Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises sur la BCS

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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS

LUCIEN DE SAMOSATE

La Traversée pour les Enfers

ou le Tyran

 

 

Une nouvelle traduction

par

Philippe Renault

Poète et traducteur

 

 

   

Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC proposent déjà de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistes antiques, respectivement : (1) Fable et tradition ésopique ; (2) L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius ; (3) Babrius, un fabuliste oublié.

Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Il a publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'oeuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant ». Il a aussi donné à la BCS la traduction nouvelle de quatre autres dialogues : Le Banquet ou les Lapithes ; Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule ; Ménippe ou le Voyage aux Enfers,  et La Mort de Pérégrinos.

En ce qui concerne l'Anthologie Palatine, Philippe Renault a donné à la BCS une traduction nouvelle du Livre V (= « Les épigrammes érotiques ») et du Livre XII (= « La Muse garçonnière »), oeuvres qu'il a pris soin de présenter  dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).

[Note de l'éditeur - 20 novembre 2004 - 11 février 2005 - 25 novembre 2005 - 15 décembre 2005]

 

 

Introduction

 

 

Cette Traversée pour les Enfers est un dialogue ménippé que l'on date généralement de 165/166 en raison des allusions relatives aux guerres Parthiques, dans lesquelles était engagé Lucius Vérus, ami de Lucien.

L'œuvre se veut divertissante et nous présente une galerie de personnages tonitruants et pleins de verve, ce que permettait justement le genre ménippé. C'est aussi un texte moral dont le ton est nettement cynique.

Les personnages sont typés et comparables à ceux qui peuplent le théâtre de Ménandre : il y a Clotho, une des Moires, sorte de « préposée à l'accueil » au sein des Enfers, une « administrative » pointilleuse qui aime le travail bien fait, Rhadamante, le juge incorruptible des morts, Charon le batelier funèbre, homme sans états d'âme, surtout préoccupé à ce que les passagers de son navire arrivent à l'heure et effectuent convenablement le péage de la traversée ; il y a surtout les trois morts qui se partagent « la vedette » de cette saynète : Cyniscos, le philosophe cynique, modèle de vertu, mais aussi homme de conviction et de caractère, révolté par l'injustice, et qui n'hésite pas pour cela à dénoncer les méchants ; le savetier Mycille, homme simple et droit, pauvre et bon ; enfin l'« affreux » de service en la personne du tyran Mégapenthès, sur lequel Lucien a déversé toutes les ignominies possibles et imaginables : cruauté, rouerie, poltronnerie, perversion etc. Nous avons presque affaire à un cas pathologique ! Évidemment, cette canaille subit à la fin de l'ouvrage le châtiment qui est à la mesure de ses crimes.

Dans ce récit, le style mi–comique, mi–tragique de Lucien fait mouche et les emprunts aux grands auteurs, ainsi que les références aux légendes, y sont nombreuses mais bien intégrés à l'ensemble. L'auteur y exprime l'idée que la mort égalisatrice – un point sur lequel il insiste régulièrement dans son œuvre  remet les « pendules à l'heure ». Certes, tout cela peut sembler manichéen dans ses jugements tranchés (le pauvre gentil et le tyran mauvais) mais le récit, bien mené, efficace, ne connaît aucune rupture de rythme, comme c'est souvent le cas chez Lucien, maître dans l'art de captiver son lecteur.

 

 

 

 

Traduction

 

CHARON

1. Alors, Clotho, depuis un bout de temps, mon navire est prêt à affronter le large [1] ! La sentine est vidée, le mât est dressé, on a mis les voiles, les rames sont bien fixées sur leurs courroies. Alors, qu'attend-on pour partir ? Ah ! C'est encore Hermès qui est en retard ! Pourtant, il devrait être là depuis longtemps, celui-là ! Regarde–moi ça ! Personne dans ma barque ! Dire que j'aurais pu faire au moins trois voyages aujourd'hui ! C'est le soir et pas la plus petite obole ! Hadès va me traiter de fainéant, alors que je ne suis pas responsable de la situation. Ce convoyeur des morts – un brave garçon, par ailleurs – a dû boire l'eau de Léthé : de fait, il a complètement oublié de revenir parmi nous. En ce moment, je parie qu'il s'exerce avec les beaux garçons ou qu'il joue de la lyre, à moins qu'il ne lise un discours en étalant son savoir–faire. Peut-être se livre-t-il aussi à quelques resquillages ? C'est qu'il est doué pour ça, le bougre ! [2] Bref, il n'en fait qu'à sa tête ! Pourtant, il fait à moitié partie de notre association.

 

CLOTHO

2. Zeus a dû lui confier une mission spéciale dans le ciel. Tu sais qu'il est son maître.

 

CHARON

Oui, mais il n'a pas le droit d'abuser d'un bien appartenant à la collectivité. Est–ce que nous le brimons, nous, quand c'est l'heure de la pause ? Oh ! j'ai compris la raison de son retard : ici, il doit subir les asphodèles, les libations, les galettes, les offrandes aux morts et par–dessus le marché, la grisaille, la purée de poix, le noir complet. Là–haut, tout est plus avenant et le nectar et l'ambroisie coulent à flot. Je comprends que notre ami veuille prolonger son séjour chez les dieux. En fait, il s'est enfui, pareil à un prisonnier qui s'évade de prison. Pour redescendre, c'est autre chose : il prend son temps car, pour lui, c'est un supplice que de revenir.

