FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 19 - janvier-juin 2010


Carmen contra paganos : un premier commentaire

par

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet


Vers : l'accueilla présentation générale | le texte latin et la traduction française | la bibliographie

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    Après la présentation générale du Carmen, le texte latin et la traduction française, voici quelques notes constituant un premier commentaire. Relativement peu détaillé, il a pour but essentiel de faciliter la compréhension générale du texte. Nous voudrions dès le départ attirer l'attention sur une de ses caractéristiques.

    On sait que le personnage pris à partie dans le Carmen n'est pas nommé. Il est dès lors normal que la recherche ait accordé une très grande place aux questions d'identification de cette « cible ». Malheureusement ‒ pourrait-on dire ‒  certains modernes ont lu le pamphlet en ayant déjà au départ, consciemment ou non, un nom à l'esprit. Ce qui les a parfois amenés à traduire et à interpréter l'oeuvre à partir de ce que l'histoire nous apprend du protagoniste qu'ils ont retenu comme protagoniste. En d'autres termes, il n'est pas rare que les a priori sur l'identification du personnage visé aient interféré avec l'établissement du texte et/ou de la traduction.

    Dans les notes suivantes, nous avons essayé de travailler uniquement sur le texte, d'en faire une analyse interne, sans tenir compte des identifications possibles. Ce n'est pas que nous attachions peu d'importance à la personnalité centrale du Carmen, mais nous pensons qu'il faut essayer d'éviter le cercle vicieux, qui consisterait à fonder une traduction-interprétation sur ce que l'on sait par ailleurs des candidats potentiels. Nous avons renvoyé à un chapitre particulier (encore à écrire) une discussion plus approfondie sur les problèmes d'identification.

   Nous restons de toute façon conscients du caractère imparfait et incomplet des présentes notes. Nous espérons pouvoir les compléter ultérieurement et les appuyer par des textes anciens en traduction. Mais ces fichiers aussi restent à écrire.


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 Première partie : (1-24) [Texte]

Adresse anonyme d'un chrétien à  des nobles païens

    Le Carmen se compose essentiellement de deux parties, la première (1-24) beaucoup plus courte que la seconde (25-122). Dans les 24 vers qui constituent cette première partie, le pamphlétaire chrétien anonyme s’adresse à des destinataires anonymes eux aussi. C'est un collectif de notables romains ils seront désignés au v. 23 par le terme proceres , restés attachés au paganisme, et dont la religion va être l’objet d’une vigoureuse critique.

Vers 1-8 : Des divinités païennes immorales et indignes

    Les huit vers présentent un relevé désapprobateur de croyances et de divinités appartenant à la religion romaine traditionnelle. Les trois premiers sont relativement neutres, mais une vision négative, qui sera une caractéristique essentielle du poème, apparaît nettement à partir du vers 4. Dans la présentation des dieux, il est question d'immoralité (incestos), de cruauté (inmitem), voire d'impiété (nefanda). Sur la divination est mis un accent particulier (trois mentions : v. 1, 7 et 8) ; le pamphlétaire en dénonce le caractère faux, illusoire et trompeur : elle est pour ainsi dire symbolisée par la disciplina Etrusca, dont il sera question plus en détail ci-après et qui joue un grand rôle au Bas-Empire.

    Le texte trahit une indiscutable tonalité virgilienne. Parmi les éléments les plus significatifs, on citera, sur le plan strict des correspondances textuelles, l'évocation de l'antre de la Sibylle (cfr Virgile, Én., 6, 10-11), du bois de l'Ida (cfr Virgile, Én., 3, 112), du temple de Jupiter (cfr Virgile, Én., 8, 653), des Veneris monumenta nefandae (cfr Virgile, Én., 6, 26), du chaudron de Phébus (cfr Virgile, Én., 3, 347). Mais apparaissent aussi des correspondances d'inspiration plus générale, comme ce qui touche aux navires d'Énée fabriqués avec le bois de la Grande Mère des Dieux (cfr Virgile, Én., 9, 69-122) ou ce qui concerne le sanctuaire de Vesta avec les pignora imperii qui y étaient conservés (cfr Virgile, Én., 2, 287-297). D'autres emprunts de textes ou d'idées à la littérature classique sont également perceptibles, mais il serait trop long de les présenter ici. L'essentiel est de souligner dès le début l'atmosphère littéraire et l'inspiration virgilienne du pamphlet. C’est vrai ici, cela le sera aussi en beaucoup d'autres endroits.

v. 1 : lucos. Dans la pensée religieuse ancienne, les bois, même les plus simples, étaient censés abriter une divinité. Le paysan romain par exemple, lorsqu'il coupait des arbres, devait faire une prière expiatoire auprès de la divinité de l'endroit, même s'il n'en connaissait pas le nom (cfr Caton, de agricultura, 139). Dans le vocabulaire latin, les termes lucus et nemus (cfr v. 2) soulignent davantage le caractère sacré d'un bois que le mot silua, plus neutre.

v. 1 : antrumque Sibyllae. Le terme Sibylla, connu en Grèce dès le IVe siècle av. J.-C., évoque une prophétesse. Il en existait beaucoup dans le monde gréco-romain, et différentes listes de Sibylles circulaient dans l'Antiquité (Varron, dans ses Res Diuinae, en énumérait dix). En fait l'expression « antre de la Sibylle » utilisée ici est sûrement une réminiscence virgilienne, faisant référence à la Sibylle de Cumes, la prêtresse d'Apollon, qui va guider Énée dans les Enfers (Virgile, Én., 6, 10-13, et plus généralement 6, 1-263).

 

Les Livres Sibyllins
La tradition (cfr par exemple Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom., 6, 17) rapporte que les prédictions de la Sibylle arrivèrent de Cumes à Rome à l'époque des Tarquins (VIème s. av. J.-C.) sous la forme de livres (les Livres Sibyllins) qui furent placés dans le Temple de Jupiter Capitolin et confiés à la garde d'un collège de prêtres (Quindecimuiri sacris faciundis) : sur ordre du Sénat, ils étaient consultés dans certaines circonstances graves. Détruits dans l'incendie du Capitole en 83 av. J.-C., ils furent laborieusement reconstitués en 76 av. J.-C. Rome avait en effet envoyé des missions à la recherche de livres d’oracles, partout où des Sibylles étaient censées avoir exercé leur ministère.

    Plus tard Auguste déplaça la nouvelle collection dans le temple d'Apollon fraîchement construit sur le Palatin. Ce n'étaient pas des ouvrages prophétiques au sens classique du terme : ils n'annonçaient pas l'avenir, mais contenaient des indications non seulement sur les fata mais aussi sur les remedia, qu'il appartenait aux autorités romaines d'appliquer ; ils jouèrent en tout cas un grand rôle comme instruments de divination à Rome.

    La dernière consultation connue date de 363, et les Livres furent détruits au temps de Stilichon, à l'extrême fin du IVe siècle. Mais les prédictions de la Sibylle jouissaient toujours d’un très grand prestige. À cette époque, les apologistes chrétiens eux-mêmes (cfr Lactance, Inst., 6, 1 ; Augustin, C.D., 18, 23) cherchèrent, dans les oracles sibyllins, des indices qui auraient annoncé l'arrivée du Christ et, toujours à cette époque, circulait un oracle sibyllin qui prédisait la fin du christianisme 365 ans après la mort de son fondateur (un jour de l'année correspondant à une année d'existence). Il n'en avait rien été, et on ne s'étonnera donc pas de constater que l'auteur chrétien commence son invective en faisant allusion à la fausseté de la prédiction de la Sibylle annonçant la mort du christianisme. Il en viendra vite (v. 7 et 8) à englober dans le même jugement d'inefficacité d'autres techniques divinatoires païennes, comme le chaudron delphique et l'haruspicine étrusque, dont on reparlera.

v. 2 : Idaeumque nemus. Un exemple très célèbre de « bois sacré », qui, ici encore, renvoie à Virgile (voir Én., 3, 103-113 et les notes ; Idaeumque nemus au vers 112). Ce bois de l'Ida, un mont de Troade, était consacré à Cybèle, « la Grande Mère des Dieux », dont il sera abondamment question dans le Carmen. Chez Virgile, les navires qui avaient transporté en Italie Énée et ses Troyens sont censés avoir été construits avec des arbres consacrés à Cybèle, avec son autorisation d'ailleurs, laquelle avait obtenu pour eux de la part de Zeus/Jupiter une sorte de garantie d'immortalité (Én., 9, 69-106). Et effectivement, lors de l'incendie des vaisseaux troyens par Turnus, les bateaux furent miraculeusement transformés en nymphes marines (Én., 9, 107-122). L'auteur du Carmen, comme tous les lettrés de l'antiquité, est un bon connaisseur de Virgile.

v. 2 : Capitolia celsa Tonantis. Jupiter est le dieu de la foudre et du tonnerre (Capitolinumque Tonantem chez Ovide, Fastes, 2, 69 et 70, avec les notes ; Capitolia celsa chez Virgile, Én., 8, 653). En témoignage de reconnaissance pour avoir échappé à la foudre, Auguste avait voué sur le Capitole, en 26 av. J.-C., un temple à Jupiter Tonans, qui fut dédié en 22 (Res Gestae, 19, 2 ; Suétone, Aug., 29, 5). Un autre temple plus ancien avait été érigé sur le Capitole, en l'honneur de Jupiter Optimus Maximus, c'était le grand temple de Jupiter Capitolin. Martial désigne généralement Jupiter par le terme Tonans (cfr l'index de H.J. Izaac, dans l’édition Budé de Martial).

 v. 3 : Palladium, Priamique Lares Vestaeque sacellum. Le Palladium est une statue de Pallas Athéna (la Minerve romaine), sorte de talisman censé garantir la souveraineté à l'endroit où elle serait conservée. Son histoire est très compliquée. La statue aurait été conservée pieusement dans les murs de Troie et on en produisit des copies. Lors du siège de Troie, le Palladium (l'original ou sa copie) avait été dérobé par des Grecs (généralement Ulysse et Diomède, ou Ulysse seul). La statue aboutit à Rome (une version, transmise par Cassius Hémina, chez Solin, 2, 14, rapporte que Diomède l'aurait restituée à Énée). Quoi qu'il en soit, le Palladium était conservé à Rome dans le temple de Vesta, le célèbre petit temple rond du Forum, sous la garde des Vestales. C'était pour Rome un des « talismans d'empire » (pignora imperii). Cfr Ovide, Fastes, 6, 417-436, avec les notes.

    Les Lares de Priam sont les Pénates de Troie qu'Énée aurait sauvés de l'incendie et amenés en Italie (cfr Virgile, Én., 2, 287-297, et surtout les notes à 2, 293 et à 2, 296). Eux aussi étaient conservés dans le sanctuaire de Vesta (cfr Én., n. à 1, 292). Rien d'étonnant dès lors de rencontrer dans le même vers les deux pignora et le temple qui les abritait. C'était en tout cas la situation à l'époque classique ; il serait intéressant de savoir s'il en était de même dans l'antiquité tardive. Les Lares étaient souvent confondus avec les Pénates, parce qu'ils géraient les uns et les autres un domaine commun, à savoir la protection de la maison. On retrouvera les Lares plus loin au v. 93, où il ne s'agira plus des Lares de Priam, mais des Lares de Rome. À propos des Lares / Pénates de Priam, les écrivains chrétiens notent que ces dieux avaient été incapables de protéger Troie (par exemple Cyprien, Idol.,uicti Penates).

    Le sacellum Vestae, le célèbre petit temple rond du Forum, contenait encore d'autres « talismans d'empire », énumérés par exemple par Servius de Daniel, Én., 7, 188 (le quadrige en terre cuite des Véiens, les cendres d'Oreste, le sceptre de Priam, le voile d'Ilioné, les anciles). Le culte de Vesta, assuré par les Vestales, tenait une place importante dans la religion traditionnelle de Rome ; rien d'étonnant dès lors que, dans leurs critiques, les écrivains chrétiens s'en prennent à lui, en tant que symbole de la totalité de la religion romaine.

v. 4 : incestosque deos. L'adjectif incestus a un sens plus large que le terme français, qui en est issu. Il signifie « souillé, impur, impudique, immoral » et aussi bien sûr « incestueux ». Mais il ne doit pas être traduit ici par « incestueux ». Le pamphlétaire fait clairement allusion à l'immoralité profonde des dieux du panthéon gréco-romain qui constituait déjà un topos dans la littérature classique. On blâmait par exemple Junon d'être à la fois la sœur et l'épouse de Jupiter (cfr la seconde partie du vers). Mais les reproches concernant la conduite immorale des dieux païens furent plus fréquents encore dans l'apologétique chrétienne, en réaction peut-être aux accusations païennes présentant l'inceste comme une pratique courante dans le christianisme (par exemple, Minucius Félix, Octavius, 9, 6 ; 28, 10 ; Tertullien, Apol., 6, 11-7 ; 9, 16 ; Nat., 1, 16). Sur les attaques des chrétiens contre le lien incestueux de Junon et Jupiter, cfr, par exemple, Arnobe, Nat., 2, 13 ; Paulin de Nole, Carm., 33, 52 ; Firmicus Maternus, Err., 4 ; Prudence, c. Symm., 1, 251ss ; idem, Perist., 2, 466. Jupiter n'est pas nommément cité dans ce vers, mais on verra que, comme Cybèle, il interviendra souvent dans le Carmen.

v. 5 : inmitem puerum. L'expression « l'enfant cruel » est généralement interprétée comme désignant le fils de Vénus, Cupidon, qui de ses flèches blessait cruellement ses victimes (cfr Sénèque, Phèdre, 334 puer immitis). Certains interprètes toutefois (not. Perelli 1988) y ont vu une allusion à Ganymède, plus souvent cité que Cupidon chez les apologistes. Ils se basent sur le fait que dans la liste des griefs n'apparaît pas la pédophilie qu'on reproche à Jupiter. On a parfois aussi considéré qu'il pouvait s'agir de Mars, essentiellement parce qu'on ne trouvait pas inmitem chez Virgile (par exemple Ellis 1868, p. 67), et on a alors corrigé inmitem en inmixtum ou impulsum (cfr Bartalucci 1998, p. 91).

v. 5 : Veneris... nefandae. Le culte de Vénus était particulièrement réprouvé par les chrétiens, parce qu'elle était la déesse de l'amour, et surtout du désir charnel, et aussi parce qu'elle faisait l'objet de fables, immorales à leurs yeux, qui jouissaient d'une grande popularité (cfr par exemple Arnobe, Nat., 3, 27 ; 4, 35 ; 5, 10 ; 6, 23, 25 ; Lactance, Inst., 10, 17 ; Augustin, C.D., 3, 3 ; 4, 10). Vénus interviendra encore au vers 87, avec le titre de Paphi custos.

v. 6 : praetexta. La toge, principal vêtement d'apparat du citoyen à Rome, était dans certains cas ornée sur son pourtour d'une bande de pourpre plus ou moins large et était alors appelée prétexte. À l'époque classique, elle était notamment portée dans les cérémonies publiques par les principaux magistrats et quelques collèges de prêtres. Certains des personnages à qui s'adressait le poète (il sera question au vers 23 des proceres) devaient porter la prétexte comme insigne de leur sacerdoce.

v. 6 : sacratos. Un terme apparaît pour la première fois ici, qui reviendra fréquemment dans la suite, celui de sacratus, utilisé comme adjectif (cfr le comparatif sacratior en 34) ou comme substantif. Comme substantif, on le trouve en 13 (sacrata), 24 (sacratis), 46 (sacratus), 76 (sacrato), 88 (sacrato), 95 (sacrato). Sa traduction par un seul et même mot français n'est pas facile. Sacrare veut dire « rendre sacré, consacrer, sanctifier » ; un locus sacratus est « un lieu consacré, un lieu saint » ; des autels sont « consacrés à Jupiter » (arae Ioui sacratae) ; une « divinité est particulièrement sacrée pour des nations » numen gentibus sacratissimum (Plin., 33, 82). Une personne aussi peut être sacrata. Souvent dans les inscriptions, sacratus se rapporte à des êtres impliqués dans des sacerdoces (Bartalucci 1998, p. 93), et sacratissimus est même l'épithète habituelle des empereurs de l'antiquité tardive, chrétiens ou non. Pour rendre le substantif en français, on songera, selon le contexte, à des termes comme fidèle, adepte (c'est un adepte de Cybèle), initié (à un culte à mystères), prêtre, zélateur. Le mot dévot, même s'il connote l'idée de « zèle excessif », peut aussi être utilisé.

