FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Restons dans la poésie avec le Mirour de l’Omme, une œuvre de John
Gower, un peu plus récente toutefois que les Joies Nostre Dame de
Guillaume le Clerc de Normandie, puisqu’elle fut achevée en
1381.
1. L’auteur
et l’oeuvre
Né vers 1330 et mort en octobre 1408, John Gower était un poète anglais contemporain et ami personnel de Geoffrey Chaucer. Il écrivit en français, en anglais et en latin, et il passe d’ailleurs pour être le premier à avoir utilisé l’anglais dans une œuvre poétique. Il est surtout connu pour trois œuvres : le
Mirour de l'Omme, la Vox Clamantis et la Confessio Amantis, trois longs poèmes rédigés respectivement en anglo-normand (du français), en latin et en
anglais, qui tournent autour de thèmes politiques et moraux. Il s’agit ici du
Mirour de l’Omme, rédigé en anglo-normand.
Connue aussi sous le titre latin de Speculum Meditantis (« Miroir du Penseur »), cette oeuvre est un poème de quelque 28.000 vers traitant de religion et de morale. « Il y décrit la naissance des sept péchés capitaux et la nature des cinq filles de chaque péché, puis la naissance des sept vertus cardinales et théologales et la nature des cinq filles de chaque vertu. » L’histoire de toutes ces figures allégoriques se nourrit de considérations moralisatrices et d’exemples d’origine diverse, avec, en filigrane, une critique de la société anglaise. L’ensemble est très lourd pour un lecteur moderne.
G.C. Macaulay [Éd.], The Complete Works of John Gower, Oxford, I, 1989, p. 171, vers 14725-14760. <http://archive.org/details/completeworksjo00macagoog>
2. La notice et son contexte immédiat
C’est dans un développement intitulé : « Ore dirra de la quinte file de Prouesce la quelle ad noun Science contre le vice de Necligence » (p. 169), que John Gower, aux vers 14725-14760, utilise la légende des statues aux clochettes, sans recourir toutefois à l’expression Salvatio Romae. Voici les passages qui nous intéressent : d’abord la description du complexe, puis la moralisation :
Au Rome el grant paleis jadys Fesoit Virgile a son avis Pluseurs ymages en estant, Et en chascune enmy le pis (= poitrine) Ot noun du terre ou du paiis Escript, et puis fesoit avant 14730 Sur un chival d'arrein seant Un chivaler q'ert bel et grant, Si ot l'espeie ou main saisiz. Ly mestres qui ce fuist fesant Du grant science estoit sachant, Mais ore oietz par quel devis |
À Rome jadis Virgile fit un grand palais en utilisant son art ( ?). On y trouvait plusieurs statues et chacune, sur la poitrine, portait le nom de la terre ou du pays écrit. Puis il continua de faire assis sur un cheval de bronze un cavalier qui était beau et grand, qui tenait en main une épée. Le maître qui avait fait cela était un grand savant. Mais apprenez-en maintenant le plan |
Ensi ly sages du science L’ymage de sa conscience 14750 Enmy son pis escrivera ; Du quoy, qant pecché le commence Tempter, tantost du sapience La sainte clocke il sonnera, Sique Resoun soy guarnira Et des prieres s’armera, L’espeie ou main de penitence, Dont par vertu defendera Du pecché s’alme et guardera Par la divine providence. 14760 |
Ainsi le sage savant écrira sur sa poitrine l’image de sa conscience. Et quand le péché commencera à le tenter, immédiatement il sonnera de la sagesse la sainte cloche, il se garnira de raison et s’armera de prières. L’épée en main par pénitence, il défendra et gardera par vertu son âme du péché, par la divine providence. |
3. L’analyse
de la notice
Nous avions déjà rencontré, dans les
Gesta
Romanorum latins, une tentative d’interprétation moralisante du
motif des statues aux clochettes. Nous avions dit alors qu’en général les
moralisations ne correspondaient pas toujours exactement au texte de départ et
n’en expliquaient pas nécessairement tous les composants. Mais de toute façon,
ce qui nous intéresse ici, c’est moins l’interprétation que les éléments de la
description.
Sur ce plan, par rapport aux descriptions courantes, les éléments retenus
sont fort peu nombreux :
Crea il
s’agit de Virgile,
Deno Loca d’un
palais, qui n’est pas autrement nommé et d’une localisation relativement vague,
qui est Rome.
Stat Le
bâtiment abrite plusieurs statues, dont le rapport avec la région
qu’elles représentent est explicite (noun du terre ou du paiis), sans que
l’équivalence en nombre ne soit marquée.
Iden Cloc Chaque
statue porte une inscription sur la poitrine et tient une
clochette, mais ce dernier détail toutefois n’est mentionné que dans la
moralisation.
Gest La
gestuelle doit être cherchée dans la moralisation. Cette dernière signale
en effet que la statue agite sa clochette, lorsque le péché
menace.
L’élément le plus caractéristique est manifestement la présence du
« beau et et fort » cavalier sur un cheval d’airain, tenant
une épée en main, avec laquelle il intervient pour protéger l’âme du
péché. Mais il n’est dit nulle part que ce cavalier indique la région
rebelle.
Le motif du cavalier à l’épée est relativement peu répandu. Le premier à
l’avoir utilisé semble être Alexandre Neckam. et plusieurs points rapprochent
d’ailleurs les deux auteurs. Mais une grande prudence s’impose en matière de
comparaison lorsqu’une notice ne conserve que quelques éléments d’un ensemble
plus large et que par ailleurs aucun d’entre eux n’est détaillé. Quoi qu’il en
soit de ces réserves méthodologiques, Neckam, lui aussi, ne donne que Rome comme
localisation, attribue explicitement la construction au magicien
Virgile et signale la présence d’inscription et de clochette
sur chaque statue (des statues censées toutefois être en bois chez lui). On ne
pourrait certainement pas exclure un certain rapport entre Alexander Neckam
(écrivant au tournant des XIIe et XIIIe siècles) et John Gower (dont l’œuvre est
achevée en 1381), tous deux Anglais par ailleurs.
Mais pour en revenir au Mirour de l’Omme, on soulignera une
nouvelle fois le caractère très schématique de la notice. Le souci principal de
John Gower n’est pas de présenter en détail un motif qui, plus que probablement,
devait être connu du lecteur. Manifestement le poète ne retient que les éléments
qu’il estime intéressants, soit pour réveiller les souvenirs de son lecteur,
soit pour fonder sa propre moralisation. Cette optique rend pratiquement
impossible la recherche précise de rapprochements nettement marqués qui
permettrait de repérer des sources ou des influences.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
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