Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises sur la BCS

Sur Lucien : Présentation générale - Alexandre ou le Faux Devin - Apologie - Lucius ou L'Âne (Pseudo-Lucien) - La Traversée pour les Enfers ou le Tyran - Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule - La Mort de Pérégrinos (trad. Ph. Renault ) - La Fin de Pérégrinus (trad. J. Longton) - Ménippe ou le Voyage aux Enfers - Le Maître de Rhétorique - Le Songe ou la Vie de Lucien - Les Epigrammes - Sur les salariés

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

Lucien de Samosate

Le Banquet ou les Lapithes

 

Une nouvelle traduction

par

Philippe Renault

 

Poète et traducteur

 

 


 

Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC proposent de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistes antiques, respectivement : (1) Fable et tradition ésopique ; (2) L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius ; (3) Babrius, un fabuliste oublié.

Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Il a publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'oeuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant ». Il a aussi donné à la BCS la traduction nouvelle de quatre autres dialogues : Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule ; La Traversée pour les Enfers ou le Tyran, Ménippe ou le Voyage aux Enfers et La Mort de Pérégrinos.

En ce qui concerne l'Anthologie Palatine, Philippe Renault a donné à la BCS une traduction nouvelle du Livre V (= « Les épigrammes érotiques ») et du Livre XII (= « La Muse garçonnière »), oeuvres qu'il a pris soin de présenter  dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).

[Note de l'éditeur - 20 novembre 2004 - 11 février 2005 - 25 novembre 2005 - 16 décembre 2005]

 


 Introduction

 

    Ce dialogue dit « ménippé », c'est–à–dire d'un genre burlesque, aurait été écrit par Lucien aux environs de 170. Il reprend le thème, maintes fois utilisé par nombre de philosophes à des époques antérieures. Les initiateurs du genre furent Platon et Xénophon au IVe avant J.–C. à Athènes. Plus près de Lucien, il y eut le Banquet de Sept Sages ainsi que les Symposiaques de Plutarque. Parmi les auteurs latins, comment ne pas citer Horace de la Satire II et surtout Pétrone au Ier siècle de notre ère, avec le célèbre Banquet de Trimalcion de son Satyricon.

    L'ouvrage, comme souvent chez Lucien, amuseur infatigable, est une parodie. Certes, le Syrien joue le jeu et retient la plupart des ficelles propres à ce genre littéraire mais il en inverse les buts pour en faire une « cuisine » très particulière, et le tourne finalement en dérision.

    L'œuvre est pour lui l'occasion de s'en prendre, non sans violence, à ces philosophes de toutes écoles dont il a décidément une bien piètre opinion. Dans ce Banquet qui tend au grotesque et à la pantalonnade, où la bêtise ne le cède qu'à la méchanceté, nul protagoniste à sauver. Que ce soient l'hypocrite Zénothémis, le péripapéticien Cléodème ou le fielleux stoïcien Hétémoclès, dont la missive lue par Lycinos au milieu du dialogue est un chef–d'œuvre de perfidie, tous ces lettrés représentent un navrante humanité, malgré leur vernis culturel et les belles phrases qu'ils alignent comme des trophées. La plupart se montrent vulgaires, gloutons, susceptibles à l'excès, odieux dans leur rapport à autrui, ne dédaignant pas au besoin la « bagarre » comme le prouve la délirante scène finale.

    Ce récit n'est point autobiographique, et les commentateurs y ont décelé l'influence d'une œuvre aujourd'hui perdue de Ménippe, le Symposium, écrit au IIIe siècle avant J.–C. De plus, ce Banquet a pour référence directe le repas de noces de Pirithoos : ce prince avait en effet convié à sa table les Lapithes qui furent bientôt attaqués par des Centaures enivrés. D'où le sous–titre de Lapithes donné à l'œuvre. Toutefois, en outrant la caricature, Lucien a croqué le portrait de personnalités qu'il avait dû côtoyer durant ses pérégrinations, en particulier les philosophes stoïciens qu'il exécrait plus que tous les autres en raison de leur hypocrisie et de leur soif de pouvoir. Il est probable que, sous le règne de Marc Aurèle, époque où Lucien écrivait, les stoïciens, qui bénéficiaient largement des faveurs impériales, faisaient sans doute montre d'une arrogance insolente. De fait, ils apparaissent dans notre récit sous un jour effrayant – réaliste ? – austères et moralisateurs, mais aussi plein de morgue et de venin.

    À vrai dire, ce Banquet mené tambour battant, avec des propos assaisonnés tient davantage de la comédie que du dialogue, au point que, sur une scène de théâtre contemporain, il serait du meilleur effet.

 


 

Traduction

 

 

PHILON

1. On m'a raconté, l'ami, que vous vous êtes bien amusés hier soir au banquet donné par Aristénète : tout le monde y est allé de son couplet philosophique et cela a été si percutant, d'après ce qu'on m'a dit, qu'on en est venu aux mains et que la discussion s'est terminée dans le sang.

 

LYCINOS

Comment Charinos a-t-il pu savoir cela, Philon ? Il ne participait pas à notre dîner.

 

PHILON

Il prétend que c'est par le médecin Dionicos : lui était bien présent à votre gueuleton ?

 

LYCINOS

C'est vrai, mais pas quand la controverse a éclaté. Il est arrivé au moment où la dispute battait son plein, mais avant que les coups ne pleuvent. C'est pourquoi je suis surpris qu'il ait pu décrire des événements dont il n'avait pas suivi la progression : ce sont des faits précis qui ont provoqué la dispute et l'ont fait dégénérer en bain de sang.

 

PHILON

2. C'est pour ça que Charinos m'a incité à venir te trouver afin de savoir ce qui s'est passé dans les moindres détails. Dionicos lui– même avait avoué qu'il n'avait pu assister à toute la scène. En revanche, il m'a dit que tu serais capable de me le répéter de mémoire : car tu n'es pas homme à écouter à la légère un tel langage ; tu serais même plutôt familier de ce genre de discours ! Alors, ne nous prive pas d'un festin si croustillant, car je n'en connais pas de plus délicieux ; d'autant que nous allons nous en régaler dans une ambiance paisible, loin des bruits et des fureurs de ces vieilles peaux et de ces jeunes blancs–becs que l'ivrognerie a poussé à éructer des quolibets que la bienséance réprouve.

