Bibliotheca Classica Selecta - Énéide - Chant V (Plan) - Hypertexte louvaniste - Page précédente - Page suivante
ÉNÉIDE, LIVRE V
ESCALE EN SICILE. JEUX FUNÈBRES
Course à pied (5, 286-361)
Préparatifs (5, 286-314)
Énée se dirige alors vers une prairie en forme de théâtre, où il s'installe, au centre d'une foule innombrable, pour assister à la suite des jeux. Invités à se mesurer à la course à pied, de nombreux concurrents, Troyens, Grecs, Siciliens, se présentent (5, 286-302).
Énée énumère les prix qui seront décernés : outre un prix commun, les trois premiers recevront chacun une couronne d'olivier, et dans l'ordre d'arrivée, un cheval, un carquois avec des flèches, et un casque d'Argos (5, 303-314).
Hoc pius Aeneas misso certamine tendit gramineum in campum, quem collibus undique curuis cingebant siluae, mediaque in ualle theatri circus erat ; quo se multis cum milibus heros |
Cette compétition achevée, le pieux Énée se dirige vers un champ ceint de tous côtés par des collines boisées, avec au centre du vallon un cercle en forme de théâtre ; le héros s'y rend, accompagné d'une multitude de gens |
|
consessu medium tulit exstructoque resedit. hic, qui forte uelint rapido contendere cursu, inuitat pretiis animos, et praemia ponit. Vndique conueniunt Teucri mixtique Sicani, Nisus et Euryalus primi, |
et prend place sur la tribune dressée au milieu de l'assistance. Là, il invite ceux qui voudraient s'affronter à la course, les encourage par l'appât de récompenses, en exposant les prix. De partout convergent Teucères et Sicanes mêlés. Nisus et Euryale sont les premiers, |
5, 290 |
Euryalus forma insignis uiridique iuuenta, Nisus amore pio pueri ; quos deinde secutus regius egregia Priami de stirpe Diores ; hunc Salius simul et Patron, quorum alter Acarnan, alter ab Arcadio Tegeaeae sanguine gentis. |
Euryale remarquable dans la beauté de sa verte jeunesse, Nisus, pour l'amour sacré qu'il porte à ce jeune garçon ; derrière eux, Diorès, prince de la noble lignée de Priam. Il est suivi de près par Salius et Patron ; l'un est Acarnanien, |
5, 295 |
Tum duo Trinacrii iuuenes, Helymus Panopesque adsueti siluis, comites senioris Acestae ; multi praeterea, quos fama obscura recondit.
Aeneas quibus in mediis sic deinde locutus : « Accipite haec animis laetasque aduertite mentes. |
Voici ensuite Hélymus et Panopès, deux jeunes Trinacriens, rompus à la vie des bois, compagnons du vieil Aceste, et une foule d'autres, qu'un nom obscur a laissés dans l'oubli.
Énée se tenant au milieu d'eux parla alors en ces termes : « Que vos coeurs entendent ceci, que vos esprits joyeux écoutent. |
5, 300 |
Nemo ex hoc numero mihi non donatus abibit. Cnosia bina dabo leuato lucida ferro spicula caelatamque argento ferre bipennem ; omnibus hic erit unus honos. Tres praemia primi accipient flauaque caput nectentur oliua. |
Aucun de vous ne s'en ira sans être gratifié d'un prix. Je donnerai à chacun deux javelots de Cnosse au fer poli et brillant, ainsi qu'une double hache d'argent ciselé ; cet hommage sera commun à tous. Les trois premiers recevront des prix et leur tête sera ceinte d'une blonde couronne d'olivier. |
5, 305 |
Primus equum phaleris insignem uictor habeto ; alter Amazoniam pharetram plenamque sagittis Threiciis, lato quam circum amplectitur auro balteus et tereti subnectit fibula gemma ; tertius Argolica hac galea contentus abito. » |
Le vainqueur obtiendra un cheval aux phalères magnifiques, le deuxième, un carquois d'Amazone, empli de flèches thraces, enveloppé par un large baudrier d'or, et retenu par une fibule ornée d'une élégante pierre précieuse ; que le troisième s'en aille satisfait de ce casque d'Argos ». |
5, 310 |
Course et remise des prix (5, 315-361)
Au signal donné, Nisus prend la tête, suivi de Salius, puis d'Euryale, d'Hélymus, serré de près par Diorès. Près du but, Nisus glisse dans une flaque de sang et, en se redressant, fait tomber Salius, assurant ainsi la première place à son ami Euryale, la seconde à Diorès, la troisième à Hélymus (5, 315-339).
