FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 2 : Mirabilia urbis Romae

 

D. Les statues magiques, Maître Grégoire (fin XIIe-début XIIIe) et l’originalité de la Narracio de mirabilibus urbis Romae

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

  

Les textes vus jusqu’ici ne témoignaient pas d’une très grande originalité. Ils restaient dans l’ensemble fidèles à la tradition des Mirabilia Romae, à l’intérieur de laquelle ils n’évoluaient que fort peu. Cette impression va changer complètement à la lecture du traité Narracio de mirabilibus urbis Romae écrit par Maître Grégoire fin XIIe-début XIIIe siècle.

Bibliographie

C. Nardella, Il fascino di Roma nel Medioevo : Le Meraviglie di Roma di Maestro Gregorio, Rome, 1997, 208 p. (La Corte dei Papi, 1), avec traduction et commentaire en italien. La notice sur les statues magiques constitue le chapitre 8, intitulé De multitudine statuarum : p. 154 ; le commentaire se trouve aux p. 64-68.

* C. Nardella, L'antiquaria romana dal « Liber Pontificalis » ai « Mirabilia urbis Romae », dans A.V., Roma antica nel Medioevo : mito, rappresentazioni, sopravvivenze nella « Respublica Christiana » dei secoli IX-XIII. Atti della quattordicesima Settimana internazionale di studio, Mendola, 24-28 agosto 1998, Milan, 2001, p. 423-447.

           

Formellement cette œuvre, dont l’auteur, un Anglais, pourrait être un ecclésiastique cultivé, se rattache aux Mirabilia, mais la description de Rome qu’elle propose est originale au moins à trois titres.

D’abord Grégoire n’est pas strictement fidèle au plan et à la matière de la tradition dans laquelle il s’insère : le choix de ses sujets est très personnel. Ensuite sa description se base, non seulement sur ses sources, mais aussi sur sa propre expérience de la ville ; ainsi insère-t-il régulièrement dans son traité des souvenirs de son passage à Rome. Enfin son point de vue est original : « libre de tout conditionnement religieux » (C. Nardella, Antiquaria romana, 2001 p. 440), il se montre fort critique envers les légendes intégrées par ses prédécesseurs, cite largement les auteurs classiques et est le premier à s’intéresser aux monuments antiques comme à des œuvres d’art. On comprend la réputation d’originalité dont il jouit à l’intérieur de la tradition des Mirabilia.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de rencontrer dans le chapitre 8 de sa Narracio une notice sur les statues magiques qui n’est pas parfaitement dans la ligne de la tradition à laquelle pourtant il appartient.

 

1. Le texte de la notice

 

Maître Grégoire, 8 (C. Nardella, 1997, p. 154)

Traduction française

De multitudine statuarum

D'une foule de statues

(1) Inter universa opera monstruosa que Rome quondam fuerunt, magis miranda est multitudo statuarum que Salvacio civium dicebantur. Hec arte magica fuit consecratio statuarum omnium gentium que Romano regno subiecte fuerunt. Nulla etenim gens sive regio subiecta fuit Romano imperio cuius imago in quadam domo ad has consecrata non esset. Huius autem domus magna pars parietum adhuc restat et cripte eius horride et inaccessibiles apparent.

(1) Parmi toutes les œuvres merveilleuses qui se trouvaient jadis à Rome, il faut particulièrement admirer la foule de statues qu’on appelait la Salvatio des citoyens. C’est la magie qui avait consacré les statues de toutes les nations qui étaient soumises au royaume romain. En effet il n’y avait ni nation ni région soumise à l’empire romain dont la statue ne se trouvait pas dans l’édifice qui leur était consacré. Il en reste encore aujourd’hui une grande partie des murs et on en voit encore les souterrains effrayants et inaccessibles.

(2) In hac quondam domo predicte imagines ex ordine stabant et quelibet imago nomen gentis illius, cuius imaginem tenebat, in pectore scriptum habebat et tintinnabulum argenteum, quia omni metallo sonorius est, unaqueque in collo gerebat, erantque sacerdotes die ac nocte semper vigilantes, qui eas custodiebant. Et si qua gens in rebellionem consurgere conabatur in inperium Romanorum, protinus statua illius movebatur et tintinnabulum in collo eius sonuit et statim scriptum nomen illius ymaginis sacerdos principibus deportabat.