 

LYClNOS

3. Tu vas un peu vite en besogne, mon cher Philon ; tu voudrais que je révèle sur la place publique ce qui est née d'une saoulerie collective. Il vaudrait mieux recouvrir tout ça du voile de l'oubli et n'en rendre coupable que le seul Dionysos. Mais le dieu autorise–t–il le premier venu à connaître les ravages de ses orgies ? Ne nous comportons pas comme des gens dénués de savoir–vivre, curieux de fourrer leur nez dans des affaires qui doivent rester entre quatre murs. Comme dit le poète : « J'abhorre l'invité qui a trop de mémoire » [1]. De fait, Dionicos a eu tort de ne pas tenir sa langue devant Charinos, et de répandre ainsi les odeurs par trop avinées du repas d'hier sur nos philosophes de bonne compagnie. Non, tu n'obtiendras rien de ma bouche !

 

PHILON

4. Tu te fais prier, Lycinos ! Ca ne te ressemble pas ! Je sais bien que tu meurs d'envie de raconter ton histoire ! Plus encore que moi d'écouter. J'ai même la conviction que si on te privait d'auditoire, tu raconterais ton histoire à une colonne ou à une statue. Tiens, si je te quittais à l'instant, eh bien, je suis sûr que tu me supplierais à genoux de t'écouter avant que je me sauve. C'est alors moi qui feindrais de te snober ; mais bon, puisque c'est comme ça, nous allons enquêter ailleurs. Tu n'auras plus qu'à la boucler !

 

LYCINOS

Bon, bon, ne nous emportons pas ! Je vais tout te raconter puisque tu insistes. Mais surtout, motus et bouche cousue, n'est-ce pas ?

 

PHILON

Cela ne sera pas nécessaire car, te connaissant comme si je t'avais fait, tu te chargeras toi–même de divulguer l'aventure au tout–venant.

5. Mais au fait, était-ce pour les noces de son fils Zénon qu'Aristénète vous a gavés comme ça ?

 

LYCINOS

Non, il mariait sa fille Cléanthis au fils du banquier [2] Eucrite, qui étudie la philosophie.

 

PHILON

Soit dit en passant, joli brin de garçon ! Mais à mon avis un peu trop jeune pour se marier.

 

LYCINOS

Sans doute que le papa trouve le parti des plus convenables. Le garçon est d'un naturel calme et puis il se targue de philosophie ; enfin, c'est le fils unique d'un riche banquier : parmi tous les prétendants, c'était le meilleur filon.

 

PHILON

La fortune d'Eucrite est en effet une raison qui tient bien la route... Au fait, cher Lycinos, qui participait à ce festin ?

 

LYCINOS

6. Je ne vais pas énumérer tous les présents. Je suppose que tu as envie de connaître les philosophes et les lettrés : il y avait donc le vieux stoïcien Zénothémis ; en sa compagnie se trouvait Diphile, celui qu'on surnomme « le Labyrinthe » et qui est le précepteur de Zénon, le fils d'Aristénète. Parmi le clan des péripatéticiens, je te citerai Cléodème, tu sais, ce parleur infatigable, ce maniaque du détail toujours prêt à entrer dans la bagarre et que ses élèves nomment « l'Épée » et le « Poignard » ; il y avait aussi Hermon, l'épicurien, et quand il entra dans la salle, les stoïciens firent la grimace et détournèrent le regard comme s'ils avaient vu un ignoble parricide ou un profanateur. Bref, tous les familiers de la maisonnée d'Aristénète avaient été conviés, ainsi que le grammairien Histiaios et le rhéteur Dionysodore.

7. Fraîchement marié, Chéréas avait invité Ion le platonicien, son maître de philosophie, un personnage de belle allure, ma foi, d'une dignité confondante avec un visage qui reflète une grande pureté de mœurs : on le surnomme, d'ailleurs, « le Dogme » tant sa rigueur est proverbiale. Aussi, dès qu'il est arrivé, toute l'assemblée s'est levée avec respect, comme en présence d'un être d'exception : en fait, l'entrée triomphale de Sa Majesté Ion ressemblait en tous points à celle d'une divinité.

8. Le temps était venu de passer à table. Tous les invités étaient là : on installa les femmes – en surnombre – sur les banquettes de droite, non loin de l'entrée ; la jeune mariée, pudiquement voilée, se trouvait parmi elles, soumise à leur scrupuleuse surveillance. Quant à la meute, devant la porte [3], on l'installa en fonction de la dignité de chacun.

9. Devant les femmes, on plaça Eucrite, puis Aristénète. Ensuite, un doute nous saisit quand il fallut décider qui il convenait de placer en premier : l'aîné du groupe ? À savoir le stoïcien Zénothémis ? Hermon l'épicurien ? Il était tout de même prêtre des Dioscures et fait partie du gratin. Mais très vite, Zénothémis mit fin à notre perplexité en jetant ces mots à l'adresse d'Aristénète : « Si je m'assois après cette... euh, ce disciple d'Épicure - vois, je me retiens d'être grossier - je fiche le camp d'ici et je laisse tomber votre petite sauterie. » À ces mots, il s'empressa d'appeler son esclave et feignit de sortir. Mais Hermon lui dit : « Vas-y, installe-toi à la première place, Zénothémis. Toutefois, sans chercher polémique, permets-moi de te dire que tu aurais dû me laisser la priorité, et malgré la haine que tu ressens envers le grand Épicure, suis investi de fonctions sacerdotales. »

- Eh ! eh ! Je suis bien content de m'être payé la tête d'un de ces prêtres épicuriens, maugréa aussitôt Zénothémis. Et, en disant ces mots, il s'étendit confortablement sur sa banquette ; Hermon se plaça après lui, puis ce fut le tour de Cléodème et d'Ion. Ensuite, le jeune marié vint s'allonger juste au–dessous ; pour finir, ce fut moi, puis Diphile, son disciple Zénon, le rhéteur Dionysodore, et le grammairien Histiaios.

 

PHILON

10. Dis donc, Lycinos, ce banquet était une véritable Académie [4] ! Mazette ! Il y en avait du beau monde ! Bravo à Aristénète d'avoir eu la bonne idée de remplir la panse de la fine fleur de la philosophie.

 

LYCINOS

Mon cher ami, ça veut dire qu'il n'est pas un grossier parvenu : c'est un authentique amateur de belles lettres, et il passe sa vie en compagnie des sages.