    Mais on n'oubliera pas que, selon le genre littéraire et le contexte, les mots prennent un sens positif ou négatif : pour un chrétien, un sacratus (prêtre ou fidèle) de Vénus ou de Cybèle est à blâmer, un sacratus (prêtre ou fidèle) du Christ est digne d'éloges. Dans l'optique de l'auteur du Carmen en tout cas, les emplois du terme sont connotés négativement : ici, au v. 6, les destinataires du pamphlet ne sont « sacrés » que par leur parure extérieure. Ils portent la toge prétexte, dont on vient de parler, mais cette prétexte, signe de la dignité dont ils sont revêtus, n'est qu'une marque extérieure qui ne les sanctifie pas vraiment. On est en présence d'un « faux sacré ».

v. 7 : Phoebi cortina. Phébus-Apollon, le dieu de Delphes, était célèbre par les oracles qu'il rendait par l'intermédiaire de la Pythie, assise sur un chaudron fermé par un couvercle et posé sur un trépied, le célèbre « trépied delphique » qui constituait l'emblème d'Apollon, de sa Pythie et de Delphes (cfr Virgile, Én., 6, 347 neque te Phoebi cortina fefellit). L'auteur du poème n'accorde aucun crédit à ce qui a trait à cette divination inspirée.

v. 8 : Etruscus... haruspex. Dans la religion romaine, les haruspices prétendaient atteindre la volonté des dieux et l'interpréter en examinant des phénomènes comme les éclairs (fulgura), des événements extraordinaires (ostenta), et surtout les entrailles des victimes sacrifiées (exta). Ils proposaient éventuellement aussi des moyens de remédier à ces prédictions. À l'origine, ils étaient originaires d'Étrurie et formaient un corps organisé, sous la direction d'un magister haruspicum, et sous la supervision des Pontifes.

 

Histoire des haruspices et de l'haruspicine

   Les haruspices ont conservé très longtemps une réelle vitalité, sous l'empire encore, et même dans l’Antiquité tardive, à l’époque où le christianisme s’impose au détriment des religions traditionnelles.

    Ils étaient toujours désignés sous le nom d'Etrusci, un terme qui alors ne s’appliquait plus guère aux habitants d’une province (l’Étrurie) qui n’avait plus vraiment de physionomie particulière dans l’Italie impériale. Il faisait simplement référence aux spécialistes de la science religieuse d'origine étrusque (Etrusca disciplina) qu'était l'haruspicine. De ce point de vue, la civilisation étrusque et sa religion ont continué à exister sous l’Empire, au moins aussi longtemps que la vieille religion nationale s’est maintenue. Cet ultime reste de l’antique Étrurie a même connu une sorte de renouveau, dans le cadre des réactions suscitées par la montée des religions nouvelles et en premier lieu du christianisme ; on peut même dire qu’il a joué un rôle dans ce qu'on a parfois appelé ‒ un peu abusivement peut-être ‒ « la réaction païenne » (de Labriolle 1934). Un ouvrage récent (Briquel 1997) a pu présenter l'haruspicine, survivance de la religion étrusque, comme le « dernier rempart du paganisme romain ».

    La place que les Étrusques et les haruspices occupent dans le Carmen n’a donc rien d’étonnant. Ils furent interdits sous Constantin et bannis sous Théodose, mais ils conservaient apparemment encore de l'importance au 4ème siècle, puisque le Carmen juge bon de les discréditer. En tout cas, Zosime rapporte (V, 41) que les haruspices étrusques offrirent leurs services pour libérer Rome de l'attaque des Goths en 408/409.

    Sur l'haruspicine et l'Etrusca disciplina en général, cfr Martínez Maza 1999, p. 61-65. Le chapitre VIII de Montero 1991, intitulé Las últimas intervenciones de los arúspices : la época de Teodosio y Honorio, est d'un grand intérêt pour la situation que reflète le Carmen. Mais on se reportera surtout au livre de Briquel 1997.

 

v. 1-8 : On aura remarqué dans ces vers d'introduction la critique à l'égard de la divination sous toutes ses formes : la Sibylle, l'oracle de Delphes et maintenant les haruspices étrusques. Les attaques contre la divination païenne se retrouvent ailleurs (Augustin, C.D., 28, 23 ; Arnobe, Nat., 3, 23 ; Commodien, Instr., 1, 11).

Vers 9-22 : Exemples scandaleux de Jupiter et de Vénus

    Ces vers proposent quelques exemples peu flatteurs en rapport direct avec Jupiter et Vénus. Sont visées d'abord les aventures galantes (v. 9-13), ensuite la manière dont il a usurpé le pouvoir en chassant son père du trône de l'Olympe (v. 14-16), enfin sa soumission au destin, avec la conclusion que la croyance en Jupiter n’est pas fondée (v. 17-18). Les vers 19-22 introduisent l’exemple scandaleux des amours de Vénus et Adonis, cause de querelles entre les dieux, que Jupiter ne parvient pas à apaiser.

v. 9-10 : Iuppiter hic uester... C'est la première de trois des aventures galantes de Jupiter, profondément immorales évidemment aux yeux des chrétiens. Le poète rappelle que Jupiter s'est métamorphosé en cygne pour s'unir à Léda, épouse de Tyndare, roi de Sparte ; de cette union seraient nés Pollux, un des deux Dioscures, et Hélène, qui causa la chute de Troie. L’histoire est bien connue.

v. 11 : ad Danain. Le second exemple évoque le cas d'Acrisios, roi d'Argos, à qui un oracle avait annoncé qu'il périrait de la main de son petit-fils. Pour éviter la réalisation de cette prédiction, le roi avait enfermé sa fille Danaé dans un cachot bien gardé. Mais Jupiter se transforma en une pluie d'or, ce qui lui permit de s'approcher de Danaé par une fente du toit. De cette union naquit Persée. Cette histoire aussi est bien connue.

v. 11-12 : flueret... mugiret. Nous maintenons ces subjonctifs du manuscrit (P), qui sont parfois remplacés par des infinitifs (notamment Bartalucci 1998, p. 96). Nous y verrions des potentiels / irréels, dans une proposition indépendante.

v. 12 : taurus... adulter. Troisième exemple. Pour séduire et enlever Europe (généralement présentée comme fille du roi de Sidon Agénor), Jupiter se transforma en taureau (Ovide, Mét., 2, 843-875) et s'accoupla avec elle en Crète ou à Gortyne, selon les variantes de la légende. De cette union naîtront trois fils, Minos, Rhadamanthe et Sarpédon. Mais, s'il s'agit bien d'Europe, tout n'est pas clair dans le vers en ce qui concerne la localisation géographique en tout cas, à cause du freta Parthenopes et de l'intervention de Parthénopée.

v. 12 : freta Parthenopes. Parthénopée est généralement le nom d'une sirène liée à la région de Naples. N'ayant pas réussi à charmer Ulysse, elle se serait suicidée en se jetant du haut du rocher dans la mer, et la ville de Naples se serait élevée non loin de son tombeau. L'expression freta Parthenopes renverrait donc à la Campanie et l'anonyme situerait donc (au moins en partie) l'épisode d'Europe en Campanie. Comme cela ne correspond guère à la version reçue, certains commentateurs ont fait remarquer qu'Europe apparaît dans certains textes anciens comme fille de Parthénopée, cette dernière étant l'épouse d'Océan. Per freta Parthenopes pourrait alors être une expression recherchée pour dire simplement « à travers les flots » : elle évoquerait le voyage d'Europe au-dessus des mers en même temps qu'elle contiendrait une pointe dirigée contre une certaine « complaisance » de la propre mère d'Europe (les flots relèvent non seulement d'Océan mais aussi de Parthénopée son épouse, et cette dernière n'est pas intervenue !). À moins beaucoup plus simplement que l'auteur n'ait imaginé Europe transportée par le taureau jusqu'en Campanie. En fait rien n'est clair dans tout cela, car nous ne savons pas de quelles informations précises le pamphlétaire disposait sur Parthénopée. En tout cas, dans la littérature latine, Parthénopée renvoie à Naples. Cfr la synthèse de la question chez Bartalucci 1998, p. 97, et Clover 1985.

v. 13 : haec si monstra. Le vers est difficile à traduire, notamment parce que la prosodie, un peu hésitante, de l'auteur du poème, ne donne pas d'indication solide sur la longueur de la dernière voyelle de nulla et de sacrata. Le sens que nous avons adopté et qui est également proposé par Bartalucci 1998, p. 98, est le suivant : « Aucune fidèle/adepte de Jupiter (nulla sacrata), à qui plaisent de pareilles monstruosités (monstra), ne peut être vertueuse, ou honnête, ou convenable (pudica) ». Une idée du même type, mais élargie, sera exprimée, avec des mots semblables, au v. 76, après l'évocation d'une série de cultes difficilement acceptables pour les chrétiens : « Aucun adepte, aucun fidèle (sacratus) de pareils cultes ne pourrait conserver son honneur (pudorem) ». L'immoralité de la religion païenne, de ses dieux et de ses cultes, a souvent été soulignée par les chrétiens, on en a déjà parlé.

    Le terme monstra d'ailleurs est lui-même à relever. On le retrouve trois fois dans le Carmen, appliqué ici aux frasques amoureuses et aux métamorphoses de Jupiter ; au v. 66 au rituel métroaque et à ses processions lascives ; au v. 115 aux nombreuses divinités vénérées dans tous les temples païens. Bartalucci 1998, p. 99, note que le terme est souvent appliqué aux dieux païens par les écrivains ecclésiastiques.

v. 14 : regnator Olympi. Le roi de l'Olympe était Cronos / Saturne, et le vers fait allusion à la légende bien connue selon laquelle Cronos, maître du ciel, fut chassé de l'Olympe par son fils Zeus / Jupiter.

v. 15-16. L'idée est claire : quel sens cela peut-il avoir d'aller supplier (supplex) Jupiter, un tyrannus (v. 15) dont le pouvoir repose sur un acte de violence commis à l'égard de son père qui a dû fuir devant lui ? Ici encore des parallèles virgiliens formels se devinent derrière le vers 15 (cfr Virgile, Én., 2, 779 regnator Olympi, et 8, 319-320 arma Iouis fugiens). Mais il est plus intéressant peut-être de noter que les apologistes chrétiens (Prudence, Cyprien, Arnobe, Minucius Felix, Lactance, Firmicus Maternus, Paulin de Nole, saint Augustin) soulignent à l'envi le caractère humain et le comportement indigne du dieu suprême des Romains : non seulement Jupiter est le fils d'un autre dieu, mais il a encore expulsé son père. Il faut dire que les Anciens eux-mêmes (Xénophane, Platon) condamnaient déjà ceux qui attribuaient aux dieux des conduites humaines immorales. Notons qu'après le comportement adultère de Jupiter aux v. 9-12 du Carmen, il va être question dans un instant (v. 19-20) de celui de Mars, se débarrassant par un assassinat de son rival Adonis.

v. 17-18 : quid prodest. Ces vers ne font que prolonger, en l'élargissant, l'observation qui vient d'être faite sur les graves limites des dieux païens. Il est dit ici que les prières sont inutiles si Jupiter lui-même n'est pas tout puissant. On sait que dans la religion gréco-romaine, le rapport des divinités avec le destin est complexe : pour faire bref, on dira que les dieux ne sont pas perçus par leurs fidèles comme supérieurs au destin. Cette question était déjà abordée au temps de Cicéron (Diu., 2, 25). Sur ces vers, on verra Bartalucci 1998, p. 100-102, mais surtout Lenaz 1980.

v. 19-22 : formonsus Adonis... Nouvelle invective contre le comportement immoral des dieux, à travers l'évocation de la légende d'Adonis. Ce dernier, né d'une union incestueuse de Myrrha (ou Smyrna) avec son père, était un adolescent d'une grande beauté. Il inspira une violente passion à Vénus, dont il devint l'amant. Jaloux, Mars (heros Mauortius), autre amant de Vénus, se venge en faisant surgir un sanglier, qui tue Adonis au cours d'une partie de chasse. Sur cette mort d'Adonis, les variantes abondent. Quoi qu'il en soit, elle était commémorée chaque année par les fêtes des Adonia : autour d'une image d'Adonis, posée sur un lit funéraire, les femmes se livraient à toutes les démonstrations du deuil le plus bruyant et de la douleur la plus vive. Le Carmen ferait référence ici aux rites funèbres qui commémoraient la mort du dieu, rites suivis de manifestations de joie pour sa résurrection.

    Les vers en question font intervenir cinq dieux, ayant chacun un rôle bien précis : Adonis, Vénus, Mars, Jupiter et Bellone (une vieille divinité latine de la guerre). On ne peut s'empêcher de songer à un spectacle (dramatique ou comique) mettant en scène un groupe de dieux. Les spectateurs antiques étaient friands de ce genre de représentations, ce qui suscitait de violents reproches de la part des auteurs chrétiens. Quoi qu'il en soit, il est question ici d'adultère, de nudité, de l'assassinat d'un amant (Adonis) par son rival (Mars), d'un roi des dieux (Jupiter) incapable d'apaiser une dispute et d'une divinité (Bellone) qui prend plaisir à l'envenimer.

v. 22 : stimulat Bellona. Bellone est une vieille divinité latine de la guerre, qui passait pour la femme ou la sœur ou la nourrice du dieu Mars et qui fut assimilée à la déesse grecque Ényo. Elle est présentée ici comme attisant les rivalités entre les dieux. La formule stimulat Bellona flagello provient de Silius Italicus, IV, 438-439 (atro stimulat Bellona flagello), peut-être inspiré lui-même de Virgile, Én., 8, 703 (sanguineo sequitur Bellona flagello), nouvel exemple encore, parmi beaucoup d'autres, de l'influence virgilienne, directe ou indirecte, sur l'auteur du Carmen. Dès la République, sous Sylla, l'antique Bellone latine sera identifiée à Mâ, une déesse-mère guerrière de Cappadoce, liée à Cybèle « dans le culte comme dans l'imaginaire des poètes et des romanciers » (Turcan 1992, p. 48). Dans la Satire VI, 511ss, Juvénal « solidarise les deux Mères dans la même confrérie obscène et bruyante » (ibidem, p. 49). Bellone sera encore mentionnée au vers 68.

Vers 23-24 : Conclusion de la première partie du Carmen

    D'une part prendre de pareils dieux pour modèles et pour guides (his ducibus) ne peut apporter le salut (salutem) ; d'autre part leurs prêtres (sacratis) sont incapables de vous aider à régler vos différends (lites). Le lites de 24 renvoie au querellas de 21 et au iurgantes de 22. Un accent certain est donc mis sur une situation de tension, de querelles, de litiges. L'idée est claire : « Si vos dieux se disputent sans fin, pour de simples adultères, sans qu'aucun d'eux, même celui qui passe pour leur roi, soit capable de les pacifier, comment envisager que leurs sacrati (leurs prêtres) soient capables d'apaiser vos querelles à vous ? ». Bref, vos dieux ne peuvent pas vous apporter le salut après la mort, et il ne faut pas compter sur leurs prêtres pour vous apporter ici-bas la concorde et la paix.

v. 23 : proceres.  C'est la première apparition du mot pour désigner les destinataires du pamphlet (cfr le Dicite du v. 1). Il en sera encore question aux v. 107 et 110. Le terme s'applique à des personnages « en vue », d'où diverses traductions qui dépendent de chaque contexte : « les premiers citoyens, les nobles, les grands, les maîtres, les chefs, les ministres du culte, etc. ». Ce sont ici des notables et des aristocrates, païens bien sûr, que l'ensemble du Carmen présente comme des personnages puissants, politiquement et religieusement parlant. D'après ce que l'on peut savoir de la situation sociale et politique de la fin du IVe siècle, ce sont les membres de l'aristocratie romaine (des « notables »), restés fidèles à la tradition religieuse païenne et à qui l’auteur du pamphlet prétend montrer que les dieux et les croyances de leur tradition ancestrale ne sont pas crédibles. Certains modernes traduisent « sénateurs » ; nous préférerions un terme moins précis, comme « éminents citoyens » ou « notables » ; on peut d'ailleurs envisager aussi de conserver le mot latin.

v. 23 : salutem. Le sens du mot salus n'est pas évident. S'agit-il de « la santé », qui occupe généralement une grande place dans les prières antiques (et modernes) ? Sous la plume d'un chrétien, faudrait-il entendre le mot au sens eschatologique : le salut après la mort, l'immortalité, la vie éternelle ? Ce salut-là, seul le christianisme est censé l'apporter à ses fidèles ; les religions traditionnelles gréco-romaines, même celles à mystères d'ailleurs (cfr infra), ne le peuvent pas. Mais on n’oubliera pas qu’il pourrait aussi s’agir du salut de l’Empire : sur le plan politique aussi, les tensions et les menaces pouvaient être vives. On aura en tout cas l'occasion de retrouver salutem : c'est en effet le dernier mot du Carmen (v. 122), ce qui montre son importance.

 

 Le « salut » que peuvent apporter les religions
On dit parfois que seules les religions à mystères pouvaient, dans certaines conditions, libérer leurs initiés du poids du destin. Ainsi, pour prendre un exemple, Isis, dans les Métamorphoses d'Apulée (XI, 21, 6-7), promet à l'initié de prolonger sa vie et de le faire renaître ; de leur côté, les arétologies présentent Isis comme victorieuse du destin (W. Peek, Der Isishymnus von Andros, Berlin, 1930, vv. 55-56 :
Ἐγώ ἰμαρμένον νικῶ / Ἐμοῦ τὸ εἱμαρμένον ἀκούεν). Mais les textes traitant de la question sont d'interprétation difficile. Il ne faut certainement pas croire trop vite que les religions à mystères proposaient à leurs fidèles, sinon l'immortalité, en tout cas une nouvelle vie après la mort.

