Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises sur la BCS

Sur Lucien : Présentation générale - Alexandre ou le Faux Devin - Apologie - Lucius ou L'Âne (Pseudo-Lucien) - La fin de Pérégrinus (trad. J. Longton) - Le Banquet ou les Lapithes - La Traversée pour les Enfers ou le Tyran - Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule - Ménippe ou le Voyage aux Enfers - Le Maître de Rhétorique - Le Songe ou la Vie de Lucien - Les Épigrammes - Sur les salariés

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS

 

 

LUCIEN DE SAMOSATE

 

La Mort de Pérégrinos

 

 

Une nouvelle traduction

par

Philippe Renault

Poète et traducteur

 

 

Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC proposent déjà de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistes antiques, respectivement : (1) Fable et tradition ésopique ; (2) L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius ; (3) Babrius, un fabuliste oublié.

Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant », il a déjà confié aux FEC quatre traductions nouvelles de Lucien : Le Banquet ou les Lapithes, La Traversée pour les Enfers ou le Tyran, Ménippe ou le Voyage aux Enfers et Les Amis du mensonge ou l'Incrédule. On trouvera ci-dessous la traduction d'un autre dialogue.

En ce qui concerne l'Anthologie Palatine, Philippe Renault a donné à la BCS une traduction nouvelle du Livre V (= « Les épigrammes érotiques ») et du Livre XII (= « La Muse garçonnière »), oeuvres qu'il a pris soin de présenter  dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).

[Note de l'éditeur - 20 novembre 2004 - 11 février 2005 - 25 novembre 2005 - 15 décembre 2005]

 

Plan

 

 

 

 

 

Introduction

 

Dans ce court pamphlet dédié à son ami Cronios, Lucien nous fait le récit de la vie et de la mort édifiante - par le feu - du philosophe cynique Pérégrinos. Issu d'une famille de notables, ce dernier commença fit d'abord une incursion chez les chrétiens. Partant de ce détail biographique, Lucien en profite pour nous parler d'une communauté religieuse, alors en pleine expansion au milieu du IIe siècle de notre ère : son témoignage est fort éloquent et témoigne surtout du peu de crédit que l'auteur accorde à ce qui n'est qu'une secte parmi d'autres. En effet, il considère les chrétiens comme de pauvres naïfs bien inoffensifs. Ajoutons que cet avis n'était plus déjà unanimement partagé par les philosophes de son temps. On sait que l'ami de Lucien, Celsius, celui à qui il adresse son fameux pamphlet contre Alexandre d'Abonotichos, voyait dans cette religion une vraie menace pour l'État romain : c'est en tout cas l'idée maîtresse de son ouvrage Contre les Chrétiens que nous a conservé une réfutation d'Origène. Lucien, visiblement peu intéressé par la secte, se contente d'en rire, ce qui est bien dans sa veine...

Pérégrinos fut emprisonné pour sa foi mais vite libéré par une administration romaine plutôt tolérante. Rejeté ensuite par les Chrétiens pour avoir manqué à leurs rites - il avait mangé une viande proscrite -, il revint au cynisme et se fit brûler très solennellement aux jeux olympiques de 165, immolation qui ne manque pas de nous rappeler le rituel sacrificiel identique pratiqué par Calanos à Suse en présence d'Alexandre le Grand et par Zarmaros à Athènes, au temps d'Auguste.

Écrivant peu après l'événement, ce qui permet de dater clairement son récit (165 ou 166), Lucien tient à rétablir la vérité sur ce philosophe qu'il considère comme un imposteur notoire et dont l'ardeur de la foi était à ses yeux totalement feinte.

Cependant, des critiques modernes tels que Zeller, Wilamowitz et plus près de nous Caster, font de lui un mystique sincère, soucieux de vérité, dont le suicide final justifie la valeur mystique de la quête. Beaucoup d'entre eux s'appuient sur le témoignage d'Aulu-Gelle qui brosse dans ses Nuits attiques [XII, 11] un portrait positif de Pérégrinos, « doux dingue » certes, mais aussi homme intègre. La soif d'honneurs et de gloire, bref la vanité, auraient été exagérées par un Lucien, trop haineux à son égard, n'ayant en rien compris la profondeur spirituelle de ce chaman.

Il est indéniable que l'auteur fait preuve ici d'une indignation outrée, voire d'une hargne sans bornes. Nous sommes loin de l'ambiance feutrée du cercle d'Eucrate qui est au cœur des Amis du Mensonge où Lucien-Tychiade met un point d'honneur à respecter les propos de ses interlocuteurs, malgré leur crédulité à faire frémir. Dès qu'il pressent qu'il va s'énerver et décocher des paroles assassines, Tychiade préfère prendre congé de son hôte.

Dans ce texte, en revanche, Lucien « se lâche ». « Pourquoi tant de haine ? » dira-t-on. Ce récit a dû être écrit peu après l'immolation du philosophe - événement qui a dû agacer un auteur qui détestait toute manifestation d'irrationalité. Nous avons affaire à une œuvre d'humeur, composée sous le coup de la colère, mais qui n'est pas dénuée d'une ironie que d'aucuns qualifieront de « méprisante ».

Pourtant, Pérégrinos était un adepte du cynisme, pensée pour laquelle Lucien avait une profonde sympathie : Démonax, un de ses maîtres spirituels, était, d'ailleurs, un cynique avéré. Mais l'appartenance à telle ou telle école indiffère complètement Lucien : ce qui compte, pour lui, ce sont la mentalité du philosophe et son action : or, s'agissant de Pérégrinos, Lucien décèle, une fois de plus, une imposture à grande échelle et une escroquerie intellectuelle qui touche les masses. La dangerosité de ce philosophe de pacotille lui apparaissant évidente, il croit nécessaire d'user de « l'artillerie lourde » pour le dénoncer : il le fait si bien qu'il le déshumanise, lui donnant le coup de grâce avec l'anecdote finale qui doit prouver sa perversité une fois pour toute. On se dit qu'il n'en fallait pas tant pour confondre un individu, plutôt médiocre et maladroit, en tout cas, n'ayant pas le génie démoniaque et la démagogie ahurissante d'Alexandre d'Abonotichos. Mais, nous l'avons dit, face à la bêtise et l'hypocrisie, Lucien est incapable de se contenir, et les arguments, même les pires, sont à prendre pourvu qu'ils « extirpent l'infâme ».

