FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 4 : Les listes de « merveilles virgiliennes »

 

G. Les statues magiques dans la Fleur des histoires de Jean Mansel (milieu du XVe)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Après Alexander Neckam, Vincent de Beauvais, Jean de Galles, une liste de merveilles découverte dans un manuscrit du fonds Magliabechi (fin XIII-début XIVe), le pseudo-Burley (1326), une version en prose du Roman de Renart le Contrefait (1ère moitié du XIVe), nous terminerons notre revue des listes de merveilles virgiliennes par un auteur du milieu du XVe siècle,  Jean Mansel, auteur de la Fleur des Histoires.

 

1. L’auteur et l’oeuvre         

La Fleur des histoires est une vaste compilation en prose qui retrace l'histoire du monde depuis sa création jusqu'au règne de Charles VI, roi de France de 1380 à 1422. C’est donc une Chronique universelle. Son auteur, Jean Mansel, né probablement à Hesdin (Pas-de-Calais) en 1400 ou 1401 et y décédé en 1473 ou 1474, fut, à partir de 1435, tout comme son père, un haut fonctionnaire au service des Ducs de Bourgogne. Ses fonctions en faisaient un personnage proche de Philippe le Bon. Jean Mansel avait déjà rédigé des Histoires romaines d'après Tite-Live avant de se consacrer à la Fleur des Histoires.

Cette dernière oeuvre n’a jamais encore bénéficié d’une édition complète et on doit donc se baser sur les manuscrits existants. On en compte quelque 25 dont certains à la Bibliothèque royale de Bruxelles (cfr l’article de D. De Clercq, dans les FEC, 3, 2002 , et la présentation d’Arlima).

À côté de parties hagiographiques et topographiques, la Fleur des histoires contient de nombreux récits. Après la version des épisodes virgiliens du panier et de la vengeance dans les FEC, 23, 2012, nous allons nous intéresser ici à une autre merveille virgilienne proposée par Jean Mansel, celle des statues magiques aux clochettes.

 

2. Le texte de la notice et sa traduction

 Le texte que nous utiliserons est celui du mémoire de Th. Greffe (Sources, 1983-1984, p. 248). Ce chercheur belge, qui fournit aussi la photocopie des manuscrits consultés, précise qu’il a reproduit « le passage relatif à Virgile suivant un manuscrit de la version définitive en quatre livres : MSS.B.N. Fr. 302-303-304 ». Il ajoute qu’il a « confronté ce texte à celui d’un manuscrit de la version courte, en trois livres : B.R. 9231-9232 (microfilm : 2347-8 et 2354-5). Les deux passages sont, à quelques variantes lexicales près, quasiment analogues ».

Le nom de Virgile n’apparaît pas explicitement dans la citation ci-dessous mais, comme on vient de le dire, le contexte est celui d’une liste de merveilles virgiliennes et le « il » initial désigne indiscutablement Virgile.

 

Mansel, Fleur des Histoires
(
MSS. B.N. Fr. 302, fol. 601 V°)

Traduction française

(1) Et il [= Virgilius] fist faire dedens la cite de Romme ung temple ou quel il fist mettre toutes les statues de toutes les prouvinces du monde, chacunne par soy.

(1) Et il [= Virgile] fit faire dans la cité de Rome un temple où il fit mettre toutes les statues de toutes les provinces du monde ; chaque province avait sa statue.

(2) Et eut chacunne statue escript en sa poittrine le nom de la prouvince qu’elle representoit, et se portoit a son col une sonnette.

(2) Chaque statue avait, inscrit sur sa poitrine, le nom de la province qu’elle représentait, et portait au cou une clochette.

(3) Et s’il advenoit que aulcune province se rebellast contre Romme, lors tout incontinent la sonnette de l’ymage commenchoit à sonner.

(3) S’il arrivait qu’une province se rebelle contre Rome, tout aussitôt la clochette de la statue commençait à sonner.

(4) Et tantost, la statue de Romme qui estoit ou milieu des aultres tendoit son doy et l’enseignoit aux aultres.

(4) Et immédiatement la statue de Rome qui était au milieu des autres tendait le doigt et la montrait aux autres.

(5) Adoncques, les prestres qui gardoyent le temple escripvoyent le nom de celle prouvince et l’envoyoient au senat.

(5) Alors les prêtres qui gardaient le temple écrivaient le nom de cette province et la faisaient parvenir au sénat.

(6) Et le senat, sans tarder, envoyoit ung ost en celle prouvince pour la remettre en paix et en obeissance, si que les Rommains estoient venus en celle prouvince anchois que ceulx feussent appareilliez et ne s’en donnoient garde qu’ilz ne fussent surprins.