   On ne perdra pas de vue les conclusions de MacMullen 1987, p. 96 : « Pour tous les cultes 'orientaux', qu'il s'agisse de celui d'Atargatis, de Mithra, d'Isis ou de Cybèle, toutes les recherches anciennes ou modernes ont insisté avec force sur l'idée de résurrection, sans avoir toujours vérifié si elle reposait sur des bases solides. Rien ne prouve que des fidèles ajoutant foi à la résurrection de leur dieu aient étendu à leur propre sort le bénéfice de pareille faveur. Cette hypothèse demande à être étayée et on ne trouve rien ».

    Le savant anglais a raison d'appeler à la prudence. Par exemple on lit la phrase suivante chez Mattei 2003, p. 24, dans sa présentation des cultes orientaux dans l'Empire romain (Cybèle et Attis, Isis et Osiris, Adonis, Mithra) : « C'étaient, écrit-il, des dieux sauveurs, souvent par la célébration de 'mystères'. L'initiation, qui fréquemment identifiait le myste à la mort et à la résurrection du dieu (ainsi Osiris), lui assurait une vie plus heureuse ici-bas, et bienheureuse dans l'au-delà ». En fait, il faut relativiser très sérieusement ce type de jugements péremptoires sur le myste échappant à l'emprise du destin ou bénéficiant d'une vie heureuse dans l'au-delà.

 

v. 24 : uestras... lites. Pour Bartalucci 1998 (p. 105-106), les  vers 23-24 sont les premiers du Carmen à avoir suscité les enquêtes prosopographiques des chercheurs à cause de la mention uestras… lites, mais il refuse d'y voir une référence à des événements et  des personnages historiques déterminés. C’est la position que nous adopterons également : le terme lites conserve dans notre traduction une valeur générale ; nous éviterons de lui donner le sens juridique de « procès, débats devant le juge », et nous nous garderons de chercher à savoir de quels procès précis (politiques, institutionnels ou religieux) il pourrait s'agir. Il ne faut pas vouloir « historiciser » à tout prix les mots du pamphlet.

 


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Deuxième partie (v. 25-122) [Texte]

Attaques violentes contre un préfet malfaisant récemment décédé

 La mort d’un préfet cause de l'émotion à Rome (v. 25-33)

    Ces vers introduisent la seconde des deux parties du Carmen. Jusqu'ici l'auteur avait interpellé les proceres sur leurs croyances religieuses en général ; maintenant son discours va prendre violemment à partie un personnage particulier, tantôt sur le mode descriptif du il, tantôt sur le mode interpellatif du tu. Ces vers nous apprennent la mort du préfet. Nous saurons, à la fin du poème (v. 121), qu'il est décédé d'hydropisie (hydropem), en dépit des efforts dévoués de son épouse pour lui éviter l'issue fatale (v. 115-120). Il a quitté la Ville sans l'avoir vraiment servi, bien au contraire.

vers 25-29 : Un préfet malfaisant est enfin mort

v. 25.  Dicite : praefectus uester quid profuit urbi... Dicite, qui rappelle le vers 1, introduit le personnage critiqué par l'auteur du pamphlet. C'est un préfet, dont on ne précise ni le nom ni le titre ni la fonction exacte, et qui n’a fait que du mal à la Ville, alors qu’il aurait dû la servir. La présence de uester et de urbi pourrait incliner à penser qu'il s'agissait d'un préfet de la Ville, mais ce n'est évidemment pas certain.

     À la fin du IVe siècle, à Rome, les deux préfectures les plus importantes sont celle du prétoire (praefectus praetorio/praetorii) et celle de la Ville (praefectus Vrbi /Vrbis), deux fonctions très importantes sur lesquelles on pourra voir : A. Chastagnol, La Préfecture urbaine à Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960, 523 p.  (cité Chastagnol 1960) ; Id., Les Fastes de la Préfecture de Rome au Bas-Empire, Paris, 1962, 348 p. (cité Chastagnol 1962). Nous ne connaissons pas d'ouvrages de synthèse analogues sur les préfets du prétoire du Bas-Empire. L'étude de M. Absil (Les préfets du prétoire d'Auguste à Commode. 2 avant Jésus-Christ 192 après Jésus-Christ, Paris, 1997, 294 p.) s'arrête précisément au début du Bas-Empire.

v. 26 : Iouis ad solium. Cette expression virgilienne (Én., 12, 849 ; cfr aussi 10, 116) désigne le trône céleste de Jupiter dans l'Olympe. Toujours en liaison avec le thème de la mort et des châtiments, deux autres vers puisent dans le vaste répertoire virgilien : le v. 27 (Én., 11, 258 scelerum poenas expendimus...) et le v. 29 (Én., 10, 472 metasque... peruenit ad aeui).

 Le sort des âmes après la mort.
    On est en présence de la croyance antique selon laquelle les grands personnages après leur mort rejoignent le Ciel ou la Voie Lactée (cfr sur cette question : Fr. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, 1929, p. 301, n. 28 ; de Labriolle 1934, p. 348-352 ; Courcelle 1943, passim, et surtout p. 4, 35, 205 ; J. Labourt, Saint Jérôme. Correspondance. Tome II, 1951, p. 193-194). C'est une vision que les chrétiens évidemment n'acceptent pas. La fin du pamphlet (v. 120) contrastera fortement avec cette idée d'une montée au ciel (Iouis ad solium) du païen qui vient de mourir : il a été au contraire précipité dans le Tartare (sub Tartara misit).

 

v. 26 : établissement du texte. Le texte de P (raptum tractatus abisset), difficile à défendre grammaticalement, a été corrigé de diverses façons (cfr Bartalucci 1998, p. 70, et p. 106-108). Nous proposons avec lui un texte (raptum tractatis abisse) qui n'exige que deux corrections minimes et que nous interprétons comme suit : « Vous déclarez (tractatis) que votre préfet s'en est allé au ciel de Jupiter ». Selon Bartalucci 1998 (p. 108), le verbe tractare peut avoir, dans le vocabulaire chrétien, le sens de « expliquer, exposer exégétiquement » et donc « déclarer ». Une autre correction iactatis abisse est le plus souvent proposée, avec fondamentalement le même sens : « Vous vous vantez (iactatis) que votre préfet s'en est allé au ciel de Jupiter », mais elle exige une correction plus importante. – Grammaticalement le raptum peut se rapporter soit à quem (c'est le préfet qui a été emporté vers le trône de Jupiter), soit à solium (Jupiter doit son trône à une usurpation, déjà mentionnée aux v. 14-16). C'est cette seconde solution que nous avons adoptée dans notre traduction. 

    Dans ce v. 26, certains commentateurs (Mazzarino 1974, par exemple) voient une allusion à une séance du sénat qui se serait tenue au temple de Jupiter Capitolin et qui aurait été convoquée en urgence pour discuter de la situation générale dans la ville. Ils conservent le tractatus du manuscrit, en font un accusatif pluriel complément de raptum (considéré comme un supin en -um) et traduisent l'expression tractatus rapere par « entamer rapidement des débats et des discussions ». C'est difficilement défendable, d'autant plus que pareille interprétation romprait la cohérence du bloc 25-29 traitant de la mort du préfet.

v. 27 : tracta... morte. Presque tous les commentateurs traduisent ces mots par « une mort lente, tirée en longueur » : l'hydropisie (appelée aujourd'hui anasarque), qui a affecté le préfet décédé (cf v. 121), est une maladie incurable, susceptible de se prolonger (par exemple Martínez Maza 1999, p. 131-132). Pour le pamphlétaire, ce préfet n’a servi en rien la Ville, il n’a eu qu’un rôle néfaste, et sa mort, si pénible qu'elle puisse avoir été, suffit à peine (uix) à lui faire payer ses crimes (poenas scelerum... rependat). Beaucoup de commentateurs mettent le tracta... morte en rapport non seulement avec l'hydropem du v. 121 mais aussi avec le mensibus... tribus qui suit directement. Le préfet aurait été malade pendant trois mois.

v. 28-29 : totam...urbem... lustrauit... Ces deux vers ont été exploités en sens divers, selon l'identification retenue pour le préfet, mais sans aboutir à une interprétation décisive (voir Bartalucci 1998, p. 109-110). Le totum de P a été corrigé presque unanimement en totam pour l'accorder avec urbem, mais Mommsen 1870, qui conserve totum, transformait urbem en orbem. Le groupe tribus mensibus se rapporte-t-il à lustrauit ou à peruenit ? Et ce qui complique encore les choses, c'est que le sens de lustrauit pose problème : soit « purifier », soit « parcourir » (le v. 72 a même le sens de « conduire » lustrare choros).

   La correction de Mommsen, qui choisit orbem et le sens de « parcourir », implique que le personnage a effectué dans les trois mois mentionnés un très long voyage, quelles qu'en aient été les raisons : il est difficile en effet de « purifier le monde » en trois mois. Avec la version totam... urbem, on peut plus facilement envisager une purification générale de la ville. Mais de quel type ? La formule choisie urbem lustrauit évoque en priorité quelque chose comme le rituel religieux de la lustratio urbis qui n'est pas rare dans l'histoire romaine, tout au moins sous la République et le Haut-Empire, mais une lustratio urbis s'étendant sur une durée de trois mois (comme semble le suggérer Adamik 1995, p. 186-187) ne bénéficierait d'aucun précédent dans l'histoire et n'aurait d'ailleurs aucun sens (bonnes considérations sur le cérémonial de la lustratio chez Martínez Maza 1999, p. 121-127).

   Mais après tout, rien n'interdit de comprendre : « il parcourut la Ville ». Dans quel but alors ? Peut-être (si l'on rapproche ces 2 vers des v. 115-120) pour implorer les dieux et faire des sacrifices dans différents temples, afin d'obtenir la guérison de sa maladie (salus du v. 23) ? Les trois mois mentionnés marqueraient alors à Rome la période d'activité religieuse intense (concitus) du protagoniste (accompagné de son épouse). Nous serions tentés de retenir cette option.

v. 30-33. Cette mort cause de l'émotion à Rome

    Ces vers ne semblent pas devoir être dissociés de ceux qui précèdent immédiatement. Leur sens a été beaucoup discuté, et les commentateurs modernes y ont souvent cherché laborieusement des allusions à des événements historiques. Mais notre optique ici est d'interpréter le plus possible le texte en lui-même, sans faire intervenir des éléments extérieurs.  Le pamphlétaire réagit vivement à des événements liés à la mort du préfet (metas peruenit ad aeui). Cette mort en tout cas semble avoir provoqué dans la Ville des réactions que l'auteur du poème ne peut que blâmer comme démesurées et ridicules : pour lui cette mort ne serait qu'une juste punition des crimes du défunt (scelera v. 27).

v. 30 : Rabies animi... insania mentis. La description est faite en termes hyperboliques (« rage », « folie »). L'utilisation des mots au singulier (animi, mentis) pourrait laisser penser que le pamphlétaire vise ici le comportement du préfet dans les derniers mois de sa vie (cfr le v. 28 et le concitus) : « quelle rage et quelle folie avaient donc piqué le préfet ? ». C'est le sens  que nous choisirons, tout en réalisant qu'il pourrait très bien s'agir en fait de Rome et de l'état d'esprit des Romains eux-mêmes. C'est la Ville qui serait devenue folle et qui aurait perdu la tête : « Quelle rage s'empara des âmes  des Romains ! Quelle folie gagna leurs esprits ! »

v. 31-33. Quoi qu'il en soit, les trois vers suivants semblent eux se rapporter nettement à la Ville et aux réactions qu'y provoqua la mort du personnage : à Rome, c'était l'agitation (turbare) ; il n'y avait plus de calme (quietem) ; on se serait cru dans une cité où venait d'être proclamé l'état d'urgence (iustitium) et où le peuple aurait couru aux armes (ad saga confugeret). On est évidemment tenté de mettre ces événements en rapport avec la mort du préfet, qui vient d'être mentionnée au vers précédent, plutôt qu'avec d'éventuelles opérations qui se seraient déroulées pendant la période de trois mois (mensibus... tribus), qu'il s'agisse de voyages ou de lustrations (les deux sens de lustrauit).

v. 31 : établissement du texte. Ce vers pose un problème textuel. P donne sedioui, et pour résoudre la difficulté, diverses propositions ont été avancées. Plusieurs modernes ont suggéré de lire seditio : « une révolte aurait-elle pu (ou pouvait-elle) troubler votre tranquillité ? ». On a ensuite voulu identifier cette seditio, et les imaginations se sont donné libre cours ; les hypothèses ont foisonné en fonction des positions prosopographiques que l'on adoptait. On a par exemple songé (cfr Cracco Ruggini 1979, p. 84-89 ; Martínez Maza 1999, p. 153) à un soulèvement populaire, provoqué par des difficultés d'approvisionnement à Rome au cours de l'hiver 383-384. L'auteur du pamphlet se moquerait ici de la peur qu'aurait alors éprouvée la classe sénatoriale. Ce faisant, on oublie un peu vite que le mot seditio est une conjecture.

    Récemment Bartalucci 1998 (p. 111-112) a proposé de lire Vediouis, une conjecture plus proche du texte du manuscrit que seditio. Vediouis est une forme ancienne du nom de Jupiter (cfr G. Radke, Götter, s.u° ; R. Schilling, notes aux Fastes, 3, 429-448 d'Ovide), avec un sens dépréciatif possible (« un Jupiter petit ou mauvais »). Cfr Bartalucci 1998, p. 112 pour une vision large des choses. L'éditeur italien relève notamment que « dans l'antiquité tardive, l'identification de Vediovis avec Dis Pater et les divinités infernales était une donnée commune ».

    On pourrait évidemment conserver tel quel le texte du manuscrit et traduire alors, comme nous l'avons fait :  « Mais pour Jupiter (c'est-à-dire pour l'honneur de Jupiter), allait-il pouvoir (par sa mort ?) troubler votre tranquillité ? ». Quel serait alors le sujet de posset  ? Serait-ce le préfet, dont la  mort aurait bouleversé la Ville ? Par ailleurs, comment comprendre le rôle de Jupiter (Ioui) ? Tout cela n'est pas évident.

v. 32-33 : iustitium... saga. Techniquement iustitium signifie « l’arrêt des affaires de justice, la vacance des tribunaux ». À l'époque impériale le iustitium était généralement proclamé dans trois cas : fêtes religieuses, famine et deuil public (funus publicum), plus spécialement après la mort d'un empereur ou d'un membre de sa famille (Sidoine, Epist., 2, 8 ; cfr E. Cuq, dans Dar. Saglio). Il impliquait la suspension des activités publiques qui demandaient la présence d'un magistrat (Cicéron, Har. resp., 26, 55) ainsi que la fermeture des organismes administratifs (trésor, tribunaux, etc.). C'était une mesure temporaire, au cours de laquelle on pouvait même appeler le peuple aux armes (Cicéron, Phil., 5, 12, 31 tumultum decerni, iustitium edici, saga sumi dico oportere). On remarquera que le v. 33 évoque aussi (comme le texte de Cicéron) un « appel aux armes ». Il convient en effet d'y lire saga conformément à la leçon du manuscrit, plutôt que d'adopter la correction ad sac<r>a de Shackleton 1982. Sagum désigne au sens technique « la casaque militaire, l'habit de guerre », et les groupes saga sumere, ire ad saga, esse in sagis sont des expressions anciennes pour « prendre les armes ». Si saga, comme seditio, sont de simples conjectures, les expressions turbare quietem et iustitium, sont, elles, bien attestées dans le manuscrit.

    Quoi qu'il en soit, tous ces termes ont reçu, de la part des commentateurs, des tentatives d'explication de type historique, qui étaient fonction de leurs options prosopographiques. Ils ont cherché dans l'histoire de la fin du IVe siècle et des débuts du Ve siècle des épisodes qui pourraient « coller » à ces vers. Sur tout cela, on trouvera plus de détails, par exemple chez Cracco Ruggini 1979 (p. 85-86), Bartalucci 1998 (p. 112-114) ou encore Martínez Maza 1999 (p. 120-121). Mais il ne faut pas se bercer d'illusions : ce sont là de pures hypothèses, et leur multiplicité même montre la faiblesse fondamentale de la méthode sur laquelle elles reposent. En cherchant bien, il sera en effet toujours possible de trouver dans l'histoire un quelconque événement susceptible (si l'on n'est pas trop exigeant) d'expliquer le texte.

