FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 3 : Autres témoignages de la littérature allemande

 

D. Les statues magiques chez trois autres auteurs allemands : Der Marner, Meister Sigeher et Hermann von Fritzlar (XIIIe et XIVe siècles)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Les auteurs qui vont suivre n’appartiennent pas au genre de la chronique. Il s’agit de deux poètes allemands, Der Marner et Meister Sigeher, tous deux du XIIIe siècle, et d’un prosateur du XIVe, Hermann von Fritzlar. Ils relèvent du genre de la Sangspruchdichtung, une poésie gnomique, de type religieux ou politique, que leurs auteurs vont chanter de cour en cour, d’où leur nom de « vagants ».

 

1. Der Marner (XIIIe siècle)

Le premier est connu sous le nom de Der Marner. Il aime « habiller des considérations politiques sous les vêtements de la fable » (politische Betrachtungen in das Gewand der Fabel einzukleiden (Strauch, p. 19), cette Fabel pouvant être des histoires d’animaux, des récits mythologiques, ou des légendes. Et sur ce point, ses textes attestent d’une assez large culture.

Une seule pièce de son recueil nous intéresse. C’est la XIV, 4, qui totalise seize vers. La première partie, que voici, résume très fortement le motif aux statues magiques :

 

Der Marner, XIV, 4 [v. 49-55] (p. 104, éd. P. Strauch)

Traduction

Ze Rôme stuont gemâlet

listeclîch an einer want

manic lant, ieglîchem hienc ein glöclîn obe:

saste sich der keinez wider, des schelle lûte sich.

Dô wart niht mê getwâlet,

Rômer fuoren ûz zehant

und betwungen ez dem rîche sô mit lobe.

À Rome se trouvaient représentés

avec art dans un bâtiment

plusieurs pays. Chacun avait sur lui une clochette.

Si l’un d’eux s’opposait à Rome, sa clochette sonnait.

Alors on n’attendait pas.

Les Romains partaient immédiatement

et rétablissaient leur domination sur le royaume.

 

La formulation est allusive, mais l’essentiel est dit. Stat Le poète ne parle explicitement que de pays, pas de statues qui les représenteraient, mais le rédacteur et ses auditeurs savaient de quoi il était question. Cloc Pour ce qui est des clochettes, on ne précise pas si les statues les portaient au cou ou les tenaient en main, mais la gestuelle des statues orienterait vers le cou. Mouv En effet, la clochette sonne quand la statue se retourne. Il n’y a pas de statue de Rome, qui répond. Trans Exp l’alarme est lancée simplement par la clochette de la statue du pays rebelle. La réaction des Romains est immédiate.

Dans la seconde partie de la pièce (les vers 56 à 64), que nous n’avons pas reprise, le poète compare à ce qui se passe à son époque les réactions ultrarapides des anciens Romains lorsqu’un problème surgissait quelque part. De nos jours, dans tous les pays, dit-il en substance, lorsqu’on sonne le tocsin, personne ne vient à votre aide, parce qu’il n’y a plus de roi. Le clergé se sert richement et ne laisse au peuple que les miettes.

On ne sait pas très exactement ce que Der Marner veut dire. Pour certaines de ses pièces, les spécialistes peuvent déterminer avec précision (à l’année près parfois) à quels événements le poète fait allusion, mais ce n’est pas le cas ici.

Peu importe au fond, c’est l’utilisation politique et sociale du motif des statues magiques qui nous intéresse. En ce qui concerne le contenu même de la notice, il n’y a rien de particulier à dire, sinon qu’il est très élémentaire, pour ainsi dire « basique ».

 

* Édition : Ph. Strauch [Éd.], Der Marner, Strasbourg, 1876, 186 p. (Quellen und Forschungen zur Sprach- und Culturgeschichte, 14) ; réimpression avec des compléments de H. Brackert : Berlin, de Gruyter, 1965, 211 p. (Deutsche Neudrucke. Reihe : Texte des Mittelalters). Le texte de XIV, 4, se trouve aux p. 104 et 105 ; quelques notes de commentaires sont données aux p. 19, 29 et 164.

* Sur Der Marner : B. Wachinger, Der Marner, dans Die deutsche Literatur des Mittelalters : Verfasserlexikon, t. 8, 1992, col. 70-79.