 

CLOTHO

3. Cesse de râler, Charon ! Tiens, regarde là–bas, il arrive avec son lot de morts. Il les mène à la baguette comme si c'était un troupeau de chèvres. Mais que vois–je ? L'un d'eux est garrotté et un autre ne cesse de rire. J'en vois un qui porte une besace sur le dos et s'appuie sur un bâton [3] : il n'a pas l'air commode et il pousse violemment toute la troupe. Quant à Hermès, il est en eau, il a les pieds crasseux, il est essoufflé aussi. (à Hermès) Explique–moi Hermès ! Pourquoi tant de précipitation ? Tu as l'air épuisé.

 

HERMÈS

J'ai dû courir après cette canaille qui voulait s'enfuir : à cause de lui, j'ai failli rater le bateau.

 

CLOTHO

Qui est–ce ? Pourquoi voulait–il s'échapper ?

 

HERMÈS

À mon avis, il aurait préféré rester en vie. Si j'en crois ses grognements, ses plaintes continuelles, ce doit être un de ces rois ou de ces tyrans, car il dit regretter son bonheur d'antan.

 

CLOTHO

Ce niais voulait s'échapper en croyant qu'il allait ressusciter. Ne sait–il pas que le fil qu'on lui a concocté est maintenant brisé ?

 

HERMÈS

4. Il voulait nous quitter. Sans ce brave homme muni de son bâton, et que je dois le remercier, puisqu'il m'aida à le rattraper et à le ligoter, je crois qu'il aurait disparu pour de bon. Depuis qu'Atropos nous l'a livré, il n'a pas cessé de gigoter et de se cabrer, les deux pieds appuyés sur le sol pour nous empêcher de le faire marcher normalement : par moment, il me suppliait de le relâcher, rien qu'un bref instant, me faisant miroiter des récompenses extraordinaires si je cédais à son caprice. Comme à mon habitude, je suis resté de marbre, car il me réclamait une chose irréalisable. Arrivés au portail des Enfers, tandis que je comptabilisais mes défunts à Éaque [4], et que celui–ci vérifiait la justesse de mon compte à partir d'un papier officiel que ta sœur lui avait donné, voilà que cet excité échappe à ma vigilance et disparaît dans la nature. Il va de soi qu'un mort de la liste d'Éaque était manquant. Ce dernier, fort mécontent, me dit : « N'essaie pas, Hermès, de me faire un de tes mauvais tours : gardes tes plaisanteries pour les hauteurs célestes ! Le domaine des morts ne souffre aucune inexactitude et on ne peut rien lui cacher. Mon papier indique mille quatre gens décédés : or, devant moi, je n'en ai que mille trois ; à moins qu'Atropos se soit trompé dans ses comptes ! » À ces mots, je commençai à m'énerver, puis, soudain, me rappelai l'énergumène de tout à l'heure. Aussitôt, je me mis à regarder de tous côtés pour le retrouver : hélas, nulle trace de l'aigrefin. Je compris qu'il m'avait faussé compagnie. Je décidai alors de courir sur le chemin qui mène à la clarté du jour. Le brave homme dont je t'ai parlé fit comme moi, et nous partîmes ensemble à la poursuite de l'évadé, tels des coureurs olympiques. Nous finîmes par le rattraper alors qu'il avait déjà atteint le Ténare. Ce filou avait failli réussir son évasion.

 

CLOTHO

5. Charon, dire qu'on accusait Hermès de paresse !

 

CHARON

Partons ! Nous avons suffisamment perdu de temps.

 

CLOTHO

C'est vrai. En route ! Moi, avec mon registre en main, près de l'échelle, je vais contrôler nos passagers : nom, adresse, cause du décès. Toi, Hermès, aligne-les bien ! D'abord, commençons par les bébés : eux, ils ne peuvent rien me déclarer.

 

HERMÈS

Tiens, mon batelier, il y a en trois cents et j'ai inclus dans le lot les enfants abandonnés.

 

CHARON

Fichtre, la prise est superbe : voilà des morts d'une fraîcheur exquise.

 

HERMÈS

Veux–tu que, dans la foulée, Clotho, nous mettions dans le même sac les morts qui n'ont eu droit à aucune larme ?

 

CLOTHO

Tu veux parler des vieillards ? Tu as raison ! À quoi bon me compliquer la vie avec tout ce qui est vieux comme Hérode [5] ! Les sexagénaires et plus, venez un peu par ici ! Mais ils m'entendent rien, ils sont sourds comme des pots : c'est l'âge ! Hermès, je crois que tu dois les prendre à bras le corps et les porter jusqu'à l'embarcation.

 

HERMÈS

En voilà trois cent quatre–vingt–dix–huit, tous ratatinés : on les a vendangés en temps et en heure.

 

CHARON

Par Zeus ! Ce sont des raisins secs !

 

CLOTHO

 

6. Hermès, amène ceux qui sont morts à la suite de leurs blessures ! (Aux morts) Dites–moi, vous, comment la mort vous a–t–elle menés en ces lieux ? Ou plutôt non, je vais m'informer par moi-même : j'ai ma petite liste. Voyons, voyons ! Hier, à la guerre, il a dû en tomber quatre–vingt–quatre en Médie. Gobarès, fils d'Oxyartès, était du nombre [6].

 

HERMÈS

Exact !

 

CLOTHO

Il y en a sept qui sont morts pour motif amoureux et, parmi eux, ce philosophe de Théagène [7] qui s'est tué pour une courtisane de Mégare.

 

HERMÈS

Ils sont près de toi.

 

CLOTHO

Mais où sont passés ceux qui se sont tués pendant qu'ils tentaient de prendre le pouvoir ?

 

HERMÈS

Ici aussi.

 

CLOTHO

Et celui qui a été massacré par sa femme et son amant !

