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Lucien de Samosate : La fin de Pérégrinus
 

Traduction nouvelle annotée de
Joseph Longton (2008)

 


 

 

La mort d’un Protée

1. Lucien souhaite le bonjour à Cronios[1]. Ce gredin de Pérégrinus, alias Protée, comme il aimait à se baptiser, a subi le même sort que son homérique homonyme[2] : lui qui, dans sa quête de la gloire, fut tout et rien et se mua en mille avatars, a fini par se métamorphoser en fumée, tant il était dévoré du désir de devenir célèbre. À l’heure qu’il est, l’excellent homme est donc réduit à l’état d’escarbilles, tel un nouvel Empédocle[3], sauf que ce dernier s’était tout de même efforcé de passer inaperçu lorsqu’il plongea dans les bouches du volcan, alors que notre noble héros tint à patienter jusqu’au plus fréquenté de tous les festivals grecs[4], à accumuler le bûcher le plus imposant possible et à s’y jeter devant un maximum de témoins, non sans avoir infligé aux Grecs plusieurs harangues sur le sujet quelques jours avant son coup d’éclat.

 

Scepticisme de chambre et de terrain

2. D’ici, je t’imagine déjà faire des gorges chaudes d’un vieillard aussi bouché, et il me semble que j’entends les imprécations que tu dois vociférer, ces « Ah, l’imbécile ! », « Ah, le fier-à-bras » et toutes les apostrophes dont nous abreuvons généralement les individus de cette trempe. La différence est que si tu peux le faire de loin et à bien moindre risque, j’ai pour ma part débobiné ce chapelet d’invectives au pied même du bûcher, ainsi qu’auparavant, devant un auditoire fourni, où je suscitai assurément l’indignation de tous les fans de sa démence mais parvins aussi à faire rire certains à ses dépens. Ces... cabotins de Cyniques[5] faillirent cependant me déchiqueter, comme un Actéon mis en pièce par ses chiens[6], ou encore comme son cousin Penthée démembré par les Ménades[7].

 

La harangue d’Élis

3. L’intrigue de la pièce, je m’en vais te l’exposer in extenso – car pour ce qui regarde le dramaturge lui-même, tu connais l’apôtre et sais que par les tragédies qu’il a données tout au long de son existence, il a damé le pion à Sophocle et Eschyle. Pour en venir à mon récit, je te dirai que je venais tout juste d’arriver à Élis[8] lorsque passant par le gymnase[9] pour monter sur Olympie, j’entendis un Cynique aboyer d’une voix rêche et tonitruante le baratin habituel de la secte et son éthique du caniveau, en apostrophant le chaland sans complexe aucun[10]. Tout à ses glapissements, il finit par en venir à Protée. À ton intention, et dans toute la mesure de mes moyens, je vais tenter de me remémorer la teneur même de sa déclamation. Toi qui t’es souvent posté devant de pareils imprécateurs, tu devrais te retrouver en terrain de connaissance.

 

Un bienfaiteur du genre humain

4. « Car qui a l’impudence, argumentait-il, de taxer Protée de vanité, par la terre et le soleil, par les fleuves et la mer et par Héraclès[11], notre protecteur ? Oui, je veux bien parler de ce Protée qui fut incarcéré en Syrie, légua cinq mille talents à sa patrie et fut expulsé de la ville de Rome ! Protée, plus étincelant que le soleil et à même de rivaliser avec l’Olympien[12] en personne ? Certains, je le sais, ont subodoré quelque fatuité dans sa décision de quitter cette vie par le feu. Que dire alors d’Héraclès[13] ? S’est-il comporté différemment ? Asclépius[14] et Dionysos[15] ne sont-ils pas morts foudroyés ? Et Empédocle n’a-t-il pas mis un terme à son existence par un grand plongeon dans le volcan ? »

 

Les lauriers du suicide

5. Sur ces paroles de Théagène[16] – tel était le nom de notre brailleur –, je demandai à un auditeur à quoi rimait ces histoires de feu et quel rapport pouvait bien exister entre Protée et Héraclès ou Empédocle. « Protée, me répondit mon interlocuteur, va prochainement s’immoler par le feu, lors des Olympiades. » « Ah bon, fis-je, de quelle manière ? Et pour quelle raison ? » Il voulut me l’expliquer, mais le Cynique gueulait tellement que nous n’arrivions pas à nous entendre. Je l’écoutai donc dévider tout le restant de son boniment sur Protée et le couvrir d’hyperboles, comme quoi face à lui, ni l’homme de Sinope[17], ni son maître Antisthène[18] ne faisaient le poids, pas plus, soit dit en passant, que Socrate ; c’était bien plutôt du côté de Zeus qu’il fallait aller lui chercher un challenger. Tout bien pesé, il décida nonobstant de proclamer les deux vainqueurs ex aequo et conclut son panégyrique de la manière suivante :

 

Les deux chefs-d’oeuvre

6. « Notre siècle aura eu le privilège de contempler ces deux merveilleuses créations que sont Zeus Olympien[19] et Protée ; le premier a été sculpté et assemblé par Phidias, le second est sorti des mains de Dame Nature. Or voici que cette statue, sur les ailes du feu emportée, s’en va quitter le monde des hommes pour celui des dieux et nous laisser orphelins. » Après avoir prononcé ces paroles en suant à grande eau, il versa des larmes du plus haut grotesque et s’arrachait les cheveux – en prenant garde de ne pas se les tirer trop vigoureusement. En fin de compte, quelques Cyniques vinrent le récupérer, qui geignait encore alors même qu’ils s’appliquaient à le réconforter.

 

Un joyeux contradicteur

7. Immédiatement, sans laisser à la foule le temps de se disperser, un autre orateur[20] vint s’emparer du perchoir, profitant des offrandes encore brûlantes du sacrifice précédent pour y verser ses propres libations. Pour commencer, il rit, rit en longs éclats manifestement venus du fond du coeur, puis attaqua un exorde de cette veine : « Étant donné que l’exécrable Théagène a achevé ses dégoûtantes considérations par les pleurs d’Héraclite[21], je tiens à prendre son contre-pied en plaçant mon discours sous les auspices du rire de Démocrite[22]. » Et le voilà reparti dans un accès de franche rigolade, qui gagna ensuite bon nombre d’entre nous.

 

L’iconoclaste

8. « Eh quoi, Messieurs, nous interpella-t-il alors en se reprenant, que peut-on faire, sinon rigoler, quand on ouït des propos aussi désopilants, quand on observe ces vieux schnocks qui en arriveraient pratiquement à danser sur leur tête pour quelques misérables lambeaux de gloire ? Si vous désirez savoir dans quel bois est taillée la « statue » qui va flamber incessamment, il n'est que de prêter l’oreille à un homme qui, d’entrée de jeu, s’est penché sur la psychologie de l’énergumène et a analysé sa trajectoire, en plus de glaner certains renseignements auprès de ses compatriotes et de certaines gens qui eurent à le connaître de près.