Les résultats sont aussitôt contestés par Salius ; mais Euryale a la sympathie du public. Énée attribue les prix selon les arrivées (1 : Euryale, 2 : Hélymus, 3 : Diorès). Il offre toutefois des prix de consolation à Salius et à Nisus (5, 340-361).
Haec ubi dicta, locum capiunt signoque repente corripiunt spatia audito limenque relinquunt, effusi nimbo similes. Simul ultima signant, primus abit longeque ante omnia corpora Nisus emicat et uentis et fulminis ocior alis ; |
Dès la fin de ce discours, les coureurs prennent position, et au signal donné, s'élancent soudain, quittent la ligne de départ, se déployant comme une nuée. Une fois la dernière ligne atteinte, Nisus le premier se détache et s'échappe loin devant tous, plus rapide que les vents et que les ailes de la foudre. |
5, 315 |
proximus huic, longo sed proximus interuallo, insequitur Salius ; spatio post deinde relicto tertius Euryalus ; Euryalumque Helymus sequitur ; quo deinde sub ipso ecce uolat calcemque terit iam calce Diores |
Le suivant le plus proche est Salius, mais il suit à une longue distance ; ensuite, à un certain intervalle, Hélymus suit Euryale ; puis enfin, derrière lui, voilà que s'envole Diorès, talonnant déjà son rival |
5, 320 |
incumbens umero, spatia et si plura supersint transeat elapsus prior ambiguumque relinquat. Iamque fere spatio extremo fessique sub ipsam finem aduentabant, leui cum sanguine Nisus labitur infelix, caesis ut forte iuuencis |
et touchant son épaule : s'il restait plus de trajet à parcourir, il s'échapperait, le dépasserait et laisserait le résultat incertain. Et déjà ils avaient presque parcouru la dernière distance et épuisés approchaient du but, quand l'infortuné Nisus s'affale, |
5, 325 |
fusus humum uiridisque super madefecerat herbas. Hic iuuenis iam uictor ouans uestigia presso haud tenuit titubata solo, sed pronus in ipso concidit immundoque fimo sacroque cruore. non tamen Euryali, non ille oblitus amorum : |
s'était répandu sur le sol et avait détrempé le gazon. Le jeune homme, déjà vainqueur et triomphant, ne put retenir sur le sol ses pas chancelants mais tomba, tête en avant, dans la fange immonde et le sang sacrificiel. Toutefois il n'oublia pas Euryale, non, il n'oublia pas ses amours. |
5, 330 |
nam sese opposuit Salio per lubrica surgens ; ille autem spissa iacuit reuolutus harena, emicat Euryalus et munere uictor amici prima tenet, plausuque uolat fremituque secundo. Post Helymus subit et nunc tertia palma Diores. |
Car, surgissant de la flaque glissante, il se plaça devant Salius qui fit une culbute et resta étendu sur le sable durci. Euryale s'élance et, vainqueur par la grâce de son ami, il prend.la tête et vole parmi les bruits et les applaudissements. Hélymus arrive après, et la troisième palme revient maintenant à Diorès.
