FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Des
statues aux clochettes et un miroir :
deux instruments magiques pour protéger Rome
Jacques Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
Introduction
Plan
5. La destruction des statues magiques
6. Le motif médiéval de la prédiction d'éternité
8. Une histoire en sept chapitres
Selon une idée répandue dans la littérature du Moyen Âge, la Rome antique aurait été dotée de deux extraordinaires moyens de protection et de défense, des « armes magiques » en quelque sorte. Elles expliquent la longue durée de la puissance romaine : tant qu’elles étaient fonctionnelles, Rome ne pouvait être surprise par ses ennemis ni mise réellement en danger. Elles permettaient aux Romains de voir de loin le danger et d’avoir une connaissance rapide, voire instantanée, de ce qui se préparait contre eux, qu’il s’agisse de mouvements ennemis en direction de leur ville, ou de révoltes – voire de projets de révoltes – lointaines. Bref, elles leur permettaient d’anticiper toute attaque.
C’était une conception proprement médiévale. Les Romains de l’Antiquité, pour
leur part, étaient convaincus que leur domination sur le monde reposait sur
l’aide de leurs dieux et la puissance de leurs armées. Mais pour les gens du
Moyen Âge,
seule la magie – qui
était pour eux une puissance démoniaque – pouvait expliquer pareille
hégémonie.
Bien sûr la puissance romaine, malgré les protections magiques dont elle
bénéficiait, avait pourtant fini par disparaître. Les gens du Moyen Âge le
savaient bien, et ce déclin impliquait que les Romains avaient un jour perdu ces
armes puissantes. Pour expliquer cette perte, ils durent inventer d’autres
récits.
1. Les
statues
magiques
La plus importante de ces armes magiques – la plus souvent traitée aussi – est un ensemble de statues, rassemblées au même endroit et représentant chacune une partie de l’empire romain. Elles portaient une clochette, souvent aussi une inscription. Par magie, la moindre tentative d’opposition au pouvoir romain, où que ce soit dans l’empire, se traduisait instantanément à Rome par des mouvements de la statue qui correspondait à la région rebelle. Sa clochette sonnait, ce qui donnait aussitôt l’alarme. Un corps expéditionnaire partait alors sans délai dans la zone signalée pour y ramener l’ordre.
Tel est, réduit à ses éléments fondamentaux, le motif des statues
magiques aux clochettes. Bien sûr, au fil des siècles, ce schéma a été actualisé
de multiples manières. Les descriptions conservées dans les textes sont riches
de très nombreuses variantes, certaines très détaillées.
Ce complexe des statues magiques aux clochettes n'est que très rarement désigné dans les textes par l'expression Salvatio Romae ou Salvatio civium. C'est en tout cas une représentation symbolique très parlante de la grandeur, de l’unité et de la puissance de l’empire romain.
2. Le miroir magique
Ce n’est toutefois pas la seule arme extraordinaire que les gens du Moyen Âge avaient attribuée aux Romains. Il est aussi question d’un miroir, magique lui aussi, placé au sommet d’une haute tour et qui, dans certains récits, prend parfois l’allure d’un gigantesque phare éclairant tout de sa lumière : d’une part il permettait de surveiller la Ville, de repérer les malfaiteurs qui y sévissaient, voire de retrouver des objets perdus ; d’autre part il permettait de déceler à longue distance l’approche d’éventuels ennemis. Bref, il assurait la sécurité intérieure et extérieure.
Cet instrument n’a pas de nom spécifique : il apparaît simplement
dans les textes comme « le
miroir ».
3. L'origine de ces deux motifs
Sur l'origine de ces instruments magiques, très comparables à des talismans d'empire, et sur les parallèles fournis par d'autres cultures, nous ne dirons ici que quelques mots rapides, faute d'avoir pu approfondir le sujet. Nous nous inspirerons des seules pages intéressantes rencontrées au cours de nos lectures et susceptibles, à notre sens, d'inspirer des études ultérieures : celles de A. Graf, Memoria, 1923, p. 156-161.
Le miroir magique, permettant de voir des images à distance (dans l’espace ou dans le temps), est un motif très répandu dans le folklore universel. On en trouve des exemples dans l’antiquité (par exemple les rois d’Égypte, Alexandre), à l’époque moderne (par exemple Catherine de Médicis), dans les contes (par exemple Blanche-Neige, La Belle et la Bête), dans les récits contemporains de fantasy (par exemple Le Seigneur des Agneaux).