 

Débauche...

9. Lorsqu’il parvint à l’âge d’homme, ce chef-d’oeuvre façonné par la nature, ce canon de Polyclète[23], fut appréhendé en flagrant délit d’adultère en Arménie[24] et se prit une rude bastonnade. Pour finir, il s’échappa en sautant du toit, non sans qu’on lui eût fourré un radis dans le derrière[25]. Il enchaîna en pervertissant un joli garçon et dut verser trois mille drachmes à ses parents, qui étaient démunis, pour ne point être déféré au gouverneur provincial d’Asie.

 

... et parricide

10. Je pense toutefois préférable de passer sur ces vétilles et autres broutilles : après tout, l’argile était encore brute, la statue n’avait pas encore été modelée. En revanche, le récit du traitement qu’il infligea à son père mérite franchement votre attention, encore que vous sachiez tous, pour l’avoir entendu raconter, qu’il a étouffé ce pauvre vieux auquel il ne pardonnait pas d’avoir atteint la soixantaine. Par la suite, le bruit de son forfait se répandit et il préféra s’exiler de son plein gré et zigzaguer d’une contrée à l’autre.

 

Ascension fulgurante chez les Chrétiens

11. C’est vers cette époque qu’il s’initia également à la mirifique sagesse des Chrétiens, en se frottant à leurs prêtres et scribes dans les parages de la Palestine. Mais, on s’en serait douté, ces hiérarques firent vite pâle figure face au compère, qui cumulait dans sa seule personne les fonctions de prophète, de maître des rites et de président de congrégation et tout et tout. Il commentait et expliquait leurs livres et en rédigea une foule d’autres de sa propre main. Eux le tenaient pour un dieu, s’étaient placés sous ses lois, l’avaient pris pour saint patron – il faut savoir qu’ils vénèrent en sus ce grand homme jadis mis sur la croix en Palestine pour avoir introduit cette nouvelle religion sur terre[26].

 

Une prison dorée

12. Appréhendé précisément de ce même chef, notre Protée subit une incarcération qui contribua cependant à lui conférer une aura des plus profitables pour le restant de sa carrière et la satisfaction de son goût immodéré du barnum et de la gloriole. Les Chrétiens vécurent cet embastillement comme une tragédie et remuèrent ciel et terre pour essayer de le tirer de sa geôle. À défaut d’y parvenir, ils s’employèrent du moins à lui rendre tous les autres services possible, sans renâcler et avec la dernière énergie : dès potron-minet, on pouvait voir des petites veuves âgées et des orphelins poireauter aux abords de la prison, tandis que les hauts gradés du groupe allaient graisser la patte aux matons pour pouvoir passer la nuit avec lui au cachot. Ils y faisaient ensuite porter toutes sortes de plats et y lisaient leurs écritures sacrées, en qualifiant notre Pérégrinus – comme il s’appelait encore à l’époque – de nouveau Socrate[27].

 

L’afflux des Chrétiens

13. Bien mieux, des visiteurs lui vinrent des autres villes de la province d’Asie, que les paroisses lui dépêchaient pour l’épauler, le défendre et le consoler. Ils réagissent en effet avec une rare promptitude au moindre accroc public de ce genre : pour faire court, disons qu'en pareilles circonstances, ils ne reculeront devant aucun sacrifice. Du seul fait d’avoir été mis aux fers, notre Pérégrinus reçut de grosses sommes de leur part et en tira des revenus rien moins qu’insignifiants, car ces gredins se figurent qu’ils sont tout bonnement promis à l'immortalité et à la vie éternelle, en vertu de quoi la plupart d’entre eux méprisent la mort et marchent spontanément au supplice. Pour couronner le tout, leur premier législateur leur a personnellement mis dans le ciboulot qu’ils deviennent tous frères dès lors qu’ils ont franchi le pas du reniement des divinités helléniques pour s’attacher à la vénération dudit sophiste supplicié qui leur est propre et vivre selon ses lois. Ils professent un souverain dédain vis-à-vis de tous les biens et les tiennent pour communs, suivant des préceptes traditionnels en ce sens qu’ils vous gobent sans réfléchir plus loin que le bout de leur nez, si bien que tout charlatan doté de quelques talents de prestidigitation et sachant un tant soit peu y faire aura tôt fait d’amasser une fortune considérable auprès de ces minus habentes, en leur jetant de la poudre aux yeux.

 

Périlleuse liberté

14. Notre Pérégrinus devait malgré tout être relaxé par le fonctionnaire en charge de la Syrie à l’époque qui, en homme féru de philosophie, avait parfaitement démonté les ressorts de la folie du personnage et saisi qu’il était prêt à mourir pour peu qu'il eût l’assurance de passer ipso facto à la postérité. Estimant que c’eût encore été trop d’honneur que de lui infliger une correction, il ordonna sa libération. Pérégrinus regagna alors sa patrie mais réalisa qu'elle était encore toute échauffée par l’affaire du meurtre de son père et que nombre de ses concitoyens menaçaient de le traîner en justice. L'essentiel de sa fortune ayant été pillé pendant qu'il bourlinguait, il ne possédait plus que ses champs, qui allaient chercher dans les quinze talents, car l’un dans l’autre, le patrimoine que lui avait légué son vieux père représentait une trentaine de talents, et non cinq mille, comme l’a avancé ce bouffon de Théagène : à supposer même que l’on mît en vente toute la cité de Parium[28], hommes, bêtes et meubles confondus, ainsi que les cinq autres bourgs avoisinants, on ne parviendrait pas, en effet, à réunir une somme aussi astronomique.

 

Comment on retourne une assemblée

15. Le hic était qu'il restait des plus vulnérable à une accusation et une plainte en justice et que selon toute vraisemblance, un accusateur n’allait pas tarder à surgir qui l’attrairait devant le tribunal, d’autant que la population était complètement remontée contre lui et outrée du meurtre scélérat d’un vieillard si amène, aux dires de ceux qui l’avaient pratiqué. Mais observez bien la défense que ce finaud de Protée imagina face à ces griefs et la manière dont il réussit à parer au péril : il parut devant les Pariens assemblés – à l’époque, il portait déjà sa longue crinière, avait revêtu un manteau crasseux, passé la besace en bandoulière et adopté la badine[29], bref, il était déjà endimanché comme un acteur de théâtre – il se présenta, dis-je, dans ce travestissement et annonça qu’il abandonnait intégralement à la collectivité l’héritage de son père d’heureuse mémoire. En entendant ces paroles, l’assemblée, qui était composée de pauvres hères toujours à l’affût de distributions publiques, se récria tout de go : « Mais quelle sagesse ! Mais quel amour de la patrie ! Ah, le digne émule de Diogène et de Cratès[30] ! » Ses dénonciateurs eurent ainsi le bec cloué et quiconque s’aventurait à faire état du meurtre s’exposait illico à une lapidation en règle.