 

HERMÈS

Près de toi.

 

CLOTHO

Maintenant, je veux voir les hommes qui ont été jugés et condamnés : les crucifiés et les empalés. Où sont les seize malheureux qui se sont faits tués par des bandits ? Montre-les moi, Hermès !

 

HERMÈS

Ils sont là, tous en très mauvais état. Désires–tu que je t'amène les femmes ?

 

CLOTHO

Oui ! Amène également les naufragés : ils ont péri dans le même bateau et de la même manière. Et si tu peux, joins à eux les personnes mortes de fièvre.

7. Mais où est le philosophe Cyniscos ?

 

HERMÈS

Au repas d'Hécate, Il n'a pas survécu à l'absorption d'un œuf sacré et d'une seiche crue [8] ?

 

CYNISCOS

Je suis près de toi depuis un certain temps, ma jolie ! Comment ai-je pu vivre là–haut autant de temps ? Mazette, il devait y avoir une bonne épaisseur de fil sur le fuseau. Pourtant, Dieu sait si j'ai tenté maintes fois de le couper, ce fil. Mais il était incassable.

 

CLOTHO

Il fallait bien que je te laisse sur terre pour juger et réparer les erreurs humaines. Embarque–toi désormais ! Je te souhaite un bon voyage.

 

CYNISCOS

Un instant, par Zeus ! Fais monter d'abord ce lascar ligoté de la tête aux pieds car je crains qu'il ne te fasse fléchir avec ses simagrées.

 

CLOTHO

8. Qui est-ce ?

HERMÈS

C'est Mégapenthès [9], fils de Lacyde, tyran de son état.

 

CLOTHO

Plus vite que ça ! Entre là–dedans !

 

MÉGAPENTHÈS

Non, par pitié, ô majestueuse Clotho ! Laisse–moi remonter là–haut, rien qu'un tout petit moment ! Je te promets ensuite de revenir sans me faire tirer l'oreille.

 

CLOTHO

Pourquoi tiens–tu tellement à revoir le ciel ?

 

MÉGAPENTHÈS

Autorise–moi à mettre la dernière main à mon palais : les travaux sont presque terminés [10].

 

CLOTHO

Tu te moques de moi. Entre dans le bateau !

 

MÉGAPENTHÈS

Belle Moire, un instant, un minuscule instant. Laisse–moi juste une journée, le temps que je discute avec mon épouse et que je lui révèle l'endroit où j'ai enfoui un merveilleux trésor.

 

CLOTHO

Non, j'ai décidé une fois pour toutes que tu n'aurais aucune faveur.

 

MÉGAPENTHÈS

Tant de richesses perdues à jamais !

 

CLOTHO

Sûrement pas, je te rassure ! Mégaclès, ton cousin, va sous peu s'en emparer !

 

MÉGAPENTHÈS

Horreur ! J'aurais dû l'éliminer avant de mourir.

 

CLOTHO

C'est quand même lui qui va jouir de ton trésor. En outre, il va te survivre plus de quarante ans et bien profiter de ton harem, de tes habits et, bien sûr, de ton or.

 

MÉGAPENTHÈS

C'est injuste, Clotho, d'offrir tous mes biens à mes ennemis mortels.

 

CLOTHO

N'as–tu pas, toi aussi volé la fortune de Cydimaque, que tu as assassiné, et dont tu as égorgé les enfants, alors qu'il respirait encore.

 

MÉGAPENTHÈS

Il n'empêche que cette fortune m'appartenait depuis lors.

 

CLOTHO

C'est fini : ton temps de jouissance a bel et bien expiré.

 

MÉGAPENTHÈS

9. Ecoute, chère Clotho, j'ai un mot à te dire, mais je dois le faire en catimini. (aux autres) Voulez–vous bien ficher le camp ! (à Clotho) Si tu me laisses m'enfuir, je te donnerai mille talents d'or [11].

 

CLOTHO

Misérable ! Tu es donc à ce point obsédé par l'argent ?

 

MÉGAPENTHÈS

Bon, je te refile deux cratères que j'ai volés à Cléocrite que, par ailleurs, j'ai assassiné après le vol… Sache que chacun d'eux pèsent cent talents d'or.

 

CLOTHO

Emparez–vous de lui car il n'entrera jamais à bord de son propre chef.

 

MÉGAPENTHÈS

Pitié ! Mes murailles, mon arsenal militaire ne sont pas achevés. Cinq jours de vie, c'est tout, m'auraient suffi pour en venir à bout.

 

CLOTHO

Ne te fais pas de souci pour ça : c'est un autre qui la terminera ta muraille.

 

MÉGAPENTHÈS

Je vais te faire une autre proposition, plus acceptable, je te le promets.

 

CLOTHO

Quelle est–elle ?

 

MÉGAPENTHÈS

Juste un petit lambeau d'existence, pas plus, le temps de soumettre les citoyens de Piside [12], de lever un tribut aux Lydiens, de dresser un mausolée qui soulignera les hauts faits de mon règne en vue de la postérité.

 

CLOTHO

Tout doux, mon vieux ! Tu me demandes de rallonger ta vie d'au moins vingt ans ?

 

MÉGAPENTHÈS

10. Si tu veux, je t'offrirai une garantie pour te convaincre de mon retour dans les délais prévus. Je te donne la caution de mon fils adoré : oui, je te le livre comme otage.

 

CLOTHO

Espèce de monstre, ton propre fils ! Dire que tu criais bien fort ton désir de le voir te survivre !

 

MÉGAPENTHÈS

C'était hier ! Aujourd'hui, mon intérêt me dicte d'autres desseins.

