FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 2 : Mirabilia urbis Romae

 

A. Les statues magiques et les notices des Mirabilia anciens et de la Graphia aureae urbis sur le Panthéon

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Ce que nous voudrions souligner d’abord, c’est que le motif des statues magiques ne fait pas l’objet d’un traitement spécifique dans l’Urtext (la version la plus ancienne des Mirabilia primitifs) et dans la Graphia aureae urbis. Les deux traités ne l’accueillent pas dans la notice consacrée au Capitole, où sont pourtant censées se trouver les statues, mais dans celle consacrée au Panthéon. Pour être plus précis encore, c’est le récit de la fondation du Panthéon par Agrippa qui accueille une allusion aux statues magiques du Capitole. L’information y est donnée, marginalement pourrait-on dire, un peu comme un élément supposé connu du lecteur. C’est très net tant dans l’Urtext que dans la Graphia aureae urbis. Voyons les choses de plus près.

 

Bibliographie

* La version la plus ancienne des Mirabilia (appelée parfois Urtext) et la Graphia aurea urbis se trouvent éditées dans R. Valentini et G. Zucchetti, Codice topografico della città di Roma. III. Scrittori : secoli XII-XIV, Rome, 1946, respectivement aux p. 17-65 et 77-110 (abrégé en V.-Z.).

 

1. Le texte latin, la traduction et le résumé

Le chapitre 16 de la version la plus ancienne des Mirabilia urbis Romae est consacrée au Panthéon, à sa fondation et à son histoire médiévale. Le début du récit fait allusion aux statues magiques. Voyons la place (§§ 2-5) qu’elles y occupent et le rôle que le rédacteur leur fait jouer.

 

Mirab., 16, III, p. 34 V.-Z.

Traduction française

(1) Temporibus consulum et senatorum, Agrippa praefectus subiugavit Romano senatui Suevios et Saxones et alios occidentales populos cum quatuor legionibus.

(1) À l’époque des consuls et des sénateurs, le préfet Agrippa soumit au sénat de Rome les Suèves, les Saxons et d’autres peuples d’Occident, avec quatre légions.

(2) In cuius reversione tintinnabulum statuae Persidae, quae erat in Capitolio, sonuit in templo Iovis et Monetae.

(2) À son retour, la clochette de la statue de la Perse, qui était au Capitole, sonna dans le temple de Jupiter et de Junon.

(3) Uniuscuiusque regni totius orbis erat statua in Capitolio cum tintinnabulo ad collum ;

(3) Il y avait au Capitole une statue de chacun des royaumes du monde entier, avec une clochette au cou ;

(4) statim ut sonabat tintinnabulum, cognoscebant illud regnum esse rebelle.

(4) aussitôt que cette clochette sonnait, on savait que tel royaume se rebellait.

(5) Cuius tintinnabulum audiens sacerdos, qui erat in speculo in [h]ebdomada sua, nuntiavit senatoribus.

(5) En entendant sonner la clochette, le prêtre qui était de garde cette semaine-là, l’annonça aux sénateurs.

(6) Senatores autem hanc legationem praefecto Agrippae imposuerunt. Qui renuens non posse pati tantum negotium, tandem convictus, petiit consilium trium dierum, etc.

(6) Les sénateurs imposèrent cette mission au préfet Agrippa. Ce dernier, répondant d’abord qu’il ne pouvait accepter cette affaire, se laissa pourtant convaincre et demanda trois jours pour réfléchir, etc.

              

La version de la Graphia aureae urbis, un peu postérieure à celle de l’Urtext mais toujours du XIIe siècle, est fondamentalement la même, malgré quelques variations sur des points de détail. En voici le texte latin, à côté de sa traduction française :

 

Graph., 29, III, p. 87 V.-Z.

Traduction française

(1) Tempore quo Marcus Agrippa praefectus Romano imperio Suevios, Sassones et alios occidentales populos subiugavit cum .IIII.or legionibus,

(1) À l’époque où le préfet Marcus Agrippa soumit à l’empire les Suèves, les Saxons et d’autres peuples d’Occident, avec quatre légions,

(2) in reversione eius tintin[n]abulum statuae regni Persarum, quae erat in Capitolio, sonuit in templo Iovis et Monetae.

(2) à son retour, la clochette de la statue du royaume des Perses, statue qui était au Capitole, sonna dans le temple de Jupiter et de Junon.

(3) Nam uniuscuiusque gentis statua erat in Capitolio cum tintinnabulo ad collum.

(3) Car il y avait au Capitole une statue de chaque nation, avec une clochette au cou.