11. Le festin a commencé tranquillement : les plats étaient variés, et je t'épargnerai la liste fastidieuse des sauces, galettes et ragoûts en tous genres. Un seul terme pour te décrire le tableau : l'abondance. Bientôt, Cléodème dit en fixant Ion : « Regarde le vieux schnock là-bas - c'était de Zénothémis qu'il parlait, j'ai l'oreille baladeuse – comme il se goinfre ! Tu as vu, son manteau est maculé de sauce ! Regarde comme il fait passer des morceaux à son esclave derrière lui ; il croit peut–être qu'on ne le voit pas ! Il a oublié qu'il n'était pas seul à manger ? Montre son petit manège à Lycinos, qu'il en soit témoin. » En vérité, je n'avais pas besoin d'être informé car du haut de ma citadelle, ça faisait longtemps que j'avais remarqué ses agissements.

12. C'est au moment où Cléodème parlait que notre cynique Alcidamas [5] fit irruption  dans la salle : Il n'avait pas été convié, et il s'exclama, d'un air tout à fait décontracté :   « Ménélas arrive de son propre chef ! » [6]. Les invités trouvèrent qu'il avait un sacré et il lui lancèrent quelques flèches bien aiguisées du genre : « Ménélas, fou que tu es ! » ou « Agamemnon n'est point en son cœur satisfait ! ». D'autres grommelèrent quelques petits mots d'esprit du même acabit. En fait, nul n'osa critiquer vraiment l'importun de service ; Alcidamas était redouté : avec sa voix de stentor, c'était le plus gouailleur des cyniques, et il dépassait tout le monde dans le genre, ce qui fait qu'il inspirait une certaine méfiance.

13. Finalement, Aristénète le complimenta, le priant de s'asseoir entre Histiaios et Dionysodore. « Peuh ! répondit le cynique, vous me prenez pour une femmelette ou quoi ? Me prélasser comme ça sur des coussins pour bouffer ? Sûrement pas ! Je vais manger debout, en me baladant de–ci de–là, à mon gré. Quand j'en aurai assez, je poserai ma pelisse par terre et je reposerai ma tête sur mon coude, comme on le voit sur les peintures qui représentent Héraclès. » - Comme tu veux, répliqua Aristénète. Et Alcidamas se mit à circuler dans la salle en grignotant et, comme les Scythes qui émigrent vers des terres grasses, lui s'aventurait du côté des serviteurs qui apportaient les plats…

14. Bref, il mangeait, mais son esprit restait vif puisqu'il nous fit un petit speech sur le vice et la vertu en se moquant de l'or et de l'argent, si bien qu'il demanda à Aristénète l'utilité de ces coupes brillantes et foisonnantes alors que, selon lui, les coupes d'argile étaient tout aussi pratiques. Aristénète interrompit brusquement ses commentaires tout à fait déplacés ; il ordonna à son échanson de lui tendre un énorme skyphos [7] et d'y verser un vin très pur. Il croyait lui avoir ainsi cloué le bec. Or il ne se doutait pas que cette coupe allait être le point de départ de gros pépins. En effet, dès qu'il eut pris le skyphos, Alcidamas fit silence, puis, d'un seul coup, il se jeta sur le sol à moitié nu, s'allongeant de tout son long comme il avait menacé de le faire auparavant ; la tête appuyée sur son coude, il tendait son verre de la main droite comme l'Héraclès chez Pholos revu par les  les artistes [8].

15. Les coupes passaient à travers toute l'assistance : on se portait mutuellement des toasts et on faisait la causette à la lueur des torches. Soudain, je m'aperçus que le ravissant petit échanson placé à côté de Cléodème esquissait un sourire furtif – je crois qu'il est de mon devoir de noter ces anecdotes d'apparence futile mais agréables à raconter. J'étais curieux de connaître la raison de ce sourire polisson. Peu après, le mioche, s'approchant de Cléodème, lui reprit sa coupe : je vis notre homme lui serrer fiévreusement les doigts tout en lui glissant deux drachmes en même temps que le skyphos. Le jeune esclave se remit à sourire béatement en sentant que l'on pressait ses petits doigts, mais il ne ressentit pas les drachmes et, au lieu d'encaisser sans faire d'histoire, il fit tomber bruyamment les piécettes à terre. Nos deux personnages se mirent alors à rougir de honte. Aussitôt, les autres convives demandèrent à qui était cette monnaie. Le gamin affirma qu'il n'en savait rien ; quant à Cléodème, près duquel la clameur avait fusé, il jura qu'il n'avait rien perdu. Finalement, cet incident fut sans conséquence : à vrai dire, peu de gens n'avaient prêté attention, sauf Aristénète qui pria l'esclave d'aller se faire voir ailleurs, tandis qu'il fit signe à un muletier ou un palefrenier, une belle bête, ma foi, mais beaucoup plus âgé que notre marmot, de se poster auprès de Cléodème. Le mini–scandale tourna court. Mais imaginons ce qu'il en aurait été de la réputation de notre philosophe si la rumeur s'était propagée parmi les invités et n'avait point été étouffée dans l'œuf ! Par bonheur, ce finaud d'Aristénète avait su à merveille cacher les intimes faiblesses de cet ivrogne libidineux de Cléodème.

16. Après l'incident, Alcidamas le cynique, déjà passablement éméché, ayant appris le nom du jeune marié, se mit à rugir pour exiger le silence en dirigeant son regard vers le clan des femmes : « Eh bien ! Je bois à ta santé, Cléanthis, au nom sacré d'Héraclès ! ». À ces mots, tout le monde s'esclaffa et le cynique s'écria : « Bande d'abrutis, vous riez parce je porte un toast à la mariée en invoquant Héraclès, mon patron ? Eh bien ! Apprenez, mes lascars, que si elle ne saisit pas la coupe que je lui tends, elle sera incapable de fabriquer un vrai mâle comme moi, vigoureux et instruit dans toutes les matières ! ». Tout en s'époumonant, il dégrafa ses vêtements et montra délibérément son membre à toute l'assemblée ! Les invités se mirent à rire jusqu'à l'hystérie ! De plus en plus en colère, Alcidamas nous lança un regard acéré comme un poignard, et l'on comprit qu'il n'était pas prêt de se calmer, loin s'en faut : je crois même qu'il aurait fini par blesser l'un de nous avec son bâton. Mais une galette onctueuse fit son entrée au bon moment pour apaiser ses velléités agressives, et il s'empressa dès lors de se goinfrer.