 

 

 

Traduction

 

 

 

1. Lucien à Cronios, sois heureux !

Ce pauvre Pérégrinos, pardon, Protée pour les intimes, vient aux dernières nouvelles de périr comme le Protée d'Homère [1]. Par amour pour la gloriole, on l'avait déjà vu dans toutes les formes possibles et imaginables. Or, pour finir en beauté, il s'est habillé de feu tant il est vrai qu'il brûlait déjà d'une passion ardente ! Voici donc transformé ce brave homme en un petit tas de charbon comme Empédocle. Une nuance cependant avec son illustre devancier : avant de se jeter au fond du cratère embrasé de l'Etna, ce dernier s'était prémuni contre les regards indiscrets ; lui, en revanche, s'est immolé devant la foule des badauds, escaladant solennellement les degrés d'un énorme bûcher, non sans avoir préalablement annoncé son faramineux projet aux Grecs avec une avalanche de détails et de justifications, quelques jours seulement avant son grand spectacle

2. Je t'imagine mort de rire à l'idée d'imaginer ce vieillard sénile et il me semble t'entendre : « Quelle absurdité ! Et surtout quel orgueil déplacé ! », et mille autres qualificatifs du même acabit. Mais, si c'est loin des faits que j'entends ton indignation, sache que c'est au pied du bûcher lui-même que j'ai vidé mon sac et dit tout que je pensais de cette comédie au beau milieu de spectateurs scandalisés par ma réaction, qui, pour la plupart, restaient béats d'admiration devant le numéro de ce vieil idiot. Certains, je le reconnais, s'esclaffaient devant lui. Néanmoins, à cause de mon discours, je faillis être réduit en bouilli par la meute des Cyniques, comme jadis Actéon par ses chiens, et son cousin Penthée par les Ménades.

3. Ce n'est pas la peine de te décrire le scénario. Tu connais l'artiste en question et tu devine qu'il a tout fait pour surpasser Sophocle et Eschyle. Moi, en entrant à Élis, les premiers mots que j'entendis en traversant le gymnase furent ceux d'un cynique miteux qui prononçait des mots cent fois ressassés sur la vertu, tout en crachant son venin sur les pauvres passants. Plus tard il emprunta le chemin de Protée. Aussi vais-je m'efforcer avec objectivité de tout te rapporter de ses élucubrations. Je pense que tu en reconnaîtras le style, toi qui es déjà singulièrement blasé par les discours creux de ces bavards.

4. Voici ce qu'il disait : « D'aucuns accusent Protée d'un incommensurable amour de la gloire. Ô Gaia, ô Hélios, ô rivières et flots marins, ô salvateur Héraclès ! Protée, qui tâta douloureusement des geôles syriennes, qui légua plus de cinq mille talents à sa cité, qui fut exclu de Rome ; Protée, plus éblouissant que le soleil, et qui pourrait rivaliser avec l'Olympien lui-même ! Voilà que parce qu'il recherche dans le feu une issue à cette vie, on voit en lui un extravagant notoire ! Après tout, Héraclès n'a-t-il pas agi de la sorte ? Asclépios et Dionysos n'ont-ils pas connu les affres terribles de la foudre ? Enfin, Empédocle ne s'est-t-il pas volontairement précipité dans un cratère en fusion ? »

5. Ces propos émanent de Théagène : c'est ainsi qu'il se nomme. Moi, tout penaud, je demande à l'un de ses disciples où il veut en venir avec son feu ; je cherche à savoir ce que Protée, Héraclès et Empédocle viennent faire dans cette galère. Alors l'autre me sort ceci  : « Sous peu, Protée sera aux jeux olympiques. » - Comment, répliquai-je, et pourquoi donc ? La réponse allait fuser quand le cynique en chef se mit brailler comme un dément, si bien que je ne pus rien entendre. Je fus donc condamné à écouter les salades de ce pouilleux, avec toutes les fumeuses évocations relatives à son Protée. Ne se contentant pas de le placer au niveau du philosophe de Sinope ou de son maître Antisthène, il le proclama au-dessus de Socrate, sur un pied d'égalité avec Zeus. C'est vous dire ! Enfin, il termina sur ces mots :

6. « L'univers peut s'enorgueillir de contempler deux entités sublimes par excellence : Zeus Olympien et Protée. Le premier a jailli des mains de l'artiste Phidias ; le second a été sculpté par Dame Nature. Mais par malheur, cette grâce céleste quittera bientôt le monde des humains pour gagner le séjour des dieux sur des ailes flamboyantes : nous serons privés de sa protection, tous orphelins de lui. »

Une fois qu'il eut terminé son discours, soit dit en passant le corps inondé de sueur, il se mit à gémir avec une emphase grotesque, puis tira sur sa tignasse en prenant garde cependant d'en arracher le moindre cheveu... Puis, quelques cyniques le raccompagnèrent en feignant de le consoler de son insoutenable tristesse...

7. Mais il avait à peine achevé sa digression qu'un autre lui donna la réplique, ne laissant guère le temps à la foule émue de s'épancher dans un torrent de larmes. À son tour, ce dernier offrit sa libation sur la viande encore fumante du sacrifice. Il égaya tout le monde par sa bonne humeur et sa franchise. Que je rapporte ses premiers mots : « Maintenant que cet escroc de Théagène a conclu son verbiage par les sanglots d'Héraclite, il est normal que je commence mon discours par le rire de Démocrite. » De fait, il se remit à rire aux éclats, de sorte que, subissant la contagion, l'auditoire finit par l'imiter.