(4) Et si forte aliqua gens rebellionem meditasset, confestim tintinnabulum statuae gentis illius commovebatur et sonabat, cognoscebantque illam gentem esse rebellem.

(4) Et si par hasard une nation avait songé à se rebeller, aussitôt la clochette de la statue de cette nation était mise en mouvement et sonnait, et on savait que telle nation se rebellait.

(5) Cuius tintin[n]abulum audiens sacerdos, qui erat in speculo in [h]ebdomada vicis suae, nuntiavit senatoribus.

(5) En entendant sonner sa clochette, le prêtre qui était de garde cette semaine-là, l’annonça aux sénateurs.

(6) Senatores autem hanc legationem Marco Agrippae praefecto imposuerunt. Qui renuens non se posse pati tantum negotium, tandem convictus, petit consilium trium dierum, etc.

(6) Les sénateurs imposèrent cette mission au préfet Marcus Agrippa. Ce dernier, répondant d’abord qu’il ne pouvait accepter cette affaire, se laissa pourtant convaincre et demanda trois jours pour réfléchir, etc.

 

La suite du chapitre retrace l’histoire du Panthéon ; elle est sensiblement ientique chez les deux rédacteurs et n’intéresse pas directement notre propos actuel. Mais comme nous retrouverons plus loin l’histoire du Panthéon, nous en donnerons ci-après le résumé.

Pendant la période de réflexion qu’Agrippa a obtenue des sénateurs, la déesse Cybèle lui apparaît et lui promet de l’aider à combattre les Perses, à condition qu’il lui consacre un temple, à elle-même, Cybèle, ainsi qu’à Neptune. Revenu victorieux, Agrippa s’exécute et fait construire un temple en l’honneur de Cybèle, mère des dieux, en l’honneur de Neptune, dieu marin, et en l’honneur de toutes les puissances divines (in honorem Cibeles, matris deorum, et Neptuni, dei marini, et omnium daemoniorum). À ce temple il donne le nom de Panthéon.

Les deux versions des Mirabilia primitifs poursuivent avec l’histoire médiévale du Panthéon. En voici un bref résumé qui pourra lui aussi nous servir plus tard.

Les Chrétiens étaient souvent harcelés et malmenés par les démons (a daemonibus) dont le Panthéon était le temple majeur. Aussi, au début du VIIe siècle, le pape Boniface IV demanda-t-il à l’empereur Phocas de lui céder le bâtiment, qu’il transforma en une église dédiée à la Vierge Marie. Le Panthéon deviendra ainsi l’église de Sainte-Marie-la-Ronde (Sancta Maria Rotunda).

 

2. Le commentaire des deux notices

Tel est en substance le récit des deux versions les plus anciennes (XIIe siècle). Elles ont été présentées ensemble, assez rapidement, mais les lecteurs qui souhaiteraient des précisions supplémentaires sur les différences entre elles pourront se référer à M. Accame Lanzillotta (Salvatio, 1996, p. 107-109). De toute manière, ce qui nous intéresse ici en priorité, c’est la notice consacrée aux statues magiques.

 

M. Accame Lanzilotta, La « Salvatio Romae » e la fondazione del Pantheon, dans M. Accame Lanzilotta, Contributi sui « Mirabilia urbis Romae », Gênes, 1996, p. 105-112 (Università di Genova. Pubblicazioni del D.AR.FI.CL.ET. n.s., 163).

 

Comme il a été dit dans l’introduction, ces deux traités ne consacrent pas une notice particulière aux statues magiques du Capitole. Celles-ci apparaissent dans l’introduction d’un long exposé sur le Panthéon (§§ 2-5), où elles encadrent la demande d’intervention militaire adressée par les sénateurs à Agrippa. Le général vient de rentrer victorieux et on voudrait le faire repartir sans délai contre la Perse qui s’est révoltée. Et si Rome a eu vent de cette hostilité, c’est parce que la statue représentant ce pays au Capitole s’était mise à agiter sa clochette.

L’intention des rédacteurs des Mirabilia et de la Graphia était manifestement de rappeler, voire d’expliquer en quelques mots, l’existence de ces statues magiques du Capitole que leurs lecteurs étaient supposés connaître. Au moment de la publication de l’Urtext des Mirabilia Romae, la notice sur les statues devait circuler depuis plusieurs siècles, dans la tradition des Miracula mundi en tout cas. Serait-ce ainsi qu’il faut expliquer qu’aucun des deux rédacteurs n’ait jugé bon de traiter des statues magiques dans la notice qu’ils consacraient au Capitole ?