17. Tous les convives étaient ivres : ça bavardait et ça criait dans tous les coins. Ce rhéteur de Dionysodore déblatérait, et ses discours étaient chaudement applaudis par les servants debout derrière lui. Quant au grammairien Histiaios, installé à la dernière place, il nous concocta un pot–pourri, mêlant des bouts de vers de Pindare, d'Hésiode et d'Anacréon, ce qui finit par composer une ode des plus farfelues mais qui avait le mérite de prédire la suite des festivités, comme on peut en juger par les vers suivants :

Les boucliers se sont heurtés...
Tout n'est que pleurs et bruits victorieux des soldats...
[9]

Zénothémis, de son côté, parcourait les lignes d'un livre écrit en caractères minuscules que son esclave lui avait donné.

18. Comme d'habitude, il y eut une pause dans l'arrivage des plats, au cours de laquelle Aristénète, imbattable quand il s'agit de meubler les temps morts, donna l'ordre à un bouffon d'entrer en scène et de faire un numéro de fantaisiste pour divertir les invités. Un petit homme plutôt laid pointa alors son museau, la tête rasée, mais avec quelques malheureux poils au sommet du crâne [10]. Il exécuta une danse qui tenait plus de la contorsion que d'autre chose, se disloquant à qui mieux mieux jusqu'au grotesque, maugréant quelques anapestes dans un douteux accent égyptien. Pour couronner le tout, il se paya la tête des spectateurs.

19. Ceux qui en prenaient pour leur grade riaient quand même de bon cœur. Mais quand vint le tour d'Alcidamas d'être charrié, et qu'il s'entendit traiter de « petit clébard de Malte » [11] par le bouffon, son sang se mit à bouillonner – il était certainement jaloux du comique qui monopolisait les applaudissements des convives – il posa sa pelisse à terre et intima l'ordre à son concurrent de le provoquer au pancrace : en cas de refus, il recevrait des coups de bâton ! Pauvre Satyrion – c'était le nom du mime ! Il dut s'exécuter et se mettre en position de combat. Soyons francs : c'était vraiment excitant de voir l'austère philosophe rentrer dans la bedaine d'un histrion ou se faire étriper à son tour. Certains invités étaient choqués, d'autres au contraire se trémoussaient d'aise. Bref, Alcidamas, roué de coups, finit par capituler : l'avorton se révélait un véritable paquet de muscles et tout s'acheva dans un rire général et frénétique.

20. À peine avait–il pris fin que le médecin Dionicos fit irruption. Il s'excusa de son retard, nous affirmant qu'il avait dû s'occuper du cas du flûtiste Polyprepon, un quidam fortement détraqué du cerveau. Il nous fit le récit savoureux de sa visite. Il était entré chez son patient sans savoir que le malheureux était déjà en proie à une crise de folie furieuse. Après avoir refermé la porte derrière lui, l'homme, le menaçant d'un couteau, lui confia sa flûte double et lui ordonna de jouer un air. Le médecin, incapable de s'exécuter, l'autre le frappa sauvagement sur la paume des mains à l'aide d'une courroie. Pour se tirer de ce guêpier, Dionicos eut recours à un astucieux stratagème. Il proposa une compétition à son patient : celui qui jouerait le plus mal recevrait un nombre exemplaire de coups sur les mains. Le médecin joua le premier et fut exécrable ; puis il remit la flûte à son concurrent tout en s'emparant de la courroie et du couteau, qu'il s'empressa aussitôt de jeter par la fenêtre, au beau milieu de la cour. Dès lors, il put se défendre plus facilement du dément et appela les voisins à son secours. Ceux–ci arrivèrent à la rescousse, enfoncèrent la porte et tirèrent le médecin de ce mauvais pas. Au cours du récit, il faisait étalage à l'assemblée des bleus et des bosses qu'il avait reçus pendant cette mésaventure. Au final, son histoire fut accueillie avec autant d'enthousiasme que l'affaire du bouffon. Ensuite, Dinarcos alla se faire une petite place près d'Histiaios et engloutit les restes du festin. Sa visite était d'inspiration divine car sa présence allait être précieuse pour la suite des événements.

21. Un esclave surgit alors au milieu de la salle, se disant l'envoyé du stoïcien Hétémoclès,lequel lui avait ordonné de lire de sa plus belle voix une lettre de sa main avant de retourner sur ses pas. Aristénète consentit à cette lecture ; l'esclave se posta sous une lampe et lut.

 

PHILON

Ce devait être une louange à l'épousée, un épithalame : c'est l'usage, non ?

 

LYCINOS

Nous avons eu la même réaction. En fait, ce n'était rien de tout ça. voilà le contenu de ce libelle :

 

22. Hétémoclès, philosophe, à Aristénète : « Au sujet de comportement à l'égard des banquets, ma vie entière peut en témoigner. Tous les jours, je croule sous les invitations de personnages encore plus fortunés que toi et je n'ai jamais accepté de me rendre à une de ces réunions car je sais trop bien les fureurs et les ivrogneries qui les caractérisent. Mais j'ai des raisons profondes de t'en vouloir parce que, malgré la tendre sollicitude que j'ai pour toi, tu n'as jamais daigné me compter au nombre de tes amis. Alors que nous nous côtoyons sans cesse, je me sens rejeté. Mais ce qui me blesse cruellement, c'est ta superbe ingratitude. Vois–tu, pour moi, le bonheur n'est pas de se régaler d'une brochette de sanglier, d'un civet de lièvre, d'une part de galette – j'en savoure à satiété chez d'autres gens qui connaissent mieux que personne le savoir–vivre. Sache qu'aujourd'hui même, je pouvais me rendre chez mon élève Pamménès qui organisait un magnifique banquet ; or j'ai décliné l'offre pour pouvoir me rendre à ton banquet. Naïf que j'étais !

23. Tu m'as laissé sur le carreau pour favoriser d'autres gens. Tu n'as jamais été capable de savoir qui était le meilleur car tu es dénué de tout bon sens. Je crois savoir pourquoi tu me tiens éloigné : je le dois à tes éblouissants philosophes Zénothémis et Labyrinthe, dont j'ose affirmer – Adrastée [12] va me massacrer - que je peux leur clouer le bec d'un seul syllogisme. Allons, qu'ils me définissent la philosophie ; qu'ils dissertent sur ces notions primaires d'état accidentel et d'état permanent ! sans oublier les idées complexes, le Cornu, le Sorite, le Moissonneur [13]. Bref, continue à bien t'enrichir l'esprit avec de tels flambeaux de la sagesse. Pour ce qui me concerne, persuadé que le beau est la seule vertu, je supporte sans trop de mal l'affront qui m'est fait.