 

CLOTHO

De toutes façons, ton fils va se retrouver très vite parmi nous, puisque le nouveau roi va se charger de le faire disparaître.

 

MÉGAPENTHÈS

11. Moire, ne dis pas non à cette unique requête.

 

CLOTHO

Quoi encore ?

MÉGAPENTHÈS

Qu'arrivera–t–il après mon trépas ?

 

CLOTHO

Écoute-moi et souffre ! Voilà : sache que ton esclave, Midas, deviendra le nouvel époux de ta femme. Il est vrai qu'il était son amant depuis longtemps.

 

MÉGAPENTHÈS

Le misérable ! Et c'est moi–même qui l'ai affranchi sous la pression de mon épouse.

 

CLOTHO

Quant à ta fille, elle fera office de concubine royale. En outre, tes effigies seront mises à terre et offertes à la risée de ton peuple.

 

MÉGAPENTHÈS

N'y aura–t–il pas un ami fidèle pour me défendre contre ces infamies ?

 

CLOTHO

Tu avais des amis, toi ? Sincèrement, pour quel motif aurais–tu pu en avoir ? Tous ceux qui courbaient l'échine devant toi, qui semblaient subjugués par tes paroles, tous ces gens se conduisaient ainsi par peur ou par espoir de plaire. Ils n'étaient liés qu'avec ta seule puissance et n'agissaient que par opportunisme.

 

MÉGAPENTHÈS

Malgré tout, lors des banquets, ils me portaient des toasts en me souhaitant bruyamment du bonheur ; ils juraient aussi de se sacrifier pour moi. En un mot, j'étais leur référence.

 

CLOTHO

C'est aussi chez l'un de tes bons amis que tu es passé de vie à trépas. C'était hier au cours d'un festin. L'ami t'a tendu la coupe qui t'a précipité jusqu'ici.

 

MÉGAPENTHÈS

Je comprends maintenant : ce vin avait un goût amer. Mais pourquoi a-t-il fait ça ?

CLOTHO

Assez de questions, il faut partir.

 

MÉGAPENTHÈS

12. Une chose me turlupine. Rien que pour cette chose, Clotho, je désirerais voir une dernière fois la lumière du jour, l'espace de quelques instants.

 

CLOTHO

Qu'est–ce donc ? Cela me paraît très pressant.

 

MÉGAPENTHÈS

Quand Carion, mon esclave, fit le constat de mon décès, il pénétra dans la chambre où mon corps avait été déposé. Personne ne me veillait. Carion introduisit ma maîtresse Glycérion que ce coquin fréquentait depuis un bon bout de temps ; il referma la porte puis la culbuta. Après avoir donné libre cours à ses pulsions, il me dévisagea et déversa sa bile sur mon corps : « Charogne, cria–t–il, tu m'en as donné des coups alors que je n'avais rien fait. » À ces mots, il m'arracha les poils de la barbe, me frappa et me cracha sur la poitrine. « Sois maudit à jamais ! » me lança–t–il et il sortit. J'étais dans une rage folle, tu penses, mais je ne pus le prendre à partie puisque j'étais déjà glacial. Quant à l'autre chipie, dès qu'elle entendit la rumeur des gens qui arrivaient, elle frotta ses yeux avec de la salive pour simuler des larmes. Puis elle éclata en sanglots, poussant des cris aigus, et prononçant mon nom. Ces deux misérables, si je les avais sous la main…

 

CLOTHO

13. Tu as fini de menacer ? Il est temps que tu passes en jugement.

 

MÉGAPENTHÈS

Nul n'osera voter contre un tyran.

 

CLOTHO

Certes, contre un tyran, c'est impossible, mais contre un mort, il y a Rhadamanthe. Tu vas tâter de sa justice : sa sentence est juste et il prononce toujours le verdict approprié. Bon, on ne peut plus attendre.

 

MÉGAPENTHÈS

Transforme–moi en homme du commun, Moire, fais de moi un pauvre hère, un esclave même, au lieu du roi de jadis, pourvu que je puisse revivre [13] !

 

CLOTHO

Holà, l'homme au bâton ? Avec Hermès, prenez–moi ça par les pieds car, à ce train–là, il n'entrera jamais.

 

HERMES

Allez, le fugueur ! Maintiens–le fermement, Charon, et pour plus de sécurité…

 

CLOTHO

Pas de problème : on va le saucissonner sur le mât.

 

MÉGAPENTHÈS

Il serait inconvenant que je ne sois pas assis à la place d'honneur.

 

CLOTHO

Et pourquoi ça ?

 

MÉGAPENTHÈS

Par Zeus ! Sous l'habit de tyran, j'avais une garde personnelle de dix mille soldats.

 

CYNISCOS

Ce Carion avait raison de t'arracher les poils de barbe : tu n'es qu'un pauvre abruti ! Tout à l'heure, quand tu auras tâté de mon bâton, ta tyrannie aura un goût bien amer.

 

MÉGAPENTHÈS

Quelle honte ? Un Cyniscos se permettrait de lever son bâton sur moi ? Mais n'est–ce pas toi, ces jours–ci, que j'ai menacé de clouer sur la croix pour ton impertinence et tes écarts de langage ?

 

CLOTHO

Eh bien, à ton tour d'être cloué… mais au mât du navire, cette fois–ci !

 

MICYLLE

14. Clotho ! Je ne compte pas, moi [14] ? Ou alors, c'est parce que je n'ai pas un sou vaillant que j'embarque en dernier ?

 

CLOTHO

Qui es–tu, toi ?

 

MICYLLE

Moi, je suis Mycille, savetier de mon état.