(2) Jadis, dans cet édifice les statues en question se dressaient en ordre ; chacune portait écrit sur la poitrine le nom du peuple qu’elle représentait ; chacune aussi portait au cou une clochette d’argent, métal plus sonore que tout autre ; des prêtres, de garde jour et nuit, les surveillaient. Et si une nation tentait d’entrer en rébellion contre l’empire des Romains, aussitôt sa statue bougeait ; la cloche qu’elle avait au cou sonnait et immédiatement le prêtre portait aux chefs le nom écrit sur elle.

(3) Erat autem supra domum hiis ymaginibus consecratam miles eneus cum equo suo, semper concordans motui imaginis lanceamque apud illam gentem dirigens, cuius ymago movebatur.

(3) Au-dessus de l’édifice consacré à ces statues, un soldat de bronze à cheval, dont le mouvement était toujours en accord avec celui de la statue, dirigeait sa lance dans la direction de la nation dont la statue bougeait.

(4) Hoc itaque non dubio indicio premoniti, Romani principes sine mora exercitum ad rebellionem illius gentis reprimendam direxerunt, qui sepius hostes antequam arma et inpedimenta parassent prevenientes, facile et sine sanguine eos sibi subiugaverunt.

(4) Ainsi avertis par ce signe indiscutable, les chefs romains envoyaient sans tarder une armée pour réprimer la rébellion de cette nation. Assez souvent l’armée était sur place avant que les ennemis n’aient préparé armes et bagages, et elle les ramenait à la soumission facilement et sans verser le sang.

(5) Fertur autem in eadem domo ignem inextinguibilem fuisse.

(5) On dit qu’il y avait aussi dans ce même édifice un feu perpétuel.

(6) De hoc autem mirando opere artifex sciscitatus quamdiu duraret, respondit illud duraturum donec virgo pareret. Dicunt autem ingenti ruina militem prefatum cum domo sua corruisse ea nocte, qua Christus natus fuit de Virgine,

(6) On demanda un jour à son réalisateur combien de temps durerait cet extraordinaire travail. Il répondit qu’il durerait jusqu’à ce qu’une vierge ait mis un enfant au monde. Or on dit qu’un énorme effondrement précipita au sol le soldat en question ainsi que l’édifice, la nuit où le Christ naquit de la Vierge.

(7) et lumen illud ficticium et magicum extinctum est iure, cum lux vera et sempiterna oriri cepisset. Credibile est et malignum hostem potenciam fallendi homines deseruisse, cum deus homo esse cepisset.

(7) Cette lumière fausse et magique s’éteignit alors, à juste titre, puisque la lumière véritable et éternelle avait commencé à luire. On peut croire aussi que l’ennemi malin avait perdu son pouvoir de tromper les hommes, au moment où Dieu avait commencé à être homme.

 

2. L’analyse et le commentaire

La simple lecture de ce texte montre déjà que la réputation d’originalité de Maître Grégoire n’est pas usurpée. Pour rédiger sa notice, l’auteur s’est manifestement inspiré d’éléments étrangers à la tradition des Mirabilia Romae. Notre commentaire suivra l’ordre des paragraphes.

 

a. localisation et dénomination Loca Deno

Les textes des Mirabilia analysés jusqu’ici n’enregistraient ni l’expression Salvatio civium, ni même le terme Salvatio. La seule présence en § 1 de Salvatio civium amène à supposer une influence (directe ou indirecte) de la tradition des Miracula mundi.

Pour désigner le bâtiment abritant les statues, Maître Grégoire utilise à trois reprises le mot domus. La tradition des Mirabilia, analysée jusqu’ici, recourait à des termes comme templum ou palatium. Celle des Miracula mundi parlait simplement de Capitolium, un mot que Maître Grégoire ne cite même pas, alors que toute la tradition des Miracula le mettait pleinement en évidence (« la première merveille du monde est le Capitolium »).

Cette absence curieuse pourrait laisser penser que si le rédacteur de la Narracio avait sous les yeux – ce que l’on peut raisonnablement penser – un témoin de la tradition des Miracula, c’est volontairement qu’il n’a pas repris le mot Capitolium. Il faut dire que son chapitre 8 fait partie d’un long développement (ch. 3 à 9) sur : « les statues en bronze de la ville »  Et primum quidem de signis eneis huius urbis disseram (p. 146, C. Nardella, Fascino, 1997). Manifestement Grégoire met davantage l’accent sur la foule des statues (cfr le titre du chapitre : de multitudine statuarum) que sur leur emplacement. Peut-être même l’auteur estimait-il que l’expression Salvatio civium suffisait à elle seule pour que son lecteur localise le complexe au Capitolium.