|
5, 335 |
Hic totum caueae consessum ingentis et ora prima patrum magnis Salius clamoribus implet, ereptumque dolo reddi sibi poscit honorem. Tutatur fauor Euryalum lacrimaeque decorae, gratior et pulchro ueniens in corpore uirtus. |
Alors l'immense amphithéâtre, avec toute l'assistance et les notables aux premiers rangs, s'emplit des cris terribles de Salius ; il réclame le prix qui lui a été arraché par la ruse. Euryale a la faveur du public, si charmant par ses larmes attendrissantes et sa valeur naissante alliée à sa beauté. |
5, 340 |
Adiuuat et magna proclamat uoce Diores, qui subiit palmae frustraque ad praemia uenit ultima, si primi Salio reddentur honores. Tum pater Aeneas « uestra » inquit « munera uobis certa manent, pueri et palmam mouet ordine nemo ; |
Diorès prend son parti et le proclame à haute voix, lui qui s'est approché de la victoire et a gagné en vain le dernier prix, si le premier est attribué à Salius. Alors le bon Énée dit : « Jeunes gens, vos récompenses restent assurées, et personne ne change l'ordre des prix ; |
5, 345 |
me liceat casus miserari insontis amici ». Sic fatus tergum Gaetuli immane leonis dat Salio uillis onerosum atque unguibus aureis. Hic Nisus : « si tanta » inquit « sunt praemia uictis, et te lapsorum miseret, quae munera Niso |
mais laissez-moi compatir au malheur immérité d'un ami ». Ayant ainsi parlé, il offre à Salius la peau immense d'un lion de Gétulie, à la lourde fourure et aux griffes dorées. Alors Nisus dit : « Si des prix si importantsdes reviennent aux vaincus, et si tu as pitié de ceux qui sont tombés, quels prix dignes de lui |
5, 350 |
digna dabis, primam merui qui laude coronam ni me, quae Salium, fortuna inimica tulisset ? » et simul his dictis faciem ostentabat et udo turpia membra fimo. Risit pater optimus olli et clipeum efferri iussit, Didymaonis artes, |
donneras-tu à Nisus ? J'aurais mérité la première couronne si une fortune, hostile à Salius, ne l'avait été pour moi aussi ? » Et tout en parlant, il faisait voir son visage et son corps souillés par une fange humide. L'excellent Énée lui sourit, et fit apporter le bouclier, chef d'oeuvre de Didymaon, |
5, 355 |
Neptuni sacro Danais de poste refixum. Hoc iuuenem egregium praestanti munere donat. |
que les Grecs avaient détaché de la porte du sanctuaire de Neptune. Et il offre au valeureux jeune homme cette récompense prestigieuse. |
5, 360 |
Notes (5, 286-361)
Course à pied (5, 286-361). La course à pied est librement inspirée d'Homère, Iliade, 23, 740-797.
cercle en forme de théâtre (5, 288). Pour la course à pied aussi, on a quelque peine à imaginer le cadre avec précision. Il ne faut en tout cas pas prendre le terme « théâtre » dans son sens technique, mais dans le sens large de « endroit d'où l'on peut voir ». Les spectateurs s'installent donc au centre du vallon fermé par les collines. Une tribune y est dressée.
Teucères et Sicanes (5, 293). Les Troyens se mêlent donc aux Siciliens locaux. Il n'est plus nécessaire de préciser que Sicanie est le terme poétique pour désigner la Sicile (cfr notamment 1, 557).
Nisus et Euryale (5, 294-296). Entre ici en scène le célèbre couple d'amis, créé par Virgile, et dont l'histoire occupe une grande partie du chant 9 (9, 168-502). L'amour de Nysus pour Euryale est qualifié de "pius"; il s'agit bien ici d'un amour chaste, platonique.
Diorès (5, 297). C'est un fils de Priam qui sera tué par Turnus (cfr 12, 509).
Salius et Patron (5, 298-299). Ces deux personnages n'apparaissent que dans le livre des jeux. Leurs noms évoquent des réalités romaines, religieuse pour le premier (les Saliens), institutionnelle pour le second (patronus est un mot latin). Leur origine géographique laisse penser qu'ils pourraient s'être joints à Énée lors de l'escale de Buthrote (3, 270-355). L'Acarnanie se trouve en effet en Grèce au sud de l'Épire ; et l'Arcadie, dont Tégée (cfr aussi 8, 459) est une ville, occupe le centre du Péloponnèse.
Hélymus et Panopès (5, 300). Hélymus a déjà été cité plus haut (5, 73). Panopès n'est pas mentionné ailleurs. Ces deux Siciliens ne sont pas présentés comme des citadins, mais comme des habitués des forêts. On ne sait pas très bien pourquoi.
Trinacriens (5, 300). Trinacrie, comme Sicanie (5, 293), est une autre dénomination poétique de la Sicile (cfr 1, 195).
Aceste (5, 301). Cfr 5, 30ss.