 

CLOTHO

Tu te plains du mauvais service alors que le tyran me promet, lui, monts et merveilles, si je lui accorde quelque répit. Je n'en reviens pas : tu ne cherches à pas à jouir du laps de temps qu'on t'offre ?

 

MICYLLE

Écoute–moi, gentille Moire : tu crois que je suis fou de joie quand le Cyclope nous dit : « Je mangerai Personne en dernier ? » Qu'on soit en tête du cortège ou à la queue, ce sont les mêmes dents qui nous croqueront. En outre, ma situation n'est pas la même que celle des riches, en fait, tout nous oppose. Regarde ce tyran, il a l'air d'avoir eu une vie de rêve : on le craignait et il était au centre de tout ; or il a dû renoncer à sa fortune, à sa garde–robe, à ses écuries, à ses banquets, à ses maîtresses, que sais–je encore ! Je comprends que c'est une catastrophe pour lui que de quitter tout ça. Ah ! Je ne sais quelle glu les colle à ces choses–là : en tout cas, c'est difficile de les en arracher comme si la glu les avait pénétrés jusqu'au fond d'eux-mêmes ; bref, c'est une vraie chaîne qui les paralyse, impossible de la rompre. Qu'on la leur enlève, alors, ce ne sont plus que cris et lamentations ; eux, si arrogants de nature, deviennent lâches quand ils se retrouvent sur la route de l'Hadès. Ils ne cessent de regarder en arrière comme des amants ulcérés, rien que pour voir encore une fois, même loin du ciel, quelques bribes de lumière. C'est ce qui s'est passé avec ce fou qui a tenté de fuir, et qui nous a bien saoulé avec ses jérémiades.

15. Moi, au contraire, je n'avais rien à perdre : je n'avais ni champ, ni maison, ni meubles, ni gloriole, ni statues. Je m'étais préparé au grand départ. Dès d'Atropos me fit signe, j'ai lâché mon couteau et mon cuir – il faut dire que je tenais une chaussure –, j'étais prêt. Les pieds nus, je me suis précipité sans prendre le temps d'essuyer mon cirage ; j'ai suivi la fille, je l'ai même dépassée en regardant droit devant, car, derrière, rien ne m'interpellait. Ici, par Zeus, c'est parfait : égalité pour tous ! On n'a rien de plus, rien de moins que son voisin : c'est l'idéal. Je suis sûr qu'ici il n'y a pas de créanciers pour vous réclamer vos dettes, pas d'impôts non plus. En hiver, on n'est pas agressé par le gel, les maladies sont inexistantes, les riches vous fichent la paix. C'est le calme absolu, le monde à l'envers. Ici, les pauvres gens rient de bon cœur, tandis les riches se morfondent et gémissent.

 

CLOTHO

16. C'est vrai que je te vois rire depuis un bon moment. Quelle en est la raison ?

 

MICYLLE

Écoute–moi, noble déesse. Sur la terre, j'avais ma maison à côté du palais de ce tyran : je sais donc ce qui s'y passait. À l'époque, je le trouvais divin. Je l'enviais même, j'admirais la pourpre brillante de sa tunique, la foule de ses courtisans, son or, ses coupes incrustées de pierreries, ses lits tenus par des pieds d'argent ; quand le parfum de ses plats me chatouillaient le nez, j'en avais mal au cœur. Pour tout dire, il me faisait l'effet d'un homme heureux. C'était une splendeur, dépassant de loin une coudée royale, surtout lorsque, enivré par la certitude de son bonheur, je le voyais marcher avec majesté, la tête orgueilleusement penchée en arrière, ce qui impressionnait les badauds. Mais il est mort, et, aujourd'hui, ce n'est plus qu'une loque risible, un individu auquel on a ôté le vernis, si bien que je ris maintenant de ma sottise, moi qui l'enviais et qui prenais la mesure de son bonheur à l'aune des odeurs de cuisine et du rouge d'un vulgaire coquillage.

17. Il n'est pas le seul que j'ai connu. J'ai vu aussi cet usurier de Gniphon [15] geindre avec le regret d'être mort sans avoir profité de sa fortune, et mécontent d'avoir laissé ce pactole entre les mains de ce dépensier de Rhodocharès, son héritier, selon la loi. Ah ! Je suis écroulé de rire quand je me suis rappelé la tête blême et répugnante de cet individu, son front chargé de toutes les anxiétés de vieux grigou, riche uniquement par le bout des doigts qui comptaient les milliers de drachmes et de talents amassés sou après sou, et que ce veinard de Rhodocharès dilapidera en un éclair. Mais ne faut–il point partir ? Nous pourrons continuer à rire pendant que les autres gémiront.

 

CLOTHO

Monte à bord ! Le batelier va lever l'ancre.

 

CHARON

18. Où vas–tu ? Ma carène est pleine à craquer : il faut rester ici jusqu'à demain matin. On passera te prendre aux aurores.

 

MICYLLE

Charon, ce n'est pas juste de laisser un mort à moitié putréfié. Je vais te poursuivre pour action illicite auprès du tribunal de Rhadamanthe. Quelle plaie ! Dire que je dois rester ici. Mais si je nageais après eux ? Je ne risque pas de me fatiguer puisque je suis déjà mort. D'ailleurs, je n'ai pas de quoi payer mon voyage [16].

 

CLOTHO

Qu fais-tu ? Arrête, Mycille, il est défendu de traverser les Enfers de cette façon.

 

MICYLLE

J'arriverais plus vite que vous à destination.

 

CLOTHO

Approche un peu, nous allons te hisser à bord. Hermès, viens nous donner un coup de main pour le monter.