(6) Et le sénat, sans tarder, envoyait une armée dans cette province pour y rétablir la paix et la remettre dans l’obéissance. Les Romains étaient déjà sur place avant que les ennemis ne soient préparés. Ces derniers étaient surpris avant d’être sur leurs gardes.

 

Pour analyser correctement la notice, il faut tenir compte de son contexte.

 

3. Le contexte : une liste de merveilles virgiliennes

Immédiatement après une brève introduction (Virgile vivait à Rome sous l’empereur Octavien Auguste ; c’était un poète et un haut personnage, et il réalisa à Romme et ailleurs, pluseurs grands merveilles), Jean Mansel entame leur énumération.

Ce sont d’abord les réalisations napolitaines au nombre de trois (la mouche d’airain, le marché et le campanile qui suit le mouvement des cloches) traitées en sept lignes, puis la réalisation romaine des statues magiques, qui bénéficie, à elle seule, de quatorze lignes, un peu moins d’un folio entier dans le manuscrit.

On aura reconnu le schéma d’une liste qui semble avoir commencé avec Neckam et dont nous avons déjà rencontré plusieurs actualisations différentes. Mais très vite, le lecteur se rend compte que pour Jean Mansel, cette liste de Neckam n’est qu’un point de départ. La suite en effet (sur 5 folios entiers) est occupée par l’énumération d’autres merveilles virgiliennes, d’abord à Naples et dans la région (un pont, trois lampes toujours allumées, un jardin magique, des bains), puis à Rome (six merveilles, dont l’épisode de la « Dame de Virgile », chacune traitée d’une manière assez détaillée).

Formellement, la notice de Jean Mansel est donc une « liste de merveilles », qui, basée sur l’ensemble Neckam, veille à la compléter. D’où pourraient venir ces additions ? On peut penser au Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse, mais ce sera à examiner ailleurs. Concentrons-nous pour l’instant sur la notice aux statues magiques.

 

4. L’analyse de la notice aux statues

La notice aux statues ne vient certainement pas directement du de naturis rerum de Neckam. D’une part elle ne connaissait ni inscriptions, ni doigt accusateur, et d’autre part elle faisait intervenir un « cavalier-girouette » et intégrait le motif de la prédiction d’éternité.

Vincent de Beauvais (milieu du XIIIe), lui, mentionnait les inscriptions sur la poitrine et la clochette sonnant au cou de la statue rebelle. Il connaissait aussi (en l’attribuant toutefois à un autre garant) le détail du doigt accusateur, mais ce doigt était celui de la statue rebelle indiquant la nation coupable et son nom. Autres éléments importants dont on ne trouve aucune trace chez Jean Mansel : Vincent utilisait l’expression Salvatio Romae et faisait référence aux sept merveilles du monde.

Il est donc difficile d’identifier une source précise pour la notice sur les statues dans la Fleur des Histoires. Elle serait finalement assez proche de celle qui figure dans la prose du Renart le Contrefait (1ère moitié du XIVe siècle). Elles sont de plus – serait-ce un hasard ? – écrites toutes les deux en français.

Le texte du Renart, rappelons-le, donnait l’essentiel de la notice, sans fioriture, à savoir dans l’ordre :

(a) une statue par province ;

(b) avec son nom sur la poitrine ;

(c) et une clochette au cou ;

(d) en cas de rébellion, la clochette sonne ;

(e) et la statue montre son nom du doigt ;

(f) le garde avertit le sénat ;

(g) des forces militaires sont envoyées pour rétablir l’ordre.

Jean Mansel présente toutefois quelques différences :

(a) Il place au centre une statue de Rome, et c’est elle qui montre du doigt le nom de la statue rebelle.

(b) Il court-circuite le rôle des sénateurs, ce sont les gardiens des statues qui envoient les troupes.

(c) Il insiste in fine sur l’efficacité des interventions, mettant l’accent (comme dans le texte du pseudo-Isidore, plus ancien [XIIIe]) sur l’extraordinaire rapidité de la réaction romaine : l’ost est sur place, prenant au dépourvu les rebelles qui ne sont pas encore préparés.

 

Bref, le seul élément original de la version de Jean Mansel serait que la statue de Rome désigne du doigt l’inscription portée par la statue rebelle. S’agirait-il d’une simple variante du geste de la statue rebelle désignant elle-même l’inscription qu’elle a sur la poitrine ?

N’allons pas plus loin. Nous sommes au milieu du XVe siècle, et les versions récentes sont souvent difficiles à analyser, leurs auteurs ayant pu puiser à des sources diverses.

 

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