Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant XI (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE XI
DEUILS - POURPARLERS - GESTE DE CAMILLE
Turnus prend la direction de la guerre (11, 445-497)
L'annonce du mouvement des Troyens et des Étrusques vers la ville pousse Turnus à interrompre les débats du Conseil et à s'imposer comme chef des opérations militaires. (11, 445-468)
Latinus se retire, se reprochant son manque d'autorité. Une agitation fébrile règne dans la ville, où on prépare la guerre. La reine Amata, Lavinia et toute une troupe de matrones se rendent au temple de Pallas, où elles prient pour obtenir la défaite et la mort d'Énée. Pendant ce temps, Turnus plein d'ardeur guerrière s'arme pour le combat. (11, 469-497)
Illi haec inter se dubiis de rebus agebant certantes ; castra Aeneas aciemque mouebat : nuntius ingenti per regia tecta tumultu ecce ruit magnisque urbem terroribus implet, instructos acie Tiberino a flumine Teucros |
Les Latins discutaient ainsi entre eux de cette situation critique, et se disputaient ; Énée, lui, déplaçait son camp et son armée. Et voilà qu'un messager se précipite dans la demeure royale, emplissant la ville d' un immense tumulte et d'une grande terreur : les Troyens, en ordre de bataille, et l'armée tyrrhénienne |
11, 445 |
Tyrrhenamque manum totis descendere campis. Extemplo turbati animi concussaque uulgi pectora et adrectae stimulis haud mollibus irae. Arma manu trepidi poscunt, fremit arma iuuentus, flent maesti mussantque patres. Hic undique clamor |
progressent depuis le Tibre partout dans les plaines. Aussitôt, les coeurs se troublent, les passions gagnent la foule, les colères excitées par d'âpres aiguillons se lèvent. Agités, tous tendent les mains réclamant des armes ; la jeunesse crie qu'elle veut des armes ; les pères abattus murmurent et pleurent. |
11, 450 |
dissensu uario magnus se tollit in auras haud secus atque alto in luco cum forte cateruae consedere auium piscosoue amne Padusae dant sonitum rauci per stagna loquacia cycni. « Immo », ait, « O ciues » adrepto tempore Turnus, |
De partout, dans la confusion générale, un grand cri s'élève, qui évoque les nuées d'oiseaux qui se posent dans un bois au sommet des arbres ou les cygnes sur la poissonneuse Paduse, qui font retentir leurs cris rauques sur les marais bruissants. « Très bien, citoyens », dit Turnus, saisissant l'occasion, |
11, 455 |
« cogite concilium et pacem laudate sedentes : illi armis in regna ruunt. » Nec plura locutus corripuit sese et tectis citus extulit altis. « Tu, Voluse, armari Volscorum edice maniplos, duc » ait, « et Rutulos. Equitem Messapus in armis |
« réunissez le conseil et, sur vos sièges, faites l'éloge de la paix, tandis qu'ils se ruent armés sur notre royaume ». Et sans en dire plus, il s'est levé brusquement et en hâte est sorti de la haute demeure. Il dit : « Toi, Volusus, ordonne aux manipules des Volsques de s'armer, et commande les Rutules ; Messapus, et toi, Coras, avec ton frère, |
11, 460 |
et cum fratre Coras latis diffundite campis. Pars aditus urbis firmet turrisque capessat, cetera, qua iusso, mecum manus inferat arma. »' Ilicet in muros tota discurritur urbe.
Consilium ipse pater et magna incepta Latinus |
déployez la cavalerie en armes dans toute l'étendue de la plaine. Que certains défendent les accès de la ville et occupent les tours ; le reste de la troupe me suivra et portera les armes où je l'ordonnerai ». Aussitôt, de partout dans la ville, on court vers les murailles.