    Mais pourquoi faudrait-il aller chercher si loin ? L'auteur du pamphlet qui vient précisément de parler de la mort du protagoniste du Carmen ne critiquerait-il pas comme nettement exagérée, totalement démesurée, la manière dont sa mort aurait été accueillie dans la Ville ? Son propos peut être exagéré, caricatural, ironique : « C'était comme si un empereur était mort, comme s'il y avait une révolte dans la Ville, ou comme si l'ennemi se trouvait aux portes ».

v. 30-33. Pour en revenir au sens global des quatre vers, il nous semble vain de chercher à y retrouver le souvenir d'événements historiques précis. Les interprétations varient en fonction des identifications du personnage cible, retenues par les commentateurs. Le plus simple semblerait être de lire ces vers au second degré. L'anonyme pousserait à la caricature l'émotion et le bouleversement produits à Rome par la mort du personnage : on se serait cru, semble-t-il dire, devant une catastrophe nationale. Exagération, hyperbole, ironie : ne prenons pas tout au sérieux et n'oublions pas que nous nous trouvons dans le registre de la satire.


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Première salve de critiques visant le préfet (v. 34-56) [Texte]

    Sur le mode descriptif, le texte comporte une première série de reproches adressés au préfet, où l'aspect religieux prédomine sans être toutefois exclusif.

Vers  34-37 : Attachement du préfet à la religion païenne, symbolisée par Numa

    Ces vers insistent sur l'« addiction » particulière (sacratior) du préfet à tout ce qui est rites et sacrifices. Son « maître et modèle » est nommément désigné, c'est Numa, le second roi légendaire de Rome. Dans la tradition historiographique classique, ce souverain d'origine sabine passe pour le fondateur des principales institutions religieuses de Rome. À ce titre, il était devenu très important, emblématique presque, aux yeux des Romains qui, opposés à la montée du christianisme, restaient farouchement attachés à la religion de leurs ancêtres. D'où l'intérêt, pour les chrétiens, de le prendre pour cible. Le pamphlétaire fait de Numa un maître en divination, le premier des haruspices et l'initiateur des sacrifices sanglants. Il sait (cfr v. 8 et v. 50) que les haruspices, très prisés à Rome, étaient originaires d'Étrurie, et que l'haruspicine consistait notamment à interpréter la volonté divine en scrutant les entrailles des victimes. Rien d'étonnant dès lors qu'il semble lier aussi étroitement sacrifices sanglants et divination, ce qui n'est d'ailleurs pas exact historiquement parlant. La divination à Rome n'implique pas nécessairement un sacrifice sanglant.

 Image traditionnelle du roi Numa
   Sur un plan plus large, on observera que la vision du pamphlétaire, telle qu'elle s'exprime ici, ne correspond pas du tout à l'image traditionnelle du roi sabin (Cicéron, Tite-Live, Denys d'Halicarnasse, Plutarque). Non seulement Numa n'a pas introduit l'haruspicine à Rome mais il était en outre opposé aux sacrifices sanglants. En fait, si les chrétiens se déchaînent ainsi contre lui, c'est parce qu'ils le perçoivent comme le fondateur d'une religion romaine honnie, qu'ils sont particulièrement hostiles aux sacrifices sanglants et que la disciplina etrusca leur fait horreur.
   On verra sur tout ceci les développements de Martínez Maza 1999, p. 62-65, avec les références précises aux textes chrétiens. À propos de Numa, l'auteure espagnole écrit notamment ceci (p. 62) : « Le prestige de Numa s'inscrit dans le processus de revitalisation de la tradition romaine (l'antiquitas) que l'aristocratie sénatoriale encourage en matière religieuse et qu'elle considère comme l'unique moyen valable d'empêcher la subversion des valeurs religieuses [...]. Numa jouait ainsi le rôle d'un symbole idéologique. » Suivent sous sa plume des considérations fort intéressantes sur l'histoire de l'affrontement entre le christianisme et les rites divinatoires (haruspiciaux et auguraux) avec en arrière-plan le problème des sacrifices, sanglants ou non.

v. 34 : sacratior... Voir supra, n. au v. 6.

v. 35 : primus aruspex. Voir supra, n. au v. 8.

Vers 38-45. Mauvaise gestion administrative - Pratiques douteuses - Volonté de nuire aux chrétiens

v. 38-40 : Abandonnant la sphère strictement religieuse, les trois vers suivants visent des exactions qui, administrativement parlant, relèvent directement d'un préfet de la Ville.

Les compétences d'un préfet de la Ville
    
Sur les responsabilités d'un préfet de la Ville, on trouvera des exposés détaillés dans Chastagnol 1960, aux p. 296-334, en ce qui concerne  le ravitaillement, et aux p. 335-371, pour ce qui est des finances et des travaux publics.
   Le praefectus Vrbi avait notamment dans ses compétences la gestion générale de l'approvisionnement de Rome, en ce compris la distribution du vin. Il s'agit en fait de l'arca uinaria « la caisse du vin » dont le fonctionnement fut établi par Aurélien et qui dépendait d'un fonctionnaire, le rationalis uinorum, placé sous la supervision directe du préfet. Cette arca finançait les distributions au peuple de vin à prix réduit. Il fallait évidemment payer les fournitures de vin faites à Rome et gérer les stocks, et ces derniers pouvaient dans certains cas servir à payer, en nature, d'autres fournisseurs, comme par exemple les suarii, qui, eux, approvisionnaient en viande la ville. Une constitution (Cod. Theod., 14, 4, 4) fait ainsi état d'une dotation de 17.000 amphores de vin destinées aux suarii.
   Le préfet de la Ville avait aussi en charge les questions édilitaires : c'est lui par exemple qui devait faire appliquer les dispositions impériales concernant l'embellissement et la sécurité de la cité. Ainsi en 344, le préfet de la ville intervient dans la réparation des thermes d'Agrippa. Une constitution de 364 (Cod. Theod., 15, 1, 11 et 12) laisse apparaître clairement que le préfet de la ville est le destinataire des lois relatives aux travaux publics. L'embellissement de la ville et la sécurité urbaine relèvent de lui.

   En ce qui concerne ce dernier point, la distance entre les édifices notamment était une règle importante dont la violation était rigoureusement sanctionnée : c'était soit la démolition, soit, dans le cas de constructions privées, la confiscation des constructions illégales au bénéfice du trésor impérial (Cod. Theod., 15, 1, 4 ; 1, 38 ; 1, 46). Des décisions en la matière n'étaient pas inhabituelles. Ainsi en 367, selon ce que rapporte Ammien Marcellin (27, 9, 10), Prétextat, alors préfet de la Ville, ordonne la démolition de constructions privées adossées aux temples païens. Pompeianus en 409 fut aussi destinataire de lois dans ce secteur (Cod. Theod., 15, 1, 11 et 12). À Constantinople également, on assiste à la démolition de constructions qui ne respectent pas la réglementation anti-incendies (Cod. Theod., 15, 1, 39) et des édits du même genre furent promulgués en 383 et en 389 (respectivement Cod. Theod., 15, 1, 22 et 25).

v. 38 : uinum patriae... L'attaque vise manifestement la gestion des fonds de l'arca uinaria, que l'auteur du Carmen considère comme inadéquate : le préfet aurait spolié Rome (appelée ici la Patrie, c'est assez courant), peut-être en jouant abusivement avec les ressources en vin (cfr Martínez Maza 1999, p. 112-114).

v. 38 : olim. Adverbe de temps renvoyant au passé (« autrefois, jadis, un jour »), mais sans précision. Il fait penser que la préfecture en question n’était pas récente mais ne permet pas de la dater.

v. 39-40 : domus turres ac tecta... Le pamphlétaire accuse le préfet de mauvaise gestion en matière édilitaire : il aurait démoli des édifices et des maisons, provoquant ainsi la ruine de la Ville. Les notes de Martínez Maza 1999 (p. 109-112) peuvent éclairer quelque peu la question. En l'occurrence, il est bien possible que le préfet du Carmen n'ait fait qu'appliquer strictement la législation, aux dépens de certaines personnes, d'où les virulentes attaques du pamphlétaire. Y aurait-il eu des irrégularités administratives graves ou de véritables abus de pouvoir ? On ne le sait pas. Une chose en tout cas frappe, c'est ici encore la tonalité virgilienne (cfr Géorg., 2, 209 antiquasque domos ; Én., 2, 635 antiquasque domos ; 7, 160 turris ac tecta Latinorum ; 12, 132 turris ac tecta domorum) qui transparaît dans la formulation forte du v. 40. On est dans le domaine de l'exagération littéraire, dans celui de la satire et du pamphlet. Cela explique en partie, mais en partie seulement, la difficulté de retrouver avec précision derrière les vers 38-40 les événements historiques qui auraient pu donner naissance à ces critiques. Diverses hypothèses en la matière ont été avancées par les commentateurs modernes ; elles sont, comme souvent, fonction de celui que chacun d'eux identifie comme cible du pamphlet. Ici non plus nous n'entrerons pas dans les détails d'une discussion dont Bartalucci 1998 (p. 117-119) donne un bon aperçu, avec la bibliographie adéquate. Ce qui nous importe ici, c'est de dégager le sens général du texte.

v. 41-45. Le pamphlétaire revient à la sphère religieuse avec des critiques de divers types, certaines apparaissant toutefois liées, au moins en partie, aux fonctions spécifiques du préfet.

v. 41-42 : lauro... conuiuia... ture... Ces vers évoquent la participation du protagoniste à des célébrations religieuses païennes, décrites toutefois d'une façon si générale qu'elles ne sont guère identifiables avec précision. Il n'était pas rare en effet dans les manifestations romaines d'orner les portails de lauriers, d'offrir des banquets et d'utiliser l'encens. Mais il semble bien que, dans l'esprit du pamphlétaire, ces trois pratiques étaient condamnables, du point de vue chrétien en tout cas. On ne peut démontrer rigoureusement de quelles pratiques très vraisemblables il s'agit, puisque on ignore dans quel contexte précis elles ont trouvaient leur place.

    En tout cas, l’encens, pris souvent comme symbole des rites païens (Prudence, Apoph., 187 et 291-292), est présenté ici comme un facteur de pollution, comme l’était au v. 37 la fumée des bûchers. Dans la religion traditionnelle, il était d'usage d'offrir des banquets à l'occasion de certaines fêtes religieuses (par exemple aux Megalesia d'avril, ou lors des Saturnalia de fin décembre). En ce qui concerne le laurier, la coutume d'en placer des branches sur les portes en début d'année (coutume très répandue et qui remonte loin dans le passé romain) fut combattue sans succès par l'Église (cfr Augustin, Serm., 198, 2). Il ne semble donc pas exagéré de considérer que le pamphlétaire présente ces trois éléments comme des critiques générales d'ordre religieux adressées au protagoniste.

    Plusieurs modernes (Cracco Ruggini 1979, p. 94 et n. 285-6 ; Martínez Maza 1999, p. 48-50) ont mis ces vers en rapport avec le culte des Lares et de Janus Bifrons (cité au v. 93, dans lequel ils voient une allusion aux Compitalia). Bartalucci 1998 (p. 120), pour sa part, pense que le conuiuia daret (v. 41) pourrait se rapporter aux Megalesia. En fait, rien n'est certain. Peut-être peut-on voir une opposition entre le v. 40 et le début du v. 41 : d'un côté le préfet détruit (subuertens), de l'autre il décore (ornaret).

v. 43-45Ces vers sont d'interprétation difficile, même aux endroits où le texte est bien établi. Pour les comprendre, il ne faut pas oublier d'une part que le préfet de la Ville disposait d'un pouvoir de justice (Chastagnol 1960, p. 372-384, sur la juridiction) et d'autre part que les jeux de gladiateurs (munera gladiatoria) étaient formellement condamnés par les chrétiens, mais restaient très appréciés par les Romains.

v. 43 : in risum quaerens quos dedere morti... Comment interpréter dans cette optique les groupes in risum et dedere morti ? S'agirait-il de condamnations rendues par le préfet au milieu des rires de l'assistance ? Le quo dedere morti du manuscrit a souvent été corrigé en quos dedere morti. Quand les condamnés sont des chrétiens dont on sait combien ils sont hostiles aux jeux de gladiateurs, n’était-il pas tentant, pour un juge pervers, de les amener à combattre dans l'arène, même si une constitution impériale de 365 existait en la matière (Cod. Theod., 9, 40, 8) ?

v. 44 :  gallaribus subito membra circumdare suetus... C'est un passage, sinon desperatus, en tout cas extrêmement difficile à établir et à comprendre. D'abord le terme gallaribus est un hapax, qui a suscité diverses corrections et interprétations, dont aucune n'est vraiment satisfaisante. Un déponent gallari « se livrer à des transports comme les Galles » existe chez Varron (Men. 119, 150) ; gallaribus, si on accepte le mot, ne pourrait-il pas être lié lui aussi aux prêtres de Cybèle et désigner les « tenues des Galles » ? C'est ce que serait porté à croire Bartalucci 1998. Mais le passage pourrait concerner les munera gladiatoria, et dès lors d'autres commentateurs (Mazzarino 1974) mettent gallaribus en rapport avec le mot gallus, cette fois dans le sens de mirmillo, et y voient un terme du langage des jeux pour désigner le genus armaturae gallicum des gladiateurs. Les condamnés auraient dû intervenir dans les jeux avec l'équipement des mirmillons.

    Vient compliquer les choses la répétition subito... subitus dans P, qui a généralement amené les éditeurs à corriger subitus en suetus : « habitué, accoutumé », mais quel sens exact donner à la phrase ? Si l'on reste dans la ligne de l'interprétation qui précède, le préfet aurait donc pris l'habitude (suetus) d'habiller brusquement (subito) les condamnés en mirmillons ? Mais il est difficile se représenter concrètement les choses.

v. 45 : miseros profanare... Le v. 45 est peut-être plus facile à comprendre. Le mot miseros pourrait désigner des chrétiens, surtout si on met le vers en rapport avec les blocs 51-56 et 78-86, qui seront examinés plus loin, et qui soulignent nettement la duplicité d'un personnage toujours tenté de nuire aux chrétiens, sans oser toutefois le faire ouvertement. Il faut dire qu'une constitution de Valentinien I et de Valens envoyée en 365 à Symmaque en tant que préfet de la Ville (Cod. Theod., 9, 40, 8) interdisait de condamner un chrétien au ludus gladiatorius (quicumque christianus sit in quolibet crimine deprehensus, ludo non adiudicetur). Quel sens pourrait-on alors donner au mot profanare ? En condamnant des chrétiens à cette peine avec méchanceté et sadisme (fraude noua), le préfet les aurait en fait obligés à participer à des jeux condamnés par le christianisme et contraints ainsi à offenser leur propre religion, d'où le profanare : « souiller », « avilir », « faire apostasier », comme on le suggère parfois, mais les interprétations sont à la fois nombreuses et subjectives ! (plus de détails chez Bartalucci 1998, p. 120-122).

    Quoi qu'il en soit, la « solution du mirmillon » (évoquée dans notre note au v. 44) présenterait l'avantage de pouvoir proposer une interprétation cohérente des v. 43b à 45, sans sortir du contexte de la justice, des jeux et de la duplicité du préfet envers les chrétiens. Ce qui précède immédiatement (v. 41 à 43a) pourrait dès lors, en un certain sens, se rattacher au même contexte religieux, si l'on admet que, dans l'esprit du pamphlétaire, les trois éléments envisagés (les lauriers sur les portes, les banquets et l'encens) étaient eux aussi, aux yeux d'un chrétien, condamnables. Tout le bloc des vers 41 à 45 transmettrait la même idée et illustrerait le même message : le préfet, profondément anti-chrétien, se doublait d’un méchant pervers.

Vers 46-56 : Autres croyances ridicules et duplicité du préfet

v. 46 : Sacratus uester urbi quid praestitit... Ce vers est à rapprocher du v. 25 (Dicite : praefectus uester quid profuit urbi) et la présence de urbi dans les deux passages, on l'a déjà dit, peut laisser penser que le personnage visé aurait effectivement été un préfet de la ville. À la question urbi quid praestitit, la réponse ne peut être que « Rien. Ces croyances étranges, cette crédulité ridicule n'ont rien apporté à la Ville. Il a fait beaucoup de mal à la Ville en s'en prenant aux chrétiens ». Voilà pour le sens général de ces onze vers. Voyons maintenant quelques points plus précis.

Les vers 47-50 évoquent les croyances religieuses, extérieurement bizarres, auxquelles a adhéré le personnage.

v. 47 : qui hierum. Le début de ce vers pose un problème textuel. Dans la leçon de P (hierium), certains commentateurs ont vu le nom d'une personne ; effectivement on connaît des gens portant ce nom, mais que viendrait faire ici un personnage contemporain du préfet. D'autres, avec plus de raisons, y voient l'adaptation latine du mot grec ἱερός (« saint, sacré »), à l'accusatif pour qualifier Solem, et ils supposent une allusion au culte de Mithra. Dans le mithraïsme en effet, le Soleil est la divinité suprême. Or le culte de Mithra se déroulait généralement dans des lieux souterrains (cavernes, grottes, caves). Mais on pourrait peut-être aussi mettre le passage en rapport avec les fêtes de Sol Inuictus, célébrées à partir du 25 décembre, dies natalis du Soleil (plus de détail chez Bartalucci 1998, p. 124). Quel que soit le culte précis envisagé, l’expression sub terra quaerere Solem constituerait une remarque ironique d'un chrétien hostile : le préfet aurait enseigné aux fidèles à chercher le Soleil sous la terre ?

v. 48-50 : comitem Bacchique magistrum... Sarapis... Etruscus... Tout en le présentant rapidement comme adorateur de Sarapis (sur ces cultes « alexandrins », cfr infra v. 91, v. 98-102) et partisan de l'haruspicine étrusque (cfr  v. 8 et v. 35), ces vers semblent surtout mettre en évidence la crédulité du personnage. L'habitude d'« images » plus ou moins grossières de Priape fabriquées dans des bois de diverses espèces est bien attestée, et le texte fait probablement allusion au culte de ce dieu qui d'une certaine manière pouvait passer pour lié à Bacchus. On sait l'importance jouée dans la littérature antique par Priape et les idoles priapiques (cfr les Carmina priapea). Ironie ici encore d'un chrétien à l'égard d'un païen capable de voir une divinité dans une statuette (par ailleurs immorale) taillée dans un bout de bois par un paysan fruste !