8. L'homme reprit alors la parole mais sur un ton plus grave : « Franchement, mes chers amis, qu'y a-t-il de mieux, devant ces niaiseries de vieux dingos, que de les voir se crêper le chignon au beau milieu de nous ? Vous voulez être mieux informés sur le vrai visage de cette 'grâce céleste' ? Soyez attentifs à mes propos : je sais tout de ses humeurs et de son existence. Ses compatriotes m'ont révélé les détails de sa biographie et, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils en avaient disséqué tous les aspects. »

9. Ce joli bibelot, cet éblouissant rejeton de la nature, ce corps de rêve, ce Canon de Polyclète [2], était à peine sorti de la puberté qu'il couchait déjà avec une femme mariée avec laquelle il fut surpris, en pleine action, dans une ville d'Arménie. Il reçut une pluie de coups de bâton, cela va sans dire, mais il put s'échapper par le toit de la maison, avec une fourche plantée dans le cul [3]... Sur sa lancée, après qu'il eut tripoté gaillardement un joli garçon, il échappa aux foudres du gouverneur de l'Asie en payant trois mille drachmes le silence de ses parents, des gens très pauvres.

10. Inutile d'insister sur ses fredaines et ses turpitudes ; pour te dire que ce n'était encore qu'une masse de glaise informe et non pas l'œuvre sculpturale d'un artiste hors pair. Mais laisse-moi te raconter ce qu'il fit à son père. Tout le monde sait qu'il a étouffé le malheureux vieillard parce qu'il ne supportait plus de le voir se dégrader physiquement après soixante ans. Cette affaire fit tellement de bruit qu'il dut de nouveau prendre la poudre d'escampette. S'exilant volontairement, il erra lamentablement de ville en ville.

11. C'est à cette époque qu'il décida de s'imprégner des préceptes de l'admirable religion des chrétiens : il se rendit alors en Palestine et se mêla à leurs prêtres et à leurs scribouilleurs. Que te dire de plus, sinon que ce sinistre individu leur reprocha d'être passablement infantiles. Très vite, il en fit d'obéissants écoliers, se proclama leur prophète, leur thiasarque, leur chef de synagogue [4], bref, il s'octroya tous les pouvoirs, se proposant d'analyser leurs livres saints, les décortiquant à satiété, rajoutant même des textes de son cru. Tant et si bien que les chrétiens le regardèrent comme un pontife ; il finit même par se hausser au niveau de celui que l'on avait adoré en Palestine et qui subit là-bas le supplice de la croix, coupable, aux yeux de ses semblables, d'avoir inventé de nouveaux mystères pour l'humanité.

12. Bientôt, pour cette raison, notre Protée fut jeté en prison. Or, cette épreuve allait lui offrir une aura supplémentaire et ce, pendant toute la durée de son existence : en effet, une rumeur circula selon laquelle il était capable de faire des miracles et qu'il était assoiffé de gloire. Dès lors, il ne put se contenir. Quand il fut jeté en prison, les chrétiens, émus par cette personnalité à nulle autre pareille, se mirent en quatre pour l'aider à s'évader. Mais ce fut en vain. Ses condisciples se contentèrent de lui témoigner mille hommages. Ainsi, dès l'aube, on voyait déambuler autour de sa prison un essaim de vieilles femmes, de veuves et d'orphelins. Le gratin de la secte parvenait même à partager sa cellule, après avoir graissé la patte de ses geôliers. Grâce à leur dévouement sans limite, notre faux prophète, tout en savourant de fins repas, eut le temps de s'imprégner de leurs textes sacrés. C'est alors que Pérégrinos dit le vertueux - épithète qu'il s'était lui-même attribuée - fut appelé par les chrétiens « nouveau Socrate »  !

13. Et ce n'est pas tout : maintes cités d'Asie lui envoyèrent des représentants des chrétiens, des sortes d'avocats chargés de le soutenir dans sa lutte et tenter de défendre ses droits. Dans ces circonstances, ils rivalisèrent d'empressement, ne lésinant pas sur la dépense en faveur de notre homme, si bien que Pérégrinos vit affluer des flots d'argent dans sa prison et finit par amasser un bien joli pécule.

Ces pauvres chrétiens se croient immortels et s'imaginent que l'éternité les attend. Ils se moquent pas mal des supplices et se jettent avec courage dans les bras de la mort. Celui qui fut leur législateur les convainquit que tous les hommes étaient frères. Une fois convertis, ils mettent au rebut les dieux des Grecs, pour vénérer ce sophiste mis en croix dont ils suivent à la lettre les moindres préceptes. Les biens et les richesses leur font horreur, et ils partagent tout, se conformant à une tradition sans fondement doctrinal. La conséquence de ces pratiques, c'est que le premier aigrefin venu, s'introduisant parmi eux, pourvu qu'il soit un peu retors, n'a pas grand mal à s'enrichir à leurs dépens, non sans rire au fond de lui-même de la naïveté de ces gens.

14. Un jour vint, cependant, où Pérégrinos fut délivré de ses chaînes sur ordre du gouverneur de Syrie. L'homme, féru en diable de philosophie, ayant eu vent que ce cynique illuminé était prêt à se suicider afin d'acquérir une glorieuse renommée, lui rendit la liberté, l'estimant quant à lui innocent.

Rentré chez lui, notre homme eut la désagréable surprise de découvrir que ses concitoyens étaient dans de furieuses dispositions à son égard à la suite du meurtre de son père et qu'ils désiraient le traîner en justice. Ses biens avaient été volés pendant son absence, et il ne lui restait que quelques parcelles de terre d'une valeur d'environ quinze talents. Si l'on ajoute quelques fonds de tiroir laissés par son père, il possédait en tout et pour tout trente talents : on est loin des comptes pharaoniques de ce fou de Théagène qui estimait sa fortune à cinq mille talents ! Avec une pareille somme fabuleuse, il lui eût été possible de se payer la ville de Parion [5] et cinq cités environnantes, bien entendu avec habitants, bétails et dépendances incluses !