La Narracio de Maître Grégoire, on vient de le dire, accueille des notes personnelles sur les monuments ou sites de Rome qu’il a visités. On en trouve un exemple dans ce qu’il écrit à propos de la domus abritant les statues : « Il reste encore aujourd’hui une grande partie des murs et on en voit encore les galeries souterraines (cryptae) effrayantes et inaccessibles ». Selon les commentateurs modernes (par ex. C. Nardella, Fascino, 1997, p. 66), les structures ainsi décrites font penser aux ruines du Tabularium à l’époque du rédacteur. Mais les questions d’identification archéologiques sont secondaires pour nous.

 

b. le rapport à la magie (§ 1) Magi

Le rapport à la magie, déjà présent implicitement dans les versions antérieures des Mirabilia, est ici nettement affirmé. L’expression arte magica s’accompagne dans le même paragraphe d’une répétition significative (consecratio - consecrata) et une troisième mention du mot (consecratam) apparaît au § 3. Ici encore on se voit clairement renvoyé à la tradition des Miracula qui utilise couramment ces termes, alors que celle des Mirabilia ne le fait pas.

On sait la gêne qu’éprouvent certains auteurs médiévaux à aborder la question de la magie et les précautions qu’ils sont parfois capables de prendre. Ce n’est pas le cas de Maître Grégoire, dont le traité porte d’ailleurs le titre : Narracio de mirabilibus urbis Romae que vel arte magica vel humano labore sunt condita. Grégoire n’a aucune réticence à souligner le lien d’ordre magique, qui relie les statues et les peuples qu’elles représentent. Il est vrai qu’il serait difficile d’expliquer autrement le fait qu’une statue qui se trouve à Rome puisse traduire sur le champ par divers mouvements les sentiments d’hostilité qu’un peuple lointain pouvait ressentir pour le pouvoir romain.

 

c. les statues (§ 2) Stat Mouv Disp Clo 

Le § 2 est consacré intégralement à la description des statues, de leurs mouvements en cas de rébellion et des réactions des autorités. Sur ce plan, la version de Maître Grégoire correspond pour l’essentiel à ce qu’on trouve dans la tradition des Miracula mundi et dans celle des Mirabilia Romae. C’est la description courante, habituelle, pourrait-on dire. Quelques éléments toutefois sont à relever.

Ainsi les statues sont censées se dresser « en ordre » (ex ordine). Le rédacteur veut-il dire par là qu’elles sont disposées en cercle ? En tout cas, c’est souvent ainsi que d’autres textes les présentent. Leur matière n’est pas explicitement précisée dans la notice, mais toutes les statues décrites dans les ch. 3 à 9 sont en bronze (de signis eneis).

En ce qui concerne les clochettes, c’est la première fois aussi qu’un rédacteur en précise le matériau : c’est de l’argent, un « métal plus sonore que tout autre ».

Iden En matière d’identification, Maître Grégoire note que « chaque statue portait écrit sur la poitrine le nom du peuple qu’elle représentait ». On retrouve donc la formule, très simple, solidement installée dans la tradition des Miracula mundi, mais que les Mirabilia Romae, à leurs débuts tout au moins, semblaient avoir oubliée. Les versions des Mirabilia présentées précédemment ne mentionnaient jamais, comme moyen d’identification, qu’une clochette au cou des statues.

 

d. le « soldat-girouette » du § 3 Mov Trans

Par rapport aux témoignages présentés jusqu’ici, le § 3 apporte une nouveauté totale en matière de mouvement et de transmission de l’information. Le § 2 vient d’évoquer le prêtre-gardien (sacerdos) transmettant aux autorités (principibus) l’inscription portant le nom (scriptum nomen) de la région rebelle, dont la statue, en bougeant, avait fait sonner sa clochette. C’est, on le sait, la manière habituelle de transmettre l’alarme. Ce § 2 n’avait donc rien pour surprendre.