 

2. Meister Sigeher (XIIIe siècle)

Le second auteur cité appartient au même courant poétique que Der Marner. Il s’agit de Meister Sigeher, actif au XIIIe siècle à la cour de Bohême. On a conservé de lui 18 Sprüche (= poésies gnomiques), et celle qui nous intéresse porte le n° 6. Son contexte général est le même que celui rencontré chez Der Marner. Le poète utilise le motif aux statues magiques pour comparer la situation de la Rome ancienne avec celle que lui et ses auditeurs connaissent. Sur ce plan, il n’y a donc rien de vraiment nouveau pour nous. Par contre, en ce qui concerne le contenu même du motif, Meister Sigeher développe certains éléments plus que Der Marner et nous pouvons donc tirer de son texte quelques éléments de réflexion.

 

Meister Sigeher, n° 6 (p. 92, éd. H.P. Brodt)

Traduction française

Ze Rôme ein meister wîlunt gôz

ûz êre bilde, der kunste was von kreften grôz :

si heten alle glocken in den handen.

Ir forme den liuten was gelîch,

si heten nâch den fürsten namen, sô arm sô rîch,

swâ sie gesezzen wâren in den landen.

Wolt ir hœren von des meisters künste kraft ?

daz wil ich iu bediuten :

swelch fürste dem rîche solte wesen dienesthaft,

des bilde muoste liuten, 

sân als der dem rîche valschez herze truoc.

hæt rœmisch rîche dirre bilde noch genuoc,

des wart der werlde nie sô nôt, sô hiuten.

À Rome un maître fit fondre des statues en bronze ;

son art était d'une grande force :

elles avaient toutes des clochettes dans les mains.

Leur forme était semblable aux gens;

elles portaient les noms des princes, riches ou pauvres,

comme ils étaient installés dans leurs pays.

Vous voulez connaître la force de l’art du maître ?

Je vais vous en donner la preuve.

Les princes devaient être au service de  Rome ;

la clochette de sa statue devait sonner, dès que

son cœur avait des sentiments faux pour le royaume.

L’empire romain avait encore assez de statues fidèles,

le monde n’était pas  si dangereux qu'aujourd’hui.

 

Iden Un élément assez intéressant est l’espèce d’adéquation qui semble exister entre l’aspect de la statue d’un pays et celle des gens ou du prince de ce pays. Nous avons déjà rencontré à plus d’une reprise cette donnée dans la tradition des chroniqueurs allemands. Cela répondait, on l’a dit, au problème de l’identification de la statue. Cette précision s’ajoute au détail d’une inscription sur la statue.

Magi Crea Loca L’« art du maître » doit faire allusion à la magie ; quant au « maître », il n’est pas nommé, mais ce peut être  Virgile ; quant au lieu, le complexe est simplement situé « à Rome ». La localisation précise n’a manifestement pas d’importance dans un texte de cette nature.

Cloc Toutes les statues ont des clochettes en main. Et comme dans le schéma classique, lorsqu’un prince projette une rébellion, lorsque son coeur n'est plus fidèle, mais faux, la clochette de sa statue sonne.

Les deux derniers vers, que nous ne sommes pas sûr d’avoir bien traduits, introduisent la comparaison et nous concernent beaucoup moins.

 

* Sur cet auteur : J. Haustein, Meister Sigeher, dans Die deutsche Literatur des Mittelalters : Verfasserlexikon, t. 6, 1987, col. 1233-1236, qui signale que dans la Sangspruchdichtung il n’est question de la Salvatio Romae que chez Meister Sigeher (n° 6) et chez Der Marner (XIV, 4).

* Édition : H. P. Brodt, Meister Sigeher, Breslau, 1913, 121 p. Réimpression : Hildesheim, Olms, 1977, 139 p. (Germanistische Abhandlungen, 42). Il s'agit de la pièce n° 6, dont le texte se trouve à la p. 92; quelques notes de commentaires sont données aux p. 62-63 et 108.