15. Comme on le voit, les esprits étaient montés contre lui : il allait être mis en accusation, un orateur ne tarderait pas à émerger de la foule pour le confondre. Les gens de sa cité étaient scandalisés par son forfait, et tout le monde pleurait notre bon vieillard si atrocement assassiné. Mais Protée trouva le moyen de parer au danger mortel qui se profilait. Il rejoignit ses compatriotes, coiffé d'une effarante tignasse, revêtu d'un pelisse miteuse, avec une besace sur le dos et un bâton à la main, comme un héros tout droit sorti d'une tragédie. C'est dans ce travestissement qu'il harangua la foule, proclamant que les biens paternels seraient dorénavant offerts à la collectivité. Quand il eut fait cette adresse, les gens du peuple, pauvres hères sans cesse en quête de cadeaux et de largesses, s'écrièrent à tue-tête : « Vive le philosophe ! Vive notre compatriote ! Tu es désormais le rival de Diogène et de Cratès ! » Ceux qui étaient opposés à Pérégrinos restaient silencieux, sûrs qu'en évoquant le meurtre, ils risquaient d'être engloutis sous une volée de pierres.

16. Pérégrinos reprit sa vie d'errances en compagnie d'une horde de chrétiens dévoués qui lui fournirent de quoi subsister. Mais il fut surpris en train de braver un interdit de son culte d'adoption - il avait mangé, si je ne me trompe, une viande proscrite. Il fut aussitôt abandonné par ses anciens acolytes. Il connut alors la misère. Il ne tarda pas à réclamer à sa patrie la restitution des dons qu'il avait pourtant gracieusement faits auparavant. Il adressa à l'empereur une requête à cet effet, mais, de leur côté, ses concitoyens se débrouillèrent pour que sa demande restât caduque, et il fut contraint de tout laisser en état d'origine, au motif que sa « charitable » donation avait été faite en toute connaissance de cause.

17. Il entreprit alors une troisième pérégrination, en Égypte cette fois-ci, où il rencontra Agathobule qui l'instruisit dans le « métier » qu'il exerce à ce jour. Le crâne rasé, le visage maculé de boue, il se masturba en public sans la moindre gêne, chose que les Cyniques considèrent comme tout à fait naturelle. Il se fouetta - ou se fit fouetter - le derrière avec une férule, et réalisa mille inepties de la même veine.

18. Après avoir examiné et fait siennes les pratiques de cette école, notre homme s'embarqua pour l'Italie. Dès qu'il débarqua, il se mit à insulter le tout-venant et, en particulier notre empereur, [6] car il savait que sa bonté foncière et sa tolérance le mettaient à l'abri de tout ennui. Comme il fallait s'y attendre, le prince se moqua de ces propos et resta indifférent aux insultes proférées par un philosophe de pacotille dont la profession de foi cynique, par ailleurs, autorisait de tels excès de langage. Toutefois, son toupet manifeste ne fit qu'accroître sa sulfureuse réputation. On eut beau voir surgir une troupe de cinglés, émoustillés par ses fanfaronnades, le gouverneur, homme intelligent s'il en est, voyant combien il en rajoutait dans la sottise, le fit expulser, déclarant que Rome n'avait que faire d'un freluquet prétendument philosophe. Là encore, l'exil accrut sa popularité. S'il avait été banni, disait-on, c'était simplement parce que son côté « fort en gueule » gênait les autorités. On le compara à Musonius, à Dion, à Épictète, bref à ces penseurs qui s'étaient un jour retrouvés dans la même situation[7].

19. Quand il retourna en Grèce, il critiqua acerbement les gens d'Élée et s'efforça de monter les Grecs contre Rome. Or, il y avait dans la région un homme influent d'une grande culture et d'une indéniable renommée [8], et qui, parmi tant de bienfaits rendus à ses compatriotes, avait entre autres amené l'eau jusqu'à Olympie, ce qui permettait aux spectateurs de se désaltérer et de ne pas mourir déshydratés. Pérégrinos se mit en tête de le dénigrer vilainement, accusant notre homme d'avoir changé les Grecs en efféminés notoires. Pour notre « sage », il valait mieux mourir de soif et se laisser envahir par toutes les maladies engendrées par la sécheresse. Il vomissait ainsi sa haine contre ce notable, ce qui ne l'empêchait pas de boire en douce la même eau que les autres. En réponse à ses invectives, il faillit être lapidé. La foule se jeta sur lui, et notre téméraire philosophe échappa à une mort certaine en allant se réfugier dans le giron de Zeus Olympien...

20. À l'olympiade suivante, il prononça un discours, qu'il avait écrit quatre ans auparavant, dans lequel il vantait les mérites du concepteur de l'aqueduc et tentait de justifier sa dérobade d'antan. Mais il ne sut que lasser le peuple dont il devint la risée. Ses palinodies étaient devenues passablement poussiéreuses ; tout ce qu'il mettait en œuvre pour épater la galerie était usé jusqu'à la corde. Si son dessein était de surprendre et de mystifier, il n'y parvenait plus guère. C'est alors qu'il annonça avec force publicité une sensationnelle attraction : le bûcher. Il promit à la prochaine olympiade de prendre feu sous le regard des Grecs. C'est ainsi qu'il a imaginé mille astuces pour exalter sa grandiose mystification : il a creusé la fosse, transporté les fagots du bûcher et joué avec zèle le rôle du « grand-courageux-qui-se-sacrifie ».

21. À mon avis, l'homme n'avait nullement l'intention de mourir. S'il avait eu le désir de se suicider normalement, il n'aurait sûrement pas organisé cette désolante mascarade. Quand on a envie de se tuer, on n'a que l'embarras du choix.

S'il désire ardemment périr comme Héraclès, qu'il nous fiche la paix, et qu'il s'en aille brûler tranquillement sur un mont boisé avec, pour Philoctète, son disciple inconditionnel Théagène. Mais non, notre homme vient à Olympie, et c'est devant un auditoire nombreux qu'il met son bûcher en scène comme au théâtre. Par Héraclès, on se dit que cette mort lui va comme un gant puisqu'il s'offre le châtiment des parricides et des athées. Mais il s'y prend bien tard : pour expier tant de forfaits, c'est dans le taureau de Phalaris qu'il devrait rôtir et non dans un brasier qui l'étouffera dès qu'il aura ouvert la bouche ! On m'a raconté maintes fois qu'il suffit de l'ouvrir pour mourir !