Les vers 51-56 évoquent (sans exemples précis) le mal accompli par le préfet à l'égard des chrétiens.

v. 51-52 : incautis... contecta uenena... nocendi uias... Le préfet a procédé d'une manière sournoise et hypocrite (contecta), s'en prenant à des gens sans méfiance (incautis) et utilisant pour nuire toute une série de moyens (mille nocendi uias). Il utilise mille façons de nuire (formulation virgilienne un peu adaptée, cfr Én., 7, 338 : mille nocendi artes). Et les poisons (uenena) qu'il distille pour arriver à ses fins sont soigneusement dissimulés.

v. 51 : établissement du texte.  Le concerta de P, non attesté ailleurs, a été corrigé en concreta, ou en contecta, ou encore en concepta [cfr Damase, 46, 16 uomuit concepta uenena). La conjecture contecta de Shackleton Bailey a été retenue ici.

v. 53-54 : perdere quos uoluit... luridus anguis... contra deum uerum... « Serpent ignoble » (à l'image du démon ; cfr v. 80), le préfet est toujours prêt à répandre le mal autour de lui, et pousser à leur perte, en les faisant renoncer à leur salut éternel, le plus de fidèles du dieu véritable (contra deum uerum). Sont dénoncés ici les efforts du préfet, comparé à un serpent symbolisant la dissimulation, pour pousser les gens à combattre le vrai dieu et à apostasier.

v. 55-56 : tacitus... tempora pacis...  Nouvelle insistance sur l'hypocrisie du personnage, qui avance masqué. À l'époque du pamphlet, les chrétiens ont cessé d'être persécutés ; ce sont, dit explicitement l'auteur chrétien, des tempora pacis « temps de paix ». Pour un païen convaincu comme l'est le préfet, il vaut donc mieux s'en affliger (lugeret), au fond de son cœur (interius), en se taisant (tacitus) et en se gardant d'exprimer ouvertement ses positions (uulgare ; cfr Virgile, Én., 10, 64 ... obductum uolgare dolorem), tout en agissant en cachette. Ces vers feraient écho à l'interprétation que nous avons donnée des v. 43-45. Pour le pamphlétaire, le préfet est un anti-chrétien convaincu et agissant, mais il dissimule ses véritables sentiments et les mobiles profonds de ses actes.


[1-24] [25-33] [34-56] [57-77] [78-86] [87-109] [110-122]


Le préfet, adepte de Cybèle, vénère aussi le panthéon traditionnel (v. 57-77) [Texte]

    Le pamphlétaire aime manifestement la variation de ton dans ses critiques. Les 24 premiers vers du poème s’adressent aux proceres et s’en prennent à leur religion dans son ensemble. À partir du vers 25, avec les mêmes proceres comme auditoire, le personnage visé devient et restera pratiquement jusqu’à la fin le préfet qui vient de mourir. Mais le mode des attaques ne sera pas toujours identique. La description dominera du vers 25 au vers 56 : il sera question du préfet à la troisième personne (il). Au vers 57, on assiste à une modification sensible du ton : le pamphlétaire passe au tu et interpelle directement le préfet. Le tu sera de mise dans tout ce passage (v. 57-66), mais dans le bloc suivant (v. 67 à 86), l’auteur reviendra à la description (le il), avant de reprendre le tu, au v. 87, qui sera conservé pratiquement jusqu’à la fin.

Vers 57-66 : Cybèle

Le culte métroaque en général
   Le Carmen attache beaucoup d'importance au culte métroaque, celui de Cybèle et d'Attis. En la matière, il semble utile de distinguer clairement, au moins à des fins pédagogiques, plusieurs choses : (a) les célébrations du mois d'avril liées à l'érection sur le Palatin du temple de Cybèle (Mater Deum Magna Idaea) dont le dies natalis est le 10 avril ; (b) les cérémonies publiques de date impériale, centrées sur Attis et célébrées à l'époque de l'équinoxe de printemps, du 15 au 27 mars ; (3) le sacrifice du taureau (taurobole) ou du bélier (criobole). Dans les vers 57-66, il n'est question que du taurobole et des fêtes d'avril. D'autres éléments du culte métroaque seront discutés plus loin à propos des vers 103-106.

 

Le taurobole
   Le taurobole était une forme d'initiation individuelle. Il fut d'abord célébré immédiatement après les fêtes, mais très vite, semble-t-il, il put se tenir en toute saison. Le néophyte était sanctifié par le sang d'un taureau (d'un bélier dans le cas du criobole). Vraisemblablement, cette pratique – officielle depuis Antonin – remplaçait le rite originel de l'automutilation du myste. Descendu dans une fosse recouverte d'une claie, le myste recevait l'aspersion du sang de l'animal qu'on sacrifiait au-dessus de lui et dont il offrait à la déesse les organes génitaux. Il était ensuite admis dans « la chambre nuptiale » (cubiculum en latin) ou « sous le baldaquin » en tant qu'époux mystique de Cybèle. C'était en quelque sorte un « baptême par le sang », qui semblait viser à une forme de régénération mystique touchant avant tout le myste, encore que le « mérite » de la cérémonie soit réversible sur une autre personne. Cela explique que, sous le Haut-Empire, lors de ce sacrifice, au nom du « taurobolié » étaient régulièrement associées la mention de l'empereur et celle de la famille impériale : le taurobole était offert pour le myste et aussi pour l'empereur et sa famille ; les prêtres d'ailleurs étaient souvent communs au culte de Cybèle et au culte impérial.
   Les choses se modifièrent évidemment avec l'arrivée au pouvoir des empereurs chrétiens et l'interdiction progressive du paganisme, mais le culte de Cybèle, la
Μεγάλη, la Grande Mère des Dieux, était encore vivant à la fin du IVe siècle. Rien d'étonnant dès lors que le culte métroaque ait constitué une des cibles essentielles du pamphlétaire et des écrivains chrétiens de l'époque.
   
Le taurobole, officiellement très suspect, sinon interdit, continuait alors à être accompli comme une cérémonie de caractère privé, qui, semble-t-il, s'était progressivement restreinte aux cercles dirigeants de l'aristocratie de Rome, ces derniers accumulant d'ailleurs systématiquement les charges sacerdotales et, au sein des sectes orientales, les grades cultuels. Au IVe siècle, sur un total de 25 dédicaces tauroboliques trouvées à Rome et étalées de 313 (date de l’Édit de Tolérance) à 390 (les dernières connues), 14 commémorent la célébration d'un taurobole entre 367 et 383, c'est-à-dire sous Gratien, un des empereurs qui promulgua des mesures très sévères contre le paganisme. On aurait là non seulement le signe de l'inefficacité des mesures anti-païennes, mais aussi une sorte de réponse de l'aristocratie païenne à ces mesures : en d'autres termes, pour les membres romains de la classe sénatoriale, la meilleure manière de montrer leur poids politique en face de l'empereur aurait été de pratiquer des rites interdits. Le rite fut particulièrement populaire durant la renaissance païenne de 370-390, qui, pour les historiens modernes (Rutter 1968 ; McLynn 1996), constitue la troisième et dernière phase dans l'évolution du rituel.
   
Sur l'histoire du taurobole et son rituel, cfr par exemple Rutter 1968 ; Duthoy 1969 ; McLynn 1996.

 

v. 57-62 : Ces vers du Carmen sont très importants en ce qui concerne le taurobole, dont ils constituent un des témoignages littéraires les plus tardifs. D'autres sources confirment et précisent la description : la Vie d'Héliogabale par Aelius Lampridius (7, 1) et Prudence (Perist., 10, 1006-1050).

v. 57 : taurobolus.  Soit l'officiant, soit le préfet « taurobolié ».

v. 57 : établissement du texte. Taurobolus est la graphie de P. Ce terme est parfois considéré comme un vocatif, qui désignerait le préfet. Comme nominatif, il désignerait l'officiant qui aurait poussé le préfet à se faire initier. Fondamentalement, cela ne modifie pas le sens du passage.

v. 59 : epaeta. Ce terme de « mendiant » nécessite une brève explication. Epaeta (transcription du grec ἐπαίτης) ne se rencontre nulle part ailleurs en relation avec le taurobole proprement dit, dont les frais – coûteux – étaient d'ailleurs à charge du fidèle. Le mot pourrait correspondre à un des groupes de prêtres métroaques, les μητραγύρτες (« mendiants ») dont la principale activité était de recueillir des dons (stipes). Ils apparaissent déjà dans des textes de Cicéron, qui les appelle Idaeae Matris famulos (Cicéron, Leg., 2, 9, 22 et 2, 16, 40). Ces quêtes, que Rome connaissait aussi pour d'autres cultes, étaient réglementées par la loi et limitées à certains jours de l'année (iusti dies stipis). Les μητραγύρται parcouraient alors les rues en chantant accompagnés de cymbales et de tympanons, en demandant l'aumône ou en disant l'avenir. Le préfet demandait-il lui-même l'aumône ? Peut-être pas. En tout cas, le pamphlétaire ne rate pas l'occasion de se moquer d'un riche qui paie pour s'habiller et se comporter comme un mendiant.

v. 60 : sub terra missus... pollutus... Voir la description du rituel dans l'encadré ci-dessus.

v. 62 : uiginti... in annis. L'effet bénéfique de la cérémonie était censé porter sur 20 ans ; elle pouvait alors être répétée. Les apologistes chrétiens tonnaient contre le taurobole, dont ils soulignaient notamment la saleté repoussante. En face de ce « bain de sang immonde censé purifier le fidèle », ils mettaient en avant « leur baptême par l'eau ».

v. 63-64 : Abieras censor... cedere... meliorem (meliorum P). Ces vers sont difficiles à comprendre, à cause notamment de la tradition manuscrite du vers 63. Le abieras (amétrique) de P (« tu étais parti », qui peut d'ailleurs se construire avec un infinitif) est presque toujours corrigé en ambieras (« tu avais demandé, tu avais sollicité ») ; ce n'est peut-être pas nécessaire et cela ne touche pas au sens. Quant au cedere, il est corrigé tantôt en laedere (Shackleton Bailey), tantôt en credere, le plus souvent en caedere. Mais c'est surtout le meliorum de P qui complique les choses. À cause de ce terme meliorum, on voit généralement dans le vers 63 une référence aux chrétiens : le préfet aurait cherché à porter atteinte à la vie « des meilleurs » (entendez des chrétiens, les Christicolas du v. 78), et, dans la foulée, on lit le vers suivant (64) avec à l'esprit la duplicité du personnage, déjà évoquée plus haut (v. 51-56) : le préfet cherchait à abattre les chrétiens, tout en croyant (confisus) que ses actes pourraient rester cachés.

    En fait cette référence aux chrétiens est un peu gênante, parce qu'elle brise la cohérence d'un bloc (v. 57-66) qui, en dehors des deux vers litigieux (63-64), fait nettement allusion au taurobole et au culte de Cybèle. N. Adkin a tenté (Adkin 2004) de les interpréter dans une optique métroaque stricte. Partant du postulat que « dans le contexte d'un taurobolium, le seul massacre (caedere) concevable ne peut être que celui d'un taureau » (p. 221), il a attiré l'attention sur un passage de Virgile (Én., 5, 483-484), où, dans le livre des jeux, Entelle, vainqueur du combat de ceste après l'abandon de Darès, immole à Éryx le taureau, prix de sa victoire, en lui disant qu'il lui offre, au lieu de la mort de son opposant, « une vie meilleure » (Hanc tibi Eryx meliorem animam pro morte Daretis). Chez Virgile, le vainqueur, en sacrifiant le taureau, estime donc qu'il immolé à Éryx une vie meilleure (meliorem animam) que celle de son adversaire Darès, ce qui est évidemment peu flatteur pour ce dernier. Dans l'optique du pamphlétaire chrétien, le préfet, désireux de vivre purifié (mundus) et sans problèmes durant les vingt prochaines années (v. 61), aurait lui aussi sacrifié une vie « meilleure » que la sienne ; en d'autres termes, n'importe quel taureau aurait plus de valeur que le personnage en question. Le clin d'œil à l'Énéide serait éminemment satirique ;  Adkin y verrait même « la meilleure insulte » de tout le Carmen (p. 222).

    Cette interprétation de Adkin est certainement intéressante, surtout parce qu'elle rétablit la cohérence du bloc 57-66. Le parallèle qu'elle tente d'établir entre le Carmen 63 et le passage de Virgile est problématique, tout au moins dans le sens que les correspondances lexicales relevées (p. 221-222) ne sont pas suffisamment significatives pour permettre de conclure à un emprunt formel. Mais cette réserve n'empêche pas que l'auteur du Carmen, en traitant ici du taurobolium, ait fort bien pu penser à l'immolation du taureau clôturant l'épisode de Darès et d'Entelle, et cela, sans rien emprunter textuellement à Virgile, sinon (mais c'est déjà beaucoup) la pointe qu'il contient. En tout cas, Adkin a attiré l'attention sur la possibilité de lire ce texte du Carmen comme une critique féroce et ironique à l'égard du préfet, et son interprétation ne nécessite qu'une correction mineure, celle de meliorum en meliorem.

    Le mot censor du v. 63 aussi doit être bien compris. À l'époque du poème, la vieille magistrature romaine de la censure avait disparu. Il n'est donc pas question du censeur, magistrat connu par les institutions de la République ou du Haut-Empire. Le terme serait utilisé ici dans le sens de « critique sévère, juge, réprobateur », et son emploi serait ironique : le personnage se donne des airs de juge strict et sévère, mais il agit en hypocrite, avec méchanceté, pour détruire, mais en espérant que ses intentions réelles resteront cachées. Pour dire les choses en d'autres mots, le préfet, par le taurobole, espérerait obtenir pour les vingt prochaines années la certitude que ses intentions mauvaises et cachées ne seraient pas percées à jour. Il pourrait continuer à nuire à l'aise, sans avoir d'ennuis.

    Pour un résumé des diverses positions concernant ces vers 57-64, cfr Bartalucci 1998, p. 130-135.

v. 65-66. Ces vers ne font plus allusion au taurobole comme tel, mais à une partie des fêtes (processions) organisées en avril en l'honneur de Cybèle et liées, on l'a dit, à l'érection sur le Palatin du temple de Cybèle, dont l'anniversaire tombait le 10 avril.

Cybèle : les fêtes d'avril
    
À Rome, jusqu'à la fin de l'époque républicaine, le culte de la Grande Mère fit l'objet d'une surveillance étroite de la part de l'État. Ainsi par exemple les citoyens romains n'avaient pas le droit de participer au sacerdoce (les prêtres étaient orientaux) et Attis était tenu à l'écart. Il n'empêche que la parade, plus qu'animée, qui se déroulait une fois par an dans les rues de Rome, avec le cortège bruyant et frénétique des Galles de Cybèle, frappait les imaginations (cfr déjà les descriptions colorées de Catulle, LXIII, 1-35, et de Lucrèce, II, 601-643). Sous l'Empire, à partir de Claude, beaucoup des restrictions imposées furent levées. Le rituel fut quelque peu tempéré dans sa violence, tout en ne perdant pas complètement son caractère orgiastique. Une fonction d'archigalle fut créée et réservée à un citoyen romain à qui était toutefois interdite la castration des Galles. C'était une façon pour le pouvoir d'exercer un contrôle. Le culte de Cybèle et d'Attis, qui fit désormais partie intégrante de la religion officielle, constitua l'une des plus importantes religions à mystères de l'Empire romain. Attis fut admis dans le culte officiel sur le même plan que Cybèle.

    Dès la période républicaine, pour commémorer l'arrivée de Cybèle à Rome et la fondation de son temple sur le Palatin, des jeux avaient été créés en son honneur, jeux auxquels pouvaient prendre part les Romains, les Jeux Mégalésiens, ludi Megalenses, un adjectif forgé sur Μεγάλη, un mot grec qui veut dire « grande » et qui est le surnom de Cybèle, la « Grande Mère des Dieux ». Limités à un jour à l'origine, ils finirent par en occuper sept (du 4 au 10 avril). Pour désigner cet ensemble cérémonial, on utilisait aussi l'expression de Megalesia.