 

CHARON

19. C'est bien beau, mais où va–t–on l'installer ? Nous sommes complets.

 

HERMÈS

Mettons–le sur le dos du tyran.

 

CLOTHO

C'est une excellente idée, Hermès ! Monte là–dessus et prends bien soin de lui écraser le cou. Bon voyage !

 

CYNISCOS

Charon, j'ai une confidence à te faire : je n'ai pas l'obole réglementaire pour payer la croisière. Vois par toi–même : je n'ai qu'un vieux sac et un bâton, mais je suis prêt à travailler. Veux–tu que je rame ? Je ne me plaindrai pas du moment que la rame est maniable et solide.

 

CHARON

Va pour la rame : ce mode de paiement me suffit.

 

CYNISCOS

Et si nous entonnions un chant de rameurs pour la cadence ?

 

CHARON

Par Zeus, si tu as en tête quelques couplets, c'est d'accord.

 

CYNISCOS

J'en connais beaucoup, Charon. L'inconvénient, c'est que ces gens répliquent par des bruyantes litanies. Ces gémissements vont singulièrement gâcher nos chansons.

 

LES RICHES (en chœur)

20. Hélas, ma fortune ! Hélas, mes champs ! Hélas, trois fois hélas ! Ma pauvre maison abandonnée ! Hélas, que d'argent laissé à un gaspilleur ! Mes chers petits enfants ! Mes vignes, qui les vendangera ?

 

HERMÈS

Et toi, Micylle, aucun regret ? Tu sais qu'il est interdit de faire le voyage sans gémir un peu.

 

MICYLLE

Non, pourquoi broyer du noir quand le voyage est doux ?

 

HERMÈS

Que m'importe, il faut pleurer ! C'est une coutume à laquelle nul ne peut se soustraire.

 

MICYLLE

Bon, je pleurniche un bon coup, mais c'est bien pour te faire plaisir ! Ah ! mes vieilles chaussures ! Ah ! mes vieilles savates pourries ! Quelle horreur ! Je n'aurai plus le ventre creux de l'aube au crépuscule ; je ne marcherai plus nu–pieds l'hiver, les fesses à l'air, en claquant des dents. Qui reprendra mon tranchet et mon alêne ?

 

HERMÈS

Chut ! Abrège ton chant funèbre ! La traversée arrive à son terme.

CHARON

21. Allons ! Les passagers, passez la monnaie ! (à Mycille) donne ton obole, toi ! Bon, tout le monde a versé ? Alors, Micylle, ton obole, s'il te plaît !

 

MICYLLE

Tu plaisantes, Charon. Comme l'affirme le dicton, autant écrire sur de l'eau [17], si tu crois obtenir un sou de Micylle. D'ailleurs, je ne sais même pas à quoi ressemble une obole : est–elle carrée ? Est–elle ronde ?

 

CHARON

Quel heureux voyage ! J'ai amassé un bon pécule. Vite, on débarque ! A présent, au tour des chevaux, des bœufs, des chiens : ils ont aussi le droit de se promener [18].

 

CLOTHO

Prends ces morts, Hermès. De mon côté, je vais sur l'autre rive pour ramener ici deux Chinois [19], Indopatès et Héramithrès : ils se sont massacrés dans un combat qui visaient à repousser leurs frontières.

 

HERMÈS

On avance ! Tous en rang et suivez–moi !

 

MICYLLE

22. Par Héraclès, qu'il fait noir ! Comment reconnaître ici l'élégant Mégillos ? Comment faire pour savoir si Simiché a plus de charmes que Phryné [20] ? Ici, tout a la même teinte, tout est uniforme. Rien de beau, rien de laid. Ce manteau que je trouvais miteux est désormais semblable à la pourpre royale. Nos vêtements sont devenus invisibles, submergés par l'obscurité. Cyniscos, où es–tu ?

 

CYNISCOS

Je suis là, Micylle. Si tu veux, faisons un bout de chemin ensemble.

 

MICYLLE

Bonne idée. Donne–moi la main. Une question, cher Cyniscos : je suis sûr que tu as été initié aux Mystères d'Éleusis ? N'as–tu pas la vague impression que l'atmosphère, ici, est identique à celle de ces Mystères ?

 

CYNISCOS

Bien vu ! Tiens, regarde ! La donzelle qui passe avec un flambeau à la main. Sa prunelle est terrifiante. Me tromperai–je en affirmant que c'est une Érinye [21] ?

 

MICYLLE

Dans tous les cas, sa physionomie le laisse présager.

 

HERMÈS

23. Occupe–toi de ces gens, Tisiphone ! Il y en a mille quatre.

 

TISIPHONE

Vous avez failli faire attendre Rhadamanthe.

 

RHADAMANTHE

Amène–les moi ici, Tisiphone ! Et toi, Hermès, joue ton rôle de messager et convoque–les.

 

CYNISCOS

Rhadamanthe, je te supplie, au nom de ton père [22], de me faire passer en premier.

 

RHADAMANTHE

Et pourquoi ?

 

CYNISCOS

J'ai le devoir de dénoncer un être infect qui a commis au cours de sa vie une foule d'actes répugnants dont je fus le témoin. Or mon accusation serait caduque si, d'abord, je ne t'éclaire pas sur ma personne et sur ma propre vie.

 

RHADAMANTHE

Présente–toi donc !

 

CYNISCOS

Je me nomme Cyniscos et je suis philosophe.

 

RHADAMANTHE

Approche et comparais devant le tribunal. (à Hermès) Hermès, appelle les accusateurs.