22. Il espère, du moins je le pense, que le fait de voir un homme brûlé vif en un lieu saint, là où nul ne peut être inhumé, restera dans toutes les mémoires. Rappelez-vous l'histoire de ce pauvre idiot [9] qui, pour rester dans toutes les mémoires, n'avait pas trouvé mieux que d'incendier le temple d'Artémis à Éphèse. C'est à une manigance du même ordre qu'on assiste avec notre cynique. Et c'est au nom d'une vanité analogue qu'il entend brûler !

23. Il croit - quel délire ! - agir pour le bien commun, pour inculquer aux hommes le dépassement de la mort et de ses souffrances. J'aimerais lui poser cette question, ainsi qu'à vous, citoyens : « Espérez-vous vraiment que le dernier des malfrats, d'accord avec ce philosophe, se moque de la mort, se fasse brûler en public, sans éprouver la terreur qu'inspire normalement un tel supplice ? » Bien entendu, vous répondrez un « non » franc et massif. Car comment ce Protée peut-il croire être en même temps une source de sagesse pour les braves gens et un modèle pour les vicieux ?

24. Bon, admettons qu'il fasse son numéro devant des spectateurs acquis à ses idées ; mais accepteriez-vous qu'il se livre à ces horreurs sous les yeux de vos enfants ? Bien entendu, vous répondrez encore « non » . Mais c'est une question saugrenue ! Aucun de ses disciples, je vous l'affirme, ne serait disposé à suivre un tel maître à penser. Quant à moi, je n'ai que du mépris pour ce Théagène qui prétend suivre à la lettre les vertus de son Protée mais refuse de l'accompagner dans le sillage d'Héraclès : pourtant, voici venu le moment de se frayer un chemin vers le bonheur absolu en se jetant dans le brasier avec frénésie. Il ne suffit pas de posséder un attirail minable de bâton, de besace et de manteau pour réussir une bonne imitation. Non, cela ne fait courir aucun risque et tout le monde peut en faire autant. C'est l'acte final et grandiose de Protée qu'il a le devoir de copier : qu'il dresse à son tour son bûcher avec des branches vertes et qu'il endure l'asphyxie et les flammes dans la joie et la bonne humeur. Mourir par le feu n'est pas seulement réservé à Héraclès ou à Asclépios ! Quotidiennement, on y précipite les criminels pour qu'ils expient ! Alors qu'il rôtisse dans le feu !

25. Quand Héraclès prit la décision de mourir par le feu, ses douleurs physiques étaient insoutenables, on le sait. La tragédie nous rapporte que son corps était rongé par la sanglante tunique du Centaure. Mais Protée, lui, qu'est-ce qui le pousse dans les flammes ? Cherche-t-il à prouver que son courage est à toute épreuve, à l'instar des Brahmanes ? Théagène le compare, en effet, à ces gens. Mais n'y a-t-il pas en Inde des individus aussi abrutis et vaniteux ? Qu'il les imite donc et qu'on n'en parle plus !

Un problème pourtant : selon Onésicrite, amiral d'Alexandre, qui assista au sacrifice par le feu de Calanos, ce dernier ne se jeta point dans le brasier. Une fois leur bûcher dressé, ces fanatiques s'installent à proximité et attendent plus ou moins longtemps qu'une flamme daigne les lécher. Après ils montent les degrés du bûcher avec une majesté confondante, se couchent et se font brûler sans un geste de trop. Or, dans l'acte de Protée, il n'y a rien d'héroïque : il court dans le feu et il meurt, c'est tout ! À moins qu'il n'ait l'espoir secret d'en réchapper en sautant en arrière à moitié rôti. Mais s'il installe son bûcher dans une fosse suffisamment profonde, il ne pourra guère s'en sortir.

26. On raconte aussi qu’il est sur le point de se raviser : dans ses rêves , Zeus lui aurait intimé l’ordre formel de ne point souiller un lieu qui lui est consacré. Mais j'ai envie de rassurer le dieu ; il peut dormir sur ses deux oreilles : nul olympiens ne saurait bondir de colère en apprenant qu’un Pérégrinos va périr d’une manière aussi sordide.

Notre homme ne peut plus faire marche arrière. Tous ses petits camarades cyniques le poussent avec ardeur vers les flammes, lui montent la tête et lui interdisent toute faiblesse. Ah ! si ses deux acolytes pouvaient l'accompagner dans son embrasement, ce serait œuvre de salubrité publique.

27. J’ai appris de même qu’il refuse désormais qu’on l'appelle Protée : son nouveau nom serait Phénix, vous savez, cet oiseau des Indes qui se consume quand il atteint un âge vénérable. En outre, il diffuse des oracles d’une très haute antiquité, des oracles par lesquels, son trépas consommé, il deviendrait le grand génie tutélaire de la nuit. Mais pour ma part, j’ai l’impression qu’il convoite des dédicaces de temples et qu’il aimerait qu’on lui consacrât des statues dorées à son image.

28. D’ailleurs, il se peut qu'on voie bientôt surgir des hordes de malades qui se disent guéris de leurs maux grâce à la seule évocation de son nom saint et qui prétendront avoir vu en songe ce génie nocturne. Je sais d’avance que ses disciples, ces répugnants personnages, ont l’intention de construire à l’emplacement du bûcher un sanctuaire où seront rendus des oracles : pour justifier cette institution, ils invoquent Protée, le premier du nom, celui qui était un devin de haute stature. Croyez-moi, d’ici peu, on verra des prêtres investir les lieux et valoriser fouet, brûlures et autres macérations agréables... [10] Sans compter les Mystères nocturnes, avec leurs longs cortèges où les fidèles munis de torches s'assembleront autour du bûcher sacré.