 

Pour en venir maintenant au complexe aux statues lui-même, comment est-il décrit par rapport aux textes présentés dans la tradition des Miracula mundi ? On a l’impression que les récits sont très proches, mais est-ce bien le cas ? Quelles observations peut-on faire ?

Crea Mobi Dat Rien de spécial à noter en ce qui concerne le créateur du complexe, sa date et ses mobiles. Ni ici ni là, il n’est question de Virgile.

Loca Comme dans la tradition précédente, les statues sont localisées au Capitole, mais la précision « dans le temple de Jupiter et de Moneta » surprend. D’une part elle ne figurait pas dans la tradition des Miracula mundi, et d’autre part les Modernes savent que le temple de Jupiter et celui de Junon Moneta, tous deux sur le Capitole, sont distincts l’un de l’autre.

En fait la même expression de templum Iovis et Monetae revient plus loin (Mirab., 23, p. 51-52 ; Graph., 31, p. 89, III, V.-Z.) pour désigner le temple in summitate arcis, la Graphia précisant même in quo erat aurea statua Iovis, sedens in aureo trono. Quand on sait que Moneta est une des nombreuses épiclèses de Junon, il devient alors clair que les rédacteurs médiévaux songeaient au temple de Jupiter, Junon et Minerve sur le Capitole.

Les rédacteurs des Miracula mundi plaçaient les statues magiques sur la colline du Capitolium, sans plus. Peut-être les auteurs des premiers Mirabilia auront-ils voulu être plus précis en les plaçant dans ce que nous appelons communément aujourd’hui le temple de Jupiter Capitolin. Simple précision en quelque sorte.

Deno Aucun des deux rédacteurs n’utilise l’expression Salvatio Romae ou Salvatio civium, qu’on a vu apparaître en filigrane dans la tradition des sept merveilles du monde. Nous avons déjà dit que peu de notices médiévales la faisaient intervenir. En tout cas, à l’entame de la tradition des Mirabilia Romae, elle n’apparaît pas.

Magi On ne trouve dans les deux textes aucune allusion formelle à la magie et le terme consecratio (ou consecrare) n’est pas utilisé non plus. Cela ne signifie évidemment pas que les rédacteurs des Mirabilia Romae ne voyaient pas dans les statues un instrument magique. Cela allait en quelque sorte de soi.

Stat Disp Dans les textes précédents, les statues étaient censées représenter les gentes. C’est encore le cas dans la Graphia qui utilise trois fois le mot gens, mais le rédacteur de l’Urtext parle, lui, de regnum « royaume ». En fait, on s’apercevra très vite qu’une fois notée la correspondance entre le nombre de statues et le nombre de parties de l’empire, le nom désignant ces dernières pouvait varier, sans signification particulière. Souvent d’ailleurs c’est provinciae qui sera choisi.

Pas plus que les notices relevant de la tradition des sept merveilles du monde, les premières versions des Mirabilia ne donnent de précisions sur la place des statues à l’intérieur du complexe. La remarque est importante. Les choses sur ce point vont changer très vite, la tradition des Mirabilia se caractérisant entre autres par de grandes variations dans la disposition des statues.

Iden Cloc La tradition des Miracula mundi prévoyait une inscription qui facilitait évidemment l’identification de la statue « rebelle ». Cet élément a disparu dans les premières manifestations de la tradition des Mirabilia Romae. La question de l’identification des statues prendra beaucoup d’importance dans les versions ultérieures.

Dans les deux traditions, les statues portent au cou une clochette désignée par le mot tintinnabulum.

Mouv Bruit En ce qui concerne les mouvements de statues en cas de rébellion, aucune précision particulière n’est donnée ici, pas plus que dans la tradition des Miracula. Mais cette dernière notait explicitement que la statue « rebelle » entrait en mouvement (commovebatur). Ici il est simplement dit que la clochette qu’elle portait au cou « sonnait » (sonabat), ce qui implique évidemment que la statue avait bougé. Les rédacteurs des Mirabilia auront donc « sauté une étape ».

Surv Trans La surveillance – constante ici aussi – est assurée par des prêtres. On précise que leur tour de garde était d’une semaine, détail absent de la tradition des Miracula, mais relevant d’un simple souci d’amplification narrative.

L’expression latine utilisée est in speculo, sans la moindre hésitation de la tradition manuscrite. Or, pour rendre l’idée de « en observation, aux aguets, de garde », on aurait plutôt attendu, en latin classique en tout cas, in speculis (pluriel de specula, ae). Est-on en présence d’une confusion entre specula, ae et speculum, ii, que le latin classique utilise généralement pour désigner un miroir ? Et doit-on alors, sans se poser de question, traduire sans plus par « en observation » le in speculo de Mirab. 16 ? Ou bien faut-il penser que les rédacteurs des Mirabilia primitifs ont très consciemment utilisé le mot neutre speculum pour caractériser le complexe aux statues magiques qu’ils voyaient comme un « miroir de toutes les nations » ? Il est un peu tôt pour répondre ; on aura l’occasion d’y revenir en discutant la version de Nicolàs Rosell.