 

HERMÈS

24. Y–a–t–il une personne qui veuille témoigner contre Cyniscos, ici présent. Qu'il vienne à la cour.

 

CYNISCOS

Aucun ne se manifeste.

 

RHADAMANTHE

En effet, mais cela ne me suffit pas. Enlève tes vêtements : je veux voir tes marques.

 

CYNISCOS

Des marques ? [23]

 

RHADAMANTHE

Oui, chaque forfait commis durant l'existence fait émerger des marques imperceptibles sur l'âme.

 

CYNISCOS

Eh bien, examine–moi de près : je suis dans le plus simple appareil. Est–ce que je suis marqué comme tu dis ?

 

RHADAMANTHE

Sans conteste, cet homme–là est tout à fait net, à part trois ou quatre petites marques bien légères. Mais que vois–je ici ? Ce sont des traces de brûlures miraculeusement atténuées ? Comment se fait–il que tu sois redevenu impeccable, Cyniscos ?

 

CYNISCOS

Je vais te le dire. Jadis, étant ignare, j'ai reçu de nombreuses marques. Mais, depuis que j'ai eu la révélation de la philosophie, mon âme s'est purifiée.

 

RHADAMANTHE

Tu as usé du meilleur et du plus efficace des remèdes. Pars aux îles des Bienheureux, profite gaiement de la compagnie des honnêtes gens. Mais avant, dénonce–moi le tyran dont tu viens de me parler. (à Hermès) Qu'on en appelle d'autres !

 

MICYLLE

25. Pour moi, l'affaire sera vite classée, Rhadamanthe. L'examen sera bref. Je suis nu et tu peux tout voir.

 

RHADAMANTHE

Qui es–tu ?

 

MICYLLE

Mycille le savetier.

 

RHADAMANTHE

Superbe, Micylle : tu es immaculé, bravo ! Tu peux rejoindre Cyniscos. À présent, je veux qu'on fasse entrer le tyran.

 

HERMÈS

Mégapenthès, fils de Lacyde, viens à la barre ! Où te diriges–tu ? Veux–tu venir ! On te réclame. Tisiphone, il va falloir que tu le portes jusqu'ici : prends–le par la peau du cou.

 

RHADAMANTHE

Vas–y Cyniscos, porte tes accusations, énumère ses vilenies : il est face à toi.

 

CYNISCOS

26. À quoi bon parler ! Tu reconnaîtras vite la nature de cet animal en examinant ses marques sur son âme. Toutefois, je vais confondre cette canaille et te faire la liste de ses méfaits. En tant que simple particulier, je n'ai rien à dire sur lui. Mais dès qu'il se fut allié à des personnages sans scrupule, puis entouré de gardes du corps, il fomenta un coup d'Etat dans sa cité et se proclama tyran. Dans la foulée, il tua plus de dix mille citoyens. S'accaparant leurs biens, devenu richissime, il s'enfonça dans le stupre, traita ses sujets avec ignominie, dévergonda les jeunes filles, se livrant aussi à un commerce dégoûtant avec les jeunes garçons. Cet ivrogne commit les pires vilenies sur son peuple. Pour un être aussi orgueilleux et aussi méprisable, je ne trouve pas de châtiment à la mesure de ses crimes. Le soleil brûlant est plus facile à regarder sans cligner des yeux que cette face de rat. Que dire encore de son incroyable imagination en matière de supplices raffinés. Sa barbarie n'a même pas épargné sa propre famille. Non, je ne calomnie point : c'est la triste vérité. Pour me justifier, j'en réfère à ses victimes : ils sont ici au grand complet : ils font cercle autour de leur bourreau et l'attaquent. Tous ces gens, Rhadamanthe, ont subi la furie meurtrière de ce brigand : certains ont été piégés car leurs épouses avaient le malheur d'être trop belles ; les autres ont payé chèrement leur juste indignation quand le tyran abusait de leur fils ; il en est d'autres qui périrent parce qu'ils avaient du bien ou parce qu'ils avaient pris conscience de ses écarts de conduite.

 

RHADAMANTHE

27. Qu'as–tu à dire pour ta défense, monstre ?

 

MÉGAPENTHÈS

J'avoue avoir bien commis les premiers crimes dont il m'accuse. En revanche, je m'insurge contre les coucheries qu'il me reproche, les prétendus viols d'enfants et de jeunes filles. Cyniscos n'a débité à ce sujet que des inepties.

 

CYNISCOS

Bon ! Pour ces actes précis, Rhadamanthe, je vais recourir à des témoins.

 

RHADAMANTHE

Quels sont–ils ?

 

CYNISCOS

Appelle à la barre la Lampe et le Lit de ce monsieur : ils déballeront tout ce qu'ils savent sur leur propriétaire du fait de leur intimité.

 

HERMÈS

Vous deux, objets de Mégapenthès, approchez. Comme ils sont obéissants !

 

RHADAMANTHE

Dites tout ce que vous savez sur les pratiques de Mégapenthès. Toi, le Lit, à toi l'honneur !

 

LE LIT

Cyniscos n'a dit que la vérité. La honte m'envahit, rien qu'en pensant à toutes les perversions auxquelles j'ai du collaborer.

 

RHADAMANTHE

Ton témoignage est on ne peut plus limpide : le fait d'hésiter de parler de ces choses prouve ta bonne foi. À ton tour, Lampe, dépose !

 

LA LAMPE

Dans la journée, je ne pouvais savoir ce qu'il faisait : j'étais éteinte. Par contre, la nuit… C'était répugnant, je te le jure ! Il s'est livré à des actes si horribles que la langue est impuissante à les décrire. J'étais si écœurée que je refusais de me gorger d'huile afin de m'éteindre plus vite. Hélas, cet homme voulait absolument que je sois complice de ses turpitudes et il ne cessait de polluer ma lumière.

