Salvatio Rome
in stont. Ende als den dromers dochte dattet fondament ghenoech uut was
ghegraven, so vertrocken si van Romen. Ende des anderen daghes so viel dat
huys daer neder ende dat werck van Virgilius brack in veel stucken ende
wert gedestrueert ende bedorven, sodat dye heeren wel saghen dat sy
bedroghen waren ende si werden seer bedroeft, mer het was te late.
Ende die Romeynen en
hadden na dier tijt sulcken voorspoet nyet als si ghedaen
hadden. |
(4) Enfin,
parce qu’ils voulaient atteindre leur but et leurs efforts, les rêveurs
vinrent à nouveau trouver les chefs pour leur dire :
« Messieurs, cette nuit nous avons à nouveau rêvé que dans les
fondations de ce Capitolium qui accueille la Salvatio de Rome, se trouvent
douze tonnes d’or. Et croyez-le, Messieurs, comme vous nous avez accordé
beaucoup de profit, nous voudrions aussi vous en accorder, à vous les
chefs et à la ville ; nos ouvriers vont fouiller et nous agirons en
cela au mieux ». Les chefs crurent tous que cela était vrai, parce
qu’ils avaient dit vrai deux fois de leurs rêves. Aussi les chefs leur
fournirent terrassiers et ouvriers, et les rêveurs firent des trous sous
les fondations de la maison où se trouvait la Salvatio de Rome. Et
lorsque les rêveurs pensèrent qu’ils avaient assez creusé dans les
fondations, ils quittèrent Rome. Et le lendemain la construction
s’effondra et l’œuvre de Virgile tomba en mille morceaux, détruite et
ruinée. Les chefs se rendirent alors très bien compte qu’ils avaient été
dupés et en furent très affligés. Mais c’était trop tard. Et les Romains,
après cela, ne connurent plus de progrès semblables à ceux qu’ils avaient
faits auparavant. |
Outre la disparition de la tour qui fait place à un bâtiment plus solide, on aura noté que la version néerlandaise utilise – chose assez rare – l’expression de Salvatio Romae. On notera aussi que la notice ne contient pas le récit de la « punition par l’or », qui clôture normalement l’histoire dans la tradition du Roman des Sept Sages. Mais cela n’a rien d’étonnant. Pourquoi punir un empereur qui n’est intervenu à aucun moment dans l’histoire ? Les devins ayant traité directement et uniquement avec les chefs de la ville (dye heeren « les Messieurs »), on voit difficilement ces derniers s’infliger à eux-mêmes le supplice de l’or fondu.
*
Après les exemples repris ci-dessus et brièvement commentés, le lecteur aura – nous l’espérons – une idée assez précise des caractéristiques et de l’évolution des trois blocs rassemblant les constituants essentiels du motif des statues magiques. Mais à travers cette présentation thématique, c’est un peu aussi une sorte de synthèse que nous avons donnée d’une recherche beaucoup plus approfondie où la matière sera organisée d’une façon totalement différente : non plus par thèmes mais par auteur et par texte. C’est dans cette partie analytique organisée en sept chapitres qu’on trouvera les démonstrations et les raisonnements qui fondent les développements du présent chapitre.
E. L'utilisation du motif
Nous n'avons encore rien dit de la manière dont le motif des statues magiques a été utilisé par les différents rédacteurs.
En fait on ne le rencontre jamais à l'état isolé, dans un texte où il serait traité pour lui-même, d'une manière indépendante. Dès ses premières manifestations, il est intégré dans les listes occidentales des « Merveilles du monde » (Miracula Mundi), dont il occupe la première place. Un peu plus tard, il apparaît parmi les nombreuses « Curiosités de Rome » dans la tradition des Mirabilia Romae. C'est d'ailleurs au sein de cette tradition qu'il connaît une très longue et très riche évolution. On l'y trouve actualisé sous une très grande variété de formes, depuis les premières versions des Mirabilia latins jusqu'aux traductions allemandes des XIVe-XVe siècles.
Après la liste des merveilles du monde et celle des curiosités de Rome, c'est une autre liste qui l'accueille : celle des « merveilles virgiliennes », entendez par là les réalisations merveilleuses et relevant de la magie que le Moyen Âge a régulièrement attribuées à Virgile. Le motif sert, avec d'autres, à mettre en évidence le statut de maître magicien réservé à l'illustre poète romain.
Dans les chroniques allemandes des XII-XIVe siècles, le motif des statues magiques est encore utilisé comme un procédé narratif qui permet d'introduire des personnages (comme Jules César) dans la trame d'un récit pseudo-historique. Toujours en Allemagne, des poètes « vagants » se servent de l'anecdote des statues pour dépeindre négativement la situation de leur époque.
Il se peut qu'une moralisation formelle suive la présentation des statues. C'est le cas, notamment, dans le Mirour de l'Omme de John Gower et dans les Gesta Romanorum allemands (éd. A. Keller, 1841, p. 118-121). Dans ces deux cas, la correspondance entre l'exemple et la leçon qu'on en tire n'est guère solide.
Sont plus cohérentes par contre les perspectives moralisatrices qu'on trouve dans la tradition des Sept Sages de Rome. Celle-ci connaissait, pratiquement depuis ses origines, un récit de destruction (d'abord du miroir magique, puis des statues magiques) destiné à mettre en évidence le danger que certains conseillers pouvaient représenter pour des dirigeants cupides. Une leçon morale de ce genre accompagne généralement les récits de la destruction des statues (ou du miroir).
On ne perdra évidemment pas de vue que tout rédacteur est susceptible d'utiliser le motif des statues magiques dans des constructions et à des fins qui lui sont propres. Un bel exemple en est donné par Jacques de Voragine (2e moitié du XIIIe) qui l'intègre dans un montage assez savant où il tente de reconstruire (à sa manière, faut-il le dire ?) l'histoire du Panthéon et de la fête de Toussaint.
F.
Conclusions
Au terme de cette partie, rappelons (cfr l'introduction générale) que notre étude comprend deux parties de longueur très inégale. La plus longue ‒ la partie analytique ‒ est consacrée à l'examen détaillé de chacun des textes distribués sur sept chapitres. Elle comporte un certain nombre de redites et de lourdeurs, les chapitres et les analyses de texte devant pouvoir se lire d’une manière relativement indépendante. Elle sera utile ‒ du moins nous l'espérons ‒ à celui qui s’intéresse à un auteur particulier ou à une tradition déterminée.
Nous concevons toutefois fort bien qu'un lecteur souhaite avoir rapidement une vue d’ensemble de l’évolution du motif des statues magiques, sans s’encombrer de multiples détails et d’un appareil démonstratif plutôt lourd. C'est à son intention qu'a été prévue la partie synthétique ou thématique qui vient de se terminer. À elle seule cette dernière constitue, sinon un résumé du travail, en tout cas un solide abrégé de l’histoire du motif, accompagné de multiples exemples.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique - Conclusions
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26- juillet-décembre 2013