Quoi qu’il en soit, c’est le « prêtre de semaine » qui se charge d’avertir les autorités, en l’occurrence les sénateurs (senatoribus), terme plus précis que les principes de la tradition des Miracula.

 Exp Aucune mention explicite n’est faite à cette expédition militaire, qui, toutefois, compte tenu du contexte, va de soi. Ici aussi, les rédacteurs peuvent avoir résumé.

 

3. Observations générales

Ainsi donc, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les premiers rédacteurs de la tradition des Mirabilia Romae intègrent la notice qui circulait depuis le IXe siècle sur les statues magiques du Capitole. Mais ils ne la traitent pas pour elle-même, dans la description du Capitole. Elle apparaît – marginalement pourrait-on dire – dans la présentation du Panthéon. Retenons cet élément car il aura dans la suite beaucoup d’importance.

Toutefois l’essentiel du schéma ancien est conservé, même si l’analyse décèle entre les deux traditions quelques différences, les unes minimes, comme des variations de détails, les autres plus significatives, comme des omissions. Pour interpréter ces dernières, on tiendra évidemment compte que l’objectif principal des premiers rédacteurs n’était pas de présenter la notice aux statues à leurs lecteurs mais de leur raconter l’histoire du Panthéon, dans laquelle intervenaient les statues du Capitole. Ils pouvaient se permettre de résumer.

Nous n’attacherons dès lors pas d’importance au fait qu’ils ne mentionnaient pas explicitement l’envoi d’une expédition militaire, la chose allant de soi puisque les sénateurs avaient demandé à Agrippa d’intervenir immédiatement. Pas d’importance non plus à l’absence formelle d’allusion au rôle de la magie. Pour les gens du Moyen Âge, pareil lien entre les statues et les peuples ne pouvait relever que de la magie. Par contre, nous nous intéresserons davantage à la disparition totale de tout procédé d’identification.

Dans la tradition des Miracula, on s’en souvient, les statues étaient bien identifiables grâce à l’inscription qu’elles portaient sur la poitrine. Ce détail est absent dans les versions les plus anciennes des Mirabilia. Peut-être cette omission s’explique-t-elle également par le souci de faire bref. Après tout les prêtres-surveillants sont censés avoir parfaitement identifié, comme étant celle de la Perse, la statue qui avait bougé. On peut supposer qu’ils avaient lu l’inscription qu’elle portait et qu’aux yeux des rédacteurs, il n’était pas indispensable de signaler ce détail.

En fait l’importance de cette omission se manifestera avec éclat dans les textes postérieurs. Les deux versions primitives des Mirabilia Romae jouissent d’un statut particulier, car c’est à partir d’elles, en l’occurrence de la forme qu'elles avaient donnée au schéma initial, que s’est faite une bonne partie de l’évolution ultérieure. Non que les rédacteurs successifs ne subirent pas d’autres influences, mais leurs esprits restaient inconsciemment marqués par ce qui avait été dit ou omis dans les textes « primordiaux ». En fait, on aura tout le loisir de s’en rendre compte, le travail essentiel des auteurs ultérieurs a été d’une part de combler les vides qu’ils constataient dans leurs modèles, et d’autre part de compléter ce qu’ils y trouvaient. Dans les deux cas d’ailleurs, ils n’avaient pas peur de retravailler, d’embellir, de transformer, parfois à l’excès.

L’absence formelle de la mention d’une inscription sur la statue était une omission imputable aux premiers rédacteurs des Mirabilia. Mais il y avait d’autres points déjà absents dans la tradition des Miracula et qui – per forza en quelque sorte – ne figureront pas non plus dans les versions primordinales des Mirabilia. Ils ont été évoqués au fil de notre analyse : reprenons-en ici quelques-uns.

Ainsi, par exemple, la tradition des Miracula ne faisait aucune place aux raisons de la création du complexe, à sa date, au nom de son créateur, à la disposition des statues, à leur éventuelle destruction ; elle ne donnait aucun détail non plus sur leurs mouvements, sinon qu’elles « bougaient », ce qui faisait sonner leur clochette. Il en est de même des textes fondateurs de la tradition des Mirabilia.

 

(Précédent)

                                     (Suivant)


Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013