Mais dans le § 3, Maître Grégoire « redouble » en quelque sorte le système d’alerte. La statue rebelle en effet n’est pas seule à entrer en jeu, par ses mouvements et le bruit de sa clochette. Intervient également sur le toit du bâtiment un soldat de bronze assis sur un cheval et armé d’une lance : dans ses déplacements, cette imposante girouette reproduisait avec précision (semper concordans) les mouvements de la statue rebelle. C’était évidemment un moyen très concret d’indiquer au public extérieur la direction de la région rebelle.

Ce détail du « soldat-girouette » ne vient ni des Miracula mundi ni des versions présentées jusqu’ici des Mirabilia Romae. Il figure en fait chez un auteur extérieur à la tradition des Mirabilia, et que nous rencontrerons plus loin en étudiant les « listes de merveilles virgiliennes ». Il s’agit d’Alexander Neckam, auteur d’un de naturis rerum écrit vers 1190-1200.

 

e. l’intervention militaire du § 4 Exp

Les textes antérieurs notent régulièrement la rapidité de réaction des Romains. Mais Maître Grégoire exprime les choses d’une manière très concrète : « Assez souvent l’armée était sur place avant même que les ennemis n’aient terminé leurs préparatifs, et elle les ramenait à la soumission facilement et sans verser le sang. ». On comparera avec le § 11 de la traduction / adaptation italienne du XIIIe siècle et avec le § 6 de Jean Mansel au XVe siècle.

Mais tous ces détails, si concrets soient-ils, relèvent du simple « remplissage » : l’auteur « brode » sur ce qu’il trouve chez les prédécesseurs. L’intervention d’un « cavalier-girouette » est d’un tout autre ordre : celui de l’innovation.

 

f. fe feu inextinguible du § 5

Généralement les notices sur les statues magiques se terminaient avec la mention de l’intervention militaire. Le § 5 – autre nouveauté – relance le récit avec un élément absent de tous les textes analysés précédemment : la présence dans l’édifice aux statues d’un « feu inextinguible » (ignis inextinguibilis).

Ce feu semble avoir une grande importance pour Maître Grégoire. Il y revient en effet au § 7 pour opposer à la lumière artificielle et magique de ce feu (lumen… ficticium et magicum) la seule véritable lumière, celle du Christ, qui dure éternellement (lux vera et sempiterna).

S’agirait-il, comme on a pu le penser (cfr H.S. Versnel, The Ancient Roman Origin of the « Salvatio Romae » Legend, dans Talanta, t. 4, 1972, p. 46-62), d’un souvenir très transformé du feu perpétuel, symbole de Rome, sur lequel les Vestales devaient veiller avec soin dans le temple de Vesta au Forum romain ? Mais l’adjectif inextinguibilis ne se rencontre pas, dans la littérature classique en tout cas, pour caractériser le feu de Vesta. Il pourrait peut-être s’agir de tout autre chose.

En effet la liste des merveilles virgiliennes connaît un « feu inextinguible », ou en tout cas réputé tel, mentionné notamment chez Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 231) et dont nous aurons à reparler plus loin, notamment lorsque nous rencontrerons la tradition des listes des merveilles virgiliennes et celle du Roman des Sept Sages de Rome.

Pour présenter ce motif en quelques mots, on dira que le Virgile magicien était censé avoir installé au centre de Rome un feu qui restait toujours allumé et où les gens pauvres pouvaient venir se chauffer et cuire leurs aliments. Ce feu merveilleux était gardé par une statue de cuivre, autre création merveilleuse de Virgile. Elle représentait un vilain (paysan) muni d’un arc et d’une flèche dirigée vers le feu. Il portait sur le front une inscription disant en substance : « Si l’on me touche, je tirerai aussitôt et j’éteindrai le feu ». Ce qui, soit dit en passant, arrivera.

Il faut toutefois avouer que l’allusion à ce « feu inextinguible » dans la notice de Maître Grégoire est trop peu explicite pour pouvoir être interprétée correctement. Peut-être la comprendrons-nous mieux dans la suite de notre enquête. Retenons simplement ici qu’il s’agit, dans la tradition des Mirabilia Romae, d’un élément tout à fait nouveau.

           

g. la prédiction d’éternité et l’effondrement des symboles de la puissance romaine (§ 6)

Le § 6 de la notice contient un autre élément original. Son auteur applique aux statues magiques le motif médiéval d’une prédiction d’éternité basée sur l’impossibilité d’une parturitio virginis. Ce motif aussi nécessite quelques explications.