Le vénérable Latinus quitte le conseil et renonce à ses grands projets ; |
11, 465 |
deserit ac tristi turbatus tempore differt multaque se incusat, qui non adceperit ultro Dardanium Aenean generumque adsciuerit urbi. Praefodiunt alii portas aut saxa sudesque subuectant. Bello dat signum rauca cruentum |
ébranlé par ces tristes événements, il remet tout à plus tard, et se reproche vivement de n'avoir pas adopté d'emblée Énée ni d'avoir introduit le Dardanien comme son gendre dans la ville. Les uns font des tranchées devant les portes, y transportent blocs de pierre et pieux. La rauque trompette donne le signal |
11, 470 |
bucina. Tum muros uaria cinxere corona matronae puerique : uocat labor ultimus omnis. Nec non ad templum summasque ad Palladis arces subuehitur magna matrum regina caterua dona ferens, iuxtaque comes Lauinia uirgo, |
d'une guerre sanglante. Alors des mères et des enfants autour des murs forment une couronne bigarrée ; l'ultime épreuve appelle tout le monde. Et sur son char, escortée d'une importante foule de matrones, la reine arrive au temple de Pallas, au sommet de la citadelle, elle apporte des offrandes, accompagnée de la jeune Lavinia, |
11, 475 |
causa mali tanti, oculos deiecta decoros. Succedunt matres et templum ture uaporant et maestas alto fundunt de limine uoces : « Armipotens, praeses belli, Tritonia uirgo, frange manu telum Phrygii praedonis et ipsum |
qui baisse ses beaux yeux, elle, la cause d'un si grand malheur. Les matrones suivent, emplissent le temple d'une fumée d'encens et, du haut des marches, se répandent en paroles douloureuses : « Ô puissante par les armes, maîtresse de la guerre, vierge tritonienne, brise de ton bras l'arme du voleur phrygien, terrasse-le |
11, 480 |
pronum sterne solo portisque effunde sub altis. »
Cingitur ipse furens certatim in proelia Turnus. Iamque adeo rutilum thoraca indutus aenis horrebat squamis surasque incluserat auro, tempora nudus adhuc, laterique adcinxerat ensem |
et fais-le s'effondrer tête en avant, au pied de nos hautes portes. »
Turnus, saisi de fureur, s'arme fiévreusement prêt à combattre. Et déjà, il était revêtu d'une cuirasse étincelante, tout hérissé de mailles de bronze et il avait bouclé ses jambières d'or ; les tempes nues encore, il avait fixé à son flanc son épée, |
11, 485 |
fulgebatque alta decurrens aureus arce, exsultatque animis et spe iam praecipit hostem : qualis ubi abruptis fugit praesaepia uinclis tandem liber equus campoque potitus aperto aut ille in pastus armentaque tendit equarum |
et resplendissait sous l'or en dévalant de la haute citadelle. Il bondit plein de fougue et déjà, en pensée, il est devant l'ennemi. Il est comme un cheval qui, après avoir rompu ses liens, a fui son enclos, libre enfin, et maître de la plaine sans limites, ou qui se dirige vers les pâtures et les troupeaux de cavales, |
11, 490 |
aut adsuetus aquae perfundi flumine noto emicat adrectisque fremit ceruicibus alte luxurians, luduntque iubae per colla, per armos. |
ou qui habitué à se plonger dans l'eau d'un fleuve familier, en ressort, tête haut dressée, hennissant fougueusement, tandis que sur son encolure et ses épaules flotte sa crinière. |
11, 495 |
Turnus accepte l'aide de Camille (11, 498-531)
Camille, la reine des Volsques, propose à Turnus d'aller elle-même affronter les ennemis dans la plaine, pendant que lui protégera la ville. Impressionné, Turnus accepte cette collaboration. Sachant qu'Énée en réalité prépare un mouvement tournant par les montagnes, il suggère un autre plan : Camille, à la tête de plusieurs escadrons de troupes légères, se chargera d'arrêter les cavaliers ennemis, tandis que Turnus ira surprendre l'infanterie d'Énée en un terrain propice aux embuscades. (11, 511-531)
Obuia cui Volscorum acie comitante Camilla occurrit portisque ab equo regina sub ipsis |
Camille, avec son escorte de Volsques, a couru à sa rencontre et, sous les portes mêmes, la reine a sauté de cheval ; |
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desiluit, quam tota cohors imitata relictis ad terram defluxit equis ; tum talia fatur : « Turne, sui merito siqua est fiducia forti, audeo et Aeneadum promitto occurrere turmae solaque Tyrrhenos equites ire obuia contra. |