 

RHADAMANTHE

28. Je crois que nous avons entendu assez de témoins. Toi, enlève ta pourpre car je veux visionner tes marques. Par les Dieux ! C'est affreux ! Des tâches partout du sommet du crâne aux orteils ! Quel teint verdâtre ! Quel supplice lui donner ? Je me demande ! Une plongée dans les flammes du Pyriphlégéthon [24] ? Le confier à Cerbère ?

 

CYNISCOS

Ah non ! Moi, je te proposerai, si tu y consens, un châtiment que l'on testera pour la première fois, un châtiment qui lui conviendrait à merveille.

 

RHADAMANTHE

Dis toujours, je t'en prie.

 

CYNISCOS

Il est une coutume selon laquelle les défunts doivent s'abreuver de l'eau du Léthé, n'est–ce pas ?

 

RHADAMANTHE

Évidemment !

 

CYNISCOS

Eh bien ! lui, qu'il n'en boive pas une goutte !

 

RHADAMANTHE

29. Et pourquoi ?

 

CYNISCOS

Le supplice n'en sera que plus atroce car l'homme gardera le souvenir du temps béni de sa gloire terrestre, et il ruminera sans cesse sa vie d'antan et sa cohorte de molles facilités.

 

RHADAMANTHE

C'est bien trouvé. C'est décidé : qu'on le condamne à ce châtiment. Emmenez–le, bien enchaîné, près de Tantale [25] et qu'il se souvienne à perpétuité de ce que fut son existence.

 

 

Notes

 

[1] Il va franchir l'Achéron. [Retour au texte]

[2] Hermès est le patron des jeux sportifs, c'est un orateur émérite ; il est aussi, on le sait, le dieu des voleurs. [Retour au texte]

[3] Ce sont Mégapenthès le tyran, le cordonnier Mycille et le philosophe cynique Cyniscos. [Retour au texte]

[4] Éaque est le fils de Zeus. Il est un des trois juges des Enfers et il est chargé de la « perception des taxes ». Cf. Lucien, Charon, 2. Lucien insiste sur le côté lourdement administratif des Enfers et s'en s'amuse visiblement. [Retour au texte]

[5] Le texte dit « plus vieux qu'Euclide ». Pour moi, « vieux comme Hérode » est plus explicite. On me pardonnera ce choix… [Retour au texte]

[6] Il s'agit probablement de guerriers morts au cours des guerres Parthiques, pendant la rédaction de cet opuscule. [Retour au texte]

[7] Ce Théagène est mentionné dans La Mort de Pérégrinos, 5. C'était un philosophe cynique originaire de Patras. Galien, dans ses écrits lui donne une mort différente, victime des mauvais soins de son médecin. [Retour au texte]

[8] Une comparaison s'impose avec la mort de Diogène qui, lui, avait mangé un « poulpe » (calamar ?). Cf. Diogène Laërce, Vies des Philosophes, 10. [Retour au texte]

[9] En ionien, Mégapenthès signifie « deuil immense ». Ce tyran qu'on ne retrouve nulle part dans nos sources est probablement une invention pure et simple de Lucien. [Retour au texte]

[10] Allusion à Protésilas dans l'Iliade, 2, 701. [Retour au texte]

[11] Somme colossale équivalent à 60 millions de drachmes ! [Retour au texte]

[12] De nouveau, allusion aux guerres Parthiques. [Retour au texte]

[13] Il s'agit d'une parodie des paroles d'Achille dans l'Odyssée, 11, 489. [Retour au texte]

[14] Cf. Aristophane, Les Grenouilles, 87, 115. [Retour au texte]

[15] Cet avare est mentionné également dans Lucien, Le Coq, 30. [Retour au texte]

[16] Le paiement de l'obole est un souci constant de Charon. Cf. Lucien, Dialogues des Morts, 14 (4), 1. [Retour au texte]

[17] Dicton courant en Grèce. [Retour au texte]

[18] Ici, Lucien se moque de certains philosophes qui pensaient que les animaux étaient dotés d'une âme. [Retour au texte]

[19] Textuellement les « Sères ». Les Sères sont évidemment les Chinois. [Retour au texte]

[20] Il s'agit bien sûr de la courtisane Phryné défendue par Hypéride au IVe siècle av. J.-C. à Athènes. [Retour au texte]

[21] Ces Érinyes étaient chargées de châtier les morts. Les trois plus connues sont Tisiphone, Alecto et Mégère. [Retour au texte]

[22] Il est le fils de Zeus et d'Europe. [Retour au texte]

[23] Lucien s'inspire ici de Platon, Gorgias, 524b. [Retour au texte]

[24] Fleuve des Enfers que l'on peut traduire ainsi : « flambeau de feu ». [Retour au texte]

[25] Le roi de Phrygie, Tantale, fut condamné à contempler des fruits magnifiques sans la possibilité de les manger. [Retour au texte]

 

Autres traductions françaises sur la BCS

Sur Lucien : Présentation générale - Alexandre ou le Faux Devin - Apologie - Lucius ou L'Âne (Pseudo-Lucien) - Le Banquet ou les Lapithes - Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule - La Mort de Pérégrinos (trad. Ph. Renault) - La Fin de Pérégrinus (trad. J. Longton) - Ménippe ou le Voyage aux Enfers - Le Maître de Rhétorique - Le Songe ou la Vie de Lucien - Les Épigrammes - Sur les salariés

 

Bibliotheca Classica Selecta - UCL (FLTR)