    Au IVe siècle, les jeux continuèrent à être célébrés pendant sept jours, comme l'attestent les calendriers tardifs. Ils proposaient des activités au cirque (ludi circenses) et des représentations scéniques (ludi scaenici), notamment des pantomimes autour des amours de Cybèle et d'Attis, toutes manifestations fortement blâmées, faut-il le souligner, par les auteurs chrétiens (Arnobe, Nat., 4, 35 ; Augustin, C.D., 2, 4 ; Hippolyte, Haer., 5, 4, etc. ; Tertullien, Apol., 15, et Nat., 1, 10).

v. 65-66 : canibus Megales... lasciua cohors (monstrum)... ouantem. Ces vers renvoient donc à la parade processionnelle d'avril, riche en excès. Il y est question des « chiens de Mégalè », un terme méprisant pour désigner les Galles, voire les initiés ou les néophytes, bref tous ceux qui erraient en mendiants dans la ville, qui faisaient partie du cortège de la déesse et qui, pris de délire par la frénésie du rituel, dansaient et criaient autour de la statue de Cybèle. Le mot est fréquemment utilisé par les écrivains ecclésiastiques à l'égard d'individus qui affichaient un comportement peu pudique ou dépravé. D'où l'expression aussi de « cohorte lascive », soulignée par le terme monstrum (cfr v. 13 et v. 115), pour désigner la procession. La Magna Mater était qualifiée de lasciua par les auteurs chrétiens, et son culte accusé de lasciuia. C'est évidemment par dérision ici encore, que la procession endiablée, est comparée à un cortège triomphal, le mot ouantem (v. 66) reflétant la clameur joyeuse et bruyante des prêtres (Apulée, Mét., 8, 24). Ainsi donc, non seulement le préfet a été « taurobolié », mais il a aussi été un participant actif aux cérémonies et aux parades d'avril. Sur ces vers 65-66, on trouvera plus de détails chez Bartalucci 1998, p. 135-136. On reviendra plus loin (v. 72-77 et v. 103-107) sur les Megalesia ainsi que sur les fêtes de mars.

Vers 67-77 : Autres divinités du panthéon traditionnel vénérées par le préfet

    Le préfet, adepte de Cybèle, vénère en outre de nombreuses autres divinités. Tout ce passage recourt au mode de la description (le il). On retrouve le culte de Cybèle au v. 73 dans l'expression « Mère Bérécynthienne », une allusion à l'origine orientale de la déesse, et au v. 77 dans le rappel amusé des manifestations tonitruantes d'avril, les ludi Megalenses, où les participants criaient à « s'en briser la voix ». Mais l'essentiel du passage consiste dans l'évocation, généralement rapide, de ce qu'on pourrait appeler le « panthéon » du préfet. Celui-ci s'est intéressé à une multitude de divinités, et il semble que le pamphlétaire chrétien insiste avec force et ironie sur leur nombre et leur caractère peu exemplaire.

v. 67 : Sexaginta senex... ephoebus. On interprète généralement sexaginta comme marquant l'âge du préfet au moment de sa mort. – Le terme « éphèbe » a suscité diverses interprétations. Le plus simple serait peut-être d'y voir un sarcasme lancé contre un vieillard qui se comporterait en jeune homme (« un vieux beau »), ou une allusion, ironique elle aussi, au comportement lascif et efféminé attribué par leurs adversaires aux participants des cultes orgiastiques, qu'il s'agisse de Cybèle ou de Bacchus.

v. 69-71 : Faunos... Egeriae Nymphae comites... Saturos Panas... Il ne semble pas utile de présenter ici en détail les divinités de la religion traditionnelle. Elles étaient évidemment rejetées par les chrétiens, et le fait d'y croire ne peut, à leurs yeux, que ridiculiser le préfet.

    Disons simplement que les nymphes étaient dans la mythologie grecque des personnifications féminines de divers éléments naturels (rivières, arbres, montagnes), qui possédaient certains dons divins, par exemple celui de prophétiser. Faunus était, dans le monde romain, une divinité liée à la nature sauvage, très vite identifiée avec le Pan grec, avec lequel il semblait présenter certains aspects communs. Très vite aussi naquit dans les deux cas l'idée d'une pluralité : des Faunes et des Pans, que l'on assimila aux Satyres grecs. Ces derniers, compagnons du dieu Dionysos, étaient des créatures turbulentes, libidineuses et bruyantes habitant les bois et les collines ; elles étaient représentées sous une forme généralement humaine, mais avec quelques traits animaux (notamment une queue de cheval et des pieds de bouc), mais on les voyait aussi parfois comme des boucs. Sous la plume du pamphlétaire, les Faunes, les Satyres et les Pans apparaissent confondus dans un groupe quelque peu indifférencié d'êtres évoquant les fêtes et les plaisirs liés à la nature, à la fantaisie débridée et à la vie lascive (un écho en quelque sorte à la lasciua cohors du v. 66).

     On a déjà eu l'occasion (à propos de Numa notamment, note au v. 35) de faire remarquer que l'auteur du Carmen n'avait pas toujours une idée exacte de la vision que les Romains se faisaient eux-mêmes de l'histoire de leur religion. Cette ignorance se manifeste ici encore (v. 69-70). On sait que pour les Romains, la nymphe Égérie passait pour la compagne et l'inspiratrice de Numa, en matière politique et religieuse. Elle habitait le bois des Camènes (lucus Camenarum) où le roi la rencontrait. L'auteur du pamphlet lui attribue ici un cortège (Nymphes, Faunes, Pans, Satyres) qu'elle ne semble jamais avoir eu dans la tradition et qui serait plutôt lié au dieu Bacchus/Dionysos, cité au v. 71.

v. 71-73 : Nympharum Bacchique comes, etc. Le préfet est présenté comme un nympharum Bacchique comes. Par Bacchi comes, on peut comprendre qu'il était initié aux mystères dionysiaques, mais quel sens exact faut-il donner à nympharum comes « compagnon des Nymphes » ? Les Nymphes sont-elles là en écho à la nymphe Égérie et au cortège des Faunes, des Satyres et Pans des deux vers précédents ? Ou doit-on songer à un emprunt précis à Pétrone (Satiricon, 133, 1), au début de la prière que le narrateur adresse à Priape : Nympharum Bacchique comes ? De toute façon, on reste dans le contexte de la lasciua cohors. On est peut-être moins dans la réalité de l'histoire du IVe siècle que dans un simple jeu verbal et textuel : outre l'emprunt possible à Pétrone, on notera la répétition de comites comes (70-71) et de nymphae / nympharum aux mêmes vers. Sur les Bacchanales, les mystères dionysiaques et les liens de Bacchus / Dionysos avec le dieu thraco-phrygien Sabazios qui s'apparentait à lui par les rites corybantiques de ses adorateurs comme par certaines modalités du cérémonial initiatique on lira par exemple les pages de R. Turcan (1992, p. 289-324).

    Le préfet était également prêtre de Triuia (ou Hécate ou Diane). C'est encore Turcan (1992, p. 322) qui note qu'à la fin du IVe siècle, les sénateurs tauroboliés « arboraient volontiers à côté de leurs promotions mithriaques les titres d'hiérophante des Hécates et d'archibouvier de Liber, ce qui suppose la survivance au moins temporaire de toute une organisation de sociétés cultuelles plus ou moins tolérées par le pouvoir chrétien ». Bref, la liste est longue : « adorateur de Saturne, ami fidèle de Bellone, compagnon des nymphes et de Bacchus, prêtre de Trivia, dévot de Vénus et de la Mère Bérécyntienne », s'il n'y avait pas quelques vers plus descriptifs, on se croirait presque devant un cursus de charges sacerdotales comme on en trouve beaucoup dans les inscriptions romaines.

    L'auteur semble procéder par associations. En effet, la mention de Bacchus au v. 71 commanderait l'apparition du v. 72, dont le vocabulaire lustrare choros molles sumere thyrsos semble étroitement inspiré de Virgile (Én., VII, 390-391 mollis tibi sumere thyrsos/te lustrare choro) décrivant la reine Amata, qui, prise d'un délire furieux, conduit une sorte d’orgie dionysiaque. Le thyrse, un bâton enveloppé de feuilles de lierre et de vigne, servait d'attribut à Bacchus et aux Ménades. Et le jeu continue, car c'est manifestement la référence au culte dionysiaque qui amène au vers suivant (73) l'évocation du rituel de Cybèle, peut-être d'inspiration virgilienne lui aussi (Géorg., 4, 64 Matris quate cymbala circum), encore que la formule cymbala quatere, dans le cas de la Grande Mère soit banale. En tout cas, l'association des deux cultes est ancienne, puisqu'elle figure déjà aux vers 74-82 des Bacchantes d'Euripide.

    On épinglera au v. 72 l'utilisation de lustrare avec le sens de « conduire des chœurs ». On a déjà vu plus haut (cfr urbem lustrauit, v. 28-29) que lustrare ne signifie pas nécessairement « purifier ».

v. 74 : †quis Galatea†... (P). Ce début de vers est difficile à interpréter. Le contexte suggère sans équivoque qu'il s'agit ici de Vénus, fille du grand Jupiter, à qui fut décerné par Pâris le prix de beauté, au détriment de ses rivales Junon et Minerve. C'est pourquoi on a proposé de remplacer Galatea, nom d'une Néréide, par le qualificatif Cytherea désignant Vénus (c’est la proposition retenue par Bartalucci 1998, p. 141-142). On a supposé aussi, mais sans pouvoir citer de témoignage précis, que Galatée, la « laiteuse » ou l'« éclatante », pourrait être un qualificatif attribué à Vénus. Selon Martínez Maza 1999, p. 47 (qui ne donne pas de référence), les auteurs classiques considéraient que la statue dont Pygmalion était tombé amoureux représentaient Aphrodite, et que les auteurs chrétiens lui donnaient le nom de Galatée. Suivraient-ils en cela une tradition différente, qui nous serait inconnue ?

   Le quis, à interpréter probablement pour quibus, pose aussi problème. Son antécédent ne serait-il pas toutes ces divinités, généralement lascives, qui viennent d'être énumérées et qui seraient sous l'emprise de Vénus (Galatée ?), déesse perverse et honnie des chrétiens ? Ce serait piquant, il est vrai, de voir Vénus, la déesse de l'amour, patronner un culte, comme celui de Cybèle, dirigé par des prêtres eunuques ! C'est un point de plus qui n'est pas vraiment résolu.

v. 76 : Sacrato nulli liceat seruare pudorem. Ce vers est à rapprocher dans son intégralité, pour la forme et le fond, du v. 13 : Haec si monstra placent, nulla sacrata pudica. Le « matraquage » continue : le paganisme est une religion profondément immorale. On est évidemment dans l'exagération hyperbolique et ironique de la satire. Il ne faut pas toujours essayer de faire correspondre le texte et la réalité historique.


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Le préfet pousse des chrétiens à l'apostasie (v. 78-86) [Texte]

Vers 78-86 L'apostasie

  Le mode descriptif continue dans ces vers qui accusent le personnage d’avoir tenté de « perdre des chrétiens », entendons de les pousser à renier leur foi et à se rattacher au paganisme. C'est la question de l'apostasie. Deux noms sont cités, ceux de Leucadius et de Marcianus.

L'apostasie
   Avant que le christianisme ne soit solidement installé dans l'empire, le paganisme n'abandonnait pas toujours facilement le terrain. Au IVe siècle encore ‒ et c'est notamment  le cas dans l’aristocratie romaine ‒, on assiste à des « conversions » d'une religion à une autre, quand ce ne sont pas des retours à la « case départ ». Sous Gratien (375-383), par exemple, très favorable à la foi nouvelle, on observe des conversions de nobles païens au christianisme, que Prudence (c. Symm., 1, 545) énumère avec orgueil comme preuve de la christianisation croissante du sénat. Mais on observe aussi le mouvement inverse : des sénateurs passent du christianisme au paganisme et accomplissent avec une dévotion exaltée leurs obligations rituelles. Les préférences religieuses des empereurs sont souvent déterminantes, et on a pu montrer la correspondance entre la religion des empereurs et celles des hauts responsables politiques et administratifs. Mais les mobiles des «transfuges » peuvent être multiples et complexes (sociaux, économiques, politiques) : en pareille matière, il faut éviter les généralisations faciles et surtout ne pas juger le phénomène à l'aune de nos catégories modernes.

   Le motif de l'apostasie se retrouve, par exemple, dans le Carmen du pseudo-Cyprien, adressé ad quendam senatorem ex christiana religione ad idolorum seruitutem conuersum. Cfr l'édition R. Palla - M. Corsano, Pise, 2006, où il est discuté notamment aux p. 42-52, ainsi qu'au fil du commentaire.

   Le préfet pousse les chrétiens à abandonner leur foi (facere profanos) en leur offrant des charges politiques ou de l'argent, des méthodes que le pamphlétaire qualifie de démoniaques (daemonis arte).

v. 79 : sine lege. L'expression sine lege fait référence à la loi du dieu chrétien et signifie « en dehors de la foi chrétienne ».

v. 80 : oblitos sui. Cette expression, pour assez rare qu'elle soit, n'est pas très difficile à comprendre. Cela pourrait être un emprunt à Sénèque (Hercule furieux, 292). Les apostats, en renonçant à la foi chrétienne, perdent en fait « tout souvenir d'eux-mêmes » : ils oublient leur intérêt profond, en l'espèce leur salut éternel. On comprend donc bien que céder aux propositions du préfet et mourir en dehors de la vraie foi. cela signifie être condamné à aller, comme lui, en enfer.

v. 79-80 : uellent... donaret... caperet. Ces subjonctifs peuvent s'expliquer comme des  subjonctifs potentiels (ou d'affirmation adoucie !) ou encore comme des subjonctifs de style indirect implicite  « il se disait implicitement que… ». Pour d'autres interprétations, cfr Bartalucci 1998, p. 144.

v. 83 : mittereque inferias miseros sub Tartara. Il les entraîne avec lui dans le Tartare, comme autant d'offrandes funèbres. Le mittereque inferias est évidemment à rapprocher du inferias... misit du v. 120.

v. 84-86. Ces trois vers donnent des exemples de la tactique « démoniaque » (daemonis arte, du v. 80) du préfet, qui veut ruiner les saints accords et les lois (cfr le lege du v. 79), en d'autres termes les règles de la vraie foi. Deux malheureuses victimes sont citées.

v. 84 :  Soluere, etc.  Le texte de P se lisant soluere quis uoluit pia foedera leges, ce vers est généralement signalé comme  boiteux. Il semble vain de tenter de le compléter, le sens général paraissant assez clair. L'édition de Bartalucci, que nous suivons,  place le s de quis entre deux croix.

v. 85-86 : Curaret... perdere.  P donne ces deux formes verbales, qui dépendent manifestement de fecit. Une variatio de ce genre est acceptable ; ceux qui la refusent corrigent, par exemple en mettant perderet à la place de perdere, sans toujours se préoccuper beaucoup des problèmes métriques.

v. 85 : Leucadius. Ce personnage aurait reçu l'administration des domaines d'Afrique. La question de son identification a fait couler beaucoup d'encre, un peu en vain d'ailleurs, vu le caractère très réduit de notre base documentaire. On a bien la trace d'un Leucadius praeses (de la province occidentale ?) pour qui Martin de Tours serait intervenu en 386 auprès de Magnus Maximus, empereur de Rome de 383 à 388.

v. 86 : Marcianus. Ce personnage est mis en rapport avec une histoire de charge de proconsul. Son identification reste un problème majeur. Nous avons la traced'un Marcianus uicarius (d'Italie ? ou d'Afrique ?), destinataire d'une loi émise à Milan en 384. Cela relève déjà d'un acte de foi de penser que Leucadius et Marcianus sont à ientifier comme nos deux apostats ; ce serait un saut dans l'inconnu, plus grave encore, de se baser sur ces renseignements pour identifier le préfet et dater le Carmen. Quoi qu'il en soit, et cela nous suffit au stade actuel de cette première lecture, le sens est clair : ce sont deux cas d'apostasie, qui semblent avoir été bien connus à l'époque de la rédaction.

   Sur ce passage très discuté, voir Bartalucci  1998, p. 146-148 ; Cracco Ruggini 1979, p. 100-102 (sur Leucadius) et p. 103-106 (sur Marcianus) ; Coşkun 2004, p. 169-174.

v. 86 : sibi. À qui renvoie ce pronom ? Au préfet, le sujet de fecit ? Ou à Marcianus ? Et qu'est-ce que cela voudrait dire ? Faute d'une identification sûre du personnage visé, on ne peut pas se prononcer. Nous avons conservé cette ambiguïté dans notre traduction.