toute la cohorte l'imite, on abandonne les chevaux, on met pied à terre ; alors la reine parle en ces termes : « Turnus, si le courage peut à juste titre inspirer de la confiance, j'ai de l'audace et m'engage à affronter l'escadron des Énéades, prête à aller, seule, affronter les cavaliers tyrrhènes. |
11, 500 |
Me sine prima manu temptare pericula belli tu pedes ad muros subsiste et moenia serua. » Turnus ad haec, oculos horrenda in uirgine fixus : « O decus Italiae uirgo, quas dicere grates quasue referre parem ? Sed nunc, est omnia quando |
Laisse-moi éprouver mon bras dès les premiers périls ; toi, tiens-toi sous les murs avec l'infanterie, et surveille les remparts. » Sur ce, fixant des yeux la jeune fille qui inspire un frisson sacré, Turnus dit : « Ô jeune fille, honneur de l'Italie, comment te remercier ? Comment m'acquitter ? Mais, maintenant, puisque ce courage |
11, 505 |
iste animus supra, mecum partire laborem. Aeneas, ut fama fidem missique reportant exploratores, equitum leuia improbus arma praemisit, quaterent campos ; ipse ardua montis per deserta iugo superans aduentat ad urbem. |
qui t'anime est plus fort que tout, partage avec moi la tâche. Selon la rumeur et le rapport fidèle de nos éclaireurs, Énée l'imprudent, a envoyé en avant des cavaliers armés légèrement, chargés de battre la plaine ; lui-même franchit par un col les sommets déserts de la montagne et s'approche de la ville. |
11, 510 |
Furta paro belli conuexo in tramite siluae ? ut biuias armato obsidam milite fauces. Tu Tyrrhenum equitem conlatis excipe signis ; tecum acer Messapus erit turmaeque Latinae Tiburtique manus, ducis et tu concipe curam. » |
Je prépare une embuscade dans un chemin creux de la forêt, et vais occuper avec des hommes en armes les deux issues du défilé. Toi, rassemble tes enseignes, et surprends la cavalerie tyrrhénienne ; l'impétueux Messapus t'accompagnera, avec les escadrons latins, et la troupe de Tibur ; et charge-toi aussi du commandement ». |
11, 515 |
Sic ait, et paribus Messapum in proelia dictis hortatur sociosque duces et pergit in hostem.
Est curuo anfractu ualles, adcommoda fraudi armorumque dolis, quam densis frondibus atrum urget utrimque latus, tenuis quo semita ducit |
Ainsi parla-t-il et, leur tenant le même discours, il pousse au combat Messapus et les chefs alliés ; puis il marche à l'ennemi.
Il est une vallée aux courbes sinueuses, propice aux embuscades et aux ruses des armes ; des bords sombres aux épais feuillages l'enserrent de deux côtés, et l'on y pénètre par un petit sentier |
11, 520 |
angustaeque ferunt fauces aditusque maligni. Hanc super in speculis summoque in uertice montis planities ignota iacet tutique receptus, seu dextra laeuaque uelis occurrere pugnae, siue instare iugis et grandia uoluere saxa. |
qui traverse des gorges étroites et des accès dangereux. Au-dessus, en haut de la montagne, lieu d'observation propice, s'étend un plateau invisible, offrant une retraite sûre, que l'on veuille engager le combat par la gauche ou la droite ou rester sur les sommets et faire dévaler d'énormes pierres. |
11, 525 |
Huc iuuenis nota fertur regione uiarum arripuitque locum et siluis insedit iniquis. |
Connaissant bien les chemins de la région, le jeune homme s'y rend, occupe promptement la position et s'installe dans la forêt trompeuse. |
11, 530 |
Notes (11, 445-531)
la poisonneuse Paduse (11, 457). Dans l'antiquité, la Paduse était un bras du Pô qui passait à Ravenne. Certains l'identifient aujourd'hui avec le Po di Argenta.
Volusus (11, 463). C'est la première mention de ce personnage, un Rutule, une sorte de second de Turnus, qu'il suppléera durant son absence. Turnus lui confie ici le commandement des Rutules, après l'avoir chargé de transmettre ses ordres aux Volsques. Ce passage montre Turnus dans le rôle de généralissime des forces d'Italie coalisées contre Énée.
manipules (11, 463). Le mot désigne une subdivision de la légion classique : trois manipules formaient une cohorte, et on trouvait dix cohortes dans une légion. Il s'agit donc ici de l'infanterie volsque.
Messapus (11, 464). Messapus a sa place dans le Catalogue des Italiens (7, 691-705). C'est le chef des Falériens et des Capénates, populations fort liées historiquement au monde étrusque. Présenté dans le Catalogue comme « dompteur de chevaux », il s'occupe donc de la cavalerie (cfr aussi 11, 518).