 

Maladresses

16. Il entama alors une seconde errance, pourvu de généreuses vaches à lait en la personne des Chrétiens qui l’escortaient et ne le laissaient manquer de rien. Il vécut ainsi à leurs crochets durant un certain temps. Subséquemment, il se fit toutefois qu’il commit également un impair à leur endroit – on le surprit, je crois, en train de consommer des mets qui leur sont interdits[31] – de sorte qu’une fois exclu de leurs rangs, il se retrouva sans ressources et s’estima fondé à entonner le grand air de la repentance pour réclamer à sa ville la restitution de ses avoirs ; ayant soumis une requête en ce sens, il pensa que la volonté impériale ordonnerait pareille rétrocession à son bénéfice. Mais la ville députa une contre-ambassade, si bien qu’il n’obtint strictement rien et reçut l’injonction de s’en tenir aux dispositions qu’il avait prises jadis à titre définitif et sans que nul n’eût usé de contrainte à son égard.

 

Apprentissages égyptiens

17. Sur ce, un troisième exil le mena cette fois en Égypte, auprès d’Agathobule[32], où il pratiqua cette étonnante ascèse qui consiste à se raser une moitié de crâne, se barbouiller la figure de boue et donner en spectacle des actes dits « indifférents » en se tripotant le sexe[33] devant un public fourni, puis à se cravacher et faire cravacher le postérieur[34], pour n’épingler que les moins puériles de ses extravagances.

 

Une expulsion bénéfique

18. Fort de ce bagage, il mit le cap sur l’Italie et dès sa descente du navire, entreprit de houspiller tout un chacun, en particulier l’empereur[35], dont il connaissait toute la bonté et la mansuétude et savait donc qu’il n’avait rien à redouter en jouant les bravaches, dans la mesure où, comme de juste, le souverain ne s'émouvait guère de ces outrages, ni ne jugeait bon de sanctionner les propos d’un homme qui avait enfilé la défroque du philosophe et, plus fort encore, transformé l’invective en gagne-pain. Pareille indulgence avait toutefois l’inconvénient d’accroître encore le renom de Pérégrinus, du moins auprès des âmes candides ; sa déraison le porta ainsi au pinacle, jusqu’à ce qu’à force de tirer sur la corde, il se fît expulser de Rome par le fonctionnaire chargé de son administration[36], homme avisé, pour qui la Ville n’avait que faire d’un philosophe de cette eau. Ces contrariétés ne firent cependant que rehausser son prestige et son nom fut sur toutes les lèvres : il fut dorénavant le philosophe qui avait été chassé pour sa franchise et son excessive liberté de ton. Notre bonhomme se retrouva propulsé de plain-pied avec les Musonius[37], les Dion[38], les Épictète[39] et autres victimes de semblable éviction.

 

Invectives à Olympie

19. C’est sur ces entrefaites qu’il débarqua en Grèce, où il se mit tantôt à vitupérer les Éléens[40], tantôt à suggérer aux Grecs de prendre les armes contre les Romains[41], tantôt encore à conspuer un homme d’une culture et d’un rang éminents[42] d’avoir, entre autres bienfaits prodigués à la Grèce[43], réalisé une adduction d’eau à Olympie et désaltéré ainsi le public des festivités accablé par la soif[44] : à son estime, ce sieur n’avait fait qu’amollir les Hellènes, alors que les spectateurs des jeux Olympiques devaient mettre leur point d’honneur à endurer la soif, voire à succomber généreusement aux graves épidémies qui avaient sévi jusqu’alors parmi les foules rassemblées en ce lieu aride. Précisons que ces remontrances ne l’empêchaient pas le moins du monde, dans le même temps, de s’envoyer lui-même de généreuses rasades du liquide incriminé... On se fit un devoir de courser et caillasser copieusement notre courageux larron qui, pour le coup, n’évita le trépas qu’en se réfugiant chez Zeus.

 

Savoir se repentir et rebondir

20. Aux Olympiades qui suivirent[45], il débita cependant devant les Grecs une adresse qu’il avait eu le loisir de peaufiner durant les quatre années d’intervalle entre les deux éditions des jeux et dans laquelle il encensait l’auteur des travaux de génie hydraulique susmentionnés tout en se justifiant d’avoir fui précédemment. Confronté désormais à une indifférence générale et ayant beaucoup perdu de sa superbe – toutes ses simagrées avaient un air de déjà vu et il ne parvenait plus à dégager matière à stupéfier son public, en susciter l’admiration et attirer ces regards dont il avait toujours été si follement friand – il imagina ce baroud d’honneur que fut l’histoire du bûcher et, dès la clôture des dernières manifestations olympiques[46], fit savoir aux Grecs qu’il s’immolerait par le feu lors des suivantes[47].

 

Le goût de la mise en scène

21. Il paraît à présent qu’il monte l’histoire en épingle, a creusé une fosse, ramassé des fagots et s'est targué de démontrer une terrible force de caractère. Je n’en pense pas moins qu’il serait plus convenable d’attendre la mort, au lieu de quitter l’existence à la sauvette. Et quand bien même il aurait irrévocablement résolu de débarrasser le plancher, qu’avait-t-il besoin d’opter pour le feu et de recourir à tout ce bataclan de tragédie au lieu de retenir, pour s’en aller, l’un des mille et un autres modes de trépas qui existent ? Allons jusqu'à admettre que notre candidat au suicide craque pour le feu et son petit je-ne-sais-quoi d’héracléen : il pourrait, sans tambour ni trompette, jeter son dévolu sur quelque montagne boisée et s’y immoler dans la solitude, n’emmenant avec lui, en guise de Philoctète[48], qu’un unique assistant – un Théagène, par exemple. Tout au rebours, Pérégrinus a conçu le projet de rôtir à Olympie, au plus fort de l’affluence et pratiquement comme sur une scène, encore somme toute, qu’il n’ait pas volé ce trépas, par Héraclès, car il s’impose de sanctionner les impudences des parricides et des athées[49]. De ce point de vue, sa résolution apparaît d’ailleurs bien tardive : c’est depuis bien longtemps qu’il eût fallu le jeter dans le taureau de Phalaris[50] pour qu’il expiât ses fautes, plutôt que de tolérer qu’il mourût instantanément, en aspirant la flamme. Nombreux sont en effet ceux qui soutiennent qu’il n’existe pas mort plus rapide que par le feu : on bâille un coup, et c’est en terminé.