29. Je tiens d’un de mes amis un oracle que Théagène disait avoir obtenu de la Sibylle : en voici le contenu versifié [11] :

Dès que Protée, le plus célèbre des cyniques,
Dressera son bûcher près de la basilique
Consacré au grand Zeus qui domine les cieux
Et quand il s’en ira vers l’astre merveilleux,
J’ordonne que chacun qui marche sur la terre,
Invoque ce maître absolu de la nuit noire
Semblable à Héraclès, divinité notoire.

30. Ces vers, selon notre Théagène, seraient l’œuvre de la Sibylle. Moi, je connais un autre oracle qui me vient de Bacis [12] et qui traite du même sujet ; mais son sens m’en paraît plus pertinent :

Quand le cynique, au nom changé comme son âme,
Passera, vaniteux, du côté de la flamme,
Que les chiens, les renards, qui le suivent de près,
Courent après ce loup épris de belle mort !
Mais si l'un d'eux, craignant Héphaïstos trop fort,
Veut s’échapper, eh bien ! recouvrez-le de pierres
Pour que sa vanité brise ses faux discours
Quand on le voit passer la besace remplie
De l’argent de l’usure et de son infamie,
Et que son vil esprit, au grand jour éclatant,
Est riche dans Patras de trois fois cinq talents.

Que dites-vous de cela ? Cet oracle n’est-il pas supérieur à celui de la Sibylle ? En tout cas, le grand moment est arrivé pour Protée, lequel doit désigner le lieu de son « évaporation »  : oui, tel est le terme pudique utilisé par ses merveilleux sectateurs pour évoquer sa crémation.

31. Voilà ce que déclara l'orateur. Et aussitôt, la foule de s’écrier avec une force redoublée : « Qu’on les jette dans le feu sans tarder ! Vite ! Ils ne méritent que le feu ! » Notre orateur, plié de rire, descendit ensuite de la tribune. Au même instant, Nestor-Théagène aperçut l’assistance bouillonnante de rage [13] et, d’une voix de stentor, déversa mille insanités contre son rival, un homme, ma foi, d’une grande qualité et dont je n’ai point retenu le nom. Je laissai cette potiche à ses élucubrations et j’allai tranquillement assister aux exploits des athlètes, car les Hellanodices, disait-on, se trouvaient dans le Pléthrion [14].

32. Mais que je vous raconte ce qui se déroula à Élis. Quand nous fumes arrivés à Olympie, tout l'opisthodome [15] était envahi de gens qui, pour certains d’entre eux, condamnaient vigoureusement les desseins de Protée, tandis que d’autres applaudissaient ; il s’en fallut de peu pour que les deux clans n’en viennent aux mains. Mais la bagarre fut évitée de justesse par notre chaman accompagné de sa clique, non loin de l'endroit où s'exercent les hérauts. Parlant de lui-même, il dressa le bilan de sa vie, de ses misères, et évoqua le long martyre que fut pour lui son itinéraire philosophique. Mais que cela fut longuet ! Pour ma part, je ne pus en entendre que quelques bribes tant il y avait de monde autour de lui. Manquant de me faire étouffer par la cohue, je partis en souhaitant bonne chance à ce penseur en train de prononcer son éloge funèbre.

33. Il dit à peu près qu'il désirait un trépas en or pour terminer une vie qui fut en or ! Qu'après avoir eu l'existence d'Héraclès, il devait logiquement périr de la même façon que lui, en se volatilisant dans les airs. « Mon but en mourant ainsi, se justifiait-il, est d'aider mes semblables en leur inculquant le mépris de la mort : tous les hommes se doivent d'être de nouveaux Philoctètes. » À l'écoute de ces fariboles, les plus décérébrés parmi son public s'effondrèrent en larmes et lui lancèrent : « Non, demeure pour le bonheur de tous les Grecs ! » Mais d'autres voix, plus discordantes, s'écriaient : « Dépêche-toi ! Qu'on en finisse ! », ce qui jeta le trouble dans l'esprit de notre canaille car, il faut bien en convenir, il espérait dans son for intérieur qu'on le supplierait de renoncer à son projet et qu'on l'exhorterait à vivre. Or, ce « Qu'on en finisse ! », en tombant lourdement sur son nez, le rendit soudain tout pâlichon - et Dieu sait si sa mine avait déjà pris une couleur livide -, le faisant claquer des dents et lui coupant le sifflet.

34. Pendant ce temps, moi, tu l'imagines, je me tordais de rire car je n'avais aucune envie de m'attendrir sur le sort d'un homme aussi futile dont la vanité atteignait les limites du supportable. Comme il était escorté par une foule de badauds, son orgueil démesuré eut de quoi s'épancher. Mais ne savait-il pas, ce pauvre fou, que les gens condamnés à être crucifiés ont eux aussi une petite cour d'insatiables curieux ?

35. Les compétitions olympiques touchaient à leur fin : elles furent, je te l'avoue, les plus magnifiques auxquelles il me fut donné assister, moi qui, pourtant, en avais déjà connu quatre auparavant. Or, il y avait pénurie de moyens de transport, si bien que je fus contraint de rester à Olympie plus longtemps que prévu. Protée, qui ne cessait de remettre à plus tard son immolation, annonça enfin que le spectacle aurait lieu la nuit suivante. Un ami vint me chercher en pleine nuit, et je me rendis directement à Harpiné [16] où le bûcher avait été dressé. Nous nous trouvions à environ vingt stades d'Olympie, au-dessous de l'hippodrome, vers l'orient. À notre arrivée, nous vîmes le bûcher au fond de la fosse, et des torches étaient prêtes à s'embraser.