Coras avec ton frère (11, 464). Coras et son frère Catillus (cité au vers 640) figurent, eux aussi, dans le Catalogue (7, 670-677). Ils commandent les troupes venues de Tibur (aujourd'hui Tivoli).
le vénérable Latinus (11, 469-472). Traduction de l'expression pater Latinus, pater étant un terme de respect, qui peut s'appliquer tant à des dieux qu'à des hommes. Latinus est resté au fond de lui-même attaché à la paix et à son projet d'alliance avec les Troyens. On sait qu'en 7, 268-273, il avait pris l'initiative de faire d'Énée son gendre. On comprend donc qu'il soit ici très mal à l'aise. En 7, 594-600, un peu avant l'ouverture des Portes de la Guerre, il s'était trouvé dans les mêmes sentiments d'impuissance.
blocs de pierre et pieux (11, 473-474). Comme le précise M. Rat, « des pierres, pour former un retranchement ; des pieux, pour couvrir le retranchement d'une palissade ».
la reine (11, 478). Il s'agit d'Amata, que le livre 7 (372-405) avait dépeinte en bacchante, sous l'influence d'Allecto. Elle est toujours du parti de Turnus.
au temple de Pallas etc. (11, 477-485). Cette scène est imitée d'Homère (Iliade, 6, 263-311), où une procession de femmes conduites par la reine Hécube va porter des offrandes au temple de Pallas Athéna (= Minerve en latin). Virgile suppose donc qu'il y avait dans la ville de Latinus, tout comme à Troie, un sanctuaire de Pallas sur la citadelle.
cause d'un si grand malheur (11, 480). L'enjeu actuel de la guerre est en effet son mariage avec Turnus ou avec Énée, mais les raisons profondes de l'affrontement dépassent, et de beaucoup, la personne de la princesse.
se répandent en paroles douloureuses (11, 482-485). La prière des matrones est partiellement inspirée d'Homère (Iliade, 6, 305-307) : « Puissante Athéné, protectrice de notre ville, ô toute divine ! ah ! brise donc la pique de Diomède ; fais qu'il tombe lui-même, front en avant, devant les portes Scées ; et aussitôt, dans ton temple, nous t'offrirons douze génisses d'un an, ignorant encore l'aiguillon, si tu daignes prendre en pitié notre ville, et les épouses des Troyens, et leurs fils encore tout enfants ! » (trad. P. Mazon). Mais à la différence d'Homère, Virgile ne fait pas mention d'une quelconque promesse, si la prière est exaucée.
vierge tritonienne (11, 483). Comme on l'a dit plus haut (2, 171), « Tritonienne» est le décalque du grec « Tritogénie », une épiclèse de Pallas Athéna, dont l'origine est relativement obscure.
du voleur phrygien (11, 484). Il s'agit bien sûr d'Énée, avec sans doute une allusion tacite à Pâris, le ravisseur d'Hélène, qui fut la cause de la guerre de Troie, tout comme il est suggéré ici que l'enlèvement de Lavinia par Énée est la cause de la guerre.
resplendissait sous l'or (11, 487-489). Turnus étincelle aussi sous l'or en 9, 269-270 et en 12, 87-88.
comme un cheval (11, 492-497). La comparaison avec le cheval est imitée de l'lliade (6, 506-511, et 15, 263-268), où elle s'applique dans le premier cas à Pâris et dans le second à Hector : « Tel un étalon, trop longtemps retenu en face de la crèche où on l'a gavé d'orge, soudain rompt son attache et bruyamment galope dans la plaine, accoutumé qu'il est à se baigner aux belles eaux d'un fleuve. Il se pavane, il porte haut la tête ; et, sûr de sa force éclatante, ses jarrets promptement l'emportent vers les lieux familiers où paissent les cavales » (trad. P. Mazon). La comparaison a été imitée, avant Virgile, par Apollonius de Rhodes (Argonautiques, 3, 1529ss) et par Ennius (cfr Macrobe, Saturnales, 6, 3, 8).
Camille (11, 498-506). Le vers 463 parlait de l'infanterie volsque, que Volusus était chargé d'armer. Camille apparaît ici à la tête de la cavalerie volsque. Elle semble arriver tout droit de chez elle, et n'entrait pas, apparemment, dans les projets de Turnus (11, 463-467). J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 236) met son arrivée imprévue en rapport avec celle de Penthésilée et de ses Amazones au lendemain de la mort d'Hector.
inspirer confiance (11, 502). À soi-même et aux autres.
lui inspire un frisson sacré (11, 507). L'adjectif latin qui caractérise la jeune fille est horrenda, qui sert aussi dans l'Énéide à qualifier la Sibylle (6, 10) et Junon (7, 323). Camille inspire à Turnus une sorte de frisson d'horreur ou de crainte sacrée.
Messapus... la troupe de Tibur (11, 517). Cfr plus haut les vers 11, 464-465.
Il est une vallée etc. (11, 522-529). Il serait vain de vouloir retrouver sur le terrain l'emplacement exact de l'embuscade de Turnus. Rien ne dit d'ailleurs que Virgile vise un endroit particulier, ses descriptions étant souvent plus génériques que spécifiques.
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