 

Le souci d’endurcir...

22. Spectacle insigne, s’imagine-t-il probablement, que celui d’un homme en train de grésiller en ce lieu sacré où la religion va jusqu’à interdire d’inhumer des morts[51] ! Mais vous n’êtes pas sans savoir, me semble-t-il, que jadis aussi, un quidam avide de célébrité et incapable d’y parvenir par aucun moyen, bouta le feu au temple de l’Artémis d’Éphèse[52]. Pérégrinus fait un peu le même calcul, démangé comme il l’est par le prurit de la notoriété.

 

... les malfaiteurs

23. Il prétend oeuvrer pour le bien de l’humanité, afin de leur enseigner à dédaigner le trépas et à ne pas broncher dans l’adversité[53]. Pour ma part, j’aurais une question, non pas pour lui, mais pour vous : souhaitez-vous que les malfaiteurs suivent eux aussi ses leçons de bravoure et en viennent à mépriser la mort, le feu et les autres sujets d'effroi ? Vous vous y refusez, je le sais très bien. Dans ce cas, comment notre Protée compte-t-il donc s’y prendre pour opérer le départ entre les bons, qu’il viendrait assister, et les méchants, dont il faut veiller à ne pas encourager la propension au risque et à l’audace ?

 

Un maître peu imité

24. À supposer même que ces leçons n’intéressent que des personnes aux intentions louables, je vous poserais alors la question suivante : accepteriez-vous que vos enfants marchassent sur les brisées d’un tel personnage ? Vous me répondriez par la négative. Mais pourquoi vous sonder sur ce point, puisque parmi ses propres adeptes, il ne s’est trouvé personne pour vouloir l’imiter ? Tel est bien le principal reproche que l’on pourrait adresser à Théagène : lui si prompt à singer son maître en tout, que ne lui emboîte-t-il le pas, que ne lui file-t-il pas le train pour s’en aller « rejoindre Héraclès », comme il dit, puisqu’il lui suffirait de foncer dans le brasier bille en tête pour parvenir sur le champ à la félicité ? L’émulation du disciple ne doit pas porter sur des détails aussi anecdotiques, mesquins et triviaux que la sacoche, la canne ou le paletot[54] mais doit se concentrer sur l’essentiel, la visée ultime, en s’attelant à ériger un bûcher avec les rondins de figuier les plus verts que l’on puisse trouver[55] et à se laisser suffoquer par la fumée. Car le feu est certes le propre d’Héraclès et d’Asclépius[56] mais constitue aussi, comme on sait, le châtiment que la justice réserve aux sacrilèges et aux meurtriers. Le mieux serait donc que vous, les Cyniques, mouriez enfumés, puisque ce trépas vous sera spécifique et n’appartiendra qu’à vous.

 

L’exemple des Brahmanes

25. Au demeurant, si tant est qu’Héraclès ait osé se méconduire de la sorte, ce fut sous l’emprise de la maladie, rongé, comme le narre la fable, par le sang du centaure[57]. Mais notre Pérégrinus, lui, quelle raison a-t-il de se ruer volontairement dans le feu ? Ah oui, nom de Zeus, le but du jeu est d’administrer une preuve de courage à la mode des brahmanes[58], car c’est à eux que Théagène a estimé devoir comparer son maître, comme s’il n’était pas possible que l’Inde possédât ses propres imbéciles et fanfarons. Concéderait-t-on même qu’il ait voulu suivre leur exemple, on se rappellera qu’ils ne se jettent pas dans le feu mais qu’après avoir construit leur bûcher, comme le rapporte Onésicrite[59], l’amiral d’Alexandre présent lors de la combustion volontaire de Calanos[60], ils restent immobiles près du brasier et se laissent cuire à petit feu puis vont s'allonger dans les flammes, qui les consument sans qu’ils aient changé de posture ni remué le moindre cil. En revanche, quel exploit aura accompli un Pérégrinus happé instantanément par la fournaise ? Peut-être espère-t-il, soit dit entre nous, rejaillir du feu au prix de quelques cloques, à moins qu’il ne se soit effectivement arrangé, comme on le raconte, pour qu'il soit allumé dans une fosse profonde.

 

Pourquoi hésiter ?

26. Certains prétendent même qu’il s’est dégonflé et fait état de rêves où Zeus lui interdirait de souiller ce site sacré. Je tiens cependant à le rassurer sur ce point : je suis prêt à jurer que tous les dieux, sans exception, seront fort aise de voir Pérégrinus périr de male mort. Du reste, il ne lui serait pas facile de tourner casaque à présent, car les cyniques canidés de son entourage l’incitent et l’excitent à s’immoler dans le brasier, lui enflamment la cervelle et lui interdisent tout mollissement, tant et si bien que la seule action méritoire encore à sa portée serait d'agripper deux d’entre eux et de les entraîner avec lui dans la fournaise.

 

Un nouveau phénix

27. Il m’est revenu qu’il récuse maintenant le nom de Protée et l’a troqué pour celui de Phénix, parce qu'on rapporte que l'oiseau indien de ce nom[61] monte lui aussi sur un bûcher lorsqu’il est parvenu à un âge extrêmement avancé. En outre, notre homme répand des calembredaines et forge des oracles, antiques bien évidemment, selon lesquels le destin veut qu’il se mue en divine gardienne de la nuit, par quoi il révèle clairement aspirer d'ores et déjà aux autels et espérer se voir ériger sous peu une statue en or.

 

Naissance d’un culte

28. Et il n’est nullement invraisemblable, par Zeus, que parmi tous ces déments, il s’en trouvera bien quelques-uns pour prétendre avoir été délivrés d’une fièvre quarte par son intervention et avoir rencontré dans l’obscurité le « gardien de la nuit » qu’il sera devenu. Pour faire bonne mesure, il m'est avis que ces âmes damnées se mettront en tête de bâtir un oracle[62] et un sanctuaire sur son site crématoire, puisque aussi bien Protée, fils de Zeus et premier du nom, possédait des talents divinatoires. Et je suis même prêt à parier que l’on va lui nommer des prêtres équipés de fouets, de fers à marquer et de tout l’attirail qui va avec[63], voire qu’on lui mitonnera des mystères nocturnes, avec retraite aux flambeaux sur l’emplacement du bûcher.

 

Sibylle...