Nous l’avons déjà évoqué plus haut. Il est bien présent dans la tradition des Mirabilia Romae où il s’applique à des symboles de la grandeur et de la puissance de Rome, comme une statue (par exemple celle de Romulus, dans Graph., 17, III, p. 82 V.-Z.), avec éventuellement le bâtiment qui l’abrite (par exemple L 186 Miedema, ch. 14, p. 344). Ces symboles sont censés durer « jusqu'à ce qu’une vierge ait un enfant », expression entendue comme signifiant « éternellement ». En réalité ces symboles se sont effondrés la nuit de Noël  à la naissance du Christ ex Maria virgine.

On comprend mieux maintenant que Maître Grégoire ait envisagé, la nuit de Noël, l’effondrement des statues magiques, du bâtiment qui les abritait, du soldat-girouette sur le toit et naturellement du feu qui s’y trouvait. Tous ces éminents symboles païens, comme d’ailleurs la puissance du Malin, disparaissent la nuit de Noël, à la naissance de l’Homme-Dieu.

Les deux volets de ce motif figurent donc dans la tradition des Mirabilia, mais cette dernière, ni avant ni après Maître Grégoire, ne les a jamais appliqués aux statues magiques qui garantissaient la puissance de Rome. Ici comme dans les cas du « cavalier-girouette » et du « feu inextinguible », la question est de savoir si Maître Grégoire est le premier à avoir fait cette application ou s’il a été influencé par d’autres traditions ou d’autres textes. Nous aurons la réponse plus loin, en étudiant la version d’Alexander Neckam.

Quoi qu’il en soit, le développement du § 7 permet de mieux comprendre pourquoi Maître Grégoire tenait à placer dans le bâtiment un « feu inextinguible », voué à disparaître devant la seule lumière éternelle qu’est le Christ. Ce feu très particulier fait partie de la liste des merveilles virgiliennes.

Les chrétiens sont habitués à lier le Christ au feu et à la lumière : Jésus, dans l’Évangile de Jean, ne se présente-t-il pas comme « la lumière du monde » (Jean 8 :12) ? Et la Parole de Dieu, pour le Psalmiste (Ps 119 : 105), n’est-elle pas « un flambeau pour les pas, une lumière pour le sentier » ? On songera aussi à la lumière qui, dans les églises catholiques, est censée attester la présence de Dieu (P. Franssen, De tovenaar Vergilius, Hilversum, 2010, p. 108-109).

Maître Grégoire est évidemment un chrétien convaincu. Il peut avoir des mots durs pour certains papes qu’il considère comme des destructeurs du patrimoine romain antique, mais lorsqu’il les critique, ce n’est pas la religion chrétienne comme telle qu’il critique (cfr C. Nardella, Fascino, 1997, p. 36-37 notamment).

 

3. Observations générales

Que conclure de cette analyse ? Que la notice de Maître Grégoire, si elle reste pour le noyau central (§ 1, 2 et 4), globalement fidèle à la présentation « classique » des Miracula mundi et des Mirabilia Romae, innove d’une manière très significative sur plusieurs points : elle fait intervenir sur le toit du bâtiment un « soldat-girouette », elle introduit dans le complexe aux statues le motif du « feu inextinguible » et surtout elle applique à l’ensemble (le complexe et le feu) le motif de la prédiction d’éternité couplé à celui de la destruction.

Sur ces trois points, la suite de l’enquête montrera que Maître Grégoire a subi d’autres influences que celles des Miracula mundi et des Mirabilia Romae. Il s’agit en particulier d’une « tradition » dont nous n’avons pas encore parlé systématiquement – celle de la « liste des merveilles virgiliennes » – et dont on trouve la première attestation chez Alexander Neckam, auteur d’un de naturis rerum écrit vers 1190-1200.

Ce  personnage – et ce n’est probablement pas un hasard – était un contemporain et un compatriote de Maître Grégoire. Lorsque nous étudierons ses oeuvres, nous réaliserons que l’auteur de la Narracio s’est très probablement inspiré du texte du de naturis rerum. 

Mais restons quelques instants encore dans la tradition des Mirabilia Romae, en examinant ce que Jean d’Outremeuse a écrit au XIVe siècle sur les statues magiques dans Ly Myreur des Histors.

 

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