36. La lune se leva - elle aussi était toute en émoi à l'idée d'un tel exploit. Protée arriva dans son habit de tous les jours, accompagné par les pontes de la gent cynique, en particulier ce natif de Patras, qui jouait brillamment les seconds rôles en portant le flambeau. Protée, lui aussi, en tenait un. Une fois arrivés au bûcher, ses camarades se chargèrent d'y mettre le feu. Aussitôt, ce bois d'une sécheresse extrême s'enflamma et un feu gigantesque s'éleva vers le ciel. Maintenant, mon cher, écoute-moi de toutes tes oreilles : Protée jeta sa besace, sa massue d'Héraclès et ôta sa pelisse, ne gardant plus qu'une sorte de tunique malpropre. Ensuite, il réclama de l'encens pour l'offrir au feu. On lui obéit et il la jeta donc ; puis le front vers le midi - le midi est important dans notre tragédie - il déclara : « Ô Mânes de mes parents, acceptez votre enfant de tout votre cœur ! » Et il se jeta au milieu de l'imposant brasier...

37. J'entends d'ici tes éclats de rire, cher Cronios, à l'idée d'un tel final. Quand il pria les mânes de sa mère, je n'eus personnellement aucune réaction. En revanche, quand il invoqua ceux de son père, je ne pus me retenir de ricaner, la chose étant pour le moins cocasse quand on sait ce qu'il advint du pauvre vieillard tué jadis par les soins vigilants de son propre fils. Parlons maintenant des cyniques : ils formaient un cercle autour du bûcher, arborant un visage impassible, leur regard entièrement fixé sur les flammes, voulant par leur mutisme signifier leur souffrance incommensurable. Moi, je ne pus plus longtemps garder la tête froide devant une pareille pantalonnade et je m'écriai : « Fichons le camp d'ici, nous sommes tous complètement fous ! Ce n'est pas très joli de contempler ainsi le spectacle d'une vieille peau en train de se consumer, et de supporter en plus cette odeur infecte ! Qu'est-ce que vous attendez en fin de compte ? Qu'un peintre immortalise la scène comme celle des derniers instants de Socrate ? » Tous furent outrés par mes réflexions sacrilèges et m'adressèrent mille injures. J'en vis même qui levaient leur bâton contre moi. Mais je feignis de les jeter tout droit dans la fournaise, si bien qu'ils en revinrent à de meilleurs sentiments.

38. Quittant les lieux, je méditai sur la puissance tyrannique de l'amour immodéré de la gloire : nul n'en est épargné, pas même les êtres les plus dignes, et à plus forte raison cette espèce de fou qui ne vécut que pour satisfaire ses lubies et que le feu châtia comme il le méritait.

39. Sur ma route, je rencontrai maintes personnes qui se déversaient en foule jusqu'au bûcher. Certains pensaient que Protée était encore de ce monde, une rumeur affirmant qu'il prendrait le temps de faire une dernière invocation au soleil, à l'instar des Brahmanes. Mais quand je leur annonçai que la fête était finie, beaucoup rebroussèrent chemin. Il s'en trouva cependant quelques-uns pour continuer, moins soucieux d'assister à l'immolation que de recueillir pieusement les reliques de la victime. Je fus alors assailli, mon ami, de questions, car ces badauds voulaient connaître dans ses détails les plus infimes toutes les étapes du spectacle. Aux hommes un peu sensés, je livrais bien entendu la vérité toute nue, mais pour ces ballots qui gobent jusqu'à la moindre ineptie, je me permettais d'ajouter quelques allusions de mon cru : affirmant, par exemple, qu'au moment où le bûcher brillait de son plus vif éclat, et que Protée venait de s'y précipiter, la terre avait miraculeusement tremblé dans un grondement effroyable, et que du feu avait surgi un vautour qui s'était mis à tournoyer dans le ciel et à parler comme un humain : « Je laisse la terre, et je me dresse vers l'Olympe. » Mes auditeurs en étaient abasourdis au point que, tombant à mes genoux, ils me demandaient si l'oiseau était parti vers l'Orient ou vers l'Occident, à quoi je répondis ce qui me passait par la tête, cela va sans dire !

40. Parvenu à l'assemblée, je fus interpellé par un vieillard chenu. Ses cheveux blancs et sa barbe fournie lui donnaient un port des plus solennels. Il m'entretint de Protée, prétendant qu'après sa crémation, il lui était apparu, dans une robe immaculée, se promenant joyeusement sous le Portique des sept Échos [17], le front ceint d'une couronne d'olivier. Il ajouta même l'histoire - que j'avais inventée pour me moquer de tous ces toqués - de ce vautour que de ses yeux, il avait vu jaillir des flammes...

41. Imagine combien ce martyre va donner lieu à tous les miracles possibles : abeilles et grillons vont se dégourdir les pattes jusque vers ces lieux sacrés, des corneilles vont s'y poser comme sur le tombeau d'Hésiode. Je m'attends à ce que les Éliens érigent des statues à l'image de ce fou [18] : plus généralement, je crois que les Grecs agiront dans le même esprit, si je me fie aux dernières informations dont je dispose. Car le bruit court selon lequel notre Protée a griffonné une infinité de missives à destination des grandes cités, leur envoyant son testament accompagné de mille conseils et recommandations. Ses disciples sont chargés de distribuer ce sinistre courrier d'outre-tombe.

42. Tel fut donc le destin de ce misérable Protée. Pour faire vite, je dirai que la vérité n'était pas l'essentiel de son message : ses propos comme ses actes étaient guidés par son envie de devenir coûte que coûte un homme célèbre, adulé par la multitude. Il fut tellement tenaillé par sa vanité débridée qu'il en devint assez fou pour se faire griller, à seule fin d'assouvir cette soif insatiable. Mais, en se suicidant, il se condamnait à ne jamais profiter de l'adoration populaire.

43. Je vais finir mon récit par une petite anecdote qui ne devrait manquer de t'égayer. Je t'ai avoué, il y a longtemps déjà, que j'avais fait un bout de chemin jusqu'en Troade avec Protée, à mon retour de Syrie. Afin de se distraire, au cours de cette rude croisière, il s'était entiché d'un mioche assez gracieux auquel il inculquait quelques idéaux propres aux cyniques : en fait, c'était son Alcibiade... En mer Égée, il fut saisi, une nuit, par une peur panique, les flots s'étant soulevés avec brutalité. Et ce sage, ce philosophe qui prêchait gravement devant les foules le mépris souverain de la mort, se mit à pleurnicher comme une mauviette.