24. Toutefois, pour t'ôter la moindre chance de t'excuser en prétextant un regrettable oubli de ta part, dû au surmenage des préparatifs, sache que, par deux fois, aujourd'hui même, je t'ai salué : une fois, dès l'aurore, dans ta maison ; une seconde fois, au temple des Dioscures au cours d'un sacrifice. Voilà. C'est ce que je voulais dire pour me justifier auprès de cette noble assistance.

25. Et si tu t'imagines que je fais tout ce raffut pour un vulgaire dîner, rappelle-toi l'histoire d'Oenée [14]. Artémis entra dans une vraie fureur en voyant qu'elle était la seule à ne pas être conviée au sacrifice, tandis que tous les autres immortels y avaient part. Homère a d'ailleurs écrit sur ce thème :

Oubli ou grave erreur, il commit une faute.

Et Euripide :

C'est ici Calydon, aux plaines si fécondes,
La contrée faisant face au séjour de Pélops
Opposé au détroit...

Enfin, Sophocle :

La fille de Latone au trait qui vise juste
Lâcha aux champs d'Oenée le sanglier robuste.

26. Je pourrais t'en citer encore beaucoup d'autres, mais ces quelques spécimens te feront comprendre l'homme que tu dédaignes au profit d'un Diphile, à qui tu as confié l'éducation de ton fils. En un sens, tu as fait un bon choix, car il sait donner du plaisir à ton garçon et il a pour lui d'exquises complaisances… À eux deux, il forment une sacrée paire d'amis… Si je n'avais pas au fond du cœur quelque remord à dévoiler ces choses immondes, je t'avouerai un secret dont tu pourras vérifier la véracité, si tu le désires, auprès de Zopyros le pédagogue. Mais loin de moi l'envie de ternir l'ambiance de la fête, ni de me livrer à la médisance pour des motifs aussi répugnants. Diphile, cependant, a besoin d'une bonne leçon, lui qui m'a chipé pas moins de deux disciples. Mais au nom de la sainte philosophie, je m'abstiendrai désormais de la moindre parole.

27. Ceci encore : apprends que j'ai recommandé à mon esclave, au cas où tu voudrais me donner un morceau de sanglier, de cerf ou une galette au sésame, de refuser : je n'ai pas envie qu'on dise que je l'ai envoyé chez toi pour ça. »

 

28. Pendant la durée de la lecture, mon doux ami, la sueur sortait par tous les pores de ma peau. J'étais piteux et, comme le dit Homère, je ne voulais rien de moins qu'être englouti dans les entrailles de la terre. Mais je vis mes compères de table s'esclaffer à chaque mot de la missive. La plupart des rieurs connaissaient bien Hétémoclès, beau vieillard à la tignasse blanche et au profil des plus dignes. Comment cet individu avait–il pu les abuser sur sa vraie personnalité, avec une si belle barbe, avec ses traits d'une rigueur insoupçonnable. Au début, je me disais que si Aristénète avait évité de le mettre sur la liste des invités, ce n'était pas par légèreté, mais parce que la réputation de respectabilité et de gravité du personnage empêchait qu'on le conviât à une sauterie compromettante…

29. Quand l'esclave eut terminé sa lecture, les convives regardèrent du côté de Zénon et de Diphile. Ils tremblaient comme des feuilles et leur mine constipée confirmait les accusations proférées par Hétémoclès. Aristénète était bouleversé. Ses traits reflétaient une lourde anxiété. Malgré tout, il offrit une tournée générale et reprit un air enjoué afin de faire oublier ces instants de malaise. Puis il congédia l'esclave, disant qu'il prendrait ses dispositions plus tard. Dans le même temps, le jeune Zénon se leva de sa banquette et s'éloigna discrètement sur un signe de son pédagogue qui lui–même obéissait très probablement à un ordre de son père.

30. Cléodème qui, depuis longtemps, cherchait une bonne occasion de s'en prendre à un Stoïcien, et qui se morfondait de n'avoir pu jusque–là dénicher un prétexte valable, trouva matière à polémiquer grâce à la lettre d'Hétémoclès : « Qu'est-ce donc, vociféra-t-il, beau travail que celui du charmant Zénon et des admirables Zénon et Cléanthe ! [15] Quoi ! Des formules sans queue ni tête, une philosophie à l'emporte-pièce, bref, une horde d'Hétémoclès. Eh bien, quelle folle dignité traverse la lettre de ce grand vieillard ! Le comble, c'est Aristénète en Oenée et Hétémoclès en Artémis ! On aura tout vu ! Par Héraclès, c'est du propre et de bon augure dans le cadre d'une fête comme la nôtre ! ».

31. - Par Zeus, lança Hermon de sa hauteur, sans doute a-t-il flairé la préparation d'un succulent sanglier et il paraissait tout à fait naturel de parler de celui de Calydon, ben voyons ! Mais qu'attends–tu donc, cher Aristénète, au nom de la divine Hestia ? [16] Apporte–lui sans tarder les premiers morceaux de la bête car, vois–tu, je suis terrorisé à l'idée que ce pauvre vieillard ne meure de faim comme Méléagre [17]. Qu'il n'ait crainte : Chrysippe classe ces denrées dans la catégories des bagatelles [18].

32. - C'est toi qui parles de Chrysippe, jeta bruyamment Zénothémis qui parut se réveiller d'une long sommeil, tu oses comparer un philosophe de pacotille comme Hétémoclès à de grandes figures philosophiques comme Cléanthe et Zénon, sages parmi les sages. Quelle espèce d'homme es–tu pour délirer ainsi ? C'est bien toi, Hermon, qui coupas les cheveux d'or des Dioscures [19], un sacrilège qui te conduira sous peu aux pieds du bourreau ? Et toi, Cléodème, n'est–ce pas toi qui séduisis la femme de Sostrate, ton propre disciple ? Qu'on a surpris en pleine action et à qui on a infligé une punition dégradante entre toutes ? Ah ! Vous ne pouvez pas vous taire, dégénérés que vous êtes !