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Inefficacité des divinités païennes et ridicule des cérémonies à « mystères » (v. 87-109) [Texte]

    Reprenant le style interpellatif (tu) adopté du v. 57 au v. 66, puis abandonné du v. 67 au v. 86, le pamphlétaire s'adresse directement au préfet. Généralement sans donner beaucoup de détail, il énumère, sous forme d'interrogations et à un rythme répétitif assez rapide (Quid tibi... ?), les très nombreuses divinités que le personnage a honorées durant sa vie, pour lui demander en fin de compte : « Quelle aide en as-tu reçue au moment de ta mort ? ». La réponse n'est pas donnée dans le passage retenu ici, qui n'est qu'un élément d'un ensemble plus large, mais elle ne fait aucun doute : « Aucune. Ces divinités ne t'ont apporté aucune aide. Tu es bien mort et tu es maintenant dans les Enfers. »

Vers 87-97 : Des dieux inefficaces

   Ces vers se bornent à citer les dieux, dotés le cas échéant d'une très brève caractérisation. Si la liste répond à un ordre particulier, cet ordre n’est guère perceptible. Très clairement en tout cas, les divinités généralement considérées comme « traditionnelles » ne sont pas séparées de celles que nous appelons souvent « orientales » : Minerve, « la Vierge Tritonienne » et Mercure encadrent Sarapis, tandis qu'Anubis est flanqué de Terra et de Cérès. Cela n'a rien d'étonnant. La distinction  traditionnel / oriental  qui nous est chère n'a qu'une valeur pédagogique. Pour un Romain du IVe siècle, toutes les divinités citées appartenaient à la religion de leurs ancêtres, à ce que les chrétiens considéraient comme le paganisme. Sans commenter cet amoncellement éclaté de dieux (pour plus de détails, cfr Bartalucci 1998, p. 148-154), nous les passerons très rapidement en revue.

v. 87 : Vénus... Iuno. Vénus (ou Aphrodite, dont un sanctuaire célèbre se trouvait à Paphos, dans l'île de Chypre), apparaissait déjà dans le poème au v. 5 (nefanda Venus), au v. 20 (nuda Venus) et aux v. 74-75 sous forme de périphrase (Ioue prosata summo...), toujours sous des couleurs négatives ; Junon reçoit l'épithète cultuelle de Pronuba (= qui présidait aux mariages), ce qui ne manque pas de sel après l'allusion à sa conduite incestueuse au v. 4 .

v. 88 : Saturne, le vieux roi que son fils Jupiter expulsa de son royaume (v. 14-16, et v. 68).

v. 89 : Neptuni fuscina. Le dieu des océans, dont le Trident était le principal attribut.

v. 90 : Tritonia uirgo. C'est Minerve, désignée par un de ses qualificatifs, la vierge Tritonienne (cfr par ex. Virgile, Én., 2, 171, avec la note, ou Ovide, Mét., 5, 250, avec la note), mais sa présentation comme divinité oraculaire intrigue quelque peu.

v. 91 : Sarapidis templum. L'évocation de Sarapis, que l'on retrouvera au vers 98, nous apprend que le préfet doit se rendre la nuit en catimini à son temple pour l'honorer ; la pointe fait probablement allusion au fait qu'un édit de Théodose publié en 381 avait interdit tout type de sacrifice nocturne (Cod. Theod., 16, 10, 7).

v. 92 : Mercurius fallax. Mercure, évoqué probablement ici dans son rôle traditionnel de « psychopompe », est doté du qualificatif fallax, rappel impertinent des ruses qu'il pratiquait souvent comme patron des voyageurs, des commerçants et des... voleurs.

v. 93 : Lares et Janum Bifrontem. D'un côté des divinités protectrices liées à un endroit déterminé (les Lares, cfr v. 3 et n. aux v. 41-42), de l'autre un aspect particulier du très ancien dieu romain des passages (Janus Bifrons), réunion divine dans laquelle certains modernes (Philipps 1988) ont cru voir une allusion à la fête des Compitalia, mais cela n'a guère d'importance ici.

v. 94 : Terra parens. Terra, la Terre nourricière, probablement la vieille Tellus romaine, perçue comme la « Terre Mère » des dieux et des hommes. Elle sera suivie au v. 96 de Cérès et de Proserpine, divinités liées elles aussi à la Terre.

v. 95 : latrator Anubis. Anubis « l'aboyeur », dieu égyptien lié au culte d'Isis, Osiris et Sarapis (voir ci-dessous les encadrés relatifs aux v. 98-102).

v. 96 : Caeres... Proserpina... La légende de Cérès / Demèter, qui avait désespérément cherché sa fille Proserpine / Perséphone / Corè, enlevée par Pluton / Hadès, le dieu des enfers, est très connue. Cérès passe elle aussi chez les Anciens pour la Mère des dieux.  Le texte du manuscrit peut poser problème, pour des raisons de scansion, et surtout parce que mater s'applique à Proserpine. Mais ne peut-on pas considérer Proserpine comme mère et reine des enfers ? De toute façon, ce détail ne change pas le sens général du passage.

v. 97 : Vulcanus. Pour clôturer la liste en beauté, le pauvre Vulcain, dieu trompé et infirme, dont les malheurs avaient attiré la moquerie des auteurs chrétiens (Arnobe, Nat., 4, 24 ; Firmicus Maternus, Err., 12 ; Minucius Felix, Octauius, 22, 3), après celle des auteurs classiques. Pareille énumération de divinités ne fournit pas une image très positive de la religion romaine, aux yeux des chrétiens.

Vers 98-109.  Ridicule des cérémonies « à mystères »

   Ce passage évoque, en en soulignant les aspects ridicules, la participation du préfet à deux cérémonies différentes, mais à chaque fois largement publiques, les Isia, en l'honneur d'Isis et de Sarapis/Osiris d'abord (v. 98-102), les fêtes de Cybèle-Attis ensuite (v. 103-109). Par rapport au passage qui précède immédiatement, le pamphlétaire abandonne le mode de la simple énumération pour proposer un exposé beaucoup plus détaillé. Les deux sections ont chacune leur style : dans la première (v. 98-102), l'auteur interpelle toujours directement le préfet (te, rogares, portares) ; dans la seconde (v. 103-109), il donne le point de vue des spectateurs (uidimus) et décrit la cérémonie où le préfet n'est pas nécessairement le personnage central. On envisagera successivement les deux cérémonies.

v. 98-102 : Isis et Sarapis/Osiris

    Le premier des deux cultes « à mystères » concerne Isis et Sarapis/Osiris, les divinités dites « égyptiennes » ou « alexandrines », qui eurent à Rome beaucoup de succès. Leur culte ne sera pas présenté ici en détail. On se bornera aux éléments jugés nécessaires à la compréhension immédiate du texte. On trouvera dans les encadrés ci-dessous les renseignements relatifs aux faits évoqués dans ce passage du Carmen.

Le mythe
   Épouse et sœur d'Osiris, Isis forme avec lui un couple divin. Mais son amour pour Osiris subit les plus cruelles épreuves. Dans la 28e année de son règne, Osiris est assassiné par son frère Seth, et son corps est abandonné dans un coffre sur le Nil. Isis, apprenant la nouvelle, revêt des vêtements de deuil et part à sa recherche. Elle le retrouve échoué à Byblos en Syrie, et le ramène. Mais pendant qu'elle soigne son fils  
–  il s'appelle Horus , Seth s'empare une nouvelle fois du corps d'Osiris, le déchire en 14 morceaux, qu'il sème çà et là. Isis, à nouveau, part à leur recherche, enterrant chaque fragment à mesure qu'elle le trouve. Ses lamentations finissent par émouvoir le dieu-soleil Râ, qui rassemble les débris du corps et ressuscite Osiris, dont il fait le roi et le juge des morts dans les Enfers. Dans le panthéon égyptien, Osiris est ainsi le seul dieu qui, assassiné, triomphe de la mort et est de la sorte « réanimé ». Sérapis / Sarapis, lui, est un très ancien dieu de la mythologie égyptienne. À l'image sans doute de Râ, il figurait, par son propre corps, l'ensemble de l'univers : sa tête était le monde céleste, son œil le soleil. Divinité bienveillante, il fut à un certain moment confondu avec Osiris, ce qui explique qu'il devint le parèdre d'Isis. On est en plein syncrétisme.

 

Les aspects du culte d'Isis et de Sarapis à Rome
   Sans faire état de chapelles privées, connues dès l'époque républicaine, un important temple d'Isis et de Sérapis existait au Champ de Mars depuis le début de l'Empire ; dû probablement à Caligula, il fut plusieurs fois reconstruit ou agrandi. D'autre part, Caracalla avait dédié à Sarapis, sur le Quirinal, un temple gigantesque dont les vestiges se voient encore dans la Villa Colonna et qui, par sa hauteur et ses proportions, dominait presque celui de Jupiter, sur le Capitole voisin (Turcan 1992, p. 94). C'est vraisemblablement dans un de ces temples que le préfet était censé se rendre la nuit en cachette pour honorer son dieu (v. 91).

    Isis et Sarapis ne disposaient pas seulement à Rome de sanctuaires importants ; leur culte comprenait aussi des initiations privées, dont nous ne parlerons pas plus que l'auteur du pamphlet (intérêt du livre XI des Métamorphoses d'Apulée), ainsi que des célébrations publiques inscrites au calendrier, avec des processions qui, quoique différentes de celles de Cybèle et d'Attis, étaient quand même très voyantes. C'est cet aspect en tout cas qu'a retenu l'auteur du Carmen.

    Les deux fêtes publiques les plus spectaculaires du cycle d'Isis étaient la réouverture printanière de la mer à la navigation le 5 mars (Isis était aussi considérée comme une divinité protectrice de la navigation), et surtout les Isia du 26 octobre au 3 novembre, célébrant « la mort et la résurrection » d'Osiris. C'étaient des journées très prenantes : des jeûnes, des lamentations, des pantomimes figurant non seulement la recherche d'Osiris massacré (Osirim miserum) et démembré mais encore les rites funéraires pratiqués par Isis. Et finalement le passage des fidèles du désespoir funèbre à la jubilation lorsqu'on leur annonçait que le corps du dieu venait d'être retrouvé (inuentum), reconstitué et réanimé.

    Aux aspects multiples du culte, qu'il s'agisse du rituel quotidien dans les sanctuaires ou des manifestations publiques, présidait, outre un nombreux personnel sacré, un clergé bien reconnaissable : des hommes glabres, le crâne rasé (caluus, v. 98), strictement vêtus d'une robe de lin blanc. Sous le signe de la dignité, de la science et de la sainteté, ces prêtres veillaient à la régularité des rites, à une multitude de purifications, d'abstinences, d'épreuves pénitentielles.

    Quand on aura ajouté que le « rameau brisé d'olivier » (ramum fractum oliuae, v. 102) symbolisait le dieu Osiris mort (comme, dans le culte métroaque, le pin coupé porté par la confrérie des dendrophores symbolisait le cadavre d'Attis ; cfr infra), on devra constater que la vision du pamphlétaire chrétien est d'un simplisme profondément réducteur. Il ne retient que quelques détails isolés du costume ou du rituel pour les tourner en ridicule (Quis te... non risit ?). Tous les spectateurs sont censés se moquer. Il est courant, dans leurs attaques contre les rites païens, que les chrétiens soulignent ainsi les circonstances, à leurs yeux ridicules, dans lesquelles ils voient les participants à ces cérémonies. Manifestement, ici comme ailleurs dans le Carmen, le pamphlétaire trouve complètement déplacé le comportement de ce personnage qui exerce une si haute charge et qui apparaît comme souillé de sang (v. 60), jouant de la cymbale et criant (v. 73 et v. 77), ou rasé et pleurant devant un autel (v. 98-99) (cfr aussi Prudence, c. Symm., 1, 622-630). La même tonalité apparaîtra dans les v. 103 à 109, consacrés au cycle d'Attis-Cybèle.

   

Anubis (v. 95 et v. 100)
   Lié au culte d'Isis et d'Osiris, Anubis est un des gardes divins des morts, en Égypte, une sorte de psychopompe, auquel le préfet est dit consacré (sacratus). Il est représenté à l'origine en chacal, plus tard en humain avec une tête de chien, d'où le qualificatif de latrator (= qui aboie), mis à la mode par Virgile (Én., VIII, 698) et qui sera systématiquement repris à son propos par les apologistes chrétiens. Cela leur permettait de stigmatiser à peu de frais la zoolâtrie des cultes païens. On n'oubliera pas que les cultes isiaques, comme le culte métroaque, représentaient un danger certain pour le christianisme : pour les détruire, il fallait donc les discréditer. Martínez Maza 1999 (p. 95-96) note avec raison que le latrator Anubis du v. 100 renvoie non seulement au dieu chacal mais au masque à tête de chien qui le représentait dans la procession et qui était porté par le groupe cultuel des anubophoroi. À Rome, le défilé avec l'effigie du dieu était souvent assuré par les notables. L'Histoire Auguste (Vita Commodi, 9, 4) raconte ainsi que Commode, pour accomplir les rites isiaques, en vint au point de cum sistro portare faciem caninam. Les chrétiens blâmaient fort cette pratique rituelle : pour eux, les hauts dignitaires romains s'humiliaient en revêtant le costume rituel propre à chaque religion à mystères (Ambroise, Epist., 27, 3 ; Prudence, c. Symm., 1, 625-630, ainsi que les auteurs modernes cités chez Martínez Maza 1999, p. 96, n. 325). Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au texte du Carmen, la présence de l'expression latrator Anubis à quelques vers de distance (v. 95 et 100) est un peu curieuse. Négligence de l'auteur, ou erreur de transmission dans la tradition manuscrite ? C'est tout à fait secondaire ici.

 

v. 98 : caluus. Le préfet adoptait la tenue des membres du clergé du culte d'Isis et Sarapis. Voir encadré.

v. 99 : Sistriferiam Fariam. Isis, la déesse « aux mille noms » (myrionyme), est désignée par le terme de Faria (v. 99), qui fait allusion à son rôle de protectrice de l'île de Pharos, du port de Pharos et par extension des ports et des marins. Elle était généralement représentée avec un sistre dans la main droite, d'où son surnom de sistriferam (porteuse de sistre). Cet instrument de musique consistait en une lame métallique recourbée, fixée sur un manche et traversée de baguettes mobiles qui retentissaient lorsqu'on l'agitait.

v. 100 : latrator Anubis. Voir v. 95 et encadré.

v. 102 : ramum fractum olivae. Ce rameau d'olivier symbolisait Osiris mort. Voir encadré.

v. 103-109 : Cybèle et Attis

Deuxième mention importante du culte métroaque, après celle des vers 57-62, qui concernait surtout le taurobole.

Les fêtes publiques en l'honneur de Cybèle et d'Attis
   
On connaît l'existence des
deux grands groupes de fêtes publiques en l'honneur de ces divinités, les Megalesia d'avril, plus anciennes, liées davantage au temple de Cybèle sur le Palatin, et les cérémonies de mars, davantage centrées sur « la passion d'Attis ». Le premier groupe a déjà été présenté plus haut (v. 57-62). Le second, celui de mars, faisait apparaître Attis comme un dieu qui meurt et renaît, sous symbole végétal, mais en promesse de résurrection.
   Le 15 mars (canna intrat « l'entrée du roseau »), la confrérie des cannophores apportait au temple des roseaux coupés, ce qui était censé rappeler la découverte de l'enfant Attis sur les bords du fleuve. Venait ensuite une semaine de continence sexuelle et d'abstinence. Le 22 mars (arbor intrat « l'entrée de l'arbre »), la confrérie des dendrophores amenait de la forêt un pin coupé. Le tronc était enveloppé de bandelettes et enguirlandé de violettes, comme un cadavre. Il représentait le dieu mort. Le 24 mars, « jour du sang » (dies sanguinis ou simplement Sanguen), les galles et les néophytes, au son assourdissant d'instruments de musique exotique (flûtes, cymbales, tambourins) se livraient à une danse sauvage, se flagellaient jusqu'au sang, s'entaillaient les bras avec des couteaux ; au comble de la frénésie, certains néophytes amputaient même leurs organes virils et les offraient en oblation à la déesse. Ils voulaient en quelque sorte se vouer ainsi tout entiers à la divinité et ressembler totalement à elle. Aux lamentations funèbres de la nuit du 24 au 25 mars succédait brusquement l'explosion de la joie lorsque, le matin du 25, l'archigalle annonçait la résurrection du dieu. C'était le jour de la joie, Hilaria. Après une journée de repos (requietio), avait lieu le 27 mars une procession triomphale qui traversait Rome et la Campagne pour mener l'idole de Cybèle se baigner dans l'Almo (Lauatio), un vieux rite propre à provoquer la pluie.