44. Peu de temps avant sa crémation, neuf jours exactement, si je ne me trompe, ayant trop mangé, il vomit son repas, pris de fièvre. Le médecin Alexandre, qu'on avait appelé, le vit se rouler par terre, notre pauvre petit ne pouvant supporter sa douleur. Il réclamait de l'eau à cor et à cri, comme un enfant gâté ! Le médecin refusa : lui qui désirait tellement mettre fin à sa vie avait trouvé l'occasion idéale pour rejoindre la mort qui venait de lui ouvrir toutes grandes ses portes ; pas besoin de bûcher ! Ce à quoi Protée rétorqua qu'il n'était point dans son intention de mourir d'une maladie banale comme le commun des mortels.

45. C'est Alexandre lui-même qui m'a rapporté ces faits. Apprends que je vis Protée quelques jours avant sa mort, occupé à se mettre des gouttes dans les yeux car il souffrait au point de pleurer violemment. Comprends-tu la raison d'un semblable traitement ? Éaque [19] ne reçoit pas les myopes. Nous touchons ici à l'histoire du brigand qui, sur le point d'être crucifié, se préoccupe de bander son doigt endolori !

À ton avis, comment Démocrite aurait-il jugé cet homme-là ? Je pense qu'il aurait ri aux éclats et c'est tout ce qu'il mérite assurément. Mais aurait-il trouvé, devant tant d'inepties, assez de rires au fond de lui-même pour se soulager pleinement ? Ce n'est pas sûr ! Allez, mon doux ami, ris en toute liberté et moque-toi surtout de ses admirateurs !

 

 

Temple de Zeus à Olympie

 

 

 

Notes

 

[1] Cf. Odyssée 4, 417 ; Virgile, Géorgiques 4, 406. Apollonios de Tyane se faisait aussi appeler Protée. [Retour au texte]

[2] On sait que Polyclète dans un ouvrage intitulé Le Canon institua les normes de la beauté masculine dont sa statue du Doryphore est la plus belle illustration. [Retour au texte]

[3] Cf. Aristophane, Les Nuées 1079. C'était le châtiment réservé aux adultères. [Retour au texte]

[4] Lucien semble faire une confusion entre la religion juive et celle des Chrétiens. [Retour au texte]

[5] Colonie de Milésiens, sur l'Hellespont, au-dessus de Lampsaque, aujourd'hui Camanar. [Retour au texte]

[6] Antonin le Pieux. [Retour au texte]

[7] L'empereur Domitien, par un édit, chassa de Rome tous les philosophes. Les plus célèbres victimes de cette proscription furent Rusticus, philosophe stoïcien, qui avait été disciple de Plutarque, Sénécion et Hermogène de Tarse, auteur d'une histoire dans laquelle Domitien se crut désigné sous un nom supposé. Il le fit mourir, ainsi que Rusticus et Sénécion, et fit crucifier les libraires qui vendaient cet ouvrage. Épictète, Télésinus, Artémidore, Musonius Refus, Dion Chrysostome, dont les textes sont parvenus jusqu'à nous, furent également proscrits. Ces philosophes se retirèrent en Gaule ou en Libye, et Dion dans le pays des Gètes. [Retour au texte]

[8] Il s'agit d'Hérode Atticus. À Athènes, ce fameux évergète construisit l'Odéon, au sud de l'Acropole. À Olympie, il fit édifier un aqueduc qui amenait l'eau de l'Alphée jusqu'au nymphée situé sur la Terrasse dite « des Trésors », superbe monument qui était décoré de marbre polychrome. [Retour au texte]

[9] Érostrate incendia l'Artémision d'Éphèse en 356 av. J.-C., le jour même de la naissance d'Alexandre. Son nom n'est pas mentionné par Lucien et pour cause : les Éphésiens avaient interdit de le prononcer sous peine d'être maudit. Mais l'historien Théopompe, défiant cette superstition, leva l'interdit et le révéla à ses lecteurs. [Retour au texte]

[10] Ces sévices corporels étaient monnaie courante dans de nombreux cultes orientaux. Dans Lucius ou l'Âne, Lucien décrit sans doute avec réalisme les pratiques sanglantes des prêtres d'Atargatis qui se tailladaient des parties du corps avec leurs couteaux. [Retour au texte]

[11] Parodie des Chevaliers d'Aristophane. [Retour au texte]

[12] C'était un fameux devin grec très apprécié, originaire de Béotie. [Retour au texte]

[13] Cf. Iliade 14, 1. [Retour au texte]

[14] Le Pléthrion, du mot plyron, « arpent », était un endroit du Gymnase d'Olympie, où les athlètes venaient s'exercer dix mois avant les compétitions. [Retour au texte]

[15] Portique placé juste derrière le temple de Zeus Olympien. C'était un lieu de réunion. [Retour au texte]

[16] Cité d'Élide, près du fleuve Harpinatès. [Retour au texte]

[17] Ainsi nommé car il répétait un son jusqu'à sept fois. [Retour au texte]

[18] On sait que la cité de Parion, patrie de Pérégrinos, fit dresser des statues de son « illustre » philosophe et finit même par se doter d'un sanctuaire oraculaire. [Retour au texte]

[19] Éaque est ici considéré comme le portier des Enfers même si sa fonction véritable est plutôt celle de juge des morts. [Retour au texte]

 

  

Autres traductions françaises sur la BCS

Sur Lucien : Présentation générale - Alexandre ou le Faux Devin - Apologie - Lucius ou L'Âne (Pseudo-Lucien) - La fin de Pérégrinus (trad. J. Longton) - Le Banquet ou les Lapithes - La Traversée pour les Enfers ou le Tyran - Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule - Ménippe ou le Voyage aux Enfers - Le Maître de Rhétorique - Le Songe ou la Vie de Lucien - Les Épigrammes - Sur les salariés

 

Bibliotheca Classica Selecta - UCL (FLTR)