Des œuvres inspirées des contes orientaux pourraient fort bien avoir introduit le miroir magique dans la littérature médiévale. Et ce n’est probablement pas un hasard qu’il soit si solidement attesté dans le Roman des Sept Sages de Rome, dont les origines lointaines sont orientales.
En tout cas aucun texte de l’Antiquité gréco-romaine, qu’il traite d’histoire, de légendes ou de mythes, ne signale la présence à Rome d’un miroir magique qui aurait protégé la Ville de ses ennemis en lui permettant de « voir à distance ce qui se passait ». La seule chose pratiquée à Rome était ce qu’on appelle la catadioptrique : dans des séances de magie, des personnes douées (souvent des enfants) étaient capables d’apercevoir des images en regardant à la surface de l’eau dans un récipient. C’est très différent que ce que nous apprennent les textes médiévaux sur « le miroir de Rome ».
Le motif des statues aux clochettes, lui aussi, est médiéval : on ne le rencontre pas tel quel dans les textes de l’Antiquité et son origine exacte n’est pas connue. Les rapprochements proposés jusqu’ici ne sont pas déterminants.
Ainsi, on a parfois vu dans le bâtiment aux statues le souvenir très transformé d’une réalisation d’Auguste qui porticum… fecerat, in qua simulacra omnium gentium collocaverat, quae porticus appellabatur ad nationes (Serv., Aen., VIII, 121, cfr aussi Plin., H.N., 30, 10 ; 36, 5 ; 37, 41, et Suétone, Néron, 46). Mais les archéologues modernes ne savent pas très bien où placer ce porticus dans la Rome antique, au point que certains d’entre eux s’interrogent sur la fiabilité même de l’information de Servius (L. Richardson, New Topographical Dictionary of the Ancient Rome, Baltimore, Londres, 1952, p. 316-317). De toute manière, il y a un monde entre des statues, seraient-elles même omnium gentium, rassemblées dans un portique et le complexe interactif que nous avons décrit plus haut.
Le folklore universel connaît des légendes mettant en évidence des statues qui parlent, qui pleurent, qui rient, qui prédisent l’avenir (cfr les index ad hoc). Ainsi par exemple des sources tardives se référant à Cédrenus, Zonaras et Glycas (cfr Del Rio, Disquisitiones magicae, Cologne, 1657, III, 1, 4, 4, p. 440 b = p. 403 b dans l’édition de 1624) signalent la présence dans l’hippodrome de Constantinople « de statues magiques capables, croyait-on, de prédire ce qui allait arriver à l’empire ». Mais dans le cas du complexe romain aux statues, il s’agit de beaucoup plus que d’une statue « annonçant l’avenir ». Ce motif élémentaire se voit ici multiplié, actualisé et intégré dans un contexte très large et avec, comme fonction particulière, de maintenir la souveraineté.
Il n’y a pas non plus de véritables explications à trouver dans l’existence, à date antique, de divers instruments permettant de déterminer les heures pour chaque mois de l’année, les saisons de l’année, la situation du soleil dans les pays de l’empire. Dans les horloges par exemple, on pouvait voir de petites statues sortir pour indiquer les heures et entendre des trompettes sonner. Mais ces informations, rassemblées par H.F. Massmann, Kaiserchronik, III, 1854, p. 424-425, n’expliquent en rien, à notre sens, la constitution du motif des statues aux clochettes.
On aura compris que s’étendre davantage sur cette question de l’origine ne ferait qu’étaler nos incertitudes. Peut-être aurons-nous l’occasion ailleurs de reprendre cette question et de la traiter pour elle-même.
4. La
destruction du miroir
Dans la littérature médiévale, la description du miroir est toujours
suivie de sa destruction. Les deux récits semblent étroitement liés et en
général c’est même celui de la destruction qui occupe le plus de place. En voici
le résumé.
Ce miroir gênait naturellement beaucoup les ennemis de Rome, qui
tentèrent de le détruire. Pour y parvenir, ils envoient incognito à Rome un
tout petit groupe d’hommes avec d’importantes quantités d’or, qu’ils vont cacher
en différents endroits de la Ville.