29. Comme une de mes relations me l’a rapporté, Théagène a même affirmé récemment que la Sibylle[64] avait prophétisé sur ces événements. Il a pu me citer de mémoire la teneur de cet oracle :

            « Mais lorsque le meilleur des Cyniques, Protée,

            Allumant son brasier au temple de Zeus grave

            Et plongeant dans le feu, gagne l’Olympe altier,

            Que tous les dévoreurs des produits de la glèbe

            Honorent le héros, sublime noctambule,

            Trônant avec Vulcain et le chef Héraclès. »

 

... contre Bacis

30. Tels sont les vers que Théagène assurait avoir entendus de la bouche de la Sibylle. En rapport avec les mêmes faits, je lui opposerai cependant cette prédiction de Bacis[65], qui lui rétorque avec beaucoup d’à-propos :

            « Mais lorsque le Cynique aux innombrables noms

            En plein feu plongera, d’un coeur fou furieux

            Les autres chiens-renards qui sont ses compagnons

            Se doivent d’imiter le sort du loup défunt.

            Tout lâche qui fuira la fureur de Vulcain[66]

            Doit être lapidé par les prompts Achéens[67].

            Pour que, refroidi, cesse de plastronner

            Qui d'or son sac bourra par de multiples prêts

            Et à Patras la belle, détient quinze talents[68]. »

« Que vous semble-t-il, Messieurs ? Bacis serait-il un devin moins respectable que la Sibylle ? Il est donc temps que ces épatants prédicateurs de Protée se mettent en quête d’un endroit où ils pourront « s’exaérer », comme ils disent pour désigner la crémation. »

 

Reprise en main

31. À ces paroles, toute l’assistance s’écria : « Qu’on les grille séance tenante : ils ne l’ont pas volé ! » Notre homme quitta l’estrade en riant, cependant que

            « Nestor ne manqua pas d'entendre le tollé[69] » :

dès qu’il entendit le tumulte, voilà notre Nestor-Théagène qui déboule et remonte à la tribune pour beugler des tonnes d’insanités à l’encontre de l’excellent homme qui venait d’en descendre – et dont j’ignore d’ailleurs toujours le nom[70]. Pour ma part, je laissai Théagène s’époumoner et m’en allai voir les athlètes, car j’avais entendu dire que les hellanodices[71] se trouvaient déjà au Pléthrion[72]. Voilà pour les événements d’Élis.

 

Le discours d’Olympie

32. Lorsque nous parvînmes à Olympie, l’opisthodome[73] était plein à craquer de gens, qui soit blâmaient, soit louaient le dessein de Protée avec tant de véhémence que beaucoup en étaient déjà venus aux mains. C’est alors que Protée lui-même fit son apparition, accompagné d’une foule innombrable, et, après le concours de hérauts, prononça une allocution pour évoquer la vie qu’il avait menée, les dangers courus et toutes les avanies endurées pour l’amour de la philosophie. Il pérora d’abondance mais je ne captai que de faibles échos de ses paroles, à cause de la presse. Bientôt, je me pris à redouter de me faire comprimer par cette cohue, comme beaucoup l’avaient été sous mes yeux, et je m’éloignai à distance respectable en souhaitant bonne chance à ce sophiste si impatient de passer l'arme à gauche qu'il prononçait sa propre oraison funèbre avant même que d’avoir trépassé.

 

Au pied du mur

33. Je saisis néanmoins quelques bribes de son développement : à l’entendre, un couronnement à nul autre pareil devait venir coiffer l’incomparable trajectoire qui avait été la sienne[74] ; après avoir vécu comme Héraclès, il lui fallait mourir d’héracléenne façon et s'évaporer dans les airs. « En outre, précisa-t-il, je me veux utile à l’humanité, en lui montrant comment elle doit mépriser la mort. Les hommes doivent donc devenir pour moi autant de Philoctètes. » Si la crème des benêts pleurnichait et bêlait à son adresse : « Pour le bien des Grecs, reste en vie ! », les fortes têtes, elles, lui hurlaient : « Mais vas-y, mets ton projet à exécution ! » et, ce faisant, décontenançaient passablement notre vieillard, qui avait supputé que tout le monde se pendrait à ses basques et lui interdirait d’approcher du feu, le retenant ainsi ici-bas sans qu’il en pût mais. Désarçonné par ces exhortations inopinées à passer à l’acte, il n’en blêmit que davantage, bien qu’il eût déjà un teint cadavérique, et fut pris d’une tremblote qui le contraignit, nom de Zeus, à interrompre son speech.

 

Le goût des spectacles macabres

34. Tu es parfaitement capable, j’en ai la conviction, d’imaginer toute mon hilarité : quelle pitié avoir pour un homme plus porté à l’esbroufe que tout autre esclave de cette passion ? Comme les curieux lui faisaient escorte en rangs serrés, le pauvre se pâma néanmoins d’orgueil à cette vue, sans comprendre que des foules bien plus considérables encore suivent les malheureux conduits à la crucifixion ou remis au bourreau.

 

Des jeux au bûcher

35. On toucha bientôt au terme de ces jeux olympiques[75], les plus splendides des quatre auxquels il m’avait été donné d’assister. Comme beaucoup de gens quittaient simultanément la ville et qu’il était difficile de dénicher un véhicule, je dus rester sur place, à mon corps défendant. Or, notre homme, après moults reports, se résolut finalement à fixer à la nuit suivante le spectacle de son incinération. Hébergé par une connaissance, je me levai au milieu de la nuit et gagnai Harpiné[76] au plus direct ; cette localité, où le bûcher avait été dressé, est située à vingt stades à l’est d’Olympie, via l’hippodrome. À notre arrivée sur les lieux, nous vîmes du bois entassé dans un trou d’environ une brasse[77] de profondeur. Le dispositif était formé pour l’essentiel de bûches de résineux, entre lesquelles avaient été glissés des sarments, pour que le feu prît plus rapidement.

 

Le suicide

36. Au lever de la lune, elle aussi conviée à ce fabuleux spectacle, notre Protée s’avança dans son sempiternel accoutrement, suivi par les chefs de la meute cynique et, surtout, par ce patricien de Patras[78], qui portait une torche tout comme lui[79], et faisait ainsi un très honorable second. Cernant le bûcher, ils y boutèrent le feu, qui crépita promptement et de belle manière, comme on peut l’escompter avec des billes ainsi sarmentées. À ce moment, tiens-toi bien, Protée posa son havresac, son manteau et son fameux gourdin d’Héraclès[80] et se retrouva vêtu en tout et pour tout d’une chemise toute crottée. Il réclame alors de l’encens à jeter dans le brasier, on lui en donne ; il le fait brûler et s’exclame, le visage tourné vers le Midi (car il fallait qu'il intervînt aussi dans cette tragédie !) : « Divinités maternelles et paternelles, réservez-moi un accueil bienveillant ! » À ces mots, il bondit dans le feu et disparaît derrière l’épais rideau de flammes qui s’en dégageait.