 

3. Hermann von Fritzlar, un prosateur du XIVe siècle

Hermann von Fritzlar était un mystique allemand, auteur d’un ouvrage en prose  rempli de légendes, le Buch von der Heiligen Leben, connu aussi sous le titre de Das Heiligenleben et écrit entre 1343 et 1349. C’est une compilation de textes d’origine diverse (légendes de saints et prédications à coloration mystique), et les morceaux sont transmis sans véritable contexte. Il ne semble pas en exister d’édition moderne.

H.F. Massmann (Kaiserchronik, III, 1854, p. 424, n. 2), qui a eu accès à un manuscrit de cet ouvrage (le cod. Pal. 114, bl 149a), en cite un extrait contenant le motif des statues aux clochettes. Nous n’en possédons pas le contexte.

Le rédacteur, écrit H.F. Massmann, plaçait une clochette dans la main de chaque statue, tandis que la statue de Rome…

 

Cod pal. 114, bl  149a (cfr H.F. Massmann (Kaiserchronik, III, 1854, p. 424, n. 2)

Traduction française

…eyne guldine glocken in synen beyden henden vnde wante sich vmme vnde vmme zu welcheme abgote her wolde. Nu war ir mit kunsten vnde mit den tuvelen also gemachit. Swelich kunig sich satzte wider die romere, des apgot lute sine glucken gegen der romer apgote vnde der romer apgot lute sine glocken wider yenen. So vernamen die romere dass dirre kvnic ir vient war vnde furen vnde vorterhiten in oder machten in undertenic romischer gewalt.

...avait une clochette d’or dans ses deux mains et pouvait se tourner, à sa convenance, vers n’importe quelle statue. L’ensemble était fait avec art, et aussi grâce à la magie (= des diables ?). Dès qu’un roi se dressait contre les Romains, sa statue faisait sonner sa clochette en direction de celle de Rome et la statue de Rome faisait sonner les siennes en réponse. Ainsi les Romains apprenaient que ce roi était devenu leur ennemi, et ils envoyaient des forces pour le soumettre à nouveau à leur puissance.

 

Crea Loca Deno Le passage ne donne aucune indication de créateur, de dénomination ni de lieu ; Iden il ne se soucie pas non plus des questions d’identification (inscription, détails des statues) ; Stat il place une statue de Rome au centre du dispositif ; Magi et explique l’ensemble par la magie.

Clo Les clochettes ne sont pas suspendues au cou des statues, mais tenues en main ; les statues des peuples soumis n’en ont qu’une tandis que la statue de Rome en tient deux, et elle sont en or. Cette précision de matière est intéressante. Nous verrons intervenir ce métal à propos de la statue de Rome précisément, mais c’est une pomme d’or et non une clochette d’or qu’elle tenait en main (ainsi par exemple chez Hugo de Pise, dans les Gesta Romanorum latins, ainsi que dans la version H et L’Ystoire des Sept Sages). En ce qui concerne maintenant les clochettes, la Kaiserchronik et la Sächsische Weltchronik signalaient l’une et l’autre une clochette d’or pour chaque statue. Il ne me semble en tout cas pas que nous ayons rencontré quelque part une statue de Rome tenant deux clochettes alors que les autres n’en avaient qu’une, mais, même si c’était le cas, la particularité de la présente notice est de signaler deux clochettes d’or.

Mouv La gestuelle des statues est envisagée explicitement : la statue rebelle agite sa clochette en direction de (gegen) celle de Rome qui répond en faisant sonner les deux siennes. Ici encore ce mouvement semble original.

Bruit Trans Surv C’est ce bruit des clochettes qui suffit pour donner l’alarme, sans qu’il soit fait allusion à de quelconques prêtres-gardiens et à une éventuelle intervention des autorités : ce sont « les Romains » – sans plus de précision – qui sont informés et envoient une expédition.

La description, plus développée que dans les notices des deux représentants de la poésie gnomique, ne permet toutefois pas de rattacher cette notice à une tradition déterminée. Pourrait-il s’agir d’un développement de la tradition des Mirabilia Romae ?

 

* Sur cet auteur : W. Werner, K. Ruh, Hermann von Fritzlar, dans Die Deutsche Literatur des Mittelaters. Verfasserlexikon, t. 3, 1981, col. 1055-1059. Cfr aussi l’article du site New advent dans Catholic Encyclopedia :  http://www.newadvent.org/cathen/07267b.htm

 

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