Ces envoyés se présentent alors
aux Romains et à leur empereur. Ce dernier est un personnage avide, incapable de
résister à l’attrait des richesses et en particulier de l’or. Se prétendant
devins, les « agents secrets » affirment qu’ils sont capables, dans leurs rêves,
de découvrir l’or caché. Utilisant en fait celui qu’ils ont eux-mêmes apporté et
dissimulé, ils se livrent à des démonstrations, tronquées mais bien mises en
scène, qui mettent en évidence leurs prétendus pouvoirs. Elles impressionnent le
public et surtout l’empereur, dont la cupidité fait une proie facile.
Une fois l’empereur mis en confiance, les agents de l’ennemi lui font
croire qu’ils ont vu dans leurs rêves de somptueux trésors cachés sous la tour
au miroir. L’empereur est d’abord un peu réticent à l’idée de fouilles
à cet endroit, mais sa passion pour ce métal est telle
qu’il finit par les autoriser à
condition que toutes les précautions soient prises concernant la stabilité du
bâtiment. Ils obtiennent parfois la permission de travailler eux-mêmes, dans le
plus grand secret pour éviter les indiscrétions. Ils creusent
alors de nuit, sapent bien évidemment les fondations de la tour, qui, le matin,
quand ils ont quitté la ville, s’écroule avec fracas, entraînant le miroir dans
sa chute.
Le récit se termine régulièrement par un volet « punition ». L’empereur, jugé coupable d’avoir, à cause de sa cupidité, privé Rome d’un instrument majeur de sa puissance, est mis à mort par ses concitoyens. Ces derniers font bouillir de l’or dans un bassin : ils y précipitent l’empereur ou le forcent à ingurgiter le métal en fusion : « il avait soif d’or, qu’il meure par l’or ».
Comme toutes les autres légendes, celle de la destruction du miroir a vécu d’une vie propre et, au fil de l’évolution, de multiples variantes sont apparues, contribuant à l’actualisation du récit. Mais quels que soient les détails de l’histoire, ce sont des éléments humains qui font aboutir le projet de destruction : l’hostilité des commanditaires, l’utilisation de la ruse, l’incommensurable avidité de l’empereur.
5. La
destruction des statues
magiques
Dans la littérature médiévale, la destruction des statues magiques ne peut pas être mise sur le même pied que celle du miroir.
Un très grand nombre de rédacteurs – voire la plupart d’entre eux – se bornent à décrire les statues, avec plus ou moins de détails bien sûr et en jouant pleinement le jeu des variantes, mais sans se préoccuper de leur destruction, un peu comme si cette éventualité ne les intéressait pas ou n’était même pas envisageable. Pour le miroir, on l’a dit plus haut, la situation est inversée : les rédacteurs passent plus de temps à raconter sa destruction que sa description.
Certains auteurs ont cependant exploré le volet « destruction » des statues magiques. Deux types de récits virent ainsi le jour.
Un premier groupe réutilise purement et simplement le récit qui racontait
la destruction du miroir. Ce que détruisent alors les « agents
secrets » des ennemis de Rome, ce n’est plus le miroir mais le complexe aux
statues.
Le second groupe réutilise un autre motif bien présent dans la
littérature médiévale et dont nous n’avons pas encore parlé : c’est celui
de la prédiction d’éternité basée sur l’impossibilité d’une
parturitio virginis, prédiction réduite à néant par la naissance du
Christ. Quelques mots d’explication s’avèrent
indispensables.
6. Le motif médiéval de la
prédiction d’éternité
Cette prédiction d’éternité s’appliquait à des réalisations considérées
par le Moyen Âge comme des symboles de la grandeur romaine, statues
(comme celle de Romulus) ou bâtiments (comme le Temple de la Paix ou
celui de la Concorde). Le schéma de ce motif est le suivant : un devin prédit que
ces symboles dureront « aussi longtemps qu’une vierge aura un
enfant », et, comme c’est là chose impossible, les auditeurs interprètent
le présage comme voulant dire « éternellement ». En réalité,
la naissance du
Christ ex Maria virgine réduit à néant ces prédictions
d’éternité.