- C'est cela, oui ! Mais moi, au moins, répondit du tac au tac Cléodème, je ne donne pas ma femme au premier venu ! Je ne me remplis pas les poches avec les économies d'un étudiant étranger et je n'ai pas juré à Athéna Poliade que je n'en ai pas vu la couleur ! Ce n'est pas moi non plus qui pratique l'usure ; je ne torture pas mes élèves quand ils ne peuvent pas payer mes cours dans les délais prévus.

- Mais tu ne vas pas nier, rétorqua Zénothémis, que tu as vendu du poisson à Criton afin de tuer son père.

33. Pendant qu'il disait ces mots, il jeta le contenu d'une coupe au nez de ses interlocuteurs. Comme Ion était dans le voisinage, il fut, lui aussi, victime de l'arrosage : c'était justice ! Hermon, tout en s'essuyant, prit à témoin ses compagnons de table de l'injure qu'on venait de lui faire. Cléodème – il n'avait pas de coupe – se retourna et cracha à la face de Zénothémis, puis, tirant sur sa barbiche de la main gauche, il s'apprêtait à lui asséner un bon direct : il aurait achevé le vieillard si Aristénète ne l'avait retenu de la main et n'avait eu la judicieuse idée de passer par–dessus Zénothémis pour se mettre entre les deux ennemis, les obligeant à se calmer.

34. Durant ces péripéties, Philon, j'étais assailli par mille pensées : un dicton me revint alors à l'esprit : " À quoi sert la connaissance si l'on ne sait pas corriger sa conduite ?" J'avais sous les yeux la crème de la philosophie qui se donnait en spectacle devant un public friand. Je me disais que ce vieux dicton avait du bon, somme toute ! La connaissance, j'en suis persuadé, détourne du bon sens ceux qui vivent dans les livres et s'imprègnent des idées qu'ils véhiculent. Parmi tous ces penseurs, pas un qui n'ait au moins une chose à se reprocher : celui–là agissait à vous donner la nausée, celui–ci discourait de façon répugnante. Ils n'avaient même pas l'excuse du vin : la lettre d'Hétémoclès n'avait–elle pas été rédigée dans la pleine maîtrise de ses moyens ?

35. En fait, tout était sens dessus dessous ! Les gens ordinaires mangeaient avec un tact exemplaire, sans boire un verre de trop ; ils se comportaient le plus raisonnablement du monde, se contentant de faire honte aux autres, objets pourtant de leur vénération quelques instants auparavant, lorsqu'ils les considéraient comme des modèles de vertu. En revanche, les sages, eux, n'avaient aucune tenue, criaient comme des fous, se gavaient comme des porcs et se donnaient des coups ! Alcidamas l'admirable, lui, pissait sans vergogne au milieu de la pièce, se fichant éperdument des femmes qui se trouvaient là. Pour décrire convenablement le tableau, disons que le festin rappelait l'histoire d'Éris évoquée par les poètes. Celle–ci, on le sait, n'avait pas été conviée aux noces de Pélée [20] et, pour se venger, elle lança la funeste pomme qui déclencha la fameuse guerre de Troie. Car la lettre d'Hétémoclès projetée en plein cœur de la fête était aussi une pomme de discorde, porteuse de ravages aussi graves que ceux dont parle l'Iliade.

36. Cléodème et Zénothémis ne décoléraient pas malgré le rempart corporel d'Aristénète : les injures fusaient de part et d'autre. « Oui, grogna Cléodème, je vous ai convaincus que vous n'êtes qu'une bande d'imbéciles et ça me suffit ; demain, je me vengerai avec plus d'éclat. J'attends ta réponse, Zénothémis, et la tienne, Diphile le petit saint : vous prétendez dédaigner les richesses, alors pourquoi faites–vous tant d'efforts pour en accumuler ? N'est–ce pas vous qui faites des courbettes devant les richards ? Ne pratiquez–vous pas l'usure ? Ne dispensez–vous pas votre enseignement moyennant un gros salaire ? Et dire que, par ailleurs, vous n'avez pas de mots assez durs pour stigmatiser le plaisir et déconsidérer les épicuriens. C'est pourtant vous qui vous jetez dans la fange, enculant à la chaîne ou bien vous faisant mettre à votre tour ! Et quel esclandre quand on oublie de vous inviter ! Et s'il arrive qu'on vous invite, vous avalez les bons morceaux et, par–dessus le marché, vous en donnez à vos esclaves. » À ces mots, Cléodème tira la serviette où l'esclave de Zénothémis avait engrangé des victuailles de toutes sortes : il voulait les faire tomber mais échoua car le domestique résista avec vigueur à son assaut.

37. « Bravo, Cléodème, ajouta Hermon, qu'ils nous expliquent la raison pour laquelle ils nous défendent de goûter au plaisir alors qu'ils en savourent les fruits plus que n'importe qui ! »

- Non, non, interrompit Zénothémis, c'est à toi, Cléodème, de nous expliquer pourquoi tu ne considères pas l'argent d'un œil indifférent !

- Non, non, c'est à toi ! La dispute s'éternisait lorsque Ion se dressa de tout son corps pour bien montrer qu'il existait encore et dit : « Ça suffit comme ça ! S'il vous plaît, abordons plutôt les thèmes dignes d'une fête honorable ! Discutez, écoutez à tour de rôle, sans vous chamailler, comme notre maître Platon conçoit la conversation : une diversion agréable. » Cette proposition fut largement plébiscitée par les convives, surtout par Aristénète et Eucrite qui avaient l'espoir d'apaiser la situation. De ce fait, Aristénète retourna à sa place, persuadé que la paix était revenue.

38. Peu après, nous fut servi le repas « absolu » : il consiste en un poulet, un morceau de sanglier, du lièvre, du poisson, des galettes de sésame et mille petites friandises qui croquent sous la dent [21] et que l'on ramène à la maison. Un hic, pourtant : il n'y avait pas un plat par personne. Ainsi, pour Aristénète et Eucrite, ils devaient piocher dans un plateau commun. Même chose pour le stoïcien Zénothémis et l'épicurien Hermon, ainsi que pour Cléodème et Ion, enfin, pour le marié et moi–même. Pour Diphile, double ration, puisque Zénon était sorti. Mémorise bien cette disposition, ami Philon, car elle est cruciale dans la tournure finale de mon récit.