 

Accrochage avec les disciples

37. Je m’imagine, mon bon Cronios, que le dénouement de la pièce te met une nouvelle fois en joie. Qu’il invoquât les dieux maternels, je n’y trouvai, ma foi, pas grand-chose à redire mais lorsqu’il sollicita mêmement le renfort des déités paternelles, je ne pus m’empêcher de me rappeler les bruits qui avaient circulé sur son parricide et de pouffer. Les Cyniques, pour l’heure, formaient une ronde autour du bûcher et, sans pleurer, affichaient une mine tristounette en fixant silencieusement le brasier, jusqu’au moment où ils m’eurent tellement pompé l’air que je leur jetai : « Mais fichons le camp, pauvres imbéciles que nous sommes ! Il n’y a rien de bien plaisant à reluquer un petit vieux en train de carboniser, ni à s’emplir les poumons de ces senteurs pestilentielles. Ou bien attendez-vous qu’un dessinateur vienne vous croquer dans les poses que les tableaux prêtent aux compagnons de Socrate dans sa prison[81] ? » Indignés, ils m'agonirent alors d'injures et quelques-uns se ruèrent même sur leurs triques mais lorsque je fis mine de me jeter sur l’un ou l’autre et de le jeter dans les flammes, pour lui faire suivre les traces du gourou, toute leur agitation retomba et ils se tinrent cois.

 

Requiem

38. Tandis je m’en retournais à Olympie, cher camarade, mille pensées se bousculaient dans ma tête et je méditai sur l’impétuosité de l’aspiration à la gloire, qui est la seule ambition à laquelle même les gens les plus admirables en apparence sont incapables de se soustraire, pour ne pas parler de cet homme qui mena une vie totalement chahutée et insensée, aucunement indigne du bûcher.

 

La légende en marche

39. Je croisai en ces instants beaucoup de candidats spectateurs, qui pensaient le trouver encore en vie. La veille, on avait en effet raconté qu’il ne monterait sur le bûcher qu’après avoir salué le soleil levant, très certainement parce que tels sont, à ce qu’on dit, les usages brahmaniques. Lorsque je leur appris que la messe était dite, tous ceux qui ne tenaient ni à inspecter le théâtre même des opérations, ni à repêcher quelque relique parmi les cendres rebroussèrent chemin. J’eus toutes les peines du monde, l’ami, à renseigner tous ces braves qui me bombardaient de questions et me cuisinaient méthodiquement. Si je voyais que j’avais à faire à un homme de goût, je lui exposais les faits sans fioritures, comme j'en use avec toi, mais devant les couillons et les gobeurs de rumeurs, je pimentai délibérément l’intrigue à ma manière en certifiant qu’au moment où le bûcher avait été embrasé et que Protée s’y était jeté avec entrain, le site avait été ébranlé par un puissant séisme et qu’en même temps, la terre avait fait entendre un long mugissement, puis qu’une faille s’était ouverte dans le sol et qu’un vautour avait surgi du milieu des flammes, qui s’était élancé vers le firmament en criant d’une voix humaine :

            « J’abandonne la terre et monte vers l’Olympe. »

Ils en restèrent baba, se prosternèrent en tremblotant et me demandèrent si le rapace s’était porté vers l’Orient ou vers l’Occident. Et moi, de leur répondre au petit bonheur la chance.

 

Vautour et apparitions

40. Revenu sur le site des festivités, je tombai sur un vieillard chenu qui, pour inspirer le respect par sa face barbue et une allure classieuse, n’en racontait pas moins mille fadaises sur Protée et prétendait, nom de Zeus, qu’après son ignition, il l’avait récemment aperçu tout de blanc vêtu et venait de le quitter à l’instant qui se baladait, tout guilleret et coiffé de la couronne d’olivier sauvage[82], sous le portique des Sept voix[83]. Cerise sur le gâteau, il fit également intervenir ce fameux vautour, qu’il jura ses grands dieux avoir vu, de ses yeux vu, s’élever du bûcher, alors que je venais tout juste de lui laisser prendre son essor, pour me gausser des écervelés et des tempéraments débiles.

 

Une publicité savamment orchestrée

41. Tu peux t’imaginer toutes les sornettes que l’on va probablement broder sur le sujet, tous les essaims qui s’empresseront de venir butiner sur le site, toutes les cigales qui s’obstineront à y chanter, sans compter certaines corneilles aussi assidues à survoler ces lieux que le tombeau d’Hésiode[84], etc., etc. Et je suis persuadé que les Éléens et les autres Grecs auxquels il a prétendu avoir également envoyé des messages ne se feront pas prier pour lui ériger des kyrielles de statues. Il se dit en effet qu'il a fait parvenir à la quasi-totalité des villes de renom des dossiers avec son testament, des conseils et des instructions, pour la diffusion desquels il avait désigné parmi ses contribules des délégués ad hoc, affublés du nom de « nécromessagers » ou « estafettes d’outre-tombe ».

 

Jugement final

42. Telle fut la fin de ce scélérat de Protée, cet homme qui, pour résumer, jamais n’eut cure de la vérité mais parla et agit toujours afin de se faire valoir et recueillir les louanges du plus grand nombre, au point que pour être sûr de n'en manquer aucune, il alla jusqu'à choisir pour se précipiter dans le feu un moment où il ne pourrait en recueillir.

 

Anecdotes maritimes

43. Je m’en voudrais de m’interrompre sans t’avoir rapporté une dernière anecdote qui te fera beaucoup rire – car pour le reste, tu sais déjà depuis belle lurette, pour me l’avoir entendu raconter dès mon retour de Syrie, que Pérégrinus et moi avions embarqué sur le même navire en Troade, qu’il multiplia les traits de mollesse durant cette traversée, qu’il recruta ce beau gosse qu’il convainquit de se mettre à jouer les chienchiens cyniques, afin de disposer lui aussi d'un petit Alcibiade[85], et qu’enfin, une nuit où nous étions ballottés par la tempête qui s’était abattue sur nous au beau milieu de l’Égée et creusait des vagues gigantesques, le sire, tout époustouflant et supérieur à la mort qu’il s'estimât être, n’en couina pas moins avec les femmes.

 

Un candidat au suicide peu empressé...

44. Non, l’épisode que j’aimerais te relater précède son trépas d'à peine une neuvaine de jours. Pour avoir apparemment mangé plus que de raison, il fut pris de vomissements nocturnes, combinés à une forte fièvre. L’histoire m’a été contée par le médecin Alexandre, qu’il avait fait appeler pour qu’il l’examinât et qui m’a rapporté l'avoir trouvé en train de se rouler par terre : incapable de supporter l’ardeur de son état fiévreux, il réclamait de l’eau fraîche avec la plus extrême passion. Refusant de lui en tendre, l’homme de l’art lui avait fait remarquer que la mort, à laquelle il semblait tellement tenir, allait venir spontanément frapper à sa porte et qu’il serait bien inspiré de la suivre, en se dispensant ainsi de recourir au feu ! Il lui fit alors cette réponse : « Ce trépas, qui est le lot de tout un chacun est loin d'avoir le prestige de celui que j'ai en vue ! »

 

... et soucieux de sa santé jusqu’au bout

45. Voilà pour le récit d’Alexandre. Pour ma part, lorsque je l’avais vu quelques jours auparavant, l’inénarrable Protée s’était appliqué un collyre dont l’âcreté, en stimulant la fonction lacrymale, devait lui éclaircir la vue. Tu te rends compte ? À se demander si Éaque[86] n’éconduit pas les myopes ! C’est un peu comme un condamné qui, sur le point d’être crucifié, se ferait soigner un bleu au doigt ! Quelle réaction, penses-tu, Démocrite aurait-il eu devant pareil spectacle ? Il se serait bien moqué du gaillard, et il aurait eu raison. D’ailleurs, eut-il jamais un motif aussi superbe pour s’ébaudir ? Ris donc, l’ami, et esclaffe-toi de plus belle lorsque tu entendras célébrer les louanges de ce faquin.


 


[1] Le destinataire de l'opuscule de Lucien est probablement un philosophe épicurien, inconnu par ailleurs.

 

[2] Divinité marine, Protée avait le don de se métamorphoser à volonté.

 

[3] Le suicide du philosophe agrigentin Empédocle (cinquième siècle avant Jésus-Christ) dans le cratère de l’Etna ne fut connu qu’à partir du moment où le volcan rejeta une de ses sandales.

 

[4] En l’occurrence, les jeux olympiques, qui étaient un événement sportif mais aussi religieux et culturel, très couru à l’époque impériale.

 

[5] Pérégrinus se réclamait de l’école philosophique des Cyniques, dont le nom signifie « canins », par allusion au franc-parler mordant de ses membres et à leur mépris des conventions sociales. Lucien joue à plusieurs reprises sur cette étymologie.

 

[6] Pour avoir épié Artémis au bain, le chasseur Actéon fut métamorphosé en cerf et dévoré par sa propre meute.

 

[7] Penthée, cousin d’Actéon, voulut s’opposer à l’introduction du culte de Bacchus à Thèbes et fut déchiqueté par les Ménades ou Bacchantes, adoratrices frénétiques du dieu.

 

[8] Ville située dans la vallée du Pénée, à une trentaine de kilomètres d’Olympie, Élis servait de lieu d’entraînement pour les athlètes des jeux.

 

[9] Olympie occupait un site sensiblement plus élevé qu’Élis. Le gymnase d’Élis était situé un peu à l’écart de la ville.

 

[10] Les Cyniques s’étaient fait une spécialité des harangues en plein air.

 

[11] Le héros divinisé, fruste auteur de douze travaux mémorables, avait été pris pour modèle par les Stoïciens.

 

[12] Zeus.

 

[13] Héraclès s’immola par le feu sur le mont Oeta, parce que la tunique trempée dans le sang du centaure Nessus que lui avait envoyée sa femme Déjanire lui infligeait des brûlures insupportables.

 

[14] Asclépius fut foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité un mort et entra ainsi au panthéon comme dieu de la médecine.

 

[15] Enceinte des oeuvres de Zeus, la mortelle Sémélé demanda à son divin amant de lui apparaître sous son véritable aspect ; elle mourut alors sur le champ, foudroyée, et Zeus recueillit son foetus, le futur Dionysos : c’est donc de sa naissance, et non de sa mort, que le dieu du vin est redevable à la foudre.

 

[16] Ce prédicateur cynique vécut longtemps à Rome.

 

[17] Originaire de Sinope, sur la mer Noire, Diogène fut au sixième siècle avant Jésus-Christ le plus célèbre représentant de la philosophie cynique ; une multitude d’anecdotes circulent à propos de ses actes et de ses paroles.

 

[18] L’Athénien Antisthène, disciple de Socrate et maître de Diogène, fut le fondateur de l’école cynique.

 

[19] Oeuvre de Phidias, la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie était considérée comme une des sept merveilles du monde.

 

[20] Il s’agit probablement de Lucien lui-même.

 

[21] Philosophe éphésien, célèbre pour son caractère ombrageux et son pessimisme.

 

[22] Démocrite d’Abdère, père de l’atomisme, passait pour rire de tout.

 

[23] Sculpteur du cinquième siècle avant Jésus-Christ. Aboutissement de ses recherches théoriques sur la représentation du corps humain, son « Doryphore » (« lancier ») avait été promu au rang de norme (« canon »).

 

[24] L’Arménie formait alors un royaume vassal de l’Empire, avec une classe dirigeante hellénisée.

 

[25] Châtiment classique de l’adultère.

 

[26] Le Christ.

 

[27] Socrate subit lui aussi une détention imméritée, au cours de laquelle il fit preuve d’une grande sérénité.

 

[28] Parion, sur la rive asiatique des Dardanelles, était une colonie romaine depuis l'époque de Jules César.

 

[29] Cheveux et barbe en bataille, besace et bâton sont trois attributs traditionnels du philosophe cynique.

 

[30] Cratès, philosophe cynique thébain du quatrième siècle avant Jésus-Christ passait pour avoir abandonné lui aussi ses biens à ses compatriotes.

 

[31] Très probablement de la viande d’animaux sacrifiés à des divinités païennes ; avec le sang et les animaux étouffés, il s’agit en effet des seuls interdits alimentaires du judaïsme qu’ait conservés le christianisme primitif.

 

[32] Chef de file d’un courant cynique extrémiste, bien implanté en Égypte.

 

[33] Diogène s’était déjà rendu célèbre par ses masturbations publiques, destinées à témoigner de son mépris des conventions sociales.

 

[34] Ces exercices d’endurcissement étaient eux aussi caractéristiques du mode de vie cynique.

 

[35] Antonin le Pieux, qui succéda à Hadrien et régna de 138 à 161 après Jésus-Christ.

 

[36] C’est-à-dire le préfet.

 

[37] Philosophe stoïcien expulsé de Rome par Néron et Vespasien.

 

[38] Originaire de Pruse, en Bithynie, Dion fut surnommé « Chrysostome » (« Bouche-d’or ») pour ses talents oratoires. L’empereur Domitien le bannit de Rome et le condamna à une longue errance.

 

[39] Disciple de Musonius, l’affranchi Épictète fut l’une des grandes figures du stoïcisme. Domitien l'interdit également de séjour dans la capitale de l'Empire.

 

[40] L’Élide est la région du Péloponnèse occidental dans laquelle est située Olympie. Élis en était la ville principale.

 

[41] L’Achaïe se révolta effectivement sous Antonin le Pieux.

 

[42] Il s’agit d’Hérode Atticus, orateur célèbre. Pérégrinus semble avoir poursuivi avec beaucoup de hargne ce notable de la vie littéraire et politique.

 

[43] Notamment la construction sur les flancs de l’Acropole d’un théâtre encore utilisé de nos jours, l’Odéon.

 

[44] Des témoignages archéologiques ont permis de situer la fin de ces travaux aux jeux de 153 après Jésus-Christ, qui doit également être la date de la diatribe de Pérégrinus contre cette innovation.

 

[45] Celles de l’an 157 après Jésus-Christ.

 

[46] C’est-à-dire, très probablement, les jeux de 161 de notre ère.

 

[47] Donc en l’an 165.

 

[48] Philoctète assista Héraclès dans son suicide et en diffusa la nouvelle. Il hérita de l’arc du héros.

 

[49] L’athéisme dont Lucien accuse Pérégrinus consiste à avoir renié les divinités grecques.

 

[50] La cruauté de Phalaris, tyran d'Agrigente, en Sicile, au sixième siècle avant Jésus-Christ, était devenue proverbiale. Entre autres supplices, il faisait "mugir" ses victimes dans un taureau d’airain sous lequel était allumé un grand feu.

 

[51] Ce tabou était observé dans tous les lieux de culte, que la présence d’un mort aurait souillés.

 

[52] Il s’appelait Érostrate et commit son forfait en 356 avant Jésus-Christ ; comme Lucien, la plupart des auteurs anciens ne le désignent pas nommément, pour ne pas lui donner la notoriété qu’il avait recherchée par son triste exploit.

 

[53] Cette préoccupation était commune aux Cyniques et aux Stoïciens.

 

[54] Attributs du philosophe cynique itinérant.

 

[55] Les Anciens paraient le bois de figuier de vertus purificatrices. Dans le cas présent, les bûches doivent être vertes afin de dégager un maximum de fumée et de provoquer une asphyxie rapide.

 

[56] Héraclès s’est suicidé par le feu et Asclépius est mort foudroyé ; tous deux sont alors entrés au Panthéon.

 

[57] Le centaure Nessus tenta d'enlever Déjanire, la femme d'Héraclès. Avant de mourir sous les flèches du héros, il la persuada que la tunique trempée dans son sang serait un talisman pour s'assurer de la fidélité de son mari mais lorsqu'il la revêtit, elle le brûla atrocement et le poussa à s'immoler par le feu.

 

[58] Le monde grec connaissait l’Inde et ses yogis (« brahmanes », « gymnosophistes », c’est-à-dire « sophistes nus ») depuis l’expédition d’Alexandre dans la région.

 

[59] Disciple de Diogène qui participa à la conquête de l’Inde par Alexandre et au périple de son amiral Néarque sur l’Indus et dans le golfe Persique.

 

[60] La mort de Calanos resta célèbre dans l’Antiquité, tout comme celle d’un autre Indien, Zarmanochégas, qui se suicida à Athènes sous le règne d’Auguste.

 

[61] La tradition plaçait plutôt cet oiseau fabuleux en Arabie.

 

[62] Selon l’apologiste chrétien Athénagoras, Pérégrinus-Protée eut effectivement sa statue et son oracle à Parion, sa patrie.

 

[63] Pour les exercices mystico-ascétiques.

 

[64] Les sibylles sont des prophétesses extatiques ; il s’agit sans doute ici de la plus célèbre d’entre elles, celle d’Érythrée, en Asie mineure, sous le nom de laquelle circulaient d’innombrables « oracles sibyllins ».

 

[65] Nom porté par une lignée de devins béotiens de l’époque classique, déjà parodiés par Aristophane.

 

[66] Le feu.

 

[67] Dénomination des Grecs dans l'épopée homérique.

 

[68] Patras, sur la côte septentrionale du Péloponnèse, est la patrie de Théagène, qui est donc visé de manière transparente par ces accusations d’enrichissement suspect.

 

[69] Citation épique (Iliade 14, 1) détournée dans un sens badin.

 

[70] Il n’est probablement autre que Lucien lui-même.

 

[71] Collège de dix juges officiels des jeux, désignés par les magistrats d’Élis.

 

[72] Partie du gymnase d’Élis où s’effectuait le tirage au sort pour les épreuves olympiques.

 

[73] La dernière des trois pièces composant les temples classiques, venant après l’avant-temple (pronaos) et le sanctuaire (naos) ; dans le cas du temple de Zeus à Olympie, elle était ouverte sur l’extérieur.

 

[74] Jeu de mots sur les deux sens du mot bios en grec (« arc » ou « vie »), de sorte que le « couronnement incomparable (littéralement 'en or ') de l'existence incomparable » de Protée peut aussi se référer à l' « extrémité en or de l'arc » du Troyen Pandaros dans l'Iliade (4, 111).

 

[75] Ceux de 165 après Jésus-Christ.

 

[76] Bourg proche d’Olympie.

 

[77] Environ 1,50 m.

 

[78] Le fidèle Théagène, originaire de Patras.

 

[79] À la manière des processions nocturnes organisées lors de la célébration de mystères.

 

[80] Les Cyniques avaient adopté cette pièce de l’équipement d’Héraclès, leur patron.

 

[81] Accusé d’impiété, Socrate fut emprisonné. Avant d’être contraint de boire la ciguë, il reçut souvent ses disciples dans sa cellule.

 

[82] Les athlètes vainqueurs aux jeux étaient récompensés par une couronne d’un olivier sauvage censé avoir été planté par Héraclès.

 

[83] Situé le chemin du stade, ce long portique était célèbre pour ses échos septuples.

 

[84] Lorsque les habitants d’Orchomène, décimés par la peste, consultèrent l’oracle de Delphes, ils reçurent l’ordre de ramener de Naupacte les restes du poète Hésiode. Ce fut une corneille qui leur indiqua l’emplacement de sa sépulture.

 

[85] Le bel Alcibiade, qui devait connaître une carrière politique tumultueuse lors de la guerre du Péloponnèse, fut disciple de Socrate dans sa jeunesse.

 

[86] Père d’Achille, devenu avec Minos et Rhadamanthe un des trois juges des Enfers.


Commentaires éventuels : Joseph Longton (<joseph.longton@eesc.europa.eu>)

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