Pour donner un exemple très simple de ce motif,
en voici une de ses
plus anciennes actualisations. Elle figure, réduite à ses éléments essentiels,
dans la Graphia aureae urbis, un traité de la seconde moitié du XIIe
siècle qui fait partie de la tradition des Mirabilia Romae. C’est Romulus
qui y joue le rôle de devin et c’est à la statue même du fondateur que
s’applique la prédiction d’éternité :
In palatio Romuli sunt duae aedes, Pietatis et Concordiae, ubi Romulus posuit statuam suam auream, dicens : « Non cadet, donec virgo pariat ». Statim ut virgo Maria peperit, illa corruit. (Graph., 17, p. 82 V.-Z.)
Dans le palais de Romulus se trouvent deux temples, à Piété et à Concorde. Romulus y plaça sa propre statue en or, en disant : « Elle ne tombera pas, avant qu’une vierge ne mette un enfant au monde ». Et aussitôt que la Vierge Marie enfanta, elle s’écroula.
Des auteurs médiévaux ont appliqué ce motif
aux statues
magiques.
Ils racontèrent que le
bâtiment qui les abritait avait été détruit, miraculeusement, le jour de la
naissance du Christ, tout comme furent détruits ce jour-là divers autres grands
symboles de Rome.
Ici, ce n’est plus la ruse des ennemis de Rome mais l’avènement du
Christ qui a réduit à rien le pouvoir diabolique de la magie. Chez ces auteurs,
la destruction du bâtiment aux statues magiques s’explique donc par
l’intervention d’une puissance supérieure : celle de la religion nouvelle.
7. Nos textes témoins
C’est à l’histoire détaillée de ces armes magiques, de leur création, de leur
description et de leur destruction, que les pages suivantes seront consacrées. En fait les statues
magiques nous occuperont davantage que la tour, mais dans certaines phases de
l’évolution, les deux types de défense apparaîtront plus ou moins étroitement
imbriqués.
Si nos textes témoins
(au nombre d'une cinquantaine) sont dispersés dans différents secteurs de la
littérature médiévale (du IXe au XVe siècle) et écrits en plusieurs langues
(latin, français, anglais, allemand, italien), leur présentation ne suivra pas
strictement l’ordre chronologique des auteurs. Généralement en effet l’histoire
d’un motif dépend moins de la date de l’oeuvre qui l’a accueilli que de son
développement interne propre, c’est-à-dire de la manière dont au fil des siècles
et des transmissions le schéma de base a intégré les éléments qui l’ont nourri,
enrichi et transformé. Ainsi il n’est pas rare qu’un auteur tardif reprenne sans
modification particulière une version ancienne, alors qu’un de ses contemporains
propose un récit beaucoup plus évolué. Dans notre enquête, la chronologie, tout
importante qu’elle soit, ne sera donc pas le facteur
déterminant.
En fait ces textes témoins sont rarement isolés. Il n’est pas rare
qu’on puisse établir des rapports entre eux et identifier de véritables réseaux.
C’est que beaucoup d’entre eux sont intégrés dans une tradition. Ils peuvent
bien sûr y connaître une sorte de stagnation, comme dans celle des
Miracula
mundi (« Les
merveilles du monde »). Mais la plupart du temps, une fois à l’intérieur d’une
tradition, ils y évoluent, parfois d’une manière relativement simple, comme dans
la tradition du Roman des Sept Sages de
Rome ou dans celle
des Chroniqueurs
allemands, mais
parfois aussi d’une manière spectaculaire, comme dans la longue et complexe
tradition des Mirabilia urbis
Romae (« Les
curiosités de la ville de Rome »). Il n’est pas rare non plus que le réseau
de liens qu’on observe entre versions soit indépendant d’une tradition
déterminée ou même d’un genre littéraire. Les choses, on le voit, ne sont pas
toujours simples.
Essayons toutefois de donner de la situation un aperçu plus précis, qui
contribuera aussi à tracer les cadres de la partie analytique de notre
travail, qui comportera sept
chapitres.