 

PHILON

J'ai bien enregistré.

 

LYCINOS

39. Ion s'exprima le premier : « Je commence si vous n'y voyez pas d'inconvénients." Puis, après un silence, il dit : "Devant un tel parterre de gens cultivés, il aurait fallu disserter, c'est mon avis, sur les incorporels et l'immortalité de l'âme [22] ; mais pour me prémunir des avis de ceux qui ne partagent pas nos points de vue, je ferai un commentaire sur la notion de mariage : c'est un sujet inoffensif, n'est–ce pas ? Pour ma part, je crois préférable de ne point se marier et, dans le sillage de Platon et de Socrate, il vaut mieux pratiquer l'amour des garçons : les adeptes de cet amour sont en effet les seuls à s'accomplir dans la vertu. Certes, la nécessité implique qu'on se lie aux femmes, mais – et je ne fais que suivre les préceptes platoniciens – il serait plus judicieux qu'elles soient mises en commun : ainsi, plus de jalousie à redouter !

40. Un rire assourdissant retentit à l'écoute de ces propos d'une affligeante stupidité. Dionysodore s'écria : « Quand tu auras fini avec tes barbarismes idiots, tu nous préviendras ! Car pourquoi et à propos de quoi serions-nous jaloux ?

- Comment donc ! Tu oses parler, petite fiente, lui rétorqua Ion. Dionysodore était sur le point de lui répliquer par une insulte de haut vol lorsque Histiaios le grammairien, gentil tout plein, ma foi, déclara : « Stop ! moi, je vais lire un épithalame, » et il se lança.

41. Si je me souviens, il s'agissait de ces vers élégiaques :

Élevée tendrement auprès d'Aristénète,
La belle Cléanthis
Apparaît plus charmante, en beauté plus parfaite
Qu'Artémis ou Cypris !
Et toi, jeune épousé, éphèbe merveilleux
Plus gracieux que Nérée ou le fils de Thétis,
Je te salue. Vous méritez que je proclame
Votre belle union dans cet épithalame.

42. Comme tu peux l'imaginer, des ricanements accueillirent ces vers de mirliton. Arriva le moment où tous les convives devaient prendre leurs mets. Aristénète et Eucrite prirent ce qui se présentait sous leurs yeux. Idem pour Chéréas, Ion et Cléodème. Quant à Diphile, il saisit sa part mais voulut s'accaparer la portion de Zénon absent. Il dit alors : « C'est à moi ! », et il s'opposa énergiquement aux esclaves qui voulaient lui arracher la volaille des mains : on aurait cru qu'ils tiraient le cadavre de Patrocle [23] ! Pour finir, il dut s'avouer vaincu et lâcha sa proie, provoquant l'hilarité générale surtout quand il se mit à grogner et à jouer les martyrs.

43. Hermon et Zénothémis étaient sur la même banquette, tu le sais. Zénothémis en haut, l'autre au–dessous ; leurs parts étaient bien réparties et ils se servirent sans remue–ménage. Néanmoins, la poularde face à Hermon était un peu plus grassouillette que celle qui était devant lui : c'était bien sûr le fruit du hasard. Alors Zénothémis – sois très attentif, Philon, car mon récit va devenir captivant, crois–moi – alors, dis–je, Zénothémis délaissant sa volaille, chipa celle d'Hermon, plus dodue, dois–je le répéter. Car l'idée même que son compagnon de table disposât d'un morceau plus consistant que le sien était aux yeux de Zénothémis proprement insupportable. Et les cris reprirent de plus belle ! Ils se ruèrent l'un sur l'autre, se crêpèrent le chignon, se frappant avec la malheureuse poularde ! Ensuite ils se prirent par la barbe, et réclamèrent de l'aide : Hermon demanda le renfort de Cléodème, et Zénothémis voulut comme alliés Alcidamas et Diphile. Bientôt, tous les convives se rangèrent d'un côté ou de l'autre, sauf Ion, qui garda une scrupuleuse neutralité.

44. La mêlée fut générale. Zénothémis, empoignant une coupe posée devant Aristénète, la jeta en direction d'Hermon. Il rata sa cible, et l'objet alla s'écraser [24] sur le crâne du jeune marié qui fut sérieusement blessé ! Alors les femmes se mirent à hurler et entrèrent dans la danse, en particulier la mère du pauvre Cléanthis à la vue de son fils tout sanguinolent ; la jeune épousée se lança à son tour dans la mêlée, terrorisée par le traitement infligé à son époux. À noter qu'Alcidamas fit sensation en défendant Zénothémis. De son bâton, il assomma Cléodème, mit en morceaux la mâchoire d'Hermon et amocha de nombreux esclaves qui leur portaient secours. Mais ces derniers ne se replièrent pas pour autant. Soudain, Cléodème, d'un doigt, énucléa Zénothémis puis lui trancha le nez d'un coup de dents [25]. Puis Hermon, voyant Diphile sur le point de le défendre, le débusqua de sa banquette et lui fit mordre la poussière.

45. Le grammairien Histiaios tenta – sans succès – de les séparer et ne réussit qu'à recevoir un coup dans les dents, cadeau de Cléodème qui l'avait pris pour Diphile. Homère ne dit–il pas ceci :

Le malheureux gisait et vomissait du sang. [26]

Tout n'était que vacarme et lamentations. Les femmes sanglotaient autour de Chéréas, tandis que les autres invités s'efforçaient d'arrêter le carnage. Mais il y avait Alcidamas qui venait de mettre KO la meute adverse et continuait à s'en prendre à tous ceux qui s'aventuraient jusqu'à lui. C'eût été une véritable hécatombe s'il n'avait pas cassé son bâton. Moi, je restais tranquille près du mur, observant tout, ne me mêlant de rien : j'avais appris d'Histiaios que c'était folie de vouloir s'interposer dans des circonstances pareilles. C'était, je te l'avoue, le combat des Lapithes et des Centaures : des tables renversées, du sang coulant à flot, des coupes volant dans les airs…

46. Pour finir, Alcidamas fit tomber un candélabre, si bien que nous fûmes plongés dans une obscurité complète. Comme tu l'imagines, l'affaire s'envenima encore davantage, et ce fut la pagaille générale. Une fois dans l'obscurité, on commit mille excès en tous genres. Quand on apporta une lampe, on découvrit Alcidamas en train d'effeuiller une joueuse de flûte et sur le point d'aboutir… Dionysodore fut surpris en flagrant délit de vol mais il sombra dans le ridicule quand, au moment où il se redressait, le skyphos tomba de son vêtement. Il essaya de se rattraper en prétendant que Ion l'avait ramassé et le lui avait confié dans la confusion pour le mettre en lieu sûr. Et Ion, par une touchante complicité, confirma le mensonge.