La question est de savoir à quels épisodes précis font allusion ces vers.

v. 103-107 : Vidimus... plaustra... leones... conducta manus Megalensibus actis. Qu'en est-il de la procession somptueuse qui nous est donnée à voir dans ces 5 vers ? À quel moment placer ce défilé de chariots de bois tirés par des lions portant des jougs d'argent. La mention des lions n'est pas surprenante. Cet animal était lié à l'iconographie métroaque depuis des temps reculés, ce qui ne signifie évidemment pas qu'on avait attelé de véritables fauves : des hommes costumés en lions suffisaient. On n'est pas étonné non plus de voir intervenir plusieurs véhicules (plaustra). La procession devait en comporter un certain nombre. L'un d'entre eux, en tout cas, reçoit une attention particulière, c'est le currus de Cybèle. Le pamphlétaire le fait conduire par le préfet et le décrit, admiré, peut-être escorté, par l'élite des notables. Le préfet a donc le rôle principal, et les rênes qu'il tient en mains sont en argent, comme les jougs des animaux. La mention au v. 107 des Jeux Mégalésiens (Megalensibus) pose problème. Se rapportent-ils aux processions d'avril,  alors que les vers 108-109 se rapportent aux cérémonies de mars ? Ou bien  et ce n'est pas du tout invraisemblable  le char de Cybèle sortait-il à la fois en mars et en avril ? Quant à la précision conducta manus (v. 107), elle semble empruntée au vocabulaire militaire (comme le cohors du v. 66) : c'est une troupe de « gens à gages », qu'on a loués pour participer à la cérémonie. Un vocabulaire dépréciatif ici encore, qui ne correspond peut-être pas à la réalité. Pour plus de détails sur ces vers difficiles, cfr Bartalucci 1998, p. 154-159.

v. 108-109 : arboris excisae truncum... Attin castratum... praedicere solem. Ces vers évoquent clairement les fêtes de mars. L'arboris excisae truncum renvoie au cérémonial de « l'entrée de l'arbre » du 22 mars, et le v. 109 à la fin du drame : « le lever du soleil (c'est-à-dire le jour nouveau) annonce la résurrection d'Attis ». C'est l'explosion de joie qui, le matin du 25, au lever du soleil, accueille l'archigalle proclamant la résurrection du dieu (Hilaria). Cette interprétation, très simple, n'est toutefois pas celle de tous les commentateurs : certains comprennent « nous avons vu l'élite des notables annoncer qu'Attis castré était le Soleil », en d'autres termes proclamer la nature solaire du dieu ressuscité ; certains mettent Attin castratum en rapport avec le préfet, lequel aurait pris part à la cérémonie costumé en Attis : « nous l'avons vu, lui, habillé en Attis castré, proclamer l'arrivée du Soleil » (cfr Bartalucci 1998, p. 158-159). Quoi qu'il en soit, l'ensemble du cycle de mars nous semble en quelque sorte synthétisé par les événements importants qui, dans un certain sens, l'ouvrent et le ferment.


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Mort du protagoniste − Dévotions stériles des époux − Adresse à son épouse (v. 110-122) [Texte]

    Après l'intermède des v. 103-109, plutôt descriptifs et mettant l'accent sur le visuel (uidimus), le mode du tu revient à partir du v. 110 et ne cessera pas. Le pamphlétaire va s'adresser longuement au préfet décédé, puis, très brièvement, dans les deux derniers vers, à son épouse dont le rôle apparaît important (v. 116 à 122). Ce passage consacré à la mort du protagoniste ferme la longue section ouverte au v. 25, où était annoncé son décès. Les développements intermédiaires étaient consacrés à sa vie (« Qu'a-t-il fait d'utile ? Quelle aide a-t-il reçue de ses dieux ? »), avec un bilan totalement négatif. Cette fin du Carmen n'est toutefois pas avare d'informations nouvelles.

Vers 110-114 : Mort du protagoniste.

v. 110-111 : Artibus magicis... procerum honores... parvo sepulcro. On ne sera pas surpris de voir attribuer au défunt un modeste tombeau (paruo donatus sepulcro) ; c'est un peu la loi du genre : la richesse et les honneurs des plus hauts personnages de la cité sont dérisoires en face de la mort. Les puissants peuvent être pleurés, célébrés, statufiés ; quand on réfléchit, ils n'occupent pourtant jamais sur terre, une fois morts, qu'un tout petit espace. En outre, cet homme dont l'ambition était grande (procerum honores) et qui n'hésitait pas recourir à des moyens douteux (artibus magicis), n'a pas été protégé de la mort.

v. 112 : Te consule. Voilà que brusquement le préfet est doté d'un titre nouveau : te consule. Le préfet serait devenu consul ! Les affaires d'ailleurs se compliquent, car dans la même série de vers (112-114), apparaissent d'une part Flora, une divinité dont il n'avait pas encore été question (elle aurait pourtant pu trouver une place de choix plus haut !), et d'autre part un Symmaque, qualifié d'heres, censé l'avoir honorée d'un temple. Comment interpréter tout cela ? De qui et de quoi peut-il s'agir ?

v. 112-114 : Flora. C'est une très ancienne divinité de la religion romaine traditionnelle. Son rôle essentiel, à l'origine, était de protéger au moment de la floraison, moins les plantes d'agrément que les céréales et les autres plantes utiles, arbres compris. On célébrait en son honneur des jeux (les ludi florales). Un temple lui fut élevé à Rome près du Grand Cirque dans la seconde moitié du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Les calendriers montrent que l'anniversaire de sa dédicace tombait le 28 avril. Dès la période classique, Flora était connue pour le caractère libertin des jeux scéniques représentés lors de ses fêtes. Pour les apologistes chrétiens, Flora était une prostituée et leurs attaques contre elle étaient très dures (Minucius Felix, Octavius, 25, 8 ; Cyprien, Idol., 4 ; Arnobe, Nat., 3, 23 ; Lactance, Inst., 1, 20, 6-10 ; Epit., 15, 3). Rien d'étonnant dès lors qu'elle soit présentée ici comme une « prostituée, mère infâme et maîtresse des jeux d'amour » (uenus, ueneris, dans le sens, tout à fait classique, de « plaisirs de l'amour »).

    L'histoire de son temple est relativement connue jusqu'au début de l'Empire. On a trace en effet d'une restauration commencée par Auguste et complétée par Tibère en 17 après J.-C. (Tacite, Ann., 2, 49), mais notre documentation est muette sur une intervention quelconque portant sur des constructions en l’honneur de Flora à la fin du IVe siècle. La chose ne serait toutefois pas insolite en une période de réaction païenne. Des travaux de ce genre pouvaient provenir de fonds privés, et ne relevaient donc pas des compétences administratives des magistrats (quelles que soient leurs opinions religieuses).

 v. 114 : Symmachus heres. La mention d'une activité d'un Symmaque concernant le sanctuaire de Flora est totalement isolée. Les Symmaque étaient une grande famille de l'aristocratie romaine du IVe siècle. Si nous disposons sur elle d'une abondante documentation, nous sommes incapables de déterminer de quel Symmaque il pouvait être question ici. Le terme heres accolé à Symmachus n'aide guère : s'agit-il d'un « Symmaque junior ? », ou d'un Symmaque perçu par le pamphlétaire comme « héritier spirituel » du protagoniste du Carmen ? Nous reviendrons ailleurs sur cette question d'identification. La pointe reste toutefois bien dans la ligne générale de l'œuvre : c'est à nouveau une divinité lasciua, Flora, comme tant d'autres citées précédemment, qui peut s'estimer satisfaite du personnage. Mais on ne peut pas affirmer grand chose de plus. L'information devait vraisemblablement être claire pour un contemporain de l'auteur du Carmen. Un Symmaque a pu intervenir dans la reconstruction, ou la restauration, ou même la construction d'un sanctuaire à Flora. L'expression componere templum peut en effet vouloir dire « construire un temple » (cfr Ovide, Fast., 1, 708), et ce templum pourrait d'ailleurs être, ne l'oublions pas, une petite chapelle privée, qui n'aurait pas trouvé sa place dans la « grande documentation historiographique ». Nous n'en savons pas davantage, et, comme pour le Leucadius et le Marcianus des vers 85 et 86, nous conclurons à notre ignorance. Le sens toutefois est clair : la divinité favorisée par le protagoniste et son milieu est tout, sauf recommandable.

    Force est enfin de constater que les trois vers qui viennent de nous retenir (v. 112-114) se rattachent mal à ce qui précède (v. 110-111) et à ce qui suit (v. 115-122). Ils donnent au lecteur l'impression d'un corps étranger, qui aurait été mal intégré dans un texte déjà complètement rédigé. Ils apportent pourtant des informations intéressantes, et on songe surtout au te consule du v. 112, qui fait intervenir abruptement un consulat là où il avait été question uniquement – et combien longuement ! –  d'une préfecture. La solution, s'il en existe une, ne peut pas se déduire d'une analyse interne du Carmen, que nous avons tentée, dans toute la mesure du possible, de faire dans les pages précédentes.

Vers 115-120 : Dévotions stériles du protagoniste et de son épouse

v. 115 : in templis positus... tot monstra colebas. Le protagoniste est présenté comme fréquentant avec assiduité tous les temples, ce qui renvoie le lecteur aux v. 28-29 : « Cet homme excité qui, durant trois mois, a parcouru la Ville dans tous les sens a enfin atteint les bornes de sa vie ! » Difficile, si l'on pose en principe que l'œuvre est structurée et cohérente, de ne pas connecter ces deux passages. Pour obtenir le salut (salutem sera le dernier vers de l'œuvre), il a fait appel à tous les dieux. En vain !

v. 116-118 : ipsa coniunx...  Ici entre en scène l'épouse aimante du protagoniste qui semble avoir déployé une activité fébrile pour sauver son mari de la mort. Apparemment elle l’a même accompagné dans ses visites aux temples, adressant vœux, offrandes et prières aux dieux et déesses. En tout cas, le pamphlétaire semble les présenter fréquentant tous les temples (omnia... tot monstra, v. 115), en couple oserait-on dire, lui, « planté dans le sanctuaire » (in templis positus, v. 115), elle, restant sur le seuil (in limine templi, v. 117), accrochée aux autels (altaria, v. 116). Mais l'épouse recourt aussi, semble-t-il, à des cérémonies plus traditionnelles. Elle a adressé des vœux (uota, v. 117) à de nombreux dieux et déesses (dis deabusque, v. 118), et elle s'en acquitte (soluere, v. 118) scrupuleusement, à coup d'offrandes (cumulat donis, v. 117). À la mode traditionnelle, si l'on interprète bien l'expression mola et manibus du v. 116 (« la farine et les mains », un hendiadys pour « des mains pleines de farine, enfarinées »). Le terme mola se charge d'ailleurs d'une signification religieuse particulière, s'il s'agit bien de la mola salsa, une farine sacrée, de blé torréfié, mêlée de sel, fabriquée par les Vestales, qu'on répandait notamment sur la tête des victimes afin de les consacrer avant de les immoler.

v. 119-120 : carminibus magicis... Dans ce qui apparaît comme une opération de la dernière chance, la magie même joue un grand rôle. Le mari semble déjà s’être appuyé sur elle pour atteindre les plus grands honneurs (v. 110 : artibus... magicis procerum... honores), et certains éléments de sa biographie évoquent la magie à demi-mots (daemonis arte du v. 80 ; peut-être aussi les artes du v. 52). L'épouse aussi est censée s'en servir abondamment : quand on menace les dieux (v. 118) et qu'on veut « ébranler l'Achéron » (v. 119), c'est évidemment de magie qu'il s'agit (carminibus magicis). Tout cela pour rien ! Le seul résultat obtenu, c'est (v. 120) de « précipiter son mari dans le Tartare comme une offrande funèbre » (l'inferias miserum sub Tartara rappelle l'inferias miseros sub Tartara du v. 83).

Vers 121-122 : Adresse directe à l'épouse

 v. 121 : Desine... hydropem... maritum. Ce vers nous renseigne sur la maladie qui aurait emporté le préfet. La cause de sa mort (tracta morte du v. 27) est donc l'hydrops, l'hydropisie. Appelée aujourd'hui anasarque, cette maladie se caractérise par une « infiltration généralisée de sérosité dans le tissu cellulaire » et conduit à la mort. Bien connue de la médecine antique (voir la description qu'en donne Arétée de Cappadoce, dans CMG IV, 1, p. 62-64), elle a emporté d'illustres personnages (les empereurs Hadrien en 138 et Théodose en 395 par exemple). On ne s'attardera pas sur un problème comme l'ambivalence du terme hydrops, qui, en latin comme en grec, peut désigner la maladie ou le malade. Dans le premier cas, le post est à analyser comme une préposition, dans le second comme un adverbe. Cette question est tout à fait accessoire.

 v. 122 : de Ioue... Latio... sperare salutem. Le pamphlétaire s'est adressé à l'épouse du préfet sur un ton sarcastique, et sa conclusion est sans appel : « Voilà ce que c'est d'avoir espéré trouver le salut en Iuppiter Latius ! ». L'épithète est inhabituelle pour désigner Jupiter (on rencontre plus souvent Latiaris ou Latialis), mais Latius existe comme adjectif, avec la valeur de « latin » ou de « romain », et cet adjectif semble être utilisé pour synthétiser l'ensemble des divinités de la religion traditionnelle. Certains commentateurs ont avancé une autre interprétation, analysant Latio comme le datif du substantif Latium : « voilà ce que c'est d'avoir espéré de Jupiter le salut pour le Latium ! », mais cette dernière interprétation ne paraît guère vraisemblable.

 


Vers l’identification du protagoniste…

      Les notes précédentes ont laissé soigneusement de côté toute tentative d’identification du protagoniste. Nous avons déjà expliqué ce choix. La lecture attentive des travaux modernes nous avait révélé, par l’absurde pourrait-on presque dire, le danger de lire le Carmen en ayant à l’esprit le nom d’un destinataire. En focalisant l’attention du lecteur, cette manière de faire influence, consciemment ou non, l’interprétation de tout passage « ouvert », c’est-à-dire susceptible d’être compris de multiples manières. Parfois, elle commande l’établissement même du texte : on corrige le manuscrit pour qu’il « colle » au choix prosopographique. Mais il est évident que la question du destinataire se pose.

     Elle n’a évidemment de sens que si l’on accepte comme postulat que le Carmen est réellement personnalisé. Si on se borne à y voir un exercice d’école, « passe-partout » en quelque sorte, et dès lors susceptible de s’appliquer à n’importe quel haut personnage appartenant à la mouvance de la « réaction païenne » de la fin du IVe siècle, toute recherche d’un destinataire précis est vaine. Le poème pourrait tout au plus être perçu comme un simple recueil de topoi anti-païens. À notre avis ce n’est pas le cas. Ouvrage polémique, il contient bien sûr de nombreux topoi, qu’on retrouve dans les écrits chrétiens contemporains ; bien sûr aussi, car c’est une composition littéraire, il relève du genre de l'invective et de la satire, il puise son inspiration, quand ce n’est pas ses mots, chez les grands classique latins, et l’influence de Virgile y est manifeste. Mais l'oeuvre contient aussi beaucoup d’éléments « particularisants », voire « personnalisants ».

     Des noms propres sont cités, comme Leucadius, Marcianus, Symmaque : les deux premiers ne nous disent presque plus rien aujourd’hui, mais ils devaient parler aux lecteurs contemporains. Plus important peut-être, le Carmen livre de précieuses informations sur le destinataire lui-même.

     C’est un haut personnage, qui vient de mourir d’hydropisie, à l’âge de soixante ans, pleuré par une épouse aimante qui avait tout tenté pour le sauver (prières, vœux, sacrifices, pratiques magiques). Il appartenait à la grande aristocratie romaine et était profondément attaché à la religion ancestrale, sous toutes ses formes, collectionnant les titres sacerdotaux, croyant aux haruspices et participant activement aux cérémonies solennelles (l’accent est mis sur celles de Cybèle et celles d’Isis). Il était hostile au christianisme, mais ne l’attaquait pas de front. Il regrettait la place occupée par les chrétiens dans la société de son temps, et, dissimulant soigneusement ses sentiments, c’est par des moyens détournés, mais efficaces, qu’il cherchait sans cesse à leur nuire.

      Le Carmen fait également état de ses titres : il avait été préfet (vraisemblablement urbain) et consul. Dans ses invectives, le pamphlétaire s’étend très longuement sur la gestion déplorable de sa préfecture, ne relevant à son propos rien de positif. Un discret olim au v. 38 fait penser que cette préfecture n’était pas récente mais ne permet pas de la dater. Sur le consulat (te consule, v. 112) et ses réalisations, notre auteur semble même faire l’impasse. La mention de Flora et de son temple fait bien piètre figure face à l’impressionnante série de reproches adressés à la préfecture du destinataire. Le déséquilibre entre les deux fonctions, très frappant, ne peut qu’interpeller le lecteur. La place des trois vers 112-114 aussi interpelle, nous l’avons souligné dans notre commentaire. Mal rattachés à ce qui précède et à ce qui suit, ils donnent l'impression d'un « corps étranger », introduit sans beaucoup de soin dans un texte déjà complètement rédigé.

    De ces précisions biographiques ainsi que de la discordance structurelle dans le traitement de la préfecture et du consulat, les tentatives d’identification du protagoniste devront tenir le plus grand compte. En bonne méthode en effet, la recherche doit s’appuyer en priorité sur les données provenant de l’analyse interne du Carmen et, dans un second temps seulement, rechercher dans l'histoire de l'époque les éléments qui pourraient leur correspondre. C’est loin d’avoir toujours été le cas : souvent c'est la démarche inverse qui a été privilégiée. On n'en dira pas plus ici, nous réservant d'y revenir ailleurs d'une manière plus argumentée.


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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 19 - janvier-juin 2010

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