8. Une histoire en sept chapitres
On n’a conservé aucune trace du motif des statues magiques aux clochettes, lorsqu’il existait – ce qui a dû être le cas à l'origine – sous la forme d’un récit indépendant, élaboré et raconté pour expliquer par la magie la longue hégémonie romaine. Dès que le motif est repérable dans la littérature (IXe siècle), il n’apparaît pas sous la forme d’un « électron libre » ; il dépend généralement de systèmes plus larges, que nous aurions tendance à appeler « traditions » et où il est utilisé à des fins très diverses.
a. Le motif apparaît d’abord dans les versions occidentales de la tradition des Miracula mundi. Leurs rédacteurs considèrent le complexe aux statues comme la « première merveille du monde » et le localisent au Capitole. Cette tradition est attestée en toute certitude dès le IXe siècle mais elle est probablement plus ancienne. Elle fera l’objet du premier chapitre de la partie analytique de notre travail.
b. Le motif a ensuite trouvé place dans une tradition toute différente et beaucoup plus récente (XIIe siècle), celle des Mirabilia Romae. Il ne s’agit plus de dresser le catalogue des sept merveilles du monde, mais d’énumérer les curiosités de la ville de Rome. Tout au début, et assez étrangement d’ailleurs, le complexe aux statues, localisé pourtant au Capitole, n’est mentionné qu’incidemment dans les Mirabilia Romae, à l’occasion de la présentation du Panthéon, et non dans la description du Capitole. Une fois introduit, le motif se développera d’une vie propre, à l’intérieur d’une longue tradition, complexe et luxuriante, qui comporte notamment tout un secteur de traductions allemandes (les « Mirabilia allemands »). Notre deuxième chapitre en suivra l’histoire, riche en variantes, du XIIe siècle jusqu’au-delà du XVe.
c. Le motif se rencontre aussi dans d’autres domaines de la littérature allemande du XIIe au XIVe siècle. D’abord dans des chroniques des XIIe et XIIIe siècles : la Kaiserchronik du milieu du XIIe ; la Weltchronik de Jans Enikel et la Sächsische Weltchronik, toutes deux du XIIIe. Les chroniqueurs allemands l’ont, semble-t-il, emprunté à la tradition des Mirabilia Romae. Ils l’ont transformé sur certains points particuliers, et s’en sont surtout servis en guise de technique narrative pour introduire des personnages importants dans leur récit, en particulier César. On le rencontre aussi chez Der Marner et Meister Sigeher, deux poètes « vagants » du XIIIe, représentants de la poésie gnomique (Sangspruchdichtung), et chez un prosateur mystique du XIVe, Hermann von Fritzlar. Eux aussi – en tout cas les deux premiers – semblent avoir emprunté le motif à la tradition des Mirabilia. On ne peut pas dire qu’ils l’aient profondément modifié, se limitant à l’utiliser, en guise de contre-point, pour juger les réalités politiques et sociales de leur temps. Ce sera l’objet du troisième chapitre.
d. À partir des XIIe et XIIIe siècles,
c'est-à-dire un peu après l’apparition des premières versions des Mirabilia
Romae, le motif fut utilisé à d’autres fins encore. Si les rédacteurs des
Miracula mundi et des Mirabilia Romae s’intéressaient très peu à la figure du
Virgile, devenu au Moyen Âge un magicien de haut niveau, les choses vont
changer. Naît en effet à cette époque un très vif intérêt pour les réalisations
merveilleuses attribuées à Virgile. Des auteurs, écrivant dans des secteurs
pourtant très différents (encyclopédies, poèmes, ouvrages moraux, traités
d’histoire), ont dressé des listes, plus ou moins détaillées, de ces prétendues
« merveilles virgiliennes », au nombre desquelles figurent souvent les
statues magiques. Le nom de Virgile va désormais leur être associé : il
passera pour être le créateur attitré du complexe.
On hésite à parler à propos de ces listes d’une
véritable tradition ; on se trouverait plutôt en présence de réseaux. Les textes qui les présentent seront étudiés dans le
quatrième chapitre.
e. Tout comme on hésite à utiliser le terme de tradition pour caractériser, au tournant des XIIe et XIIIe siècles, un groupe d’auteurs qui, travaillant dans une perspective de « dérivations » étymologiques (ou mieux pseudo-étymologiques), vont introduire le complexe des statues au Colisée. Ici, comme dans le cas précédent, il s’agit plutôt d’un réseau. Le cinquième chapitre lui sera consacré.
f. On retrouvera la notion de tradition à propos du Roman des Sept Sages de Rome. Une des branches de cette tradition luxuriante et complexe comporte en effet une série de discours tenus par la « méchante reine » (la male marastre) pour obtenir la condamnation à mort de son beau-fils, qu’elle accusait faussement d’avoir voulu la violer.