Cnosse (5, 306-307). Cnosse, ou Cnossos, est la ville principale de Crète, et les Crétois étaient réputés comme archers (cfr par exemple 11, 773). On n'oubliera pas que les Troyens avaient fait escale en Crète (3, 121-191).
double hache (5, 307). Une hache à deux tranchants, une bipenne, qu'on retrouve souvent dans l'art crétois, mais qui existait aussi à Rome. Il en est parfois question dans l'Énéide (cfr 2, 479 ; 11, 135).
blonde (5, 309). Selon M. Rat, p. 332, n. 1143, l'adjectif « blond » (flaua) serait peut-être inspiré d'Eschyle, Perses, 617, « soit parce que les feuilles de l'arbre sont d'un or pâle et gris, soit à cause de l'abondant pollen jaune de l'arbre en fleur ». Dans sa traduction, J. Perret (Virgile. Énéide, II, p. 16) utilise l'adjectif « doré ».
phalères (5, 310). Les phalères étaient des plaques rondes de métal ou d'ivoire, sur lesquelles était gravée ou ciselée quelque figure en relief. Les gens pouvaient en porter sur la poitrine, comme ornements ou comme décorations. On en trouvait parfois aussi pour décorer les harnais des chevaux ou leurs colliers (d'après A. Rich, Dictionnaire, p. 480).
Amazone (5, 311). Sur les Amazones, on verra 1, 491. Les Amazones, comme les Thraces, avaient combattu aux côtés des Troyens. En 11, 659 aussi, Virgile liait étroitement les Amazones et la Thrace.
thraces (5, 311). La Thrace, qui se situe à l'extrémité nord-est de la Grèce, est une terre de guerriers (cfr 3, 13). Les Thraces avaient combattu aux côtés des Troyens et leurs archers étaient réputés.
casque d'Argos (5, 314). Sans doute un casque pris à un guerrier grec.
laissant le résultat incertain (5, 326). On aurait eu besoin, dirait-on aujourd'hui, d'une photo pour départager les deux premiers. Mais la leçon des manuscrits est discutée, et certains modernes traduisent : « et le laisserait irrésolu ».
Nisus s'affale (5, 327-333). Comme Ajax, qui, chez Homère (Iliade, 23, 775), s'étale dans la bouse des boeufs.
il n'oublia pas Euryale (5, 334-338). Le geste de Nisus pour favoriser son ami paraissait déjà moralement inadmissible aux Anciens (cfr Cicéron, de officiis, 3, 42). Peut-être Virgile a-t-il voulu annoncer l'attitude de dévouement total dont Nisus fera preuve à l'égard de son jeune ami en 9, 425-449.
Alors... (5, 340-361). Le passage suivant est librement inspiré d'Homère (Iliade, 23, 540-565), qui place une contestation dans les résultats de la course des chars.
amphithéâtre (5, 340-341). Ici encore, le mot « amphithéâtre » ne doit pas être pris au sens strict. On notera l'ambiance de ces deux vers qui évoquent les théâtres et les spectacles de cirque de la Rome historique, où les sénateurs et les chevaliers avaient des places réservées.
Diorès... (5, 345-347). Classé troisième, il serait devenu quatrième et n'aurait donc plus eu de prix particulier (cfr 5, 310-314), si Salius récupérait la première place.
lion de Gétulie (5, 352). Il a déjà été question plus haut des Gétules et de la Gétulie d'Afrique du Nord (cfr 4, 40 ; 4,326 ; 5, 51 et 5, 192). Peut-être s'agit-il de la peau d'un lion provenant des chasses organisées par Didon à Carthage.
griffes dorées (5, 352). Sur cette coutume de dorer les griffes d'une peau de lion, on pourra voir 8, 552, où il est question de la dépouille d'un lion ornant un cheval offert par Évandre à Énée.
excellent Énée lui sourit (5, 358). L'atmosphère est vraiment à la détente et à l'apaisement. J. Perret (Virgile. Énéide, II, p. 16, n. 1) s'interroge : « Virgile veut-il rappeler que dans la perspective héroïque les jeux sont avant tout une fête du sourire et de l'amitié ? ».
Didymaon (5, 359). Artiste inconnu par ailleurs.
que les Grecs avaient détaché (5, 360). On ignore dans quelles circonstances des Grecs (ce ne sont pas des Troyens qui ont agi ainsi) avaient détaché ce trophée accroché au portail d'un sanctuaire de Neptune. Selon Servius, Énée aurait pu le recevoir d'Hélénus (cfr 3, 463ss). Quoi qu'il en soit, c'était l'usage d'accrocher des trophées aux portes des temples.
Énéide - Chant V (Plan) - Page précédente - Page suivante
Bibliotheca Classica Selecta - UCL (FIAL)