47. Le banquet s'acheva sur cette note. Aux cris et aux larmes succédèrent les rires contre Alcidamas, Dionysodore et Ion. Les blessés furent évacués sur des civières : ils n'étaient pas jolis, surtout ce vieux croûton de Zénothémis qui, une main sur l'œil et l'autre sur son nez, hurlait de douleur ; Hermon, qui n'était pas mieux loti avec ses dents déglinguées, lui lança avec toujours le même esprit de contradiction : « En ce moment, mon cher, tu ne places point la douleur dans la catégorie des choses indifférentes. » Le marié fut recousu par les soins diligents de Dionicos et, la tête couronnée de bandelettes, on le hissa dans le char où il devait emmener sa femme. Quelles noces mouvementées pour ce pauvre garçon ! Quant aux autres convives, ils furent couchés, vomissant de temps à autre sur le chemin qui les menait au lit. Seul Alcidamas resta dans la salle. Impossible de l'en déloger ! Comme il était affalé en travers d'une couchette, on ne pouvait rien faire.

48. Voilà, mon doux ami, comment s'acheva ce banquet. Je crois d'ailleurs opportun de rappeler ce vers tragique, qui sera l'épilogue de notre histoire :

La volonté divine est fort aléatoire ;
Afin de nous surprendre, elle agit et détruit
Nos attentes notoires.
[27]

En effet, jamais on n'aurait pu penser un seul instant que les événements auraient pris pareille tournure. Mais la leçon me fut profitable et je sais maintenant que pour un homme aussi tranquille que moi, il y a danger à banqueter avec ces vauriens de philosophes.

 


 

Notes

 

[1] Citation d'auteur inconnu mais d'usage courant chez les Grecs. [Retour au texte]

[2] Souvent traduit par « usurier », le terme a une connotation trop négative : « banquier » est sans doute meilleur. [Retour au texte]

[3] Les lits de table des Anciens comportaient en effet deux places, parfois davantage. [Retour au texte]

[4] Le mot exact est Mouseion, « Musée », qui évoque sans conteste le Musée d'Alexandrie. Mais pour le lecteur contemporain, le sens est différent : aussi ai-je préféré traduire par « Académie », qui veut bien dire ce qu'il veut dire. [Retour au texte]

[5] On peut comparer très judicieusement cette arrivée précipitée avec celle d'Alcibiade dans le Banquet de Platon. [Retour au texte]

[6] Iliade, 2, 408. [Retour au texte]

[7] Le skyphos est une tasse à fond plat avec des anses horizontales. [Retour au texte]

[8] Héraclès fut en effet invité chez le centaure Pholos mais il y fut pris à partie par les autres centaures participants. [Retour au texte]

[9] Iliade, 4, 447 et 450. [Retour au texte]

[10] De nouveau une référence à l'Iliade, 2, 229. [Retour au texte]

[11] Le chien de Malte était un animal doux et de bonne compagnie : on comprend que cette pique ne fasse pas plaisir à Alcidamas qui se veut contestataire et perturbateur. [Retour au texte]

[12] Adrastée est une divinité de la vengeance, un autre nom de Némésis, mais invoquée pour châtier plus particulièrement l'orgueil. [Retour au texte]

[13] Lucien se moque souvent des raisonnements prétendument logiques des stoïciens et de leurs syllogismes. Le sorite est par exemple un syllogisme accumulé : « Dans un tas de blé, on enlève un grain sans le détruire pour autant, mais peu à peu il ne reste plus qu'un seul grain ». Le syllogisme du moissonneur : « Un homme dit qu'il moissonnera un champ mais il n'y arrive point ». Le syllogisme des cornes : « Tu as ce que tu n'as pas perdu, or tu n'as point perdu de cornes, donc tu as des cornes ! ». [Retour au texte]

[14] Le roi de Calydon, Oenée avait eu la maladresse de ne point convier Artémis à son sacrifice au moment de la récolte. La déesse lui envoya un sanglier que son fils Méléagre tua. [Retour au texte]

[15] Chrysippe, Zénon et Cléanthe constituent en quelque sorte la « triade » de la philosophie stoïcienne. [Retour au texte]

[16] Hestia peut être invoquée comme déesse du foyer : c'est à ce titre qu'on lui offre une libation au cours des banquets. [Retour au texte]

[17] Méléagre, victime d'un maléfice, devait mourir instantanément si un tison du foyer se consumait entièrement. Sa mère retira le tison et l'éteignit. Mais quand le jeune homme eut tué les frères de sa mère par amour pour Atalante, sa mère se vengea et remit le tison au foyer. Méléagre mourut aussitôt. [Retour au texte]

[18] Les actes de la vie humaine sont en effet classés par les stoïciens : il y les choses bonnes, les mauvaises et celles qui indiffèrent. [Retour au texte]

[19] Les statues de Castor et Pollux devaient avoir une chevelure dorée. [Retour au texte]

[20] Les dieux, on le sait, participèrent aux noces de Thétis et de Pelée. Or, Éris (la Discorde) jeta une pomme d'or. Il en résulta le jugement de Pâris, le rapt d'Hélène, et, pour finir, la fameuse guerre de Troie. [Retour au texte]

[21] Il s'agit des bellaria : amandes, beignets au miel, etc. C'est le dessert des Anciens. [Retour au texte]

[22] Ce sont des thèmes très classiques dans la doctrine platonicienne. [Retour au texte]

[23] Iliade, 17, passim. [Retour au texte]

[24] Il s'agit d'une adaptation très libre d'un vers homérique, Iliade, 11, 233. [Retour au texte]

[25] Là encore, l'allusion aux noces de Pirithoos se confirme : le centaure Eurythion voulut abuser de la mariée mais les Lapithes lui tranchèrent le nez et les oreilles ! [Retour au texte]

[26] Iliade, 15, 11. [Retour au texte]

[27] C'est l'épilogue traditionnel que chante le chœur de plusieurs tragédies d'Euripide (Médée, les Bacchantes, Andromaque, etc.). [Retour au texte]


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