Dans l’un de ces discours, intitulé d’ailleurs Virgilius, la reine donnait l’exemple de quelques réalisations merveilleuses de Virgile. L’une d’elles était précisément la construction et la destruction d’un miroir magique assurant la protection des Romains parce qu’il leur permettait de voir arriver de loin leurs ennemis. À un certain stade dans l’évolution de la tradition, le motif initial du miroir magique a été remplacé par celui des statues magiques, qui lui était relativement proche. Il assurait en effet le même objectif de protection de Rome, tout en étant beaucoup plus riche en possibilités narratives.
Son introduction dans cette tradition allait donner au motif des statues magiques une diffusion considérable. Sa place dans le Roman des Sept Sages sera étudiée dans le sixième chapitre de la partie analytique.
g. Nous avons jusqu’ici parlé de tradition ou de réseau, mais il existe un certain nombre d’actualisations du motif des statues qu’il est difficile de regrouper, parce qu’on ne leur trouve pas facilement un élément fédérateur. Ces récits sont difficiles à classer parce qu’ils présentent des influences diverses : ils ont été, dans un certain sens, « contaminés ». Ils sont rassemblés dans le septième et dernier chapitre.
9. Les
angles
d’analyse des textes
Nous avons essayé de retrouver le maximum de textes, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité et en nous concentrant davantage sur le motif des statues que sur celui du miroir. Ils sont, on l'a dit plus haut, une cinquantaine. Chacun d'eux a été étudié sous trois angles différents, à savoir :
a. le matériau, en d’autres termes ce qui, dans la notice conservée, concerne le motif lui-même, qu’il s’agisse de ses subdivisions principales ou des éléments qui les composent.
b. le contexte, c’est-à-dire le cadre dans lequel le motif s’insère. Cela peut être le passage qui le précède immédiatement, le type d’ouvrage qui l’accueille, la personnalité du rédacteur. Cela peut être aussi, plus largement, la tradition dont il fait partie ou celles dont il a subi l’influence. Tous ces éléments sont en effet susceptibles de nous aider à mieux comprendre la notice, son contenu ou sa portée.
c. l’utilisation, c’est-à-dire l’objectif poursuivi par l’auteur quand il actualise le motif légendaire. Les types de textes susceptibles d’accueillir ce motif peuvent en effet varier beaucoup, de la simple chronique à la démonstration moralisatrice. En fonction du projet de l’auteur, le motif est susceptible de recevoir des modalités et des éclairages différents.
10. Deux grandes parties
Cette étude comprendra deux grandes parties de longueur inégale. La plus longue, à laquelle il vient d’être fait allusion et dont nous venons de donner le plan, est la partie analytique. Elle sera consacrée à l'examen détaillé de chacun des textes distribués sur sept chapitres.
En fait, comme le travail a été conçu pour que ces chapitres et ces analyses puissent se lire d’une manière relativement indépendante, la partie analytique comportera un certain nombre de redites. Sa lecture, utile à celui qui s’intéresse à un auteur particulier ou à une tradition déterminée, pourrait dès lors paraître fastidieuse à qui souhaiterait avoir rapidement une vue d’ensemble de l’évolution du motif des statues magiques, sans s’encombrer de multiples détails et d’un appareil démonstratif plutôt lourd.
À l’intention de ce type de lecteur, nous avons jugé utile de prévoir une partie synthétique ou thématique qui donne un abrégé de l’histoire du motif, accompagné de multiples exemples. C'est en quelque sorte un résumé du travail.
11. Note
finale
Après avoir longuement étudié dans les FEC 23 (2012) les épisodes virgiliens du « panier » et de la « vengeance », nous ouvrons donc ici un autre chantier, celui des « statues » et du « miroir ». Pour l’historien des origines de Rome que nous sommes, cette exploration d’un monde qui ne nous était pas familier au départ est une expérience intéressante et une découverte passionnante. Nous la menons depuis plusieurs années et nous souhaiterions la poursuivre encore un certain temps, en gardant toutefois bien présentes à l’esprit les limites inhérentes à un non-spécialiste. C’est dire que nous restons ouvert à toute critique et à toute suggestion.